2-7 Le donateur en retrait
Cette formule ne s’est jamais développée, sans doute parce que mettant trop à l’épreuve l’humilité des donateurs. Elle apparaît sporadiquement, trop rarement pour qu’on puisse établir des filiations.
Sano di Pietro a mis au point ce type très compact de Madone, dans lequel les Saints passent à l’arrière-plan, réduits à un visage auréolé et à un attribut distinctif.
Une seule fois, il a appliqué cette composition à un donateur en prières, présenté à droite par son Saint Patron.
Vierge à l’Enfant , entre Saint Petronio avec le donateur Alberto Cattani, et Saint Jean Baptiste (Pala dei Mercanti)
Francesco del Cossa, 1474, Pinacoteca Nazionale Bologna, commandé pour le palais du Conseil des marchands de Bologne [1].
Etrangement, l’inscription fait état de deux donateurs :
Alberto Cattani, juge et Domenico Amorini, notaire, ont fait faire cela de leur propre en 1474. | D. Albertus de Cattaneis iudex et Dominicus de Amorinis notarius de eorum proprio fieri fecerunt 1474 |
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Mais le tableau ne montre que le premier, identifié par une inscription minuscule dans le ciel (“ Miser Alb. de Cataneis”) et son habit rouge de juge du Conseil des marchands.
Une feinte humilité (SCOOP !)
Cossa, artiste réputé bizarre, a décidé de le placer, le visage dans l’ombre, dans une position très secondaire, coincé derrière le saint patron de Bologne. Cette humilité ostentatoire le place néanmoins dans une position éminemment stratégique, entre la maquette de la cité et l’Enfant : juge qui chuchote à l’oreille du Seigneur.
Le mariage mystique de Sainte Catherine
Memling, 1479-80, MET, New York [2]
Ce panneau est une version réduite et personnalisée du panneau central du célèbre retable des deux Saints Jean, réalisé par Memling pour l’église de l’ancien hôpital Saint-Jean de Bruges (voir 3-4-3 : le développement). Toutes les références aux deux Saints Jean ont été éliminées, et le donateur a été placé à l’arrière-plan à gauche (à noter que les treilles de vigne ne sont pas de la main de Memling mais ont été rajoutées par un propriétaire ultérieur).
Une anneau virtuel (SCOOP!)
Il assiste ainsi avec dévotion au geste nuptial de l’Enfant. Juste à l’aplomb, le pont constitue une autre figure de l’union et, complété par son reflet, une image géante de l’anneau.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, Sainte Monique, Saint Augustin, Saint François, Saint Procule de Bologne (ou Saint Georges), Saint Sébastien et le donateur Bartolomeo Felicini (Pala Felicini ou Madonna del Gioiello,), anciennement dans l’église Santa Maria della Misericordia
Francesco Francia (Raibolini), 1490, Pinacoteca Nazionale, Bologne
Il est bien difficile, sans document, de prétendre retrouver les raisons complexes du choix des Saints lorsque, comme ici, aucune logique évidente ne saute aux yeux. Notons que tandis que les trois saints de gauche se présentent dans une logique de succession temporelle (le Précurseur, une mère et son fils), les trois saints de droite se regroupent autour et au dessus du donateur, pour un patronage personnalisé : à demi caché derrière Saint Sébastien dénudé, imitant par ses mains jointes la prière de Saint François et placé sous le Saint armé de sa lance, le riche banquier Bartolomeo Felicini – dont le collier d’or fait écho au joyau précieux qu’il a fait suspendre au dessus du dais de la Madone – revendique des vertus héroïques dans une humilité affichée.
Vierge à l’Enfant entre Saint Antoine de Padoue et Saint Louis de Toulouse , et un donateur
Domenico Alfani , 1500-60, Pinacoteca Comunale, Terni.
Ici encore le donateur modeste imite un Saint Franciscain, avec vue imprenable sur le coeur enflammé.
Vierge à l’Enfant avec Saint Augustin, Saint Jean-Baptiste enfant, des saintes et un couple de donateurs (détail)
Michele Coltellini , 1512, Pinacoteca Nazionale, Ferrara (provient de l’église Santa Maria del Vado)
Les personnages sont disposés de manière symétrique. On reconnaît ainsi, de bas en haut :
- Sainte Lucie au centre (avec ses deux yeux) ;
- Sainte Agathe et sainte Apolline (brandissant leurs tenailles pour téton et molaire) ;
- les donateurs ;
- sainte Catherine (avec sa roue) et Sainte Hélène (avec sa croix) ;
- Saint Augustin et sainte Monique (sa mère).
En s’immisçant au beau milieu des couples de saintes, le couple de donateurs bénéficie du prestige de leurs instruments de supplice.
Vierge à l’Enfant entre Saint Jérôme, saint François d’Assise et un couple de donateurs de la famille Suxena (Madonna delle nuvole)
Garofalo, 1514, Pinacoteca Nazionale, Ferrare, (anciennement dans la chapelle de l’Immaculée Conception de l’église Santo Spirito de Ferrare)
Pour représenter l’Immaculée Conception, Garofalo place la Madone sur une nuée de nuages, à l’imitation du célèbre modèle de Raphaël :
Madone de Foligno
Raphaël, 1511-12, Pinacothèque du Vatican, Rome
Un détournement ingénieux (SCOOP !)
Pour se démarquer du maître, Garofalo reprend l’idée de Coltellini et recule ses donateurs au second plan. Notons qu’il modifie aussi le geste de l’admoniteur : tandis que le Saint Jean Baptiste de Raphaël désigne directement la Madone, le Saint Jérôme de Garofalo pointe le centre vide du tableau…
…où l’on découvre un minuscule Job, qui pointe à son tour la nuée :
« Regarde les cieux et vois, et contemple les nuées : elles sont plus hautes que toi » (Job 35 : 5).
Ainsi le couple trouve une nouvelle place d’honneur, de part et d’autre du détail qui explique le sens du tableau.
Vierge à l’Enfant entre saint François d’Assise, Saint Jean Baptiste, Saint Jérôme, Saint Antoine de Padoue et la donatrice Ludovica Trotti (Madonna del Pilastro)
Garofalo, 1517, Pinacothèque, Ferrare (anciennement dans la chapelle Trotti de l’église San Francesco de Ferrare)
Trois ans plus tard, Garofalo reprend sa trouvaille, mais pour une donatrice isolée. La tradition dit que son époux, Ludovico di Esau Trotti, qui avait commandité avec elle l’oeuvre à Garofalo, se dissimule en face d’elle sous les traits de Saint Jean Baptiste [3]. On pense aujourd’hui que ce portrait existait mais a été effacé [4].
Extrait d’une gravure de 1840 (sans donatrice)
Le « pilastre » à l’antique comporte deux parties : un sous-bassement décoré d’une Victoire ailée sur son char, représentant ironiquement le paganisme ; et une étage christianisé, où une Sibylle montre sa prédiction, entre deux sphinx et deux bucranes.
La donatrice s’est fait représenter à une place finalement assez flatteuse : certes au second plan, mais en position à la fois de bonne chrétienne et d’humaniste, entre le livre de Saint Jérôme et la tablette de la Sibylle.
Vierge à l’Enfant avec Saint Joseph, des saints et le couple Bonaccorsi
Gaspare Sacchi , 1523, église Santa Maria ad Nives, Faenza
Sur le flanc gauche, on reconnaît de bas en haut Saint Georges et Saint Augustin échangeant un regard avec Saint Nicolas de Tolentino (reconnaissable à son lys et à son coeur enflammé).
Sur le flanc droit leur correspondent trois autres saints : Saint Sébastien, puis Sainte Catherine échangeant un regard avec Saint Jérôme.
Au centre gauche vient s’ajouter Saint Joseph, qui désigne l’Enfant en se retournant vers Saint Augustin (lequel regarde ailleurs), geste peu compréhensible qui semble surtout motivé par le manque de place.
Cet étrange tableau, qui s’attache à briser la symétrie sans proposer une lecture véritablement cohérente, combine le modèle de Raibolini (le donateur derrière Saint Sébastien) et la mode ferraraise des couples immergés parmi les Saints.
Une inversion complexe (SCOOP !)
Même si cette immersion dans le groupe des saints rend l’ordre héraldique moins sensible, l’inversion du couple pose question. Je ne lui ai trouvé aucune des raisons habituelles (voir 1-3 Couples irréguliers).
La seule « explication » que je vois est purement formelle : la posture de l’Enfant induit une lecture en croix, au centre des alignements des mains féminines et masculines (traits roses et bleus). Les cycles de regards (à deux, à trois et à quatre) rattachent Saint Joseph au registre des saints, et les donateurs à celui de l’intimité avec la Vierge et l’Enfant.
En conclusion de ses quelques exemples, il apparaît que, si l’artiste a du savoir faire, la posture de second rang n’est pas sans avantages : elle exonère le donateur de tout soupçon de vanité, tout en attirant l’oeil sur lui par le contrecoup du masquage.
Mais cette formule se comprend dans les retables officiels, qu’en est-il dans les tableaux de dévotion privée ?
Vierge à l’Enfant avec une donatrice religieuse de la famille Perigli
Anonyme ombrine, 1492, Galleria Nazionale dell’Umbria, Pérouse
Paradoxalement, cette posture d’extrême humilité est aussi synonyme d’une intimité exceptionnelle avec la Vierge, qui laisse en souriant la dévote s’approcher par l’arrière.
Vierge à l’Enfant avec un donateur
Bartolomeo Montagna, 1499-1518, Galerie Strossmayer, Zagreb
Ici, elle va jusqu’à enlacer la tête du vieillard et lui permettre d’agripper et de porter à ses lèvres la main droite du bébé, bardé de colliers et de bracelets de corail, et qui de l’autre main joue avec trois figues.
Cette familiarité extrême pourrait laisser supposer que ce vieillard passé derrière la tablette de marbre n’est autre que Saint Joseph. Mais le chapelet qu’il tient dans son autre main confirme qu’il s’agit bien d’un dévot.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste Bartolomeo Montagna, 1483, Walker Art Gallery, Liverpool |
Vierge à l’Enfant avec Saint Joseph Bartolomeo Montagna, 1500-10, Musée Correr, Venise |
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Montagna est un spécialiste de ce type de composition ambiguë, où s’estompe la limite entre personnage réel et personnage sacré (dans le premier tableau, Saint Jean Baptiste est probablement un portrait caché de François de Gonzague [5]).
Vierge à l’Enfant entre un ange et un donateur
Anonyme lombard, 1500-49, Pinacoteca Manfrediniana, Venise
On considère généralement que le vieillard à droite est le portrait d’un donateur, plutôt que Saint Joseph.
Madone de Lodi avec le donateur Bassiano Da Ponte
Boltraffio, 1508, Musée des Beaux Arts, Budapest
Il est vrai que, dans ce tableau inachevé, Boltraffio a déjà utilisé un bébé a peu près similaire pour faire bénir un donateur. Mais ici, le « donateur » se trouve dans le dos de l’Enfant, qui bénit ainsi dans le vide.
Vierge aux rochers (detail) Léonard de Vinci, 1483-86, Louvre, Paris |
Tête d’homme âgé Léonard de Vinci, Louvre, Paris |
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En fait, tout le tableau s’avère être un collage d’après Vinci : la Vierge, l’Enfant et même la tête de l’Ange vue de trois quarts sont copiés sur la Vierge aux rochers ; et le vieillard n’est pas un portrait, mais la copie d’un dessin de Léonard.
Il s’agit donc d’une Sainte Famille, exercice de style dans laquelle la jeunesse et la beauté de l’Ange contrebalancent la laideur du père terrestre de Jésus, lequel élève son regard, comme les notes de la guitare, vers le Père céleste qu’il est le seul à voir.
Harewood Castle Friedsam Library ,Saint Bonaventure Art Collection, Allegany |
Vierge à l’Enfant avec un donateur, 1490-1510, Bellini (atelier) |
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Ces deux oeuvres d’atelier personnalisent, pour un donateur âgé et un donateur juvénile, le modèle, établi par le maître, des saints derrière le parapet.
La Vierge et l’Enfant entre Saint Pierre et Saint Sébastien Giovanni Bellini,1487, Louvre, Paris
Madone Cassotti, avec saint Paul, sainte Agnès et les donateurs Paolo et Agnese Cassotti
Andrea Previtali, vers 1523, Accademia Carrara, Bergame
Ce tableau clôture en beauté l’expérimentation avec les donateurs à l’arrière-plan, qu’on ne reverra plus par la suite. Previtali se livre ici à une inversion ostensible des conventions de la Conversation Sacrée, formule désormais bien établie et dont il était un des grands pratiquants (voir 6-4 …en Italie, dans une Conversation sacrée) : ce sont les donateurs Paolo et Agnese Cassotti qui prennent place debout des deux côtés de la Vierge, laissant leurs saints patrons s’agenouiller à leur place.
Très charpentée, la composition en losange met en équivalence le couple humain et le couple saint, tandis que la diagonale descendante sépare le triangle masculin et le triangle féminin.
Comme le montre Michelle DiMarzo [5], son caractère provocateur tient à la fois à l’affirmation de puissance de Cassotti, alors au faîte de sa renommée de mécène, et à l’influence novatrice de Lotto, alors à Bergame.
Le mariage mystique de sainte Catherine
Lorenzo Lotto, 1523, Accademia Carrara, Bergame
Dans ce tableau réalisé la même année pour payer son loyer, Lotto a représenté son propriétaire, Niccolo Bonghi, en retrait derrière la chaise de la Vierge, avec le même costume noir et le même regard direct porté sans affect sur le spectateur.
La grande partie grise qui manque à l’arrière plan était un paysage, découpé par un soldat français lors de la prise de Venise en 1527-28.
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