Les deux faces de la Bethsabée de Bâle
Bethsabée au bain [1] | La jeune fille et la Mort habillée en mercenaire [2] |
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Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle
Un tableau réversible
Ce petit panneau de bois biface, qui imite en peinture la technique des dessins rehaussés de blanc, était probablement destinée à orner le cabinet d’un amateur : la face Bethsabée, entourée d’un cadre peint, était la face visible ; sans doute ne retournait-on le tableau, avec son sujet-choc, que pour les spectateurs avertis.
Les deux faces, à l’iconographie très riche, sont habituellement commentées séparément. Or le fait qu’elles sont peintes recto-verso, négligé jusqu’ici, nous conduira à une interprétation d’ensemble, assez surprenante.
Bethsabée au bain
David en haut de sa tour (détail)
« Un soir que David s’était levé de sa couche et se promenait sur le toit de la maison du roi, il aperçut de dessus le toit une femme qui se baignait, et cette femme était très belle d’aspect. David fit rechercher qui était cette femme, et on lui dit: « C’est Bethsabée, fille d’Eliam, femme d’Urie le Héthéen. » Et David envoya des gens pour la prendre; elle vint chez lui et il coucha avec elle. Puis elle se purifia de sa souillure et retourna dans sa maison. Cette femme fut enceinte, et elle le fit annoncer à David, en disant: « Je suis enceinte. » « Samuel 2, 11:2-5
Le roi David, à peine discernable en haut de sa tour, observe la femme d’Urie, en train de se baigner pendant que son mari est à la guerre.
Bethsabée, identifiée par une inscription en blanc, est la femme nue assise , qui se baigne dans la fontaine avec une compagne. Une autre, habillée et coiffée d’un grand béret à plume, attend à gauche en tenant ses habits.
Le soldat à la porte (détail)
Au niveau du portail on note un détail essentiel : un soldat à l’arrêt, soit qu’il n’ose pas soit ne veuille pas pénétrer dans le jardin de Betsabée. Son glaive minuscule est ridiculisé par le poignard que la servante a caché sur son postérieur sculptural, afin sans doute de défendre sa maîtresse (il peut s’agir d’une allusion aux armes que les prostituées cachaient sous leurs vêtements pour se défendre).
Les putti, dont l’un vise Bethsabée avec une arbalète sans flèche, et un autre pointe un bâton en direction du soldat, ridiculisent les attributs virils. En signe de dérision, ils portent d’ailleurs au mollet la jarretière caractéristique des prostituées, et giclent par l’arrière-train. Les deux statues féminines, en contrebas, pissent en revanche debout.
Sur la margelle sont mis en évidence les instruments ordinaires de la séduction (mules, peigne, brosse, plat à savon) tandis que l’emblème de Niklaus Manuel, le poignard, est relégué dans l’ombre.
Cette première image, où la présence masculine est réduite à deux miniatures inoffensives et à une signature, exalte le pouvoir écrasant des femmes.
La jeune fille et la Mort habillée en mercenaire
Un thème à la mode
La jeune fille et la Mort , 1517 [3] | La femme et la mort, vers 1520 [4] |
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Baldung Grien, Musée des Beaux Arts, Bâle
On a longtemps considéré ces deux panneaux de Baldung Grien, l’un avec une jeune fille, l’autre avec une femme mûre, comme une sorte de diptyque . On considère maintenant qu’il s’agit plutôt de deux variantes successives du même thème [5].
Dans la première version, la Mort empoigne par les cheveux la jeune fille suppliante, et lui désigne la fosse, en lui disant
HIE.MVST.DV.YN | C’est là que tu dois être |
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Dans la seconde version, le squelette mord la joue de la Femme, qui tente par pudeur de retenir son suaire qui tombe.
Cette iconographie toute récente de la Jeune Fille et la Mort [5a] doit son succès à la combinaison de plusieurs thèmes :
- l’impudeur de la Mort, qui rend les corps à leur Nudité
- le contraste entre chair et os, Beauté et Laideur, faiblesse et dureté ;
- la brièveté et la vanité de la jeunesse.
La version de Niklaus Manuel
La grande originalité de l’image, exactement contemporaine de la première version de Baldung, tient en trois points :
- le squelette montre deux caractéristiques du mercenaire : un pantalon à crevés et des moustaches ;
- la femme porte un vêtement de prostituée : décolleté et jarretières ;
- elle ne cherche pas à échapper au baiser, bien au contraire.
Plutôt que tenter de ménager sa pudeur, elle laisse la main de la Mort relever sa jupe, dans un geste d’une très grande crudité. Et sa posture d’abandon accompagne les avances de la Mort, plutôt qu’elle ne lui résiste.
Danse Macabre (détail), anciennement dans le cloître des Dominicains de Berne
Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517-20, reproduction du XVIIème siècle
Il est clair que cette version habillée de la Jeune Fille et la Mort tient beaucoup à l’iconographie de la Danse Macabre, dans laquelle des squelettes enrôlent tous les vivants, portant les habits distinctifs de leur rang ou de leur profession. En 1517, Manuel commençait justement à réaliser la grande Danse Macabre des Dominicains de Berne, aujourd’hui disparue.
La Jeune Fille et la Mort
Niklaus Manuel, dit Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle [6]
La même année 1517, on trouve dans ses carnets ce dessin qui ajoute, à l’érotisme de l‘intrusion sous la jupe celui de la chevelure dénouée, qui rayonne comme une couronne de serpents.
Dans son imaginaire intime, les jeunes filles de Manuel ne craignent pas la Mort, elles l’aguichent.
Jeune fille à la tête entourée de rayons et relevant sa robe
Anonyme, 1500-50, Musée des Beaux Arts, Bâle
Mêmes composants érotiques (hormis le squelette) dans ce dessin contemporain.
Interprétation d’ensemble (SCOOP !)
Eros et Thanatos
Dessins sur le thème de l’Amour
Niklaus Manuel, dit Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle [7]
Toujours la même année 1517, on trouve dans les carnets de Niklaus Manuel cette étude, peut être dans le cadre de ses réflexions pour la Danse Macabre de Berne.
De part et d’autre d’une poterne qui rappelle beaucoup celle de Bethsabée, elle juxtapose :
- à gauche une scène de séduction entre une femme et un mercenaire ;
- à droite un pas de danse entre un squelette et une jeune fille.
Autrement dit, de part et d’autre de la poterne symbolique, rien moins qu’Eros et Thanatos réunis. Les deux mêmes thèmes que nous retrouvons accolés sur les deux faces du panneau de Bethsabée.
La dimension ironique
ll ne faut pas sous-estimer la dimension ironique chez Niklaus Manuel, inhérente au genre de la Danse Macabre : le glaive surdimensionné du reître côté Amour, le fer à cheval porte-bonheur côté Mort.
Au verso du panneau biface, les deux statues qui encadrent la scène, sont elles-aussi probablement ironiques.
A gauche, une femme se donne la mort, à l’image de ces héroïnes vertueuses que Manuel a peint par ailleurs : Thisbé ou Lucrèce , qui préférèrent se poignarder par amour ou pour leur honneur.
Pyrame et Thisbe, vers 1515 | Lucrèce romaine, 1517 |
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Niklaus Manuel, dit Deutsch Musée des Beaux Arts, Bâle
Mais l’« héroïne » est ici au-dessus de la Prostituée, sa chevelure est rayonnante et le glaive qui la transperce est bien trop long pour un suicide. A croire que le bout qui sort n’est pas dans la continuité de la lame, mais plutôt l’indice lubrique d’une autre pénétration.
A droite, une femme nue, les bras croisés sur la poitrine par pudeur, symbolise sans doute la Vertu, à laquelle les deux torches rendent un culte : mais elle est du côté justement de l’Impudeur maximale, celle du squelette, et des lampes ne sort qu’une fumée noire.
Une interprétation d’ensemble (SCOOP !)
Il faut lire la suite du texte de Samuel, qui explique que David fit revenir aussitôt le mari de la guerre, dans le but caché qu’il endosse la paternité. David offre des cadeaux à Urie et lui propose de reprendre la vie conjugale :
« Puis David dit à Urie: « Descend dans ta maison et lave tes pieds. » « , Samuel 2, 11:8
Mais celui-ci refuse :
« Urie répondit à David: « L’arche, et Israël, et Juda habitent sous des tentes, mon seigneur Joab et les serviteurs de mon seigneur campent en rase campagne, et moi j’entrerai dans ma maison pour manger et boire, et pour coucher avec ma femme ! Par ta vie et par la vie de ton âme, je n’en ferai rien. » » Samuel 2, 11:11
David essaie alors de saouler Urie, mais celui-ci refuse toujours de coucher avec Bethsabée. En désespoir de cause, David, pour se débarrasser du mari incorruptible, le renvoie au combat et pour une mission-suicide, dont voici le résultat :
« Le messager dit à David: « Ces gens, plus forts que nous, ont fait une sortie contre nous dans la campagne, mais nous les avons repoussés jusqu’à la porte. Alors leurs archers ont tiré du haut de la muraille sur tes serviteurs, et plusieurs des serviteurs du roi sont morts tués, et ton serviteur Urie le Héthéen est mort aussi. » Samuel 2, 11:23-24
C’est peut-être cette symétrie entre le début de l’histoire – où David reluque Bethsabée depuis le toit de son palais- et la fin – où des archers exécutent Urie devant la porte de la ville, qui a inspiré à Niklaus Manuel le décor du recto, avec ce soldat devant la porte qui est en définitive, non pas le soldat envoyé par David pour chercher Bethsabée, mais Urie lui-même revenant de la guerre et refusant de rentrer dans sa maison et de baigner ses pieds.
Identification d’un squelette
A y regarder de très près, le geste du crâne n’est pas une morsure, comme chez Baldung Grien ; mais plutôt un baiser raté, impossible à cause de sa mâchoire pendante. C’est la femme qui, par derrière, donne au mort habillé en militaire ce baiser qu’il est venu chercher.
« La femme d’Urie apprit que son mari, Urie, était mort, et elle pleura sur son mari. » Samuel 2, 11:26
Ainsi l’imagination macabre de Niklaus Manuel nous propose, au verso, le retournement sarcastique de l’Histoire amorcée au recto : Bethsabée, qu’Urie revenant du combat a refusé d’embrasser, est maintenant devenue objectivement une prostituée, réduite à aguicher Urie le revenant [7a].
Identification à un squelette
On sait que, dans sa vie mouvementée, Niklaus Manuel a lui-même servi comme mercenaire en Italie ; et que cette expérience de la guerre et de la violence est sans doute à la racine de son imaginaire graphique.
Une sorcière emportant dans les airs le crâne de Manuel [8]
Niklaus Manuel, dit Deutsch, vers 1513, Musée des Beaux Arts, Bâle
Ce dessin montre déjà une sorte de prostituée (chevelure rayonnante et jarretières) qui élève dans les airs de crâne de Manuel, avec son béret à plumes de soldat, tenant entre ses mâchoires une plaque d’identité avec son monogramme :
Quatre ans avant son extraordinaire panneau biface, l’identification de Niklaus Manuel à un squelette habillé en militaire est déjà là : il ne manque plus que l’histoire de Bethsabée pour servir de support à une identification encore plus précise :
celle de Niklaus Manuel à Urie, le militaire intègre et mort sur ordre, le seul véritable héros de l’histoire.
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