Les pendants de Salvator Rosa
En se démarquant du classicisme romain de Poussin ou de Claude Lorrain, Salvator Rosa invente un pré-romantisme dans lequel des paysages tourmentés et grandioses vont prendre de plus en plus d’importance, par rapport à la scène qui leur sert de prétexte : rochers, arbres et plans d’eau deviennent des acteurs à part entière.
Paysage marin | Paysage marin avec une tour |
---|
Rosa, 1636-38, Musée Condé, Chantilly
Ces deux pendants, sans doute des dessus de porte, datent de la jeunesse napolitaine de Rosa. La falaise brute s’oppose à la tour, construction humaine.
Paysage fluvial | Paysage avec ruines, berger et boeufs |
---|
Rosa, 1638-39, Palazzo Corsini, Roma
Même contraste entre la nature sauvage et la nature où l’homme a laissé sa trace.
Paysage marin avec pêcheurs | Paysage marin avec voyageurs |
---|
Rosa, 1638-39, Accademia di San Luca, Roma
Les bateaux au centre des deux pendants suggèrent une sorte de continuité du paysage, comme si nous contemplions la boucle d’un même fleuve se perdant de part et d’autre dans le lointain.
Paysage avec hommes armés
Salvator Rosa, vers 1640, Los Angeles County Museum of Art
Le pendant de gauche montre un cours d’eau en extérieur, celui de droite une grotte. Comme les barques dans le pendant précédent, c’est ici le groupe d’arbres morts au centre qui sert de marqueur pour l’accrochage. Car pour le reste, aucune correspondance à trouver entre les deux scènes, sinon qu’il s’agit de militaires au repos.
Paysage avec brigands
Salvator Rosa, date inconnue, Lamport Hall, Northampton
Grand minimalisme dans ces deux paysages : cinq soldats font halte sur un rocher près d’un point d’eau, plus un sixième qui monte la garde au centre et assure la transition entre les pendants.
La princesse Herminie inscrit sur un arbre le nom du chevalier Tancrède | Vue d’un golfe |
---|
Rosa, 1640, Galleria Estense, Modène
Très marqué par le classicisme, ce pendant associe un paysage terrestre et un paysage marin. Ici, la nature n’est pas observée, mais synthétisée selon les critères d’une Beauté idéale.
Dans le premier tableau, le personnage d’Herminie, tiré de la Jérusalem délivrée de Tasse (chant VII) n’est qu’un marqueur littéraire qui indique au spectateur éduqué ce qu’il doit voir : une « pastorale », à savoir une nature pacifique, peuplée de bergers, séparée par le fleuve Jourdain des fracas de la guerre, et où le tumulte des amours ne se manifeste plus que par l’inscription mélancolique du nom de l’aimé dans l’écorce.
Le second tableau, en contraste, est une marine : lieu ouvert sur toutes les aventures, où le chantier naval avec ses feux de calfatage, ainsi que le palais moderne reconstruit dans des ruines antiques, illustrent l’incessante .
Portrait de philosophe (Autoportrait), National Gallery, Londres | La Poésie (La Ricciardi), Wadsworth Atheneum, Hartford |
---|
Rosa, 1641
Ce pendant a été réalisé durant la période florentine où Rosa cherchait à s’affirmer comme un peintre érudit. Le recto porte les inscription suivantes
N°29, Salvator Rosa, son propre portrait fait par lui pour la maison Niccolini à Florence |
N°30 La Ricciardi, la favorite de Salvator Rosa, représentée en sibylle pour la maison Niccolini à Florence |
Les érudits ont montré que ces inscriptions, largement postérieures, ont été inventées à un moment où l’on s’intéressait plus à la biographie des artistes qu’au contenu intellectuel de leurs oeuvres. [1] Mais la légende a la vie dure et on lit partout que le tableau est un autoportrait de Rosa et que la sentence latine est sa devise :
Aut tace aut loquere meliora silentio |
Ou se taire, ou ne dire que ce qui est préférable au silence |
Il s’agit en fait d’une sentence pythagoricienne, transposée du grec au latin à partir de l’Anthologie de Stobée, un recueil d’aphorismes du Vème siècle [2]. Elle cadre bien avec le côté sombre et intransigeant du personnage, qui représente, simplement, la Philosophie.
En face, la femme à la couronne de lauriers et à la plume trempée d’encre n’est ni une favorite ni une sibylle mais, tout simplement, la Poésie.
La Poésie | La Musique |
---|
Rosa, vers 1641, Palazzo Barberini, Rome
Vers la même époque, Rosa a réalisé cet autre pendant allégorique où la Poésie est, cette fois, appariée avec la t
Le philosophe Cratès jetant ses richesses dans la mer, Collection privée | Le bois des philosophes (Diogène jetant son écuelle), Palazzo Pitti (copie de la National Gallery, Londres |
---|
Rosa, 1641-43 (149 x 223 cm)
Ce pendant de grande taille a été commandé par le marquis Carlo Gerini, passé spectaculairement de la pauvreté à la richesse par les faveurs du Cardinal Carlo de Medicis. Le sujet était donc pour lui d’un intérêt personnel : deux philosophes cyniques se dépouillant spectaculairement du superflu. La question de savoir si c’étaient des sages ou des fous faisait débat parmi les compagnons florentins de Rosa ; et lui même a écrit un Dialogue sur Cratès, dans lequel il l’accuse initialement de folie avant de se ranger finalement de son côté [3].
Le pendant semble suivre le même balancement rhétorique. Le premier tableau est plutôt caricatural : Cratès, vêtu d’une cape noire, verse des pièces d’or de ses deux mains, entouré de marins et de nageurs qui s’empressent de rappliquer. Le second tableau est plutôt élégiaque : en renonçant à son écuelle, Diogène ne fait que retrouver le geste naturel du berger qui boit à même le ruisseau.
Paysage marin avec ruines | Paysage rocheux avec cascade |
---|
Rosa, 1643-45, Musée des Beaux Arts, Budapest
Etroitement apparenté au précédent, ce pendant est peut être une variante pour un client ne s’embarrassant pas de considérations philosophiques ([4], p 440), mais appréciant simplement le contraste entre les deux décors (maritime et habité, bucolique et désert) et les deux ambiances lumineuses (le matin avec le retour de la pêche, le crépuscule avec la rentrée du troupeau).
Le retour d’Astrée, Gemäldegalerie, Vienne | La Paix met le feux aux armes, Palazzo Pitti, Florence |
---|
Rosa, 1642-45
Dans le premier tableau, Astrea, la déesse de la Justice revient sur terre et présente ses attributs (Balance et Épée) à une famille de paysans. La cohabitation du lion et des moutons traduit l’espoir d’un monde pacifié.
Dans le second tableau, beaucoup plus abîmé, on retrouve le lion et le mouton à côté de la Paix jetant des armes au feu.
Le pendant été réalisé pour Giovan Carlo di Medici, à Florence, et célèbre à la manière de Virgile l’espoir d’un nouvel Age d’Or, à la fin de la guerre de Trente ans [5] .On retrouve toujours le même contraste entre le décor humanisé, au soleil, et le paysage naturel, au crépuscule.
Paysage avec un pont en ruine | Paysage marin avec une tour |
---|
Rosa, 1645-49, Palazzo Pitti, Florence
La logique du pendant (SCOOP !)
Au sommet des deux dialectiques campagne / mer et paysage naturel / paysage humanisé, c’est ici un élément d’architecture qui est pris comme sujet principal :
- à gauche, la travée ruinée du pont est ridiculisée par l’arche naturelle : témoignage de la fragilité humaine ;
- à droite le pont antique, devenu inutile entre deux ruines, est remplacé par la flottille prête à réunir les deux rives : éloge de la pérennité humaine.
Une sorcière | Un soldat |
---|
Salvator Rosa, 1655, Pinacoteca Capitalina, Rome
Ce pendant apparie deux des personnages de prédilection du peintre : la sorcière et le soldat. Les pieds sur un pentacle entouré d’un cercle de bougies, la vieille femme est absorbée dans la lecture d’un grimoire. En face, un soldat à l’air dépité attend, sa lance en berne entre les jambes. Faut-il y voir une consultation en vue de recouvrer une virilité plus convaincue ?
Ce couple excentrique échappe à la convention habituelle : la femme occupe la place traditionnelle de l’homme, à gauche, et réciproquement. Comme pour montrer que la vraie puissance ne réside pas dans l’armure.L’interprétation intéressante de Guy Tal [6] est que, si Rosa a enfreint ici le principe dextralité, c’est pour illustrer le pouvoir des sorcières à produire un « monde à ‘envers ».
Démocrite en méditation | Diogène jetant sa coupe en voyant un jeune garcon qui boit dans le creux de sa main |
---|
Salvator Rosa, 1651, Statens Museum for Kunst, Copenhague
Avec ce gigantesque pendant (344 x 214 cm) où les personnages sont de taille réelle, Rosa renouvelle spectaculairement son statut déjà reconnu de peintre des philosophes (et de peintre-philosophe).
Démocrite
Le Démocrite est une oeuvre complexe et autonome, truffée de symboles de vanité, et qui prend le contre-pieds de la représentation traditionnelle du « philosophe qui rit » (pour l’explication détaillé de cette iconographie, voir [1]). Elle est influencée par la vision récente, notamment propagée par l’Anatomy of Melancholy de Burton (1621) d’un savant ténébreux, à la limite de la folie, hanté par la mort et les dissections, un sujet rêvé pour les penchants noirs de Rosa.
C’est ainsi qu’on trouvera à gauche du tableau des crânes de boeuf, de cheval, d’agneau et d’homme, un casque renversé, un squelette de singe et un de poisson, un rat crevé à côté d’un livre marqué de la lettre omega (la fin) et d’un rouleau de parchemin portant la signature de Rosa, un trépied fumant sous la statue du dieu Terme (le dieu des limites mais aussi de la mort). A droite un aigle tombé à terre, une hure de sanglier, un cercueil garni et un crâne de cerf sous deux obélisques aux pierres disjointes, le tout surplombé par une chouette perchée dans l’arbre mort.
Diogène
Devant le succès du Démocrite, Rosa lui rajouta quelques mois plus tard le Diogène : plutôt que deux pendants conçus conjointement, il s’agit donc plutôt de l’exploitation d’un sujet qui marche : le philosophe au clair de lune.
En face de la profusion d’objets et de symboles, le pendant de droite en montre un seul : la coupe que Diogène, en voyant un homme à ses pieds qui boit directement dans sa main, va rejeter comme superflue.
D’un côté, l’atomiste et l’anatomiste accablé par la multiplicité et la fugacité des choses compliquées ; de l’autre, le cynique, qui trouve que même l’objet le plus simple est de trop.
Saint Antoine prêchant dans le désert | Côte rocheuse avec le Tribut de la Monnaie |
---|
Rosa, 1650-55, collection privée
La scène terrestre est dédiée à la Prédication de Saint Antoine (ou Saint Hilarion), le paysage jouant un rôle marginal.
Côté marine, il retrouve en revanche le rôle principal, tandis que la scène religieuse du premier plan est purement anecdotique : au bord du lac de Tibériade, Saint Pierre paye les percepteurs avec la pièce d’argent trouvée à l’intérieur d’un poisson que Jésus lui a demandé de pêcher (Matthieu 17: 24-27).
Paysage avec trois figures, Palazzo Branciforte, Palerme | Paysage avec Saint Jérôme, Collection privée |
---|
Rosa, 1650-55
Ce pendant agrémente lui-aussi la « marine » par un saint personnage : au bord d’un lac où passent quelques bateaux, Saint Jérôme brandit sa croix comme pour sanctifier l’ensemble du paysage.
Côté scène bucolique, les trois personnages près du fleuve n’ont pas été identifiés.
Saint Jean Baptiste désignant le Christ à ses disciples |
Saint Jean Baptiste baptisant le Christ dans le Jourdain |
---|
Salvator Rosa, 1656, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow
Ce pendant, commandé par le marchand florentin Guadagni en l’honneur de Saint Jean Baptiste, le saint patron de sa ville, illustre deux moments de l’Evangile de Jean :
- celui où il désigne le Christ comme l’Agneau de Dieu,
- celui où il baptise le Christ.
Or cette désignation intervient deux fois dans le texte :
- avant le baptême :
« Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui, et il dit: « Voici l’agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. » Jean 1.1, 29,
- après le baptême :
« Le lendemain , Jean se trouvait encore là, avec deux de ses disciples. Et ayant regardé Jésus qui passait, il dit: « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples l’entendirent parler, et ils suivirent Jésus. Jésus s’étant retourné, et voyant qu’ils le suivaient, leur dit: « Que cherchez-vous? » Ils lui répondirent: « Rabbi (ce qui signifie Maître), où demeurez-vous? » Jean 1.1, 35-38
Le fait que Rosa a représenté un disciple de trop, et surtout, leur éloignement par rapport à Jésus, qui les rend bien incapable de le suivre, montre que c’est le premier passage qui a été illustré, ce qui rend plus logique la lecture d’ensemble.
Dans le premier tableau, donc, un arbre immense, presque mort et entouré par des rochers (l’humanité avant l’arrivée du Christ) occupe le centre de la composition. Il sépare le groupe formé par Jean Baptiste et ses disciples, et la minuscule silhouette de Jésus (l’Agneau de Dieu prophétisé par Isaïe) qui apparaît à l’horizon, de l’autre côté du Jourdain : la rive d’en face signifie donc ici le passé en train d’advenir.
Dans le second tableau, Jean et ses amis se sont retrouvés, pour le baptême de Jésus, à l’ombre d’un arbre verdoyant. Sur la rive d’en face, du côté rocheux et sous un arbre mort, un groupe de baigneurs encore ignorants et indifférents (il faut dire que la colombe miraculeuse n’est pas visible) : la rive d’en face signifie ici les baptêmes à venir.
Les deux scènes se veulent aussi discrète et anodine que possible : c’est le paysage qui a absorbé tout le spectaculaire.
Saint Jean Baptiste prêchant Salvator Rosa, vers 1660, City Arts Museum, Saint Louis |
Saint Philippe baptisant l’eunuque Salvator Rosa, vers 1660,Chrysler Museum, Norfolk |
---|
A gauche, un mouvement ascensionnel conduit le regard du fleuve au Prophète (qui énumère sur ses doigts des arguments théologiques), puis à l’arbre qui domine la scène
A droite, un mouvement inverse descend de l’arbre au Saint, puis à l’eunuque en robe dorée, puis au fleuve. D’après les Actes des Apôtres (8:26-40), Philippe avait rencontré un eunuque, trésorier de la reine Candace d’Éthiopie, qui rentrait de Jérusalem vers son pays. Après une conversation théologique, le trésorier convaincu demanda le baptême.
Dans un contexte de renouveau du prosélytisme catholique, le pendant nous montre, ingénieusement, le Baptiste qui prêche et l’Evangéliste qui baptise. Manière d’affirmer que ce sont là les deux faces d’un même sacrement, et que la persuasion soit précéder l’ablution.
Le Christ guérit les deux possédés de Gerasa | Le Christ prêche les douze apôtres |
---|
Rosa, 1660-62, collection privée
Centrées sur la figure du Christ debout ou assis, les scènes montrent deux facettes de son action : contre le mal, par le miracle ; pour le salut, par la parole.
Dans la période 1662-64, Rosa s’intéresse à nouveau à la représentation des philosophes, moins par intérêt personnel et amical – comme à l’époque florentine, que pour attirer de nouveaux clients enclins à la spéculation. Il va ainsi mettre en scène des épisodes de plus en plus rares et savants.
Alexandre et Diogène | Cincinnatus recevant les ambassadeurs de Rome |
---|
Rosa, 1661-64 , Althorp House
Les épisodes sont ici bien connus, l’un tiré de l’Antiquité grecque et l’autre de la romaine.
Dans le premier tableau, Diogène dans son tonneau rabroue le tout puissant Alexandre qui vient lui rendre visite accompagné d’une troupe nombreuse : « ôte-toi de mon soleil ».
Dans le second, le paysan Cincinatus reçoit la visite de deux soldats, qui viennent lui demander de prendre le pouvoir pour sauver Rome d’une situation désespérée (pour l’émouvoir, ce sont deux enfants qui lui apportent ses armes).
La logique du pendant (SCOOP !)
S’il s’agissait simplement de glorifier l’humilité et d’illustrer la relativité du Pouvoir, Rosa aurait certainement choisi l’épisode le plus connu de l’histoire de Cincinatus : celui où, après sa victoire, il reprend son travail de laboureur sans demander de récompense. Mais son choix montre une intention différente, moins moraliste qu’évangélique :
- d’un côté, l’abaissement de l’Empereur, par la puissance supérieure du Soleil ;
- de l’autre, la promotion du Laboureur, par la puissance supérieure de la Terre.
Le pendant renouvelle donc deux sujets relativement éculés en leur donnant un nouveau sens : l’instant où se manifeste la toute puissance divine.
Pythagore et les pêcheurs Salvator Rosa, 1662, Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin |
Pythagore remontant des Enfers Salvator Rosa, 1662, Kimbell Art Museum, Fort Worth |
---|
Les pêcheurs
Pythagore paye des pêcheurs pour qu’ils rejettent leurs poissons à la mer.
Dans les Moralia de Plutarque, l’épisode met en valeur le végétarisme du philosophe , qui considère les poissons comme des amis injustement capturés et de possibles réincarnations.
Chez Jamblique, l’épisode est développé autrement : à l’approche de Crotone, apercevant des pêcheurs qui retirent de l’eau leurs filets chargés, Pythagore leur indique le nombre exact des poissons qu’ils ont pris. Les pêcheurs se récrient : si le chiffre annoncé est conforme à la réalité, ils se déclarent prêts a rejeter leur butin à la mer. On vérifie : Pythagore ne s’est pas trompé d’une unité, et les pêcheurs tiennent leur promesse, d’ailleurs dédommagés généreusement par l’étranger. Chose merveilleuse, pendant le temps fort long qu’exigea le dénombrement, aucun des poissons ne rendit l’âme . Le moment représenté par Rosa est celui où Pythagore paye les pêcheurs.
Les enfers
Selon la tradition, les connaissances extraordinaires de Pythagore provenaient de son séjour de sept années sous le terre, dans le royaume d’Hadès.
« Quant il descendit parmi les ombres, il vit l’âme d’Hésiode attachée à un pilier enflammé et grinçant des dents ; et celle d’Homère pendue à une arbre, entourée de serpent, en punition pour avoir trahi les secrets des Dieux. » Diogène Laërce, XIX)
La présence de femmes rappelle l’anecdote selon laquelle les disciples de Pythagore, persuadés de sa divinité, lui envoyaient leurs épouses pour qu’il les instruise.
La logique
Outre l’opposition entre une scène terrestre et une scène maritime, ce qui a dû motiver Rosa pour inventer ce sujet (peut être pour la reine Christine de Suède) est le parallèle frappant avec deux épisodes de la vie du Christ : la Pêche miraculeuse et la Descente aux Enfers.
.
S’il s’agissait seulement de raconter les exploits de Pythagore, l’épisode des Enfers devrait être placé à gauche, puisqu’il est la source de ses pouvoirs miraculeux. Or dans une lettre à son ami Ricciardi du 29 juillet 1662 [2] où il décrit minutieusement les deux tableaux, Rosa le place en second et ne mâche pas ses mots :
…il sort et dit venir des Enfers et y avoir vu l’âme d’Homère, d’Esiode et autres couillonneries typiques de ces temps imbéciles (litt : doux comme le sel). |
…uscì fuori, e disse venir dagl’ Inferi, e d’aver veduto colà l’anima d’Omero, d’Esiodo, ed altre coglionerie appettatorie di quei tempi cosi dolcissimi di sale |
Si parallèle il y a avec les deux épisodes évangéliques, c’est donc sans doute à titre d’antithèse :
- tandis que Jésus a multiplié les poissons, ce fou de Pythagore les rejetait à l’eau ;
- tandis que Jésus a libéré les Ames des Enfers, Pythagore hallucinait au fond d’un trou.
Mais Rosa traite le sujet avec suffisamment d’ambiguïté pour ne se fâcher avec personne, ni les catholiques qui le liront au second degré, ni les fans de Pythagore qui le liront au premier. D’autant que la double réputation du personnage, à la fois sage et mage, mathématicien et charlatan, était établie de longue date (sur cette équivoque passionnante, voir [3], p 7 et suivantes).
Mercure et le Le Bûcheron malhonnête Salvator Rosa, vers 1663, National Gallery, Londres |
Moïse sauvé des eaux Salvator Rosa, vers 1663, nstitute of Arts, Detroit |
---|
Dans ces deux pendants commandés par le collectionneur romain Lorenzo Onofrio Colonna, le thème commun est le repêchage d’un objet ou d’un être précieux.
Le premier tableau illustre une fable d’Esope [2] : après avoir récompensé par une hache d’or un Bûcheron honnête qui avait perdu sa hache de fer dans l’eau, Mercure va punir un Bûcheron malhonnête qui, pour abuser de sa générosité, avait volontairement jeté sa hache dans l’eau.
Mercure, retirant de l’eau la hache d’or, demande au bûcheron si c’est bien la sienne : celui-ci va répondre oui et perdre par ce mensonge les deux haches : celle d’or et celle de fer.
Le second tableau permet de confronter une scène biblique à une scène antique, mais aussi un héros positif à un héros négatif : après le menteur, le prophète.
Les deux tableaux sont typique de la nouvelle sensibilité de Rosa vis à vis de la nature, qui se développe à la suite de son voyage à Venise en 1662 : les figures humaines tendent à servir de prétexte à la mise en scène de la Nature, dans sa splendeur et son horreur :
- à gauche les frondaisons impénétrables (dont la hache du bûcheron n’est qu’un négligeable adversaire);
- à droite le cycle de l‘eau, entre les nuages de pluie au dessus du lac et la source qui jaillit du rocher (et dont le berceau de Moïse n’est qu’un négligeable accessoire).
Thalès sépare la rivière pour que l’armée de Crésus puisse la traverser | Le fils muet du Roi Crésus retrouvela parole pour sauver son père |
---|
Rosa, 1663-64, Adelaide Art Gallery
Ces deux épisodes de la vie de Crésus, uniques en peinture, sont tirés d’Hérodote ([3], p 7 et suivantes).
La logique du pendant (SCOOP !)
Tous deux sont des instants d’illumination.
Dans le premier tableau, l’armée de Crésus est arrêtée par un fleuve profond (comme le montre l’air désolé de l’éclaireur qui le sonde avec sa perche). Thalès, casqué comme un ingénieur militaire, indique de la main qu’il faut creuser un autre lit, afin de faire baisser le niveau.
Dans le second tableau, le fils muet de Crésus, voyant son père menacé, retrouve subitement la parole : « Homme, ne tue pas Crésus ! ».
D’un côté le pouvoir éclatant de la Raison, de l’autre la force obscure du Sentiment.
Polycrate et le pêcheur | La crucifixion de Polycrate |
---|
Salvator Rosa, 1664, Chicago Art Institute
On retrouve le même goût pour les sujets bizarres et para-catholiques dans ce pendant tout aussi pointu, opposant là encore une scène maritime et une scène terrestre.
Le pêcheur
Polycrate, tyran de Samos, est un homme à qui la chance sourit trop. Selon Hérodote, on lui conseille de jeter au loin « l’objet qui a le plus de valeur pour lui », afin d’éviter un revers de fortune. Le tyran suit la recommandation et part en mer pour se défaire d’une bague incrustée d’une pierre précieuse qui lui est particulièrement chère. La question est de savoir si le don sera agréé par les dieux, jaloux de son bonheur sans mélange. Quelques jours plus tard, un pêcheur prend dans ses filets un grand poisson qu’il considère comme un présent digne de son souverain. C’est l’instant que représente Rosa dans le pendant de gauche. La suite de l’épisode est qu’en cuisinant le poisson, on découvre l’anneau, ce qui annule le sacrifice de Polycrate : pour expier sa prospérité insolente, il est désormais condamné à une ruine totale. Ce que va nous montrer le second tableau.
La mort de Polycrate
Selon Hérodote,
la fille de Polycrate « avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil. Effrayée de cette vision, elle fit tous ses efforts pour le dissuader de partir ». Hérodote, Livre III, CXXIV.
Bien sûr, Polycrate part quand même pour Magnésie, où il rencontre son destin :
« Orétès l’ayant fait périr d’une mort que j’ai horreur de rapporter , le fit mettre en croix… Polycrate, élevé en l’air, accomplit, toutes les circonstances du songe de sa fille. Il était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là qu’aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait prédit Amasis. » Hérodote, Livre III, CXXV.
La logique du pendant (SCOOP !)
Le pendant a donc pour sujet l’enchaînement inéluctable entre une cause et une conséquence. Pour accroître la tension dramatique, il se situe très précisément au dernier instant d’ignorance de la victime, juste avant la révélation de la cause ; et au dernier instant de sa vie, juste après le déclenchement de la conséquence.Comme dans toute bonne tragédie en deux actes, il aurait suffi d’un rien pour que le drame soit évité : les pêcheurs auraient pu manger le poisson, Polycrate aurait pu écouter sa fille.
La gravure tirée de la Crucifixion de Polycrate porte en légende cette conclusion désabusée :
...personne avant sa mort ne peut vraiment se dire heureux |
…neminen ante obitum merito dici posse felicem |
Moine tenté par des démons | Anachorètes tentés par des démons |
---|
Rosa, 1660-65, Palazzo Corsini, Rome
Ces deux tableaux remarquables anticipent sur la mode des « capricios », ces pendants architecturaux qui se developperont surtout au XVIIIème siècle en Italie (voir Pendants architecturaux). Ils appartiennent à la veine démoniaque de Rosa :
- à gauche un moine renversé à terre brandit une croix minuscule devant un squelette animal dressé ; derrière, une succube exhibe sa poitrine nue, prêtresse d’une divinité phallique à laquelle une croix de bois a été offerte en sacrifice ;
- à droite, des démons essaient d’arracher leur bure à deux ermites tombés sur le sol.
De part et d’autre, les arches emboîtées, vues à contre-jour, créent un effet d’aspiration visuelle d’une grande efficacité.
Saint Onuphre, Minneapolis Institute of Arts | Saint Paul ermite, Matthiesen Gallery |
---|
Rosa, 1665-70
Avec une grande économie de moyens (décors identiques et très simples : un rocher, un arbre fourchu, une croix ), Rosa construit ce pendant sur des oppositions purement graphiques :
- entre les postures des deux ermites (assis ou couché la tête en bas, mains et pieds joints ou liés) ;
- entre leurs vêtements (peau de bête ou natte) ;
- entre les ambiances lumineuses (lumière orageuse rasante, contre-jour crépusculaire).
Albert, compagnon de Saint Guillaume de Maleval | Saint Guillaume de Maleval |
---|
Rosa, 1661
Quelques années auparavant, il avait expérimenté la formule dans ce pendant gravé basé sur les mêmes principes, mais avec moins d’efficacité : décor minimal, contraste entre les postures (debout regardant vers le bas, couché regardant vers le haut) et les vêtements (pagne, armure).
David et Goliath | Lutte de Jacob avec l’Ange |
---|
Rosa 1665-70, Chatsworth, Devonshire Collection
Le pendant met en parallèle deux héros bibliques ayant triomphé d’un adversaire a priori invincible :
- à gauche, pour trancher la tête du géant Goliath qu’il vient d’abattre avec sa fronde, David s’empare de sa propre épée, sous le regard impuissant de la troupe ;
- à droite, Jacob résiste à la poussée de l’Ange, sous le regard placide du troupeau.
Tandis que David et Goliath sont deux adversaires non miscibles (armure contre peau de bête), Jacob et l’Ange fusionnent en une sorte de chimère, à deux ailes et deux jambes. qui mêle le divin et l’humain.
Soldats étudiant un plan au pied d’une falaise | Trois personnages en haut d’une falaise |
---|
Rosa, Christ Church, University, Oxford
Assez inhomogènes dans le style, ces deux tableaux ont sans doute été réalisés à des époques différentes. Le second complète en tout cas parfaitement le premier, poursuivant le mouvement ascensionnel des soldats vers la tour par celui de l’arbre mort contre la falaise, et se concluant par l’impossibilité d’aller plus haut : le ciel est bouché.
Paysage désolé avec deux personnages | Paysage avec Saint Antoine et Saint Paul Ermite |
---|
Rosa, vers 1665, National Gallery of Scotland, Edimbourg
Dans ces magnifiques paysages pré-romantiques de la fin de la carrière de Rosa, l’homme s’efface devant la splendeur sauvage de la Nature, et ne sert plus que d’échelle à sa grandeur. Justifiant cette présence humaine, les deux points d’eau reprennent l’opposition déjà maintes fois mise en scène :
- à gauche la fragilité et le déséquilibre des troncs morts, arrêtés provisoirement dans leur chute ;
- à droite la sécurité de la grotte et la pérennité du roc.