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6-6 Le donateur-humain chez Palma Vecchio

29 juin 2019

Grand spécialiste du genre de la Conversation sacrée, Palma le Vieux est sans doute l’artiste qui a le plus réfléchi sur l’intrusion d’un humain en noir au sein de personnages sacrés en couleur, et sur la manière de construire une composition harmonieuse autour de cet intrus potentiellement dissonant.

Donateur seul

1500 - 1528 Saint Pierre Palma Vecchio Galleria Colonna Rome
Sainte Famille avec un donateur
Palma le Vieux, 1500-28, Galerie Colonna, Rome

Dans la formule la plus simple, le donateur se trouve en position de bénédiction, présenté par Saint Pierre devant un paysage, à gauche de la Vierge à l’Enfant isolés devant un fond sombre.


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1508-10 Palma Vecchio,_Madonna_with_child,_Saint_Jerome,_St._Peter_and_donor Chateau_de_Chantilly,_Saint Pierre avec un donateur, et Saint Jérôme
Palma Vecchio, vers 1508, Musée Condé, Chantilly
Palma Vecchio Antoine and Jerome Galerie BorgheseSaint Antoine (ou François) avec une donatrice, et Saint Jérôme (ou Job)
Palma Vecchio, Galerie Borghese, Rome

La formule peut s’élargir pour inclure un second saint et prendre pour pivot  la Madone :

  • la partie gauche, avec le saint patron et un paysage sans doute bien réel, est customisée selon le donateur ou la donatrice ;
  • l’Enfant, en s’approchant du donateur à la limite du rideau, fait « pencher » la composition vers la gauche ;
  • un vieil homme tenant un livre (tout comme Marie tient Jésus), en s’installant devant le fond vert,  vient rétablir l’équilibre : sagesse chenue contre sagesse incarnée.

 

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1520-25 Palma_il_vecchio,_adorazione_dei_pastori Louvre Paris

Adoration des bergers
Palma Vecchio, 1520-25, Louvre, Paris

La donatrice se trouve à l’arrière-plan à gauche, spectatrice d’une scène sacrée à laquelle elle ne participe pas. Agenouillée derrière la Vierge, elle s’inscrit du côté féminin du triangle, en contrepoint du jeune berger agenouillé côté Joseph.



1520-25 Palma_il_vecchio,_adorazione_dei_pastori Louvre Paris sshema
Sa position à côté du boeuf renforce l’effet de pendant avec le berger à côté du chien, comme si la puissance de sa prière la projetait, en la changeant de sexe, de l’autre côté de la muraille spatiale et temporelle.



1520-25 Palma_il_vecchio,_adorazione_dei_pastori version avec St Roch
Il existe une copie ancienne du tableau (localisation aujourd’hui inconnue), dans laquelle la donatrice est remplacée par Saint Roch.


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1515-27 Palma Vecchio_ The Holy Family with St. Catherine, St. John and Donor and Self Portrait, Kraljevski Dvor, Belgrade

Conversation sacrée avec un donateur
Palma le Vieux, 1515-27, Kraljevski Dvor, Belgrade [1]

Cet exemple illustre parfaitement la construction d’un double équilibre entre le masculin et le féminin, le sacré et le profane.

Le trio sacré (Joseph / Marie / Jésus) devant le rideau vert est symétrique du trio profane (Catherine / Jean-Baptiste / Donateur) devant le paysage : le bel homme en noir, dans la force de l’âge (on prétend parfois qu’il s’agit d’un autoportrait de Palma), se trouve ainsi placé en situation d’« enfant », rapetissé sous la main droite de ses deux « parents ». La posture de Sainte Catherine (une main élevée, l’autre posée) est clairement symétrique de celle de Marie ; de même que le vêtement vert et la croix de Saint Jean-Baptiste au dessus des ruines font pendant au rideau vert et au bâton de Joseph au dessus du socle.


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1518-20 Palma Vecchio The_Virgin_and_Child_with_Saints_and_a_Donor_by_ musee Thyssen-Bornemisza

Conversation sacrée avec un donateur
Palma le Vieux, 1518-20, musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Même type de construction symétrique : Sainte Marie-Madeleine et Saint Jean-Baptiste, sous la colonne d’un temple antique, font pendant à Sainte Catherine et au donateur, sous un village chrétien. On pense que le donateur est Francesco Priuli, futur procurateur de Venise [2].

Catherine (qui ne peut être la sainte patronne d’un homme) sert ici de médiatrice, d’accompagnatrice voire même de « dame » idéale.


Palme, chêne et laurier (SCOOP !)

La palme qu’elle tient dans sa main fait écho à la branche morte de chêne qui se déploie au dessus de Marie, mais aussi à la tige de laurier peu visible, contre le tronc, juste au dessus de l’Enfant. Le contraste entre l’arbre aux feuilles caduques et l’arbuste toujours vert est clairement intentionnel, d’autant que ce dernier est planté  tout prêt de la main de Marie-Madeleine, qui prend appui sur une branche coupée.


Une image arrêtée (SCOOP !)

Il ne faut qu’un peu d’imagination pour mettre la scène en mouvement et voir que Marie-Madeleine va saisir la tige de laurier et la passer à Jésus, qui lève déjà sa main droite pour la recevoir. Ensuite l’Enfant la transmettra au donateur, homme de goût qui préfère une élégante ellipse à un geste de don trop explicite.

Mais tout ce symbolisme végétal a-t-il une signification précise ? Avant de tenter de répondre, une courte plongée dans l’esprit de l’époque s’impose…


En aparté : Le laurier contre le chêne (SCOOP!)

Pour donner une idée de la sophistication des allégories de cette époque, en voici une, déchiffrée depuis bien longtemps, qui met également en cause le laurier,


1523 Lotto Portrait of Messer Marsilio Cassotti and His Wife, Faustina, Museo Nacional del Prado, Madrid
Portrait de Messer Marsilio Cassotti et de son épouse Faustina,
Lotto, 1523, Museo Nacional del Prado, Madrid

Dans ce portrait d’un très jeune couple (Marsilio avait 21 ans), le laurier toujours vert qui couronne le front de Cupidon est synonyme de vertu et d’amour éternel : répété dans la branche que Cupidon pose sur les épaules des jeunes gens au moment précis où le mari passe l’anneau à l’annulaire gauche de la jeune femme, il signifie littéralement le joug conjugal. [3]


1510-15 Palma Vecchio,_Allegory Philadelphia Museum of Art
Allégorie
Palma le Vieux, 1510-15, Philadelphia Museum of Art

Le laurier contre le chêne apparaît déjà dans cette Allégorie, dont les clés ont été perdues : elle prouve du moins que ce couple végétal avait pour Palma une signification bien précise.

Comme toujours, ce n’est pas en essayant d’interpréter les détails individuellement, mais en lisant la composition dans son ensemble, que nous pouvons espérer approcher de sa signification.

Nous voyons donc, à droite, une biche couchée qui probablement veille sur ses petits (les tâches claires peu distinctes derrière) : pour compliquer un peu la devinette, Palma a caché sa tête sous la tunique du soldat, de sorte qu’il pourrait tout aussi bien s’agir d’un cerf. Mais la symétrie avec la femme assise devant les deux enfants nus nous incite à opter pour la biche.

La femme est appuyée contre une souche coupée du chêne qui se développe derrière. Or le chêne signifie traditionnellement la Force, et le laurier la Vertu.

La femme qui s’accoude à la souche est comme le laurier qui s’appuie contre le chêne, ou la biche qui se laisse garder par le guerrier : une image de la Vertu protégée par la Force.


1518-20 Palma Vecchio The_Virgin_and_Child_with_Saints_and_a_Donor_by_ musee Thyssen-Bornemisza
Revenons à notre Conversation sacrée, où nous retrouvons  l’image du laurier appuyé contre le chêne : mais la complication vient de ce  que celui-ci, avec sa branche morte, est l’image à la fois de la Force  et de la Caducité, à l’image de la colonne du temple écroulé.

  • Une première interprétation est que notre jeune homme aspire à recevoir, non pas la palme du martyre  mais le laurier de la Vertu, les deux s’opposant  à la branche morte.
  • Un second niveau d’interprétation,  plus cryptique mais complémentaire, consiste à opposer la branche morte à la branche émondée tenue par Marie-Madeleine : l’idée serait alors que, pour rester fort et éviter de crouler, le chêne, à l’image de la pécheresse, doit accepter de se laisser tailler selon le Bien.



Couple de donateurs

1510 Palma, Jacopo Il Vecchio Sacred Conversation with Saints Barbara and Christine Galleria Borghese, Rome

Conversation sacrée avec Sainte Barbe, Sainte Christine et un couple de donateurs
Palma le Vieux, 1510, Galleria Borghese, Rome

Il est vraisemblable que Sainte Christine (reconnaissable à sa meule et rarement représentée ) est la patronne de la donatrice, qu’elle touche de sa main. Tandis que Sainte Barbe – qui ne peut être la patronne d’un homme – doit être présente pour cause d’une dévotion particulière : à remarquer qu’elle ne touche pas le mari, tenant d’une main la palme du martyre et de l’autre sa tour, qui s’intègre parfaitement dans le paysage.

Le pommier dont tombent les fruits, au milieu, représente comme d’habitude l’espérance de fertilité du couple.


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Palma Vecchio, Madonna con Bambino in trono, santi e donatori coll priv
Vierge à l’Enfant avec Saint Joseph, saint Catherine, Saint François et un couple de donateurs
Palma Vecchio, collection privée

Resserrée à mi-corps, cette Conversation plus économique présente une Saint Famille, étendue, comme souvent, à Sainte Catherine : épouse mystique de Jésus, elle complète souvent en effet le couple de Marie et Joseph. Il est très possible que, dans ce cas, Joseph soit le saint patron de l’époux et Saint François le saint patron de l’épouse, ce qui justifierait son adjonction au détriment de la symétrie.


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Etrangement, toutes les autres Conversations Sacrées de Palma Vecchio présentent le couple en position non héraldique (sur les raisons courantes de cette inversion, voir 1-3 Couples irréguliers).



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1505 ca Palma le vieux The-Virgin-and-Child-with-donators Ermitage St Petersbourg

La Vierge et deux donateurs
Palma le Vieux, vers 1505, Ermitage, Saint Petersbourg

Ici l’inversion de l’ordre héraldique pourrait signifier qu’il ne s’agit pas d’une femme et de son mari : pourquoi pas un frère et une soeur se faisant recommander à la Madone avant une séparation ? Voila qui justifierait les villes écartées sur les deux rives, et la cavalier en costume oriental, suggérant un voyage lointain.


Un amour sans fruits

Cependant, derrière l’homme, le motif des amants qui s’embrassent près du lac, de même que celui des cavaliers qui s’affrontent près de l’église, nous ramènent aux thèmes de la galanterie, des joutes amoureuses et du mariage, que contredit pourtant l’absence de tout arbre pouvant symboliser l’espérance d’une descendance.

Et si ces motifs galants avaient plutôt à voir avec le regret ? Et si la splendide robe rouge de la femme – la couleur préférée des mariées à Venise – n’impliquait pas pour autant qu’elle soit vivante ? Le fait que l’enfant Jésus la bénisse, tandis que Marie au visage triste pose la main sur l’épaule de l’époux, peut être interprété comme des gestes d’accueil d’un côté,et de consolation de l’autre.



1505 ca Palma le vieux The-Virgin-and-Child-with-donators Ermitage St Petersbourg schema

En outre, le drap d’honneur de la Vierge, qui dresse une croix surnaturelle et infranchissable entre les deux rives, signale peut être plus qu’une séparation purement géographique ; et les deux cavaliers attendent la dame pour l’escorter vers une ville forte qui ne se trouve peut être pas sur cette terre.


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1525 Sacra_Conversazione_con_donatori,_Jacopo_Palma_il_Vecchio_Museo di Capodimonte

Conversation sacrée avec un couple de donateurs
Palma le Vieux, vers 1525, Museo di Capodimonte, Naples

La main de Saint Joseph, en séparant le couple, semble attirer au sein de la Sainte Famille la jeune femme que Saint Jean Baptiste désigne de l’index. La position non héraldique du couple suggère que le tableau pourrait être un mémorial à une épouse défunte.



1525 Sacra_Conversazione_con_donatori,_Jacopo_Palma_il_Vecchio_modifie

Car s’il n’y avait pas eu une raison impérieuse, rien n’empêchait de respecter l’ordre héraldique tout en obtenant un équilibre intéressant entre les deux couples sacrés (Sainte Catherine/Saint Jean, Marie/Joseph) et le couple profane en sens inverse (homme/femme).


Références :

6-5 Le donateur-humain : en Italie, avec la Sainte Famille

29 juin 2019

Ce court article s’intéresse à une configuration particulière, assez peu fréquente : celle où la Vierge à l’Enfant est accompagnée par Saint Joseph. Comment le donateur va-t-il s’intégrer à la Sainte Famille ?



Joseph avec le donateur : à gauche

_DJ 1520-25 The_Holy_Family_with_a_Donor_in_a_Landscape_by_Pier_Francesco_Bissolo daytonDayton _DJ 1490-1554 Bissolo Sacra Famiglia con donatore localisation inconnueLocalisation inconnue

Pier Francesco Bissolo, 1520-25

Dans ces deux variantes, le donateur profite de sa ressemblance physique avec Saint Joseph pour faire corps avec lui et s’immiscer discrètement au plus près de l’Enfant, lequel ne tient pas compte de sa présence. A l’image des deux parents autour de l’Enfant, les deux collines encadrent un lointain encore voilé. Notons que Joseph n’est pas le patron du donateur, puisqu’il ne pose pas la main sur lui. Sa position, à droite de son épouse, correspond à l’ordre héraldique.


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1510-50 Bonifacio de Pitati , Sacra Famiglia con santa Maria Maddalena, san Francesco d'Assisi e un donatore coll priv
Sainte Famille avec un donateur, Sainte Marie Madeleine et saint François
Bonifacio de Pitati , 1510-50, collection privée

Ici encore le donateur s’autorise d’une familiarité avec le Saint Joseph pour s’immiscer près de l’Enfant, mais à l’arrière-plan, spectateur aussi négligeable que le perroquet sur sa tringle. ou la perdrix du premier plan.


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_DJ 1500-50 Anonimo veneziano Sacra Famiglia con donatrice coll priv _DJ 1500-50 Anonimo veneziano Sacra Famiglia con donatrice loc inconnue

Anonyme vénitien, 1500-50, collection privée

Dans ces deux tableaux de dévotion, Joseph accompagne la donatrice venue offrir un cadeau à l’enfant, rose ou pomme. Leur position à gauche est conforme aux conventions : pour Joseph à l’ordre héraldique, pour la donatrice au geste du don (voir 2-3 Représenter un don).



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1529 ca Giulio Campi St Antoine Padoue beato Alberto da Bergamo et donateur inconnu Brera

 Sainte Famille avec un donateur, St Antoine de Padoue et le bienheureux  Alberto da Bergamo
Giulio Campi, vers 1529, Brera, Milan

La moitié gauche de la composition, délimitée par la colonne, place le donateur dans une position particulièrement honorable :  le parcours en zig-zag des six mains, depuis la main bénissante de Joseph puis l’autre main posée sur son épaule, jusqu’à la main gauche de l’Enfant désignant le sol, l’inclue dans cette filiation verticale.


Joseph avec le donateur : à droite


DJ 1500-15 Pier Maria Pennacchi. Sacra famiglia Museo civico BASSANO DEL GRAPPA
Pier Maria Pennacchi, 1500-15, Museo civico, Bassano del Grappa

Cette composition est extrêmement illogique :

  • Joseph est à droite, inversant l’ordre héraldique ;
  • Marie bénit et l’Enfant offre la fleur de la main gauche ;
  • le drap d’honneur ne se trouve pas derrière Marie, mais derrière Joseph ;
  • la lumière vient de la droite,

 

Francesco di Simone da Santacroce Nivaagaard Collection Niva Danemark
Francesco di Simone da Santacroce, Nivaagaard Collection, Niva, Danemark

On ne peut la comprendre que comme une inversion délibérée de la formule très connue de Bellini, dont nous avons vu plusieurs exemples (voir d’autres dans 6-3 …en Italie, dans un Dialogue sacré). Peintre rare et excentrique, Pennacchi a voulu, en les plaçant à droite et en laissant leur visage dans l’ombre, exalter l’humilité du vieillard et de son modèle, Saint Joseph.



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1510-20 Dosso_Dossi_Capodimonte

Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, une sainte, un donateur et Saint Joseph
Dosso Dossi, 1510-20, Capodimonte, Naples

Explorant la même symétrie, Dosso Dossi met lui aussi en pendant le jeune Jean Baptiste, avec sa croix, et le vieux Joseph, avec son bâton.



1510-20 Dosso_Dossi_Capodimonte schema
L’ajout d’une sainte inconnue et du donateur, tous deux regardant vers la gauche, crée une situation superposée dans laquelle le tableau se lit :

  • depuis le bas de manière ternaire (flèches vertes), Jean Baptiste étant le symétrique de Joseph ;
  • depuis le haut se lit de manière binaire (flèches blanches) : attirant l’attention d’un couple et étant ignoré par l’autre, Jean Baptiste apparaît comme l’analogue de l’Enfant, tourné comme lui vers la droite.

Dans cette composition raffinée, Dosso Dossi illustre le double rôle de Jean Baptiste : à la fois père spirituel (en bas) et précurseur de Jésus (en haut).



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DJ 1496-1504 Pasqualino_Veneto_ Mary_Magdalene,_John,_Joseph_an_Unidentified_Saint_and_the_Donor National Gallery in Prague

Vierge à l’Enfant avec Sainte Marie Madeleine, deux saintes, Saint Joseph avec un donateur
Pasqualino Veneto, 1496-1504, Galerie nationale, Prague

Le jeune homme est présenté par son saint patron,qui l’introduit dans cette compagnie exclusivement féminine : c’est pour jouer ce rôle paternel à l’égard du donateur que Joseph a quitté sa position d’époux et s’est éloigné de Marie.


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DJ 1535-65 Polidoro de Renzi Sacra Famiglia Gemaldegalerie BerlinGemäldegalerie, Berlin DJ 1535-65 Polidoro de Renzi Sacra Famiglia con santa Caterina d'Alessandria e donatore Gemaldegalerie Alte Meister, KasselGemäldegalerie Alte Meister, Kassel

Polidoro de Renzi, 1535-65

 Ces deux compositions de Polidoro de Renzi insistent elles aussi sur le rôle « paternel » de Joseph : initiateur et accompagnateur.

Dans le panneau de Berlin, Marie enveloppe l’Enfant comme la draperie la colonne : à l’écart de cette affection mère-fils, le groupe masculin illustre un autre type de lien : le patronage, version dévote du parrainage.

Dans le panneau de Kassel, Sainte Catherine et Marie se partagent l’enfant dans un trio fusionnel et compact, matérialisé par la colonne indestructible : tandis que le deux hommes à l’écart s’agenouillent au pied d’un arbre.


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Ces quelques exemples où le donateur est du même côte que Joseph révèlent donc une « règle » assez simple :

  • respectant l’ordre héraldique, la position à gauche insiste sur le rôle conjugal de Joseph ;
  • réciproquement, la position à droite met en valeur son côté paternel.



Joseph en balance

Mais qu’en est-il lorsque le donateur est placé non pas en phase, mais en opposition avec Joseph ?

JVD 1507 - 1508 Sebastiano del Piombo, Louvre, Paris

Avec Saint Joseph, Sainte Catherine (?) et Saint Sébastien
Sebastiano Del Piombo, 1507-08, Louvre

La diagonale descendante « père-mère-fils » conduit le regard de la moitié sacrée (devant le drap d’honneur) à la moitié profane, de Saint Joseph au donateur. De là le regard remonte à ces deux « parents spirituels » que le donateur s’est donnés, Sainte Catherine et Saint Sébastien.



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JVD 1517 The Madonna and Child with Saints and a Donor' Sebastiano del Piombo

Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste et Saint Joseph (Pierfrancesco Borgherini ?)
Sebastiano del Piombo, 1517 , National Gallery, Londres

Joseph est ici mis en pendant avec Jean Baptiste, l’autre personnage qui préside aux tous débuts de l’Evangile : l’un protège la naissance physique de Jésus, l’autre par le baptême lui permet sa naissance spirituelle.



JVD 1517 The Madonna and Child with Saints and a Donor' Sebastiano del Piombo schema
Sebastiano del Piombo a construit cette opposition très michelangélesque autour d’un losange central, qui laisse dans l’ombre l‘Eveil et le Sommeil.



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JVD 1490 - 1524 Maestro veneto dell'Incredulita di San Tommaso, Sacra Conversazione con donatore The Walters Art Museum, Baltimora

Adoration de l’Enfant avec un donateur
Maestro veneto dell’Incredulità di San Tommaso, 1490 – 1524, The Walters Art Museum, Baltimore

De manière peu conventionnelle, Joseph est représenté ici en homme jeune au turban oriental. Bien que centrée autour du drap d’honneur, la composition n’est pas ternaire, mais binaire :
JVD 1490 - 1524 Maestro veneto dell'Incredulita di San Tommaso, Sacra Conversazione con donatore The Walters Art Museum, Baltimora schema

  • à gauche, le couple Joseph-Marie (dans l’ordre héraldique) adore l’Enfant ;
  • à droite le saint patron Jean l’Evangéliste surplombe le donateur ;
  • celui-ci est placé derrière son second patron, Jean Baptiste enfant, qui relaie son adoration auprès de l’Enfant.

Ainsi la moitié haute montre les trois « parents » (père, mère et patron) et la partie basse les trois « enfants » (Jésus, son cousin et le donateur).


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JVD 1500-49 Luini Bernardino, Madonna con Bambino, san Giuseppe e donatore loc inconnue
Vierge à l’Enfant avec un donateur et Saint Joseph
Bernardino Luini, 1500-49, localisation inconnue

Cette autre composition présente elle-aussi Joseph comme un jeune homme au visage oriental, tenant de la même main son bâton et une fleur (allusion au miracle du bâton fleuri, grâce auquel Joseph s’était fait distinguer par Marie parmi tous les prétendants).

L’étrange est que, nonobstant ces attributs officiels, Luini a fait de Joseph une figure christique prononcée : le turban évoque la couronne d’épine, le bâton fait penser à la croix et la fleur aux clous. L’idée extrêmement originale est de préfigurer la Passion, non par un objet habituel (oeillet, chardonneret…) mais dans l’apparence-même de Joseph. Debout de profil comme Jésus, il représente à droite du tableau, au delà de la Vierge, le futur tragique de son Fils.

Le jeune donateur nous montre d’où il faut regarder, pour voir la couronne derrière l’auréole.



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School of Macrino d'Alba sec. XVI, Sacra Famiglia con sant'Anna e donatore Palazzo Comunale, Alba

Sainte Famille avec Sainte Anne, Saint Jean Baptiste enfant et un jeune donateur
Ecole de Macrino d’Alba, 1500-20, Palazzo Comunale, Alba

Dans cette amusante composition familiale, le vieux Joseph, qui tend une pomme à Jésus, a laissé la place d’honneur à sa belle-mère Sainte Anne, qui elle lui donne une fleur. Le petit Saint Jean Baptiste joue à se cacher sous la tente, derrière Marie et Joseph.

A l’opposé du vieux Joseph,  à gauche et en arrière, le jeune fils de la famille est autorisé à relever de l’extérieur l’autre pan de la tente.



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JVD 1525-30 moretto Pala di Orzinuovi santi-domenico-giuseppe-et-vincenzo-ferrer-lucia-e-un-committente-
Vierge à l’Enfant avec Saint Dominique, Saint Joseph, Saint Vincent Ferrer, Sainte Lucie et un donateur (Pala di Orzinuovi)
Moretto, 1525-30, église San Domenico, Orzinuovi

Saint Dominique, le patron de l’église, se trouve comme il est normal en position d’honneur, une maquette du bâtiment à ses pieds. Ceci laisse penser que le donateur serait Zaccaria Trevisano, l’archiprêtre de Orzinuovi qui avait commandé a construction de l’église en 1499 [1] . Sa position à droite s’explique donc par raison de symétrie, ainsi que par la direction de la lumière : agenouillé à gauche, son visage aurait été dans l’ombre.



JVD 1525-30 moretto Pala di Orzinuovi santi-domenico-giuseppe-et-vincenzo-ferrer-lucia-e-un-committente schema
L’intéressant est ici que les relations dans le trio d’ecclésiastiques (le Patron, le Prêtre, le Disciple) miment celles de l’autre trio (le Père, l’Enfant, la Martyre) comme pour nous faire comprendre que le donateur est, lui-aussi, un enfant de Marie.



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1530-94 Tintoret Heilige Familie mit der heiligen Katharina und dem verehrenden Stifter Gemaldegalerie Alte Meister Dresden, perdu

Saint Famille avec Sainte Catherine et un donateur inconu
Tintoret, 1530-94, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde (détruit en 1945)

Le tableau est conçu autour de deux pivots :

  • la moitié sacrée, côté drap d’honneur, a pour pivot la Vierge : Joseph y équilibre Sainte Catherine (ombre contre lumière, vieillesse contre jeunesse, humilité contre royauté) ;
  • la composition d’ensemble a pour pivot Sainte Catherine : Joseph y fait pendant au donateur et ajoute dans le tableau une seconde présence masculine.



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Anonimo sec. XVI Sacra Famiglia con donatore coll priveeSaint Famille avec un donateur Anonimo veneziano sec. XVI, Sacra Famiglia con donatore loc inconnueAnonyme, XVIeme siecle, collectio privée.

Ces deux compositions relèvent de la formule particulière du donateur en arrière-plan, où celui-ci vient partager la discrétion de Joseph  (voir 2-7 Le donateur en retrait).


Raphael 1518 Sainte Famille sous le chene Prado Madrid
Sainte Famille sous le chêne
Raphael, 1518, Prado, Madrid

C’est Raphaël qui a inventé cette formule d’humilité maximale, dans laquelle Joseph se trouve placé à la fois à gauche de Marie, en arrière et dans l’ombre.


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Donateurs en couple

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JVD 1508 Andrea_Previtali Joseph Jean Baptiste, Jacques et couple donateurs Kunsthistorisches Museum
Sainte Famille, Saint Jean Baptiste avec une donatrice, Saint Jacques avec un donateur
Andrea Previtali, 1508, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ici les deux Saints patrons accompagnent les deux donateurs sur la droite, d’où l’introduction de Saint Joseph sur la gauche pour rétablir une forme d’équilibre.

Dans cette composition très originale et qui restera sans équivalent, Previtali conserve l’apparence d’une Conversation frontale tout en la déployant en fait dans la profondeur : l‘épouse avec son saint Patron se trouvent en arrière-plan, tandis que le mari et son saint se présentent face à la Madone et à l’Enfant posé sur un autel, tous deux vus de profil.


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JVD Anonimo veneziano sec. XVI Sacra Famiglia con donatori loc inconnue
Sainte Famille avec un couple de donateurs
Anonyme vénitien, XVIeme siècle, localisation inconnue

Voici à peu près la même composition, sans les Saints : l’homme se trouve au premier plan, en contrebas et la femme un peu plus haut, en arrière-plan : la grande différence est qu’elle s’éloigne, laissant à l’homme la première place.

Centrée autour de l’Enfant, cette composition très pensée crée une affinité (à la fois frontalement et dans la profondeur), entre les deux personnages en retrait, Saint Joseph et la femme, et les deux personnages centraux : tout se passe visuellement comme si la Vierge « donnait » l’enfant directement à l’homme, l’autre membre des deux couples ne jouant qu’un rôle subsidiaire. Ainsi la présence de Joseph justifie que les deux donateurs sont bien mari et femme, et la composition donne à voir la conception traditionnelle du couple, selon laquelle l’enfant est la propriété du père.



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DJ 1510-29 Duia Pietro, Madonna con Bambino in trono, san Giuseppe, san Francesco d'Assisi e donatori Museo Correr, Venezia
Saint François d’Assise, Saint Joseph et un couple de donateurs
Pietro Duia , 1510-29, Museo Correr, Venise

Malgré la symétrie de la composition, il ne faut pas chercher ici un quelconque parallèle entre les deux saints : par les gestes des mains, l’artiste nous indique que Saint François est le patron du mari, mais que Saint Joseph n’est pas le patron de la femme (c’est Marie qui pose la main sur elle). Tandis que la position de l’époux (du côté de l’Enfant et de Saint François, le saint par excellence de l’imitation de Jésus) porte une idée de filiation, l’épouse se situe sous le couple chaste de Marie et Joseph.

La morale implicite de cette composition subtilement dissymétrique serait donc que, si l’époux aspire à être un fils de Marie et un petit frère de Jésus, l’épouse reste une fille d’Eve : et l’index levé de Joseph, en pendant à son bâton (attribut et substitut bien connu) pourrait être une invitation sinon à la chasteté, du moins à la tempérance dans le couple.



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_DJ 1550-55 Tintoret Sacra Famiglia con santa Caterina d'Alessandria e donatori coll priv

Saint Joseph, Sainte Catherine et un couple de donateurs
Tintoret, 1550-55, collection privée

Joseph pourrait être ici comme un simple bouche-trou, faisant pendant avec la sainte. Mais la composition peut, plus subtilement, être lue comme un triple portrait de couples, tous trois dans l’ordre héraldique :

  • celui des donateurs (mariage physique) ;
  • celui de Joseph de de Marie (mariage spirituel) ;
  • celui de Jésus et de Sainte Catherine (mariage mystique).



Hors de l’Italie

 
Triptych_Holy_Family_with_Saints_Catherine_and_Barbara_-_Kunsthalle_Hamburg
 
Triptyque de la Sainte Famille avec Sainte Catherine et Sainte Barbe
Maître du Saint-Sang, vers 1510 ca Kunsthalle_Hamburg

Hors de l’Italie, je n’ai pas trouvé d’exemple d’un donateur  coexistant avec Saint Joseph. Ici, la physionomie et l’occupation très atypique du vieillard (sans barbe, avec des lunettes et lisant un livre) laisse présumer qu’il s’agit du portrait du donateur dans le rôle de Saint Joseph.



Références :