Profils de femmes modernes
Dans son style très graphique, le peintre américain Harry Wilson Watrous s’est fait une spécialité du papier-peint révélateur, en arrière-plan de beautés quelque peu sulfureuses.
Solitaire,
1900, Harry Wilson Watrous, Collection Privée
Scènes de chasse
Comme dans le tableau de Crane (voir La chasse imaginée), le papier-peint développe un motif de chasse moyenâgeuse, atmosphère que renforce le coffre posé sur le sol.
Dans le registre du haut, devant un château-fort, un archer vise, sans flèche, un cerf poursuivi par un chien.
Dans le jardin du registre inférieur, un serpent se livre à une chasse moins caricaturale : lové en trois anneaux, il attend sa proie (qui pourrait bien être l’archer aux mollets appétissants).
Une femme dangereuse
La composition laisse entendre que la jeune femme, qui se détourne de son jeu de Solitaire pour observer l’arrivant, partage la tactique du serpent : patience, séduction et piqure mortelle.
Le dossier de la chaise, qui l’enferme derrière ses entrelacs complexes, ainsi que les motifs en chauve-souris de la table rouge (1), participent à la mise en garde : cette femme est dangereuse.
(1) Cette table existait réellement : on la retrouve dans Les lotus, typique de l’autre veine de Watrous, la nature morte orientaliste.
Patience
Leonard Campbell Taylor, 1906, Collection Privée
Pour comparaison, cette autre dame en blanc d’un peintre anglais de la même époque, explore les mêmes harmoniques négatives.
Trois attributs de la Femme Fatale scandent la composition :
- au premier plan, les narcisses, fleurs toxiques faussement innocentes, développent leur parfum entêtant ;
- à l’arrière-plan, le haut de forme posé sur le guéridon ne fait pas le poids à côté du mortier et du pilon ;
- au centre, les cartes, étalées pour ce qui n’a d’un jeu que l’apparence, prédisent le destin de soumission qui attend le naïf chevalier-servant :
car la carte qui manque est un Valet de Coeur.
Sophistication
Harry Wilson Watrous, 1908 Haggin Museum, Stockton
Un clin d’oeil à Omar Khayyâm
Le titre que Watrous donna à ce tableau lors de son exposition à la Nation Academy of Design en 1908 – « Une Tasse de Thé, une Cigarette et Elle » (A Cup of Tea, a Cigarette), paraphrase et modernise un verset connu des Rubaiyat de Omar Khayyam – “une Jarre de Vin, une Miche de Pain, et Toi » (« a Jug of Wine, a Loaf of Bread – and Thou »).
Ce zeste de Khayyâm rehausse l’impression d’hédonisme, de liberté et de raffinement.
Une déesse autarcique
Le dossier noir aux sinuosités étranges et la table rouge sang reprennent les principes graphiques de la femme blanche de Solitaire. Mais ici, cette déesse autarcique, gantée, corsetée et chapeautée de noir, semble plus occupée à se contenter d’elle-même qu’à attaquer la proie qui passe.
Les tableaux coupés
Sur le tableau de droite, on devine un riche propriétaire en haut de forme, tenant son cheval par la bride, devant une ferme ou une usine à la cheminée fumante : image du Possédant, que daigne frôler le toupet en plume de coq de la belle : quelqu’un à caresser, mais de loin.
Le tableau de gauche montre un paysage de campagne vide, au delà d’une borne : le véritable idéal de cette Femme Moderne : la Liberté.
Les prétendants (the suitors)
Harry Wilson Watrous, vers 1910, Collection Privée
Une croqueuse d’hommes
Ce tableau reprend de manière plus explicite le thème de la croqueuse d’hommes.
De son coffre à jouets, la belle a extrait, pour examen, un gentlemen miniature qui la salue chapeau bas.
La robe noire suggère une Veuve qui n’en est pas à son premier milliardaire.
Sur le papier peint, un motif en forme de globe bleu suggère que c’est ainsi que vont les choses sur cette Terre : l’échassier au plumage magnifique et au long bec se nourrit d’insectes choisis.
Les rebuts (the dregs)
Harry Wilson Watrous, 1915, Collection Privée
Même idée de la Femme Supérieurement Libre qui abandonne à la danseuse et aux femelles enchaînées le vil fretin dont elle ne veut pas : le peintre, le sculpteur et le violoniste.
Courtesy Giantess Shrine
L’iconographie de l’homme réduit à un jouet miniature, voire à une une sorte d’insecte, était très populaire à l’époque. Sur les origines et l’évolution de ce thème qui trouve à l’époque son point culminant, voir La femme et le Pantin.
Enoch Bolles
Couverture de « Film Fun », avril 1924
Jeune femme au miroir
Harry Wilson Watrous,Collection Privée
La femme se satisfait de son image tandis que sur le papier-peint, à peine distincts du support, des perroquets dorés s’ébouriffent et rivalisent pour lui plaire.
Pour d’autres exemples de volatiles énamourés, voir L’oiseau chéri.
Confidences
Harry Wilson Watrous, 1909, Collection Privée
Puissamment attirante quand elle est solitaire, la femme qui s’associe à une autre forme une sorte de combinaison moléculaire qui expulse toute présence masculine.
Khayyâm comme sous-titre
Le sous-titre de ce tableau détourne, encore une fois, un verset d’Omar Khayyâm : « Some little talk awhile of Me and Thee » peut se comprendre au sens propre comme « Une courte conversation de Moi et Toi ».
Mais replacée dans son contexte, la phrase prend une dimension bien éloignée de la scène de genre du tableau :
Voici la Porte à laquelle je ne trouverai point Clef, Voici le Voile au travers duquel je ne pus voir : Pourquoi Quelque temps parla-t-on un peu de Moi et de Toi, Et plus tard, ne parlera-t-on plus jamais de Toi ni de Moi ? |
There was the Door to which I found no Key; There was the Veil through which I might not see: Some little talk awhile of Me and Thee There was–and then no more of Thee and Me. Omar Khayyâm,Robaiyyat, n° 2 Traduction M Ramasani, Padideh, Téhéran, 1981 |
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En réduisant l’angoisse métaphysique de Khayyâm à un papotage dans une confiserie, Watrous s’incline devant la capacité des femmes entre elles à rendre prosaïque ce mystère (la Porte sans Clef, le Voile impénétrable) qu’elles représentent pour l’homme.
Deux types de femme
Les deux jeunes femmes s’opposent par leur attitude : la brune pérore de manière démonstrative (une main sur le coeur, l’autre sur sa cravache) et la blonde l’écoute avec une attention soutenue (une main suspendue sur la cuillère, l’autre sous l’oreille).
Il est clair que la fille de droite, avec son chapeau d’homme, son habit d’écuyère et son chien sous la table, a l’ascendant sur la blondinette, qui se penche en avant pour boire ses paroles.
Les tableaux coupés
De quoi parlent-elles ? Les trois tableaux coupés nous en donnent quelques indices :
- sur le premier, des escarpins quittent le sol face à des bottes : sans doute s’agit-il du rêve de la blonde – un homme fort qui la soulève ;
- sur le tableau du centre, des sabots sous une robe : peut être ce que la brune reproche à la blonde – des ambitions de paysanne.
- sur le tableau de droite, des jambes d’homme en redingote, des bottes de cavalier, les pattes d’un cheval devant la barrière d’un champ de course : la conception du monde de la brune – miser, cravacher, faire courir.
Seulement deux filles (Just a Couple of Girls)
Harry Wilson Watrous, 1915, Brooklyn Museum, New York
Ce tableau est devenu une icône lesbienne, sans doute non sans quelque fond de vérité : Watrous est connu en effet pour sa prise de position courageuse vis à vis d’une autre revendication de liberté des moeurs, celle du mariage interracial (voir son tableau datant également de 1915 « La goutte sinistre » ou « La goutte de batardise » “The Drop Sinister »: https://ajoconnell.wordpress.com/2010/11/09/the-drop-sinister/)
Deux types de femme
Les oppositions, plus discrètes que dans « Confidence », semblent suivre le même schéma :
- la fille de gauche, celle qui écoute, est vêtue de manière stricte ;
- la fille de droite, qui lit un livre de poèmes (pourquoi pas d’Omar Khayyâm), joue le rôle d’initiatrice, avec une plus d’audace vestimentaire : petit bonnet, chemisier fleuri et transparent ; jupe longue qui est peut-être une chemise de nuit.
Toutes deux portent les cheveux courts et ont renoncé au corset : deux filles très modernes pour 1915.
A noter la prudence de Watrous dans le maniement de ce thème puissamment explosif : la main qui pourrait caresser les cheveux est posée bien sagement à plat. Et impossible de savoir si la lectrice est assise sur la chaise ou à demi allongée sur le sofa, la jambe droite cachée par sa compagne.
Le papier-peint
Les deux iris violet et jaune font peut être allusion à la bannière violet/blanc/jaune des suffragettes, dont le combat battait son plein en 1915. Si les deux fleurs renvoient aux deux filles, l’iris mauve du côté de l’initiatrice semble logique, puisque cette couleur symbolisait l’homosexualité depuis la décennie 1890.
La carpe koï est un symbole de virilité, mais surtout de persévérance, pour ces deux filles qui remontent courageusement le courant des préférences ordinaires.