Monthly Archives: septembre 2016

Pauvre minet (XIX et XXème)

25 septembre 2016

Tout au long du XIXème siècle, la signification  du motif s’édulcore, sans s’oublier totalement.

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Le petit chéri
Charles Chaplin, 1891, Collection privée

C’est ainsi que Chaplin, grand recycleur des sujets XVIIIème, peint dans le style de Mercier ce tableau d’une jeune fille candide, dont le chat se réduit à un triangle biffé de fentes closes.


Madame Minette…


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Les Barrisson Sisters, spectacle burlesque entre 1891 à 1900

Multipliée par cinq, la fillette anglaise éthérée revient des Etats-Unis au tournant du siècle, bien décidée à exploiter la métaphore. Ces cinq véritables soeurs, nées en Allemagne, blondes et bouclées, demandaient aux spectateurs «  Would you like to see my pussy ?  » puis relevaient leur jupon, sous lequel une tête de minet était accrochée,  en chantant d’une voix perçante :

« Would you give me the tip of it, the tip of it, the tip of it,
Because I’ve got a pussy cat
Who hasn’t eaten that, that, that ! »

H IBELS, Les Sisters Machinson s, 1901 ASSIETTE AU BEURRE

Les Machinson’s Sisters
Illustration de H. IBELS, l’Assiette au beurre, 1903
 

Le concept fut ensuite repris  à l’identique par une autre troupe, les Machinson’s Sisters. On peut lire en bas à gauche de l’affiche la traduction du célèbre refrain, dument visé par la censure.


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Elle
Gustave Adolf Mossa, 1905, Musée Chéret, Nice
 

Cette divinité androcide porte inscrite sur son auréole sa devise impérieuse :

« Hoc volo sic jubeo – sit pro ratione voluntas »« « Je le veux, je l’ordonne – que ma volonté tienne lieu de raison ». Juvénal, Satires, VI, 223.

A son collier sont attachés les trois moyens de suicide de ses victimes :  revolver, poignard et poison.

Juchée sur un coussin de cadavres, appuyée sur ses pattes avant, elle a la posture et la cruauté du minet qu’elle magnifie.


sb-linefaugeron salon 1912Psyché
Alphonse Faugeron, 1912

En montant vers le temple d’Amour, Pysché explique à son confident que, ce soir, grâce à sa lampe à huile, elle va enfin pouvoir contempler les traits de son amant secret. Mythologie grecque et mythologie montmartroise se combinent dans cette iconographie ambitieuse  qui, malgré le chat noir  sensé conjurer la fatalité de la lumière,  se résume  essentiellement à une jeune fille ayant égaré son pyjama dans un parc.


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Chez le photographe

Carte postale de Maurice Millière, 1904

La paysanne profite du marché pour se faire tirer une photographie.  Un canard sort le cou du panier , une oie orne le manche du parapluie : cette femme aime les oiseaux (voir L’oiseau licencieux)



Le jeu de mot raffiné qui est le ressort de la composition a été très exploité à l’époque (voir la page qu’un collectionneur  lui a consacrée : http://jean-paul.rochoir.pagesperso-orange.fr/minette.htm)

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L’artillerie
Carte postale de Cheri Herouard, 1914-18
 

La Grande Guerre  va voir refleurir le thème de la jeune fille au chat, dans des iconographies improbables.

Ici, la maîtresse délaissée tire au canon un bouchon dans la gueule du pauvre Minet : figuration originale  de la chasteté obligée.

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Minet s’ennuie
Carte postale, 1914-18

Cette carte postale renouvelle, dans un registre plus gourmand et moins littéraire qu’au XVIIIème siècle,  le thème de la  mélancolie de l’esseulée. Le décor rococo revendique d’ailleurs une filiation bon chic avec l’époque des gravures libertines. Et la longue lampe mise sous housse par l’abat-jour fournit un symbole modernisé de l’objet qui manque ici.


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Mi-aou
Carte postale, 1914-18

Les matous de Montmartre, s’appelant de part et d’autre de la lune, ont quitté leur statut de symbole exclusivement féminin pour illustrer l’appel mutuel des sens, entre l’arrière et le front : miaou épistolaire dans un sens, permissionnaire dans l’autre. Du coup la dame et le monsieur prennent des poses félines : l’une s’étire sur son fauteuil, l’autre s’effile la moustache.

A noter le décor rococo identique : les deux cartes faisaient partie de la même série.


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La petite marraine du Poilu
 Carte postale, 1914-18

La sagesse de l’illustration fait contraste avec la crudité de l’explication liminaire. La question de la fourrure est désormais abordée sans détours.



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Le langage des chats
Carte postale, 1914-18
 

Tel l’aiguille d’un baromètre, l’index du soldat hésite entre « Actif » et « Fougueux », dans cette météorologie féline.



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Les chats aiment les saucisses
Carte postale, date inconnue

Autre carte postale à prétention  encyclopédique : à noter la taille croissante  en fonction de l’âge.


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Après le départ du train des maris
Illustration de Cheri Herouard pour La Vue Parisienne, 1923

Les Années Folles libèrent les femmes, qui entraînent désormais   Minet dans leur autonomie endiablée.


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Raphael-Kirchner-av-1910-Les-extremites-se-touchent-Salon-des-HumoristesLes extrémités se touchent, Raphael Kirchner, avant 1910, Salon des Humoristes Alberto_Vargas_Femme au tigre et au chat 1915Femme au tigre et au chat, Alberto_Vargas, 1915
 

Avant guerre, Kirchner avait eu l’idée de placer en miroir, faisant contact du bout des pattes, la belle et son emblème.

En 1915, à dix neuf ans, Vargas quitte Paris pour New York. Très influencé par Kirchner, il transpose la même idée aux  membres antérieurs des deux alter ego, et rajoute tête bêche un tigre aplati  par cette  féminité triomphale :  la moralité est que le petit félin a eu la peau du prédateur.


Feline Entre-Act,  1919, Alberto Vargas

Quatre ans plus tard, à la mort de Kirchner, Vargas lui succède comme artiste maison des Ziegfeld Follies. Il reprend le dessin parisien pour  cette aquarelle de très grand format, destinée à décorer les murs du New Amsterdam Theater.  La femme fatale a désormais les yeux bleus et les lèvres rouges,  ce qui l’apparente au chat, mais aussi une chevelure rousse qui l’harmonise avec le tigre. Ce dernier ne représente donc plus la puissance virile domestiquée, mais plutôt la face sauvage de la rousse. De plus les pattes avant du chat, au lieu de chercher à griffer, montrent désormais leurs coussinets : on comprend que la femme fatale accomplie est donc à la fois chatte soumise et tigresse vorace.

L’idée de la rousse flamboyante  est aussi un hommage à Anna Mae Clift,  danseuse des Ziegfeld Follies qu’il rencontre justement en 1919 qui deviendra son épouse en 1930.


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Louis Icart, vers 1930

Au delà de la scène comique, il faut apprécier la recherche de symétrie  :

  • dans le  couple de quadrupèdes noirs, le chat se cache de la souris ;
  • dans le  couple de quadrupèdes blancs, la dame relâche  son emprise sur sa carpette favorite.

Dans un sursaut de virilité, la queue de l’ours et la souris font alliance contre la dame et sa chatte.


Monsieur Minet…

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Le chat noir Gaudeamus
Steinlein, 1890

Préfigurant le slogan « Jouissons sans entraves » de 1968, ce matou exalté  brandit sur la barricade sa bannière provocatrice.

Le chat discret qui, dans les ruelles des comtesses, métaphorisait  leur désir,  est descendu dans la rue pour prôner la révolution sexuelle.


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Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1910

Tout en faisant le gros dos comme Madame, Minet évoque Monsieur et le remplace avantageusement.


Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1916

Son affection s’étend de la patte à la queue.


Emil RantzenhoferEmil Rantzenhofer

Le minet surclasse largement les divers bibelots que la collectionneuse a réunis autour d’elle.


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keesvandongen1908womanwithcatmuseumofartmilwaukeewisconsinFemme au chat
Kees Van Dongen ,1908,
Museum Of Art, Milwaukee, Wisconsin
takehisayumeji-kurofuneya-takehisayumejiikahomemorialKurofune ya (Les Navires Noirs)
Takehisa Yumeji,vers 1919, Takehisa Yumeji Ikaho Memorial, Japon

Chez Van Dongen, le chat qui s’étire jusqu’aux yeux félins de la Belle, prolongé par l’érection du plumet, semble bien se rattacher à la face masculine du symbole.

Tout autre est la signification du chat noir dans la version japonaise, réinventée indépendamment par Takehisa Yumeji : le côté intrusif du félin fait ici allusion aux « navires noirs », ces vaisseaux occidentaux   qui amenaient au Japon la technologie occidentale, et ses menaces.


edwardpenfield-1896-harpers-cover-may-brooklynmuseumnyCouverture de la revue Harper’s
Edward Penfield, 1896, Brooklyn Museum, New York
Aquatinte extraite de Tu m'aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil) Léonard Tsuguharu Foujita 1926Aquatinte extraite de Tu m’aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil),  Foujita, 1926
 
Carte postale art decoCarte postale art deco Black Cat by Ishikawa Toraji, 1934Chat noir, Ishikawa Toraji, 1934
 

Autres influences croisées entre Occident et Japon…


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krzyzanowski_portret_zony_lZona (l’épouse du peintre) avec un chat
Konrad Krzyzanowski , 1912, Musée d’Opole, Pologne
krzyzanowski-przy_fortepianieAu piano
Konrad Krzyzanowski , 1904, Collection privée

Le félin  assis sur la canapé, en pendant de sa maîtresse rêveuse,  rend au premier degré hommage à sa féminité. Au second degré, tapi dans l’ombre et comme prêt à sauter de la noirceur vers la blancheur,  il émarge sans conteste à la symbolique du désir masculin camouflé.

A noter la composition de 1904, similaire mais moins explicite.


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Madchen und Katze - Johann Heinrich Vogeler 1914

Jeune fille et chat (Mädchen und Katze)
Johann Heinrich Vogeler, 1914, Collection privée

Le minet exhibé, pattes compressées, yeux clos, truffe rose et fourrure blanche, est l’antithèse miniature de la jeune fille, pudique, membres comprimants, yeux ouverts, lèvres roses et robe à  rayures, lesquelles conduisent l’oeil vers l’entrejambe des deux et la queue rigide qui s’y loge.


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Leonor Fini
Photo de Dora Maar, Paris, 1936

Aux pieds de deux statues de saints, l’artiste sulfureuse joue à cache cache avec l’objectif, écartant les pattes tout en dissimulant son sexe réel derrière son sexe métaphorique. En ostension entre les bas-nylons dont il a fait filer deux mailles, à la fois fourré et érigé, toute douceur et toute griffe,  Minet exhibe ici tout son potentiel  bisexuel.


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Nativa Richard studio Yva Richard vers 1930Nativa Richard, studio Yva Richard, vers 1930

La métaphore se trouve ici vulgarisée par une baguette magique.


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Carole LombardCarole Lombard, vers 1930 Flora Borsi PhotoPhotographie de Flora Borsi, 2016, projet Animeyed

A gauche, Minet se niche plus haut, plus enfant qu’amant. Son pelage noir s’oppose au blond platiné de la femme-panthère. Mais c’est par les yeux hypnotiques que se révèle leur parenté féline.

Fusion achevée dans la photographie de Flora Borsi.


Dal Holcomb (American, 1901-1978) Woman grooming

Femme toilettant un chat
Gouache de Dal Holcomb, années 30, collection particulière

Fourrure blanche contre fourrure noire, les deux sont prêts pour le concours de beauté.


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Arthur Sarnoff Pussy CatPin-up de Arthur Sarnoff, vers 1950 Joyce Ballantyne Out You Go (Me and My Shadow) 1955 caPin-up de Joyce Ballantyne, Out You Go (Me and My Shadow), vers 1955

Lorsque la fourrure est noire, le déshabillé est blanc et les cheveux clairs, et vice versa. Il est fort probable que Joyce Ballantyne a inversé et complexifié l’idée de Sarnoff :

  • le matou blanc à la queue dressée symbolise l’amoureux qui vient quand il veut, attendu avec indulgence ;
  • le minet à la queue basse, pendu par la queue du cou, le mari (My shadow) qui doit rentrer à l’heure.

Dans les deux cas, la porte ouverte sur une intimité radieuse renforce le déshabillé dans l’idée d’une disponibilité assumée.


Le lait de Minet


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Anticipation
Victor Gabriel Gilbert, fin XIXème, Collection privée

Ici, ce n’est pas la symbolique sexuelle, mais leur intérêt commun pour le lait, qui unit le félin et la femme dans une double anticipation :

  • le chat voudrait bien en avoir, mais le bol n’est visiblement pas pour lui ;
  • la servante voudrait bien en avoir, mais pour l’instant elle est contrainte de nourrir l’enfant d’une autre.
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Le poêle
Xavier Mauzan, carte postale, vers 1925

Cette carte renoue avec la tradition allusive du XVIIIème siècle.  Le poêle rassemble toujours nos  deux amateurs de chaleur : la jeune fille retroussant sa robe et son chat.  Une descente de lit en léopard réunit les différents félins.

Contrairement à ce qu’il semble, le chat blanc ne s’intéresse pas à cet alter-ego symbolique que la maîtresse lui montre, mais à un autre alter-ego : le  pot à lait mis à chauffer sur la plaque.

Car par une  ironie discrète, le  pot arrondi avec son anse épouse la forme du chat assis sur sa queue. Et le poêle emmanché d’un tuyau en hors champ  figure, dans le dos de la jeune fille,  des satisfactions à venir.

Dans cette fable du Poêle et du Pot à Lait,  les objets prennent la forme du désir de chacun.


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Danseuse se reposant
Degas, 1879-1880, Collection privée

En attendant que son café ou que son thé chauffe, la danseuse lit le journal.

A l’issue de notre parcours, cet innocent pastel prend une tonalité inattendue. La sensation d’incongruité ne réside pas, comme on le croit au premier abord, dans le prosaïsme de l’attitude, au sein d’un monde sensé être féérique  et gracieux (voir  Femme de plume en tutu).

Mais dans le contraste voulu entre cette féminité de gaze et de papier, et la masculinité métallique de ce poêle priapique, avec son tuyau à hauteur de sexe, métaphore, comme on voudra, d’érection ou  de pénétration.

Petit chat de compagnie et petit rat de l’opéra jouent semblablement avec le feu,

et se chauffent les poils près du brasier prêt à les dévorer.


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Le réchaud
Pinup de Fritz Willis

Dans la même thématique, cette pinup qui attend que sa collation soit chaude – cernée par les  deux symboles du bec de la théière et de la cheminée de la lampe – est manifestement devenue chatte, à en croire  les bords fourrés de sa nuisette.


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Le chaton

Pinup de Fritz Willis, octobre 1962

Souvent chez Fritz Willis la pinup miniaturise, voire ridiculise, une effigie du mâle dominant : en l’occurrence  le chaton minuscule réduit aux lapements.

La métaphore féline fonctionne ici à contre-sexe : seul le bol de lait extériorise les appas de la donatrice.


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Pinup, Olivia De Berardinis

Toute en tension au bord du banc, jambes et  bras fermés, bouche bâillonnée et ventre piquant, toute l’attitude défensive de la dame est démentie par la  béatitude de sa chatte.


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La tournée du Chat Noir
Poster de Alma Canchola

Cette intéressante reprise du matou célèbre de Steinlen destitue définitivement les vieilles métaphores galantes :  la femme assume sa totale félinité, la boisson chaude n’est plus un excitant, « Pauvre minet » est devenu « Heureux Felix », comblé de toutes les caresses : sans plus de mystères que sa queue en point d’interrogation.


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didier cassegrain vers 2009 didier cassegrain chats

Didier Cassegrain, vers 2010

Quatre dessins ou les formes du minet épousent avec bonheur celles de sa maîtresse.

Des reflets incertains

24 septembre 2016

Ce court article regroupe quelques tableaux où le miroir produit un effet d’incertitude : soit suite à des maladresses de l’artiste face à une construction qui le dépasse, soit parce qu’il utilise délibérément le miroir pour semer le trouble.



La Peinture

Domenico Corvi, 1764, Walters Art Museum, Baltimore

Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore

En combinant les deux thèmes bien connus de l’Autoportrait du Peintre et de la Vénus au miroir, cette allégorie à tiroirs est conçue pour stimuler l’esprit. L’amusant est que le regard moderne en tirera probablement des interprétations très différentes de celle des contemporains.


Le masque à la chaîne dorée

La Peinture Iconologie de Ripa
La Peinture, Iconologie de Ripa, édtion de 1677 [1]

Pour Ripa, la Peinture porte « au col une chaîne d’or où pend un masque« . Le masque symbolise l’Imitation, et la chaîne montre que « les deux sont inséparables ». L’imitation est « ce discours qui, bien que faux, se proposait pour guide quelque chose qui pouvait être arrivée ». Mais tandis que la Poésie, autre manière de « tromper la nature », s’adresse directement aux sens, la Peinture selon Ripa est un exercice intellectuel « qui rend intelligible à l’esprit les choses signifiées ».


Self-portrait_as_the_Allegory_of_Painting_(La_Pittura)_-_Artemisia_Gentileschi 1638-1639, Royal Trust, WindsorAutoportrait en allégorie de la Peinture, Artemisia Gentileschi, 1638-1639, Royal Trust, Windsor Allegorie de la Peinture par Frans van Mieris le Vieux, 1661 Getty MuseumAllégorie de la Peinture par Frans van Mieris le Vieux, 1661, collection privée

Ces deux oeuvres suivent l’iconologie de Ripa : chez Artemisia, le masque est réduit à un minuscule bijou (wikipedia y voit une tête de mort !). Chez Van Mieris, il se complète d’un modèle en plâtre, autre « imitation » destinée à l’artiste seul, afin de préparer son oeuvre.



Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore detail
Chez Corvi, le masque est vu en raccourci, n’a pas d’yeux et disparaît sous le turban, tandis que la chaîne est rejetée en arrière : l’idée est-elle que cette Peinture là s’est libérée des chaînes de l’Imitation ?


Le reflet de Cupidon

Nadia Tscherny [1] relie avec finesse ce rejet du masque avec le reflet  que montre le miroir :

« Le masque est mis en position de subordination parce que cette Pictura s’intéresse moins à l’imitation de la nature qu’à ce que le miroir reflète précisément – elle-même et, grâce à un intelligent ajustement de l’angle, l’amoretto ».

Je la suis moins dans la suite de son interprétation, selon laquelle la fusion des deux thèmes (Vénus et la Peinture) illustrerait la conception néoplatonicienne selon laquelle Vénus est à l’origine des Beaux Arts :

« La présence de Cupidon dans le miroir, dont l’artiste tire son inspiration, démontre l’intervention de l’Amour dans le processus créatif, comme exprimé par Ficin ».



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Une interprétation moderne

Un regard moderne verra probablement dans le rejet du masque une recherche de la Vérité, dans le miroir une apologie de l’introspection, sans parler des prémisses de la libération de la Femme.

Je pense quant à moi que le tableau adressait aux amateurs d’art de son époque  un message bien précis et parfaitement intelligible.


La Vénus au miroir

Titian_-_Venus_with_a_Mirror_1555 ca NGA WashingtonVénus au miroir (inversé)
Titien, vers 1555, NGA, Washington.
Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore

J’ai inversé de gauche à droite le célèbre tableau de Titien pour montrer que Corvi en a délibérément pris le contre-pieds : à la Beauté offerte aux regards (la main droite montrant son sein, la main gauche son sexe), s’oppose la Créatrice de beauté (la main droite tenant le pinceau, la main gauche la palette).


Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore schema

La Vénus de Titien nous semble autarcique, uniquement préocuppée d’elle-même, parce que nous voyons son reflet dans le miroir : alors qu’elle est en fait totalement ouverte vers l’extérieur, guettant le spectateur et lui montrant ses appas.

A l’inverse, la Vénus/Pictura de Corvi ne s’intéresse pas à nous, mais uniquement au miroir, afin de reproduire fidèlement ses traits : or cette image, justement, nous ne la verrons jamais, ni la réelle ni la peinte, puisque que le miroir est vu de biais et que le tableau dans le tableau est vu de dos.

Si Corvi inverse Titien, c’est justement pour nous dire que sa Peinture n’est pas Vénus : pas une Coquette, mais une Studieuse ; pas une praticienne des Masques et de l’Imitation, mais une technicienne qui nous démontre les apories de la Représentation de soi : car le tableau qu’elle peint n’est pas celui que nous avons sous les yeux, où son visage est vu de profil et où c’est sa main droite qui tient le pinceau.

Autrement dit, le tableau de Corvi est plus véridique que le tableau invisible que peint la Peinture elle-même !


Autoportrait Domenico_Corvi 1775 Offices Florence1775, Offices, Florence Autoportrait Domenico_Corvi 1775 ca Coll priveeVers 1775, collection privée
Autoportrait Domenico_Corvi 1775 Coll priveeVers 1775, collection privée Autoportrait Domenico_Corvi 1785 Accademia di San Luca Palazzo Carpegna Roma1785, Accademia di San Luca, Palazzo Carpegna, Rome

Ce parti-pris d’observateur détaché de son sujet, de photographe avant la lettre, se voit bien dans les quatre autoportraits que nous avons de Corvi, et qui choisissent tous le même point de vue : de dos, et selon une contre-plongée avantageuse.



Autoportrait Domenico_Corvi 1775 Offices Florence detail
Sur la toile, Vénus a laissé place à Hercule : le peintre peint un modèle de plâtre en hors-champ, analogue à celui de Vénus dans la pénombre.

En pleine époque des Lumières, Corvi laisse tomber la peinture intellectuelle et les allégories masquées à la Ripa.

L’accessoire d’optique n’est plus le miroir et ses pièges, mais le projecteur qui éclaire non pas le modèle, mais l’oeuvre.



Modèle dans l’atelier

Cercle de Eckersberg, vers 1840, collection privée

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La préparation d’un tableau

A droite, tout semble prêt pour se mettre au travail  : la grande toile blanche, la palette et l’appuie-main.  Le couvercle et un tiroir du nécessaire à peinture sont ouverts. Le peintre a posé son chapeau sur un tabouret.

A gauche, une esquisse est posée contre la cheminée : elle montre la jeune femme dans la même pose, mais habillée, tenant sa robe de la main gauche.  On comprend alors que le linge que le modèle tient en l’air de manière peu naturelle est là pour simuler la robe absente.

Probablement, le peintre ne fait prendre la pose que pour  le visage, les mains et les grandes lignes du corps : il utilisera ensuite un mannequin habillé pour peindre les détails du vêtement  (voir Le Mannequin du Peintre).

Le sujet s’avère plus subtil que prévu :  le peintre n’est pas en train de commencer le grand tableau (le tabouret le gênerait) :  il vient juste de terminer le premier jet, a posé sa palette sur le meuble, et pris du recul pour comparer l’esquisse et le modèle.



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Ce pourquoi le point de fuite se situe en hors champ à gauche.

Le miroir

Le reflet du verso de la jeune femme est exact (sauf le pied gauche et le bas du linge) : son point de fuite se situe sur la ligne d’horizon. La psyché n’a pas d’utilité directe, mais sa position entre le modèle et la toile  lui confère la valeur symbolique d’un objet de transition  :

la jeune femme va être projetée sur le tableau à peindre avec l’exactitude du miroir.


La préparation d’autre chose

Cette interprétation bienséante se double bien sûr d’une autre lecture : dans la moitié gauche, entre le modèle et l’esquisse se trouve un autre instrument de transition : on peut tout aussi bien comprendre que,

pour projeter le modèle dans l’esquisse, il a fallu passer par le lit.



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Parce que tous les deux sont des instruments permettant de connaître le modèle à fond et sous tous ses angles,   le lit et le miroir sont les conditions d’obtention, d’une part d’une esquisse inspirée, d’autre part  d’un tableau parfait.



Réflexion dans le miroir

G.Soroka,  vers 1850, Russian Museum, Saint Petersbourg

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Le reflet nous révèle ce qui se passe dans une seconde  pièce en arrière  : la maîtresse de maison s’est arrêtée dans son ouvrage pour discuter avec la femme en robe blanche. A première vue, le tableau semble avoir pour but d’illustrer  la métaphore entre miroir et porte : les deux ont des cadres identiques, qui facilitent l’équivoque.

A seconde vue,  nous nous rendons compte que la boîte à ouvrage posée sur la table du fond est très semblable à celle du premier plan, posée sur une commode devant le miroir, avec son linge blanc piqué par une épingle, le fil les ciseaux et la boîte à aiguilles. La réflexion devant le tableau nous dit qu’il y a forcément deux boîtes, la réflexion dans le miroir nous suggère qu’il pourrait bien n’y en avoir qu’une.



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De plus, pour rendre toute analyse impossible, il se révèle que la perspective est fausse  :

  • le point de fuite de la chambre du fond se situe très haut, sur la gauche (lignes jaunes)  : le peintre est donc monté sur une échelle ;
  • le point de fuite du premier plan est impossible à déterminer (lignes rouges ) : tout juste peut-on dire qu’il se situe vers le haut et vers la droite.

Les deux points de vue ne peuvent pas concorder :  il faudrait pour cela que le miroir soit beaucoup plus de biais par rapport à la porte que ce que suggèrent les lignes bleues.



Le repos des modèles

Vallotton, 1905, Kunstmuseum, Winterthur

vallotton Le repos des modèles1905 Kunstmuseum Winterthur

Dans ce tableau exposé au Salon d’Automne de 1905, Vallotton  démarque la composition de l‘Olympia de Manet : la servante noire est remplacée par une alter ego assise de la modèle couchée, et le bouquet splendide par un unique bleuet.


OLYMPIA manet 1863 Musee Orsay

Si l’Olympia correspond, selon l’interprétation courante, à l’annonce d’un rapport sexuel triomphant, le « Repos des Modèles« , avec son bleuet chichiteux, pourrait bien avoir pour sous-titre « Le repos du peintre » et évoquer le moment opposé, avec sa connotation habituelle de tristesse.


Felix Vallotton, Eltern des Kuenstlers - Felix Vallotton / Parents of the Artist - Vallotton, Felix , peintre et graphisteLes parents de l’artiste, Vallotton, 1886, Musée Cantonal des Beaux-Arts, Lausanne vallotton Les chalands, bords de Seine, 1901Les chalands, bords de Seine, Vallotton, 1901, Collection privée

Le miroir reproduit fidèlement, en les inversant, deux tableaux emblématiques des attaches de Vallotton :  sa jeunesse en Suisse, ses succès à Paris (à noter que le cadrage de la version des Chalands que nous connaissons est plus étroit que celui représenté dans le miroir).


vallotton Le repos des modèles1905 Kunstmuseum Winterthur shema


Les reflets des deux femmes correspondent, en revanche, à deux positions différentes du peintre : comme s’il avait embrassé successivement chacune d’elles.


Homme courtisant deux jumelles

Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post, 4 mai 1929

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Ici tout le monde est embarrassé : le jeune homme parce qu’il est incapable de reconnaître l’élue de son coeur, la soeur de gauche parce qu’il s’apprête à lui tendre le bouquet et qu’elle sait qu’il se trompe, la soeur de droite parce qu’il n’a pas compris le signe de son mouchoir.

Le triple miroir sert à  corroborer cette lecture : les deux parties qui font couple sont celles de gauche et de droite, celle du centre étant à part.

Le miroir introduit aussi, par la bande, le thème du double :

comme si le reflet importun s’était  retourné et extrait du miroir,  pour venir s’interposer entre les amoureux.



Références :
[1] Iconologie ou nouvelle explication de plusieurs images, emblèmes et autres figures hiérogliphiques des vertus, des vices, des arts, des sciences…. tirées des recherches et des figures de César Ripas gravées par Jacques de Bie], 1677, partie II p 241 https://books.google.fr/books?id=jIDy6dj-6_cC&pg=241#v=onepage&q=masque&f=false
[2] N. Tscherny, « Domenico Corvi « Allegory of Painting »: An Image of Love », in «Marsyas», XIX, 1977-78, pp. 23-27.