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Sur la méthode historique (inédit)

17 janvier 2025

La muse Clio écrivant l’Histoire
Franz Ignaz Günther, vers 1763, Wallraf-Richartz Museum, Cologne



Introduction

En 1972, le rapport du club de Rome décrivait assez exactement ce qui était en train de se passer. Le rythme soutenu de la croissance, qui ne faisait que s’accélérer, ne pouvait se poursuivre indéfiniment dans un monde fini. Nous étions en train de saccager les ressources naturelles et de rendre le monde invivable. Dans les pays industriels, cette croissance bénéficiait alors à toute la population: c’était la période des vaches grasses et la mauvaise nouvelle fut reçue avec le plus grand scepticisme. On se demandait même s’il ne s’agissait pas d’une désinformation perfide pour enlever aux travailleurs les fruits de la croissance. On savait certes qu’il y avait des problèmes, comme celui des déchets atomiques, mais on faisait confiance à la technologie pour les résoudre. Cinquante ans plus tard, les problèmes sont devenus bien plus graves et on attend toujours la solution technologique qui ne vient pas. Suite à la catastrophe de Fukushima, on se contente donc de rejeter les déchets atomiques à la mer. Aujourd’hui, les conséquences fatales d’une croissance échevelée qui ne profite plus guère qu’aux actionnaires des grosses entreprises sont devenues évidentes, à commencer par le dérèglement climatique dont il est devenu grotesque de nier les causes humaines. Pour pouvoir espérer nous sauver du pire, il faudrait des mesures radicales qui n’épargneraient personne et qui seraient politiquement suicidaires. On tente donc de continuer le plus possible comme avant.

Autour de 1972, l’histoire s’écrivait comme une théodicée du progrès. Les guerres effroyables du XXe siècle, telles qu’on n’en avait jamais vues, n’étaient qu’une aberration momentanée et le nazisme un mauvais souvenir. L’histoire racontait la manière dont nous avons surmonté nos limites mentales et dont nous sommes sortis plus forts de toutes les crises. Maintenant que les Trente Glorieuses ne sont plus les prémices d’un futur heureux, qu’elles relèvent à leur tour du passé et que la misère et la violence s’étendent toujours davantage dans le monde, il serait temps d’écrire l’histoire autrement.

Mais en sommes-nous capables ou continuerons-nous à croire aux progrès de l’esprit humain? On se propose ici d’entreprendre une réflexion sans complaisance ni tabou sur les exigences que l’histoire devrait satisfaire pour se démystifier. Il s’agit d’abord – et ce sera notre première partie – d’analyser les biais qui réduisent le travail de l’historien à une contribution aux idéologies ambiantes, lui assurant un succès éphémère, puis un discrédit durable.

Mais on attend ici une objection: pour être plus qu’une contribution à l’idéologie, l’histoire devrait être une science. Or, les événements ne se répétant jamais à l’identique, elle s’occupe par définition du particulier et il n’y a pas de science du particulier. En plus, faute de pouvoir reproduire un événement, elle ne possède aucun caractère expérimental. La réponse à ces objections sera le sujet de notre seconde partie.

L’histoire est celle des hommes. On parle bien d’histoire du climat ou d’histoire des animaux, mais il s’agit en fait de l’histoire des hommes en rapport avec le climat ou les animaux, sans quoi ce serait de la climatologie ou de la zoologie. En dehors de l’histoire la plus contemporaine, les hommes dont elle s’occupe ne nous sont plus accessibles qu’à travers les textes et les objets qu’ils nous ont laissés. Comment comprendre la signification de ces textes et le sens de ces objets? Sommes-nous condamnés à une « herméneutique » subjective et proche de la divination, changeante au gré des préoccupations de chacun et plus encore de celles de chaque génération? C’est sans doute aujourd’hui l’opinion dominante, mais nous essayerons de montrer qu’il y a mieux à faire dans la troisième partie.

En allant à la rencontre des hommes du passé, l’historien est souvent abusé par une fausse familiarité, comprenant ce qu’ils disent et ce qu’ils font à travers le sens actuel des mots et l’exemple de nos propres comportements. Lorsqu’il a surmonté l’obstacle de l’assimilation anachronique, il risque de situer leurs discours et leurs actes dans une altérité

irréductible. Ce qu’ils disent est alors dévalorisé face au savoir de l’historien qui parle à leur place de ce qu’ils ne peuvent savoir sur eux-mêmes. Mais il ne s’agit pas là d’une spécificité de l’histoire, car c’est aussi bien le problème de l’ethnologue, mais finalement aussi du sociologue et du psychanalyste qui recherchent ce qui est supposé échapper à la conscience dans leur propre société. Il s’agit en somme d’un même problème qui fera l’objet de la quatrième et dernière partie. La conclusion portera sur l’éthique de l’historien.



Histoire et idéologie

Il va de soi que les historiens du passé présentaient des biais idéologiques, qu’ils écrivaient pour légitimer un prince, un groupe social ou une religion, que leur visée relevait de l’apologie et de l’eschatologie. En ce qui concerne les historiens contemporains, les mêmes reproches sont souvent faits à ceux dont on ne partage pas les convictions. Or, l’historien du passé affichait généralement ses choix: ses ouvrages pouvaient s’ouvrir par une lettre de dédicace à un prince ou à un autre puissant protecteur. Encore au XXe siècle dans les pays communistes, les avant-propos des historiens attestaient leur fidélité plus ou moins spontanée au marxisme-léninisme. En général, l’historien d’aujourd’hui ne gage son propos que sur sa compétence réelle ou supposée, laquelle le dispense d’expliciter ses présupposés. Lorsque ceux-ci ne sont pas assez partagés, il se marginalise. Mais il s’agit le plus souvent d’opinions établies qui passent pour des évidences et qu’il n’est pas facile de dénoncer, pour autant qu’on soit parvenu à les mettre en doute. En effet, le vocabulaire étiquette spontanément la contestation d’une opinion établie, non pas comme son contradictoire, mais comme son contraire, faute d’attention au carré des oppositions. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le contraire du blanc est le noir, mais que son contradictoire, le non-blanc, recouvre toutes les couleurs autres que le blanc. Et pourtant, il était difficile, au temps de la guerre froide, de dénoncer la responsabilité de l’anticommunisme dans l’instauration de dictatures sanglantes et de polices parallèles, sans se faire soupçonner de sympathies communistes. Il n’est pas plus facile aujourd’hui de dénoncer le génocide des Palestiniens sans passer pour antisémite. Cet essai critique – entre bien d’autres choses – le progressisme des historiens. Il y a fort à parier qu’il sera jugé réactionnaire, au sens que le XIXe siècle a définitivement donné à ce mot. Mais on prendra le risque de faire confiance au lecteur.

Progressisme

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La notion de progrès au sens premier du mot, le progrès de ceci ou de cela, n’est pas en cause. On peut mettre en doute certains progrès de la médecine, mais pas ceux de la chirurgie qui sont une évidence. On est en droit de déplorer le progrès des armements, mais il serait stupide de le nier. Ce qui est en cause ici est le sens absolu du mot « progrès », au singulier, pour désigner une évolution globale des techniques et de la société, considérée a priori comme idéale. Comme l’avaient déjà compris Langlois et Seignobos, « la théorie du progrès nécessaire et continu » n’est qu' »une hypothèse métaphysique » et un succédané de la providence[1]. Elle apparaît avec les prémices de la société industrielle et le Trésor de la langue française la repère dès 1756 chez Victor Riquetti de Mirabeau, le père du député Honoré Gabriel Mirabeau[2]. Durant tout le XIXe siècle, elle a servi d’étendard aux courants républicains, libéraux ou socialistes pour révolutionner à la fois l’Etat, les modes et les rapports de production; elle se confondait pratiquement avec le rationalisme. Au siècle suivant, deux guerres mondiales insensées n’ont pas réussi à discréditer la notion. Plus exactement, elle l’a été par nombre de philosophes, de sociologues et d’écrivains. Elle est parfois camouflée sous d’autres appellations, telles que développement ou croissance, sans parler du paradoxal développement durable aujourd’hui à la mode. Mais, en fait, les décennies d’expansion économique qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont inscrit le sentiment du progrès dans l’histoire personnelle de toute une génération qui voyait se généraliser l’utilisation de l’automobile, du réfrigérateur, de la machine à laver le linge et de la télévision.

Il s’en est suivi une inconscience fatale dont nous sommes loin d’être sortis, face au désastre écologique. Le propos n’est pourtant pas d’évaluer les conséquences politiques et sociales du progressisme, mais d’analyser son impact sur la manière d’écrire l’histoire, car les historiens ont largement montré sur ce point leur aveuglement.

On pourrait, par souci d’équité, se livrer au même genre d’exercice sur les historiens réactionnaires, mais leur contribution à l’idéologie est aujourd’hui beaucoup plus secondaire (pour autant qu’on parle bien des historiens et non des auteurs de biographies plus ou moins romancées). Le cas de Roland Mousnier (1907-1993) peut servir d’exemple. Il avait soulevé beaucoup d’émoi à la fin des années 1960, en niant l’existence de classes sociales avant l’époque industrielle et en attribuant à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles) une « société d’ordres » qui aurait été structurée de manière fondamentalement différente. En effet, l’économie ne constituait pas une force dominante et la propriété des moyens de production n’était pas le principal facteur de l’organisation sociale. Sa démarche reposait aussi sur une attention soutenue à la manière dont les sociétés se conceptualisaient et sur le rejet des analyses socio-économiques, marxistes ou prétendues telles, qui cherchaient la vérité d’une société en dehors et en dessous de ce qu’elle disait d’elle-même. A première vue, on pourrait lui attribuer une forte influence, entre autres chez les médiévistes qui ne parlent plus beaucoup de classes sociales dans leur domaine. En fait, son attention à la « superstructure » (comme disaient les marxistes) devait certainement beaucoup à un Lucien Febvre, par exemple. Elle venait aussi de l’anthropologie dont l’influence n’a fait que croître depuis chez les historiens. Il s’ensuit qu’il s’insérait dans une évolution méthodologique qu’il conduisait d’autant moins que ses prises de positions politiques rendaient difficile de se recommander de lui.

Le progressisme est né au XVIIIe siècle de la volonté de révolutionner la société, en disqualifiant comme héritage d’un passé honni tout ce qui restait des structures féodales. A une conception du changement historique comme une succession de variations accidentelles succédait alors une eschatologique profane interprétant les changements survenus et à survenir depuis la fin du Moyen Age comme l’avènement d’une ère de liberté et de prospérité. Les structures économiques, sociales et politiques en cours de destruction furent assimilées à une injuste oppression et l’idéologie qui les légitimait – celle de l’Église – à l’obscurantisme, c’est-à-dire à l’exploitation de l’absence d’instruction et de la crédulité. En soi, ce tableau n’était pas entièrement faux. A bien des égards, les Lumières et la Révolution pouvaient légitimement se prévaloir d’un gain de rationalité et l’invention des Droits de l’Homme témoigne d’une haute notion de l’éthique. Mais il en résulta une disqualification du passé qui affaiblit la réflexion critique sur le présent.

Le passé lointain fut en effet reconstruit sur une série d’anachronismes, en l’assimilant à l’ordre social qu’on était en train d’abolir, comme s’il ne s’était rien passé entre le Moyen Age et les Lumières. Alain Guerreau l’a bien montré, tant pour la projection de la notion moderne de propriété sur le système féodal que pour celle d’un catholicisme minable sur le christianisme médiéval[3]. Les hommes des Lumières ne pouvaient pas ne pas savoir que pratiquement tous les penseurs médiévaux appartenaient à l’Église et qu’il était difficile de citer beaucoup de penseurs d’envergure qui lui aient appartenu depuis la Renaissance, mais ils n’y virent qu’une raison de plus de ridiculiser les penseurs médiévaux. De fait, leur entreprise enthousiaste de transformation de la société était incompatible avec la lecture empathique d’une pensée radicalement différente que leurs adversaires revendiquaient sans la comprendre d’avantage.

La revalorisation de l’Église médiévale par les milieux réactionnaires du XIXe siècle n’a pas arrangé les choses. Elle n’était en fait qu’une conséquence de l’adhésion au catholicisme et ne faisait que confirmer la projection de cette attitude confessionnelle moderne sur le Moyen Age, auquel la fraîcheur naïve de la foi aurait donné le respect de l’autorité, lui épargnant ainsi les fractures sociales et la dissolution des mœurs. Mis à part les jugements de valeur, il s’agissait pour l’essentiel de la même image du passé dans les deux camps.

L’histoire progressiste bénéficiait cependant d’un avantage. Sensible aux changements et les pensant comme irréversibles, elle pouvait difficilement se contenter d’une vision statique des sociétés et cherchait à mettre en évidence des évolutions. Les historiens issus de la bourgeoisie étudièrent la constitution progressive de leur classe sociale et les étapes de son ascension triomphante, sans hésiter à la faire commencer dans les temps obscurs. Il s’ensuivit une nouvelle projection sur le passé, celle de structures sociales de leur époque. Friedrich Engels, par exemple, utilisait les notions anachroniques de grande et de petite bourgeoisie pour analyser la Guerre des Paysans de 1525[4]. En France, la naissance des communes – en particulier celle de la commune de Laon grâce au superbe récit de Guibert de Nogent – devint le premier acte de l’émancipation de la bourgeoisie[5]. Eugène Viollet-le-Duc interprétait les cathédrales gothiques comme l’expression artistique de cette émancipation, ce qui justifiait largement leur savante étude et leur restauration par cet architecte anticlérical.

Dès le milieu du XIXe siècle, le rapport au passé se complique, car son rejet et l’admiration qu’on lui porte ne font plus véritablement le partage entre progressistes et réactionnaires: il est devenu ambivalent du fait de la brutalité des changements provoqués par l’industrialisation. Il est en effet significatif que les styles historicistes, avec toute la nostalgie dont ils témoignent envers un environnement qui se dégrade, tendent à se généraliser. La montée du nationalisme, une mystique dans laquelle les deux camps finissent par communier, entraîne la sacralisation d’ancêtres qu’on aime malgré leurs défauts. A la suite des historiens, les romanciers et les peintres décrivent un passé d’une fascinante méchanceté, avec ses rois fainéants, ses inquisiteurs et ses intrigues de cour, tandis que le décor et le mobilier des maisons permet de se croire au temps de la Pompadour, sous Henri II, voire dans des châteaux-forts médiévaux. Car le passé est un héritage.

Les mêmes transformations brutales renouvellent le regard sur les perdants. L’étude de la paysannerie qui subit l’exode rural est supposée nous apprendre quelque chose sur ce que nous avons été. Pour autant que les colonisés ne soient pas congénitalement inférieurs aux Blancs, ils témoignent eux aussi d’un stade antérieur de l’humanité. Le folklore et l’anthropologie se développent donc dans l’hypothèse d’un monde à deux vitesses dans lequel la résistance au Progrès manifeste à la fois l’absence de maturité et le charme de l’enfance.

Les avatars de ces attitudes n’ont pas disparu au XXe siècle. On pense aux temporalités différentes imaginées par Fernand Braudel, mais aussi à l’opposition entre culture savante et culture populaire ravivée dans les années 1970 par la traduction du livre de Mikhaïl Bakhtine sur Rabelais[6]. On croyait avoir trouvé, sous la culture ennuyeuse des lettrés, une culture populaire orale beaucoup plus intéressante, car transgressive, qui renversait les valeurs du haut et du bas, tant corporel que social, et dont le carnaval était une manifestation privilégiée. On pensait parvenir à la restituer grâce aux bribes que la culture savante nous en aurait parcimonieusement transmises et auxquelles se limiterait son intérêt. Mais on avait oublié que le renversement du haut et du bas est un thème central du christianisme, lettré ou non, ce qu’aurait épargné aux historiens la lecture de Nietzsche ou tout simplement l’audition du Magnificat.


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Du nationalisme à la xénophobie

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A l’exaltation du progrès qui n’empêche pas la nostalgie de l’innocence primitive, se joint au cours du XIXe siècle une seconde tâche fondamentale pour l’historien, celle de glorifier la nation. Le cadre national devient la scène historique par excellence et la nation une héroïne qui traverse les siècles depuis nos lointains ancêtres les Gaulois, ceux du voisin, les Germains, ou les Huns en Hongrie. La nation date de la protohistoire, puisqu’elle existait avant de posséder une langue écrite, et pourtant ne cesse de se constituer, ce qui lui donne une certaine parenté avec l’Église, déjà en germe chez les patriarches et les prophètes et qui ne s’accomplira totalement qu’à la fin des temps.

Il est inutile de s’étendre sur les méfaits du nationalisme, qu’il s’agisse des guerres atroces qu’il a rendu possibles, des falsifications de l’histoire qu’il a provoquées ou de ses résurgences dans les populismes d’aujourd’hui. Tout cela est bien connu et évident – on l’espère – pour la plupart d’entre nous. Pour l’instant, le nationalisme semble régresser chez nos historiens au profit des attraits de la mondialisation et de la construction européenne. Mais les inconvénients de l’une et les incertitudes de l’autre entraînent des problèmes comparables. Les biais chauvins qu’on peut repérer actuellement chez nous concernent surtout l' »héritage chrétien » de l’Occident et la supériorité qu’il est censé lui donner. Un ouvrage polémique de Sylvain Gougenheim prétendant démystifier le rôle des Arabes dans la transmission à l’Europe chrétienne de la pensée grecque est caractéristique de cette tendance qui suscite encore l’indignation des historiens compétents[7]. Le christianisme a remplacé la nation chez Gougenheim comme détenteur d’une supériorité intellectuelle et morale. La dévalorisation de l’autre, mise ici au service du choc des civilisations, caractérisait déjà l’histoire des mentalités au temps du colonialisme.


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Cadres mentaux

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C’est le sociologue français Lucien Lévy-Bruhl qui a introduit la notion de mentalité dans les sciences humaines, publiant en 1910 Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures et en 1922 La mentalité primitive. Il s’agissait pour lui de parvenir à décrire et à expliquer des formes de pensée qu’il considérait comme radicalement différentes de la rationalité. Les primitifs auraient un comportement prélogique qui se caractériserait par l’ignorance du principe aristotélicien de non-contradiction. Au lieu de donner aux objets une identité exclusive, ils les concevraient en termes de participation, une attitude qui serait liée à la domination du groupe sur l’individu.

A la fin de sa vie, Lévy-Bruhl a compris que le clivage entre la mentalité prélogique des autres et la rationalité dont nous jouirions depuis Aristote était intenable. Il essaya de définir une mentalité mystique qui serait plus développée chez les primitifs mais également présente en nous et qui suspendrait en quelque sorte l’exercice de la pensée rationnelle[8]. Les discussions avec des anthropologues plus jeunes, comme Marcel Mauss et Edward Evans-Pritchard, ont joué un rôle dans cette évolution, car ceux-ci ont assez rapidement compris l’impasse dans laquelle menait le clivage. En revanche, les historiens se sont rués sur son œuvre antérieur pour importer la notion de prélogique, une filiation parfaitement explicite chez Lucien Febvre: « Hier, notre maître Lucien Lévy-Bruhl recherchait en quoi, et pourquoi, les primitifs raisonnent autrement que les civilisés. Mais ceux-ci, par partie, sont demeurés longtemps des primitifs »[9]. Le problème est donc de savoir comment se comportaient nos ancêtres avant d’être civilisés. J’ai fait depuis longtemps la critique de ses thèses et de celles de ses émules[10]. On se contentera d’en répéter ici un exemple pour montrer à quel point sa reconstitution des « cadres mentaux » du XVIe siècle est confuse et arbitraire: « Le sens intellectuel par excellence, la vue, n’avait pas encore conquis la première place, distancé tous les autres. Mais c’est qu’‘intellectuel’ et ‘intelligence’, ce sont là des mots qui demandent à être sinon définis, du moins datés. Et, lecteurs des beaux livres de Lévy-Bruhl, nous n’avons pas besoin qu’on nous le démontre péremptoirement »[11]. Ce serait donc le sous-développement du sens de la vue qui rendrait Léonard de Vinci et ses contemporains moins intelligents que nous, ce que traduirait l’absence du mot « intelligence » dans leur vocabulaire. Febvre semble en effet vouloir dire que le mot n’avait pas le sens moderne au XVIe siècle (en fait le Trésor de la langue française le repère dès le XIIe siècle) et que les gens n’avaient donc même pas la notion de la chose, en confondant selon son habitude les mots et les notions qu’ils traduisent. Mais on aimerait pouvoir lui demander quelle est sa notion de l’intelligence, car il propose de dater la notion qu’il confond avec le mot et ne définit pas, ce qui est méthodologiquement une double ineptie.

Le clivage entre la rationalité que nous possédons et l’irrationalité des autres ne sépare pas que les civilisés des primitifs et le présent du passé, mais aussi l’ »élite » du « peuple ». A nouveau, les notions forgées par l’anthropologie ont été empruntées par les historiens au moment où elles commençaient à poser problème dans cette discipline. Les anthropologues avaient baptisé « acculturation » les transformations qui surviennent dans une culture au contact d’une autre, sans trop s’inquiéter au départ des inconvénients d’une catégorie qui comprenait aussi bien l’introduction d’une denrée culinaire qu’un génocide: il s’agissait surtout d’évaluer la soumission des colonisés ou des immigrants et d’expliquer leurs résistances pour pouvoir les briser[12]. Et c’est bien le modèle colonial que des historiens français, principalement Pierre Chaunu et Jean Delumeau[13], ont plaqué sur l’évolution sociale de l’Europe dès les années soixante, c’est-à-dire en pleine décolonisation. La Réforme et la Contre-Réforme auraient difficilement triomphé des résistances d’une population majoritairement rurale, illettrée et superstitieuse, mais que les « élites » auraient finalement réussi à acculturer.

En fait, l’appel à une anthropologie dépassée ne faisait que légitimer une manière de réserver aux notables le rôle de sujets de l’histoire qui n’était ni neuve, ni spécifiquement française. En Allemagne, la sociologie historique d’un Norbert Elias donnait aux cours la même mission civilisatrice[14], tandis qu’un historien anglais comme Hugh Trevor-Roper opposait naïvement les lumières de l’érasmisme à la social pressure du peuple en parlant de la chasse aux sorcières à l’époque moderne, à peu près comme le français Robert Mandrou[15]. Si on voulait remonter plus loin dans l’historiographie, on s’apercevrait qu’à travers bien des médiations, le clivage a pris son origine dans la conception que l’Église se faisait de sa propre mission, luttant contre les « superstitions » païenne au nom de la vraie religion. L’historien peut ainsi se reposer sur les sources chrétiennes pour dresser un tableau pittoresque de l’état intellectuel et moral de ses ancêtres.

A la religion du peuple, crédule et conservatrice, s’oppose toujours l’affranchissement des « élites », qu’elles soient supposées plus ou moins déniaisées ou qu’on leur attribue une religion plus évoluée, car les historiens des mentalités sont souvent chrétiens. Il en résulte que la religion est toujours déjà là et que le fait religieux apparaît donc comme premier. C’est ainsi qu’un progressisme hérité de la volonté démystificatrice des Lumières se mue en obscurantisme, faisant cesser toute interrogation sur la production du fait religieux que l’époque moderne analysait encore à travers la problématique sulfureuse des inventeurs de religions.

Ces préjugés sont particulièrement évidents dans l’histoire économique et sociale française où on a l’impression qu’y rajouter une couche de mentalités était censé la convertir en histoire totale. Les paysans de Languedoc d’Emmanuel Le Roy Ladurie en donne un bon exemple[16]. L’analyse socio-économique méticuleuse, typique des grosses thèses françaises de l’époque, est au-dessus de tout reproche et donne une vue précise de l’évolution des prix, de la production, de la démographie et des propriétés qui tantôt se concentrent, tantôt se morcellent. A des phases de relatif bien-être succèdent des périodes d’oppression et de misère qui conduisent à des révoltes suivies d’impitoyables répressions. Jusque-là, on ne peut que louer le travail accompli.

On admettra avec l’auteur que le comportement humain n’est pas une réponse mécanique à ces évolutions, mais est-ce une raison pour faire entrer en scène des mentalités supposées a priori ? Prenons l’exemple du comportement des gros propriétaires terriens qui cherchent l’ascension sociale vers la noblesse plutôt que d’investir[17]. Est-ce vraiment dû à une absence d’esprit d’initiative ? Le Roy Ladurie avait pourtant clairement montré deux choses. D’une part, les blocages de nature matérielle, tels que la mauvaise qualité d’une grande partie des sols, rendaient difficile ou impossible une augmentation de la production. D’autre part, l’esprit d’initiative se portait très bien dans l’industrie textile, laquelle avait des opportunités d’expansion et d’exportation. Dès lors, plutôt que de faire état d’hypothétiques mentalités, l’historien ferait mieux de se demander ce qu’il aurait fait à leur place, à plus forte raison lorsqu’il estime appartenir à une élite contemporaine, dégagée d’une mentalité primitive.

Lesquelles mentalités primitives sont à leur comble chez les paysans. L’auteur n’arrête pas de qualifier leur attitude en termes désobligeants : balourds, stupidité, obscurantisme, arriérés, etc.[18]. Comme ils sont superstitieux, une vague de diabolisme les submerge, d’où l’expansion de la sorcellerie[19]. Il suffit, pour arriver à cette conclusion, de se servir d’aveux arrachés sous la torture. Il serait tout-de-même plus prudent de se demander si la sorcellerie progresse ou si les juges inventent et font confesser des méfaits imaginaires, tels que le déplacement dans les airs pour se rendre au sabbat et y baiser le derrière du diable[20]. Mais l’auteur poursuit sur sa lancée en assimilant les révoltes paysannes à une forme de sabbat. Concluons que l’appel aux mentalités a empêché toute réflexion sérieuse sur les stratégies mises en œuvre dans les différents groupes sociaux pour modifier les situations ou pour s’y adapter.


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Optimisme technocratique et histoire

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Si la certitude que nous sommes plus civilisés que nos ancêtres a joué un rôle essentiel dans l’histoire des mentalités, elle n’était pas la seule raison de son succès. Il est significatif que l’héritage de Lucien Febvre ait été explicitement revendiqué par Michel Foucault dans son ouvrage sans doute le plus influent, Les mots et les choses, paru en 1966. Or ce philosophe, à l’inverse de l’historien, avait une vision extrêmement critique du présent, du moins du point de vue éthique. Mais lui aussi croyait pouvoir définir le cadre contraignant dans lequel la pensée se serait enfermée à chaque palier de son évolution. C’est à nouveau le XVIe siècle qui sert de point de départ, caractérisé par une pensée strictement analogique qui se serait effondrée au siècle suivant pour faire place à des systèmes classificatoires, pensés en termes de représentation – voire de théâtre – du monde. Les observations justes ne manquent pas et Foucault a livré de bonnes pages sur la magie naturelle de la Renaissance, comme sur l’utopie de la langue naturelle et la pratique exubérante du commentaire qui sont incontestablement très caractéristiques de la période. D’autres révolutions épistémologiques sont parfaitement saisies, comme le rôle dominant que prend l’histoire au XIXe siècle dans l’organisation du savoir ou encore la constitution sous l’effet des sciences humaines d’une figure de l’homme tout à la fois comme objet d’un savoir empirique et comme sujet transcendantal, ce qu’il appelle le « doublet empirico-transcendantal ».

Or, toujours selon Foucault, l’évolution récente des sciences humaines nous laissait espérer qu’elles nous débarrasseraient de cette figure contradictoire en se déplaçant vers l’étude du langage et en y découvrant des structures formelles agissantes à l’insu de la conscience du sujet. Tout en effet semblait converger vers cette conclusion dans les années 1960, aussi bien l’analyse des structures de parentés, puis des mythes chez Claude Lévi-Strauss que l’hégémonie prêtée au « Signifiant » chez Jacques Lacan, le triomphe du formalisme dans la linguistique diachronique traçant une voie dans laquelle la science positive semblait valider une conception mystique du langage dont Mallarmé et Heidegger étaient les prophètes. Maintenant que les linguistes ont à peu près cessé de chercher la structure profonde du langage comme une pierre philosophale et qu’ils pratiquent avec pragmatisme une discipline auxiliaire de l’informatique et de la pédagogie, nous pouvons à la fois sourire de cet optimisme épistémologique et regretter l’élan qu’il avait momentanément donné à nos recherches.

La dimension eschatologique du grand livre de Foucault – tendu vers l’émergence d’une nouvelle positivité – est responsable d’énormes simplifications, à commencer par l’opposition entre la pensée analogique de la Renaissance et la pensée de la représentation à l’époque classique, comme si l’idéal du livre comme miroir, comme speculum, n’était pas déjà caractéristique du Moyen Age. La réduction de la pensée du XVIe siècle à ses formes les plus pittoresques, comme la magie naturelle et l’herméneutique sans garde-fous, lui a fait oublier la résistance de la scolastique, sans laquelle il serait difficile de comprendre la formation de Spinoza ou de Leibniz et certainement celle de Descartes. Les « socles épistémologiques » imaginés par Foucault l’ont amené très logiquement à faire naître l’organisation du savoir par ordre alphabétique, celle des dictionnaires et des index, à l’âge classique, alors qu’une vérification élémentaire lui aurait montré qu’elle était courante au Moyen Age. Un ouvrage comme l’Histoire de la folie, qui est aussi une réussite à bien des égards, manifestait déjà la même recherche illusoire d’un point de départ qui permettrait de faire naître progressivement la modernité par contraste, en l’occurrence un Moyen Age où les fous étaient bannis au lieu d’être enfermés. Il suffisait pour cela de confondre les Narren, les fous de carnaval mis à la mode par Sebastian Brant comme symboles des vices de son temps, censés voyager sur le Rhin, avec les aliénés mentaux qui ont toujours été enfermés lorsqu’on les jugeait dangereux. La sympathie dont Foucault faisait preuve envers le passé ne l’a pas empêché de rejoindre Febvre dans une sorte de darwinisme épistémologique.

Il ne suffit pas de dénoncer ce qui nous paraît inacceptable, du point de vue de la méthode, dans la conception de l’histoire des générations précédentes: il faut aussi essayer de comprendre ce qui donnait à des contrevérités l’allure de l’évidence. Que Foucault ait revendiqué l’héritage de Febvre et s’en soit inspiré est à première vue paradoxal. Autant l’historien se laissait aller à l’intuition psychologique et aux approximations lyriques, autant le philosophe pensait en termes de systèmes articulés. L’acceptation enthousiaste par Febvre des anciennes thèses de Lévy-Bruhl sur les « primitifs » est assez caractéristique de l’époque coloniale, tandis que Foucault a vécu sans traumatisme la décolonisation et s’en est certainement réjoui.

La leçon essentielle que Foucault tirait de Febvre était sans doute la thèse que les hommes d’une époque déterminée sont dans l’impossibilité radicale de penser en dehors d’un cadre épistémologique bien balisé par les limites d’un « outillage mental », que chaque époque a son « impensé ». Ce n’est pas entièrement faux: on voit mal comment le XVIIe siècle aurait pu raisonner sur les microparticules ou sur la radioactivité. Le problème est que l’ »impensé » en question ne contient forcément pour l’épistémologue que les connaissances qu’il possède et qu’il suppose à tort ou à raison étrangères à l’époque étudiée, car il pourrait difficilement connaître son propre « impensé ». Ce biais serait acceptable si l’on supposait que les connaissances progressent indéfiniment, que nous possédons aujourd’hui tout ce qu’il pouvait y avoir de valide dans les savoirs du passé et si ce que nous avons perdu méritait toujours de disparaître. Un épistémologue que Foucault admirait et qu’on continue à encenser a formulé cette thèse sans nuances: « On voit alors la nécessité éducative de formuler une histoire récurrente, une histoire qu’on éclaire par la finalité du présent, une histoire qui part des certitudes du présent et découvre, dans le passé, les formations progressives de la vérité. Ainsi la pensée scientifique s’assure dans le récit de ses progrès »[21].

Il est probable qu’une telle thèse soit encore majoritaire aujourd’hui dans l’opinion, mais il est sûr qu’elle est, en un demi-siècle, devenue désuète dans des pans considérables de la recherche et des autres pratiques sociales. Les différentes disciplines se mettent à interroger leur histoire, non plus toujours pour opposer les certitudes du présent aux égarements du passé, mais de plus en plus pour s’interroger sur la validité de leur trajectoire, pour retrouver les pistes abandonnées à tort, à la manière de la médecine qui a repris l’enseignement des techniques d’auscultation après les avoir considérées comme dépassées. Chez Foucault, la mise en question du présent en est restée au niveau éthique. Il appartenait encore à une génération dont les conceptions épistémologiques ne mettaient pas en cause la subordination de la science à la technocratie.


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Structuralisme

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Les progrès de la formalisation en linguistique avaient soulevé un immense espoir dans les sciences humaines. Les rapports étant étroits entre le langage articulé et la pensée (peut-être moins qu’on ne l’a cru et ne le croit souvent encore), la pensée elle-même pouvait se formaliser, ce qui aurait comblé le fossé entre les sciences de l’homme et celles de la nature, plus prestigieuses parce que supposées exactes. Le développement encore balbutiant de l’ordinateur ne pouvait qu’encourager cet espoir. Or le formalisme linguistique ne parvenait à se construire qu’en séparant artificiellement la synchronie de la diachronie, en oubliant que la langue vit dans une transition jamais achevée d’un état à un autre. Il supposait un système stable et clos dans lequel, selon la leçon de Ferdinand de Saussure, la valeur sémantique de chaque terme était donnée par ses relations à tous les autres, ce qui est vrai des langages formels de la logique, mais inimaginable dans un système en perpétuel renouvellement. Quoi qu’il en soit, la présentation formaliste des structures de parenté, puis des mythes par Claude Lévi-Strauss, directement influencé par le linguiste Roman Jakobson, ouvrait des perspectives entièrement neuves. Il s’agissait en même temps d’un défi pour l’histoire dont on n’élimine pas facilement la diachronie. Une histoire structuraliste de stricte obédience n’est sans doute même pas pensable. Inversement, l’entreprise emblématique de Lévi-Strauss s’accommodait parfaitement du présupposé que les peuples qu’il étudiait n’avaient pas d’histoire.

Néanmoins, le structuralisme a eu des répercutions globalement positives sur le travail des historiens, en favorisant une plus grande attention aux interactions synchroniques. Une société forme un tout composé de milieux qui ne vivent pas en autarcie. Les cloisonnements érigés par l’histoire des mentalités entre les « élites » et le « peuple », entre religion savante et populaire, et aussi bien les temporalités différentes dans lesquelles vivraient les uns et les autres selon Fernand Braudel devinrent suspects[22]. La notion de survivance, proche de celle de superstition, qui permettait d’expliquer par la référence au passé les archaïsmes réels ou supposés des classes sociales dominées, apparut comme contestable. Pour qu’une représentation survive, il faut qu’elle ait retrouvé un sens dans son nouveau contexte et c’est ce sens qu’il faut découvrir, au lieu de recourir au mythe des origines. En retour, la conception de la diachronie s’en trouve modifiée. Elle apparaît non plus comme un continuum, mais comme une succession de ruptures, isolant autant de synchronies successives. C’est d’ailleurs ainsi que se présente la succession des « socles épistémologiques » de Foucault qui ne se voulait pas structuraliste, mais se trouvait de fait au point de jonction entre le structuralisme et l’histoire.

Or la projection du modèle linguistique sur toutes sortes de structures a engendré une grave confusion entre la signification d’un message et le sens d’un acte, y compris d’un message qui est un acte de parole. Se servir d’un marteau pour planter un clou est une conduite rationnelle et toute conduite rationnelle a un sens. Mais planter un clou n’est pas produire un message et toute conduite rationnelle n’a donc pas nécessairement une signification. Inversement, je comprends immédiatement la signification d’une phrase comme « Paul aime les mirabelles », mais, hors d’un contexte particulier, elle n’a absolument pas de sens. La confusion entre sens et signification entraîne celle du message intentionnellement produit et du symptôme non intentionnel, nous y reviendrons. Dans le structuralisme, elle détourne l’attention de la production du message par un locuteur, comme si le code produisait le message. Elle peut s’appuyer sur la thèse freudienne de l’inconscient, en tout cas dans sa version lacanienne qui fait de l’inconscient un langage. D’où le succès rencontré par la célèbre formule de Lévi-Strauss: « Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu »[23].

L’ampleur et l’intérêt des Mythologiques de Lévi-Strauss ne sont pas en cause. S’il est un reproche à lui faire, c’est d’avoir érigé en principe théorique une difficulté méthodologique. En travaillant de seconde main sur les mythes récoltés par les ethnologues, il ne pouvait analyser la production de ces mythes et, même en travaillant de première main, ce n’était pas forcément possible. Il pouvait déceler des transformations entre un récit mythique et un autre, mais ni dire lequel est à l’origine de l’autre, ni à plus forte raison explorer les raisons de la transformation, tout au plus les corréler à des différences entre les cultures de deux groupes (ce qui est déjà un beau résultat). Mais ce n’était pas une raison pour nier que ces récits aient été pensés par les hommes qui les ont produits et pour imaginer qu’ils leurs sont tombés dessus comme une bosse sur le front.

Le structuralisme se donne comme une sémiologie avec une conception souvent radicale du signe. La linguistique de Ferdinand de Saussure, très influente dans les années soixante, délaissait le référent, c’est-à-dire l’objet dénoté par le signe. Le signe étant réduit au face à face du signifiant et du signifié dont la valeur se confond avec sa relation aux autres signifiés, le langage ne s’articulait plus sur le monde extérieur et devenait solipsiste, ou encore les signifiés se substituaient aux référents. Pour la même raison, les recherches sur l’image d’Umberto Eco ou de Nelson Goodman niaient la ressemblance, c’est-à-dire l’articulation de la représentation sur les objets du monde extérieur, comme si les images étaient des tableaux abstraits[24]. Il y a des objets représentés derrière les représentations et il est nécessaire de confronter les uns aux autres. Comme Pierre Bourdieu l’avait remarqué en étudiant le mariage préférentiel chez les Kabyles, ceux-ci tenaient un discours sur les structures de parenté qui ne correspondait pas à la réalité des pratiques[25]. Quelles que soient les avancées qu’il représente, le structuralisme a eu la faiblesse de gommer à la fois la production des discours et leur capacité à représenter la réalité ou à la dissimuler.


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Le point de vue du consommateur

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Si le structuralisme s’est théorisé en France, l’histoire de la réception est un apport allemand. Alors que le structuralisme tourne le dos à la phénoménologie, l’histoire de la réception s’en inspire et lui doit le rôle central accordé à l’interprète qui fait évoluer le sens des œuvres et détermine ainsi leur place dans l’histoire[26]. Or, malgré leurs origines distinctes et même opposées, les deux courants évacuent de manière comparable la production de l’œuvre. En effet, pour autant que l’œuvre ne persiste pas dans un statut ontologique stable, mais se reconstitue à chaque moment de la diachronie comme un nouveau nœud de relations contextuelles, son histoire tend à se confondre avec celle de ses réceptions successives, ce qui évacue le problème de sa production. Plus exactement, tout se passe comme si sa production se confondait avec ses interprétations successives, les intentions du producteur n’étant elles-mêmes qu’une interprétation comme les autres.

En soi, l’intérêt pour les réinterprétations successives des œuvres – littéraires, philosophiques et artistiques dans le cas de l’histoire de la réception – est plus que légitime. Il n’en va pas de même de la tendance à les diluer dans leurs interprétations, à réduire leur existence à leur perception par des sujets, à en dissoudre la signification dans celles qu’on leur a données. L’inspiration phénoménologie de l’histoire de la réception et cette histoire elle-même ne peuvent être globalement accusées de ce travers, mais elles semblent lui servir trop souvent d’alibi. En fait, dans la mesure où les réinterprétations d’une œuvre la transforment, il importe de connaître cette œuvre dans son authenticité, sans quoi on connaîtra le produit transformé, mais pas la nature de la transformation, autrement plus révélatrice du nouveau contexte. On peut désigner l’attitude contraire comme le point de vue du consommateur.

On comprend facilement le succès auprès des intellectuels d’une démarche qui valorise au plus haut point le critique ou l’exégète aux dépens de l’artiste ou de l’écrivain, le commentateur aux dépens de l’auteur. On s’étonne à première vue que la lourdeur de la manœuvre passe si facilement inaperçue. Mais une réflexion rapide sur la consommation des œuvres du passé permet de comprendre que cela arrange beaucoup de monde. La relativisation du sens des œuvres est au cœur de notre rapport avec le passé, particulièrement de notre rapport esthétique à ces œuvres. Elle fonde leur décontextualisation par le musée qui atteint ses sommets lorsque les œuvres anciennes et contemporaines sont confrontées dans les mêmes salles, avec le présupposé qu’elles s’éclairent réciproquement. Elle fonde la « mise en scène » anachronique des opéras du passé, en légitimant les contresens destinés à les rendre actuels. Elle fait système avec la transformation des édifices anciens aux dépens de leur restauration et avec le traitement des monuments sur le mode du Disneyland. On sait bien que le passage du temps fait perdre aux œuvres leur fonction première et modifie la perception que nous en avons. Mais le problème est de savoir si ce qui nous intéresse en elles est ce que nous en avons fait ou ce qu’il leur reste d’altérité. Éviter de se confronter à l’altérité, c’est détruire l’histoire. Du reste, les mêmes réflexions doivent se faire sur l’évolution récente de l’ethnologie, entre autres dans les musées, avec son repli sur le quotidien et le familier, sur le moulin à café de nos grand-mères.


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Culture matérielle

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L’histoire des mentalités n’articule pas sérieusement les phénomènes psychiques qu’elle prétend dégager sur la réalité sociale. C’est ainsi que le religieux, qui y occupe une forte place, est toujours un héritage qui ne sert guère qu’à expliquer les comportements jugés irrationnels et, si on se soucie de son origine, c’est pour supposer qu’il la prend dans la peur que les forces de la nature inspiraient aux hommes qui ne les maîtrisaient pas encore. Le structuralisme, tout comme l’épistémologie foucaldienne, est trop préoccupé par l’étude interne des phénomènes culturels pour les articuler davantage sur les transformations du contexte économique et social. Par ailleurs, ces différentes approches et à plus forte raison l’histoire de la réception ont en commun de ne guère se servir que des textes et des images. Cela finit par créer une béance, particulièrement sensible aux archéologues. La mauvaise réponse consista à accepter le partage et à inventer un domaine de recherche complémentaire: la culture matérielle.

Si la culture matérielle en question est autre chose que le résultat d’un mauvais partage des tâches, on aimerait en avoir une définition, mais apparemment, elle est difficile à trouver[27]. Si matériel s’oppose à immatériel, l’histoire de l’art appartient à la culture matérielle, mais il doit plutôt s’agir des formes socialement inférieures ou des formes triviales de l’existence. Matériel semble bien s’opposer à spirituel, mais alors il faudrait savoir si une hostie, voire un vulgaire bénitier, appartient à l’une ou à l’autre des deux cultures. Appliquée à l’histoire de l’alimentation, la culture matérielle risque de concerner la food plutôt que la cuisine. N’a-t-on pas pu croire qu’on réglerait le problème de la faim en nourrissant les sous-développés de soja comme les bestiaux? Plus généralement, on a à nouveau l’impression qu’une difficulté méthodologique est transformée en système. En effet, l’archéologie, surtout celle des peuples sans écriture, ne donne guère accès à l’ordre symbolique dans lequel s’insèrent les objets : on fait donc de ce qu’on parvient à étudier la culture matérielle. Bien entendu, un certain nombre de spécialistes se rendent compte du problème et veulent le régler en collaborant avec d’autres historiens ou des anthropologues, un peu comme un médecin appelle le psychologue à l’aide.

Finalement, on a l’impression que les rapports entre l’âme et le corps sont projetés sur l’histoire, non pas dans la perspective aristotélicienne et thomiste où l’âme est la forme substantielle du corps, mais plutôt dans celle du platonisme qui en fait des substances distinctes. Qu’est-ce en effet que la cuisine, sinon la forme substantielle de la nourriture humaine ? Elle est donc de nature spirituelle et ceux qui mangent ou veulent faire manger n’importe quoi on perdu l’esprit. Ou, pour le dire autrement, on ne peut séparer l’étude des objets, des plus triviaux aux plus sophistiqués, de celle de la pensée qui les organise. La seule légitimité d’une approche indépendante de l’objet est la détermination de ses caractères objectifs, tels que son âge, sa composition chimique et son état de conservation. Si l’archéologue a plus d’ambitions, il lui faut renoncer à la chimère de la culture matérielle.

En fait, les spécialistes de la culture matérielle à la fois ne se pressent pas de la définir et prétendent souvent ne pas séparer l’étude des objets de celle de leur appréhension. Dont acte. Ils nous disent aussi qu’ils s’intéressent plus particulièrement aux aspects triviaux de l’existence sur lesquels il n’y avait pas beaucoup de recherches, par opposition à l’histoire de l’art par exemple. Mais qu’est-ce que ces aspects triviaux, une fois admis que la cuisine n’est pas l’alimentation et même qu’elle est solidaire du système religieux ? A supposer qu’on parle d’histoire de la culture matérielle pour dire que le point de départ de la recherche est l’interrogation sur des objets de la vie quotidienne, cela peut se comprendre de la part du préhistorien ou de l’archéologue des sites villageois du haut Moyen Age qui sont bien obligés de se contenter de ce qu’ils ont et qui n’ont parfois pas grand-chose de plus. Mais la pénurie d’information ne constitue pas un domaine de recherche et ne justifie pas davantage le nom qu’on prétend lui donner. L’intérêt des travaux concernés n’est pas forcément en cause, mais plutôt l’aversion des historiens envers la réflexion abstraite.


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L’histoire asservie

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Certes, « l’histoire est fille de son temps ». Si cette sentence vise à déplorer les limites de nos interrogations, elle n’est que trop juste. S’il s’agit de s’en accommoder, elle justifie le confort de l’ignorance. La valeur d’un historien se mesure en effet à sa capacité de s’abstraire des fausses évidences idéologiques de sa propre société par la connaissance de sociétés qui se sont pensées et organisées différemment.

Il n’est pas juste de déplorer le poids des idéologies chez les historiens du passé, lorsqu’on les subit au même degré. Que les historiens des anciens Pays de l’Est aient été obligés de se conformer à l’idéologie marxiste est une évidence. Du moins, cette contrainte était loin d’être toujours intériorisée. Dans certains de ces pays, comme en Pologne, en Tchécoslovaquie et même en Allemagne de l’Est, si on ne touchait pas à une question politiquement trop sensible, il était possible de s’en tirer en affichant son conformisme dans l’introduction et dans la conclusion des travaux. Si la censure est inexcusable, elle n’empêche pas de penser, contrairement aux fausses évidences partagées par l’historien et son public. Il n’est pas nécessaire de développer davantage ce point, puisque toute cette partie du livre est consacrée aux fausses évidences dont beaucoup, à commencer par le progressisme, étaient des dogmes à l’Ouest autant qu’à l’Est.

Un phénomène que François Hartog a baptisé le « présentisme » est de nature à rendre les fausses évidences inévitables[28]. Le constat que les interrogations des historiens sont largement suggérées par les problèmes de leurs temps s’est transformé en injonction, pour l’histoire, de répondre aux problèmes que les gens se posent. Il s’agit probablement d’un cas particulier dans un phénomène plus général: à travers les choix imposés par les bailleurs de fonds, l’ensemble des sciences est soumis à un utilitarisme à courte vue, indifférent aux questionnements épistémologiquement légitimes. A titre d’exemple, on plaisante en Suisse, dans les milieux concernés, sur le moyen de décrocher un gros subside de recherche en sciences sociales : le meilleur moyen d’y parvenir est de proposer quelque chose sur les jeunes en Suisse ou sur les vieux en Suisse. Dans le cas de l’histoire, il s’agit essentiellement de manipuler la mémoire, d’où l’importance prise par les commémorations qui articulent directement la recherche sur les intérêts immédiats. Le comble du phénomène est probablement l’exploitation touristique du patrimoine qui transforme les monuments en vaches à lait, en les défigurant au lieu de prendre les mesures nécessaires à leur conservation. Sa manifestation la plus perfide est sans doute l’enseignement de l’histoire « par problèmes » qui exclut toute vision plus ou moins cohérente d’une autre société, tout en projetant sur le passé les problèmes à la mode.

Cela dit, le « présentisme » n’est pas seul à coucher la recherche historique dans un lit de Procuste. Que l’histoire du droit soit pratiquement un monopole des juristes, celle du calvinisme des calvinistes et celle du judaïsme des juifs, il y a à cela des raisons plus ou moins acceptables qui vont de la technicité du domaine à l’esprit de chapelle. Mais que l’histoire de l’homosexualité soit à peu près dans le même cas ne peut s’expliquer par une quelconque technicité. Cela semble montrer que chacun, appartenant ou non à la communauté considérée, pense qu’elle possède son histoire en propre et que ceux qui n’en sont pas n’ont pas à s’en mêler.

Le cas de l’histoire religieuse est devenu particulièrement problématique. Auteur d’un ouvrage sur Luther, je reçus un jour un courrier à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, comme s’il fallait être un théologien protestant pour s’intéresser au Réformateur. Autour de 1900, il était fréquent d’aborder les religions encore pratiquées d’un point de vue laïque ou encore d’un point de vue confessionnel hostile à la confession étudiée. La cinquième section de l’École Pratique des Hautes Études avait été créée en France pour promouvoir le point de vue laïque et personne n’aurait pu imaginer alors qu’elle abriterait dès la seconde moitié du XXe siècle un important pourcentage de chercheurs appartenant à la confession qu’ils étudient. Certaines recherches d’inspiration anthropologiques, comme en Allemagne celles de Hermann Usener, abordaient les religions sans fausse familiarité. Usener était un spécialiste des religions antiques, mais il a beaucoup apporté à la compréhension du christianisme médiéval et moderne grâce à sa démarche de comparatiste, avec une lucidité qui ne serait plus aujourd’hui si facilement acceptée. Dans un essai comme Heilige Handlung, il analysait la bénédiction des fonts baptismaux comme on le ferait des rites d’une religion à mystères de l’Antiquité, mettant en évidence un symbolisme sexuel totalement explicite dans le texte latin du missel, mais non moins totalement ignoré[29]. Il a fortement influencé l’histoire et la sociologie religieuses dans un premier temps, y compris chez les durkheimiens, mais ses émules ont préféré réserver ses méthodes aux religions exotiques ou disparues.

Les historiens confessionnels pratiquant la polémique doivent être lus avec beaucoup de méfiance, mais ils ont plus d’une fois fait surgir de vrais problèmes, camouflés par les apologistes des confessions qu’ils agressaient, avant qu’on ne cesse de les lire au nom de l’œcuménisme. A titre d’exemple, il serait difficile d’avoir une idée exacte de la trajectoire et de la doctrine de Luther sans avoir lu le dominicain Henri Denifle et le jésuite Hartmann Grisar, aujourd’hui considérés comme « dépassés »[30]. A l’intérieur d’une même confession, il arrive que la polémique débouche sur des ouvrages de valeur. On doit au dominicain Yves Congar, l’un des principaux inspirateurs du concile Vatican II, une belle étude sur l’histoire de l’ecclésiologie, précisément parce qu’il contestait celle qui était en vigueur[31]. On peut même trouver chez un historien catholique, une manière de déjouer la censure digne des anciens Pays de l’Est. Le jésuite Henri de Lubac est en effet parvenu à prouver que la notion de surnaturel n’est pas antérieure au XIIIe siècle, tout en affirmant en introduction qu’elle est consubstantielle à l’esprit humain[32]. La subordination de l’histoire à une cause reste un vilain défaut, mais rien n’est pire que la volonté de réconcilier tout le monde à ses dépens, à laquelle au moins ces savants avaient échappé.

Si l’histoire a été beaucoup tributaire au cours du XXe siècle de l’appartenance des historiens à des mouvements politiques, souvent vécue à la manière d’une appartenance religieuse, ce militantisme a régressé dans la seconde moitié du siècle au profit d’une attitude pragmatique et insidieuse, le lobbying. Cela s’explique facilement par l’échec des utopies sociales: faute d’espérer changer la société, il reste la possibilité d’obtenir des avantages de la société existante. Un lobby cherche à influencer avec des arguments divers, soit en prétendant que l’intérêt particulier qu’il défend se confond avec l’intérêt général, soit en réclamant la réparation d’un préjudice, les deux attitudes ne s’excluant pas. Le « présentisme » et la manipulation du point de vue historique sont donc deux ingrédients du lobbying.

Les gender studies constituent peut-être l’exemple le plus répandu aujourd’hui de l’histoire comme lobbying. C’est déplorable, car elles occupent un domaine, certes mal délimité, mais dont l’intérêt n’est pas douteux et même essentiel. On constate sans difficulté la conformité entre chaque théorie en présence et les préoccupations immédiates d’un groupe plus ou moins large, qu’il s’agisse de l’émancipation des femmes, des droits des homosexuels ou du statut des transsexuels. Il en résulte un flou remarquable sur la délimitation du domaine.

Il y a trois ou quatre ans, l’édition française de Wikipédia donnait la définition suivante:  » Le genre est un concept utilisé en sciences sociales pour désigner les différences non biologiques entre les femmes et les hommes ». C’était clair, mais limitatif, puisqu’il n’était pas question des différences de rôles sexuels à l’intérieur d’un même sexe, par exemple entre classes d’âge dans la pédérastie antique. Il s’agissait donc uniquement du point de vue féministe. La version anglophone était nettement plus compliquée: « Le genre est l’ensemble des caractéristiques appartenant à la masculinité et à la féminité et les différenciant. Selon le contexte, ces caractéristiques peuvent inclure le sexe biologique (c’est-à-dire le fait d’être mâle, femelle ou une variante intermédiaire qui peut compliquer l’assignement du sexe), des structures sociales fondées sur le sexe (incluant les rôles de genre et d’autres rôles sociaux), ou l’identité de genre »[33]. Elle commençait par éviter l’écueil d’une limitation aux rapports entre sexes différents, les notions de masculinité et de féminité s’appliquant indifféremment aux deux, puis devenait franchement confuse. On ne comprend pas bien le sens de gender role, car gender désigne entre autres ce qu’on nommait « rôle sexuel » il y a quelques décennies et qu’il s’agirait donc ici d’un rôle de rôle. Enfin, la possibilité d’inclure timidement le sexe biologique dans les caractéristiques du genre invite à se poser sérieusement la question: les Américains, auraient-ils fini par redécouvrir le sexe sans s’en apercevoir, en le baptisant gender?

En effet, si on accepte cette inclusion, on voit mal quelle différence il y aurait entre le genre et le sexe au sens large, à la fois biologique et culturel, excédant de toute part la génitalité, comme le comprenait Freud. Il est totalement imbriqué dans les rapports sociaux, à commencer par la parenté et les hiérarchies, que les pulsions sexuelles s’y soumettent ou qu’elles leur résistent. En même temps, on ne voit pas bien à quoi ressemblerait une sexualité humaine « naturelle », purement biologique[34].

Mais alors, pourquoi s’évertue-t-on à distinguer le genre et le sexe ? Il semble y avoir trois raisons:

  1. Il s’agit évidemment de mettre en évidence la composante culturelle du rapport entre les sexes, pour faire face à sa négation par ceux qui le veulent régi par Dieu ou par la nature. Mais c’est subordonner la recherche à l’apologétique, un peu comme si les paléontologues n’avaient rien d’autre en tête que de réfuter le créationnisme.
  2. Les gender studies constituent la part de la sexualité qui intéresse les « littéraires », abandonnant le reste aux « scientifiques », mais ce partage n’a pas la moindre valeur euristique.
  3. Il vaut mieux parler du sexe sans y toucher. Gender studies, cela fait tout de même mieux que sex studies, surtout pour obtenir des subventions.

Le troisième point n’est pas anecdotique, car le mot « genre » est tout simplement en train de prendre le relai du mot « sexe », un peu comme « sein » a remplacé « mamelle » ou « pis » au XVIIe siècle, de sorte qu’il a cessé de désigner le ventre. Prenons un exemple dans les journaux du 4 juillet 2020.

Le Parisien: « Le sexe des citoyens néerlandais ne sera plus mentionné sur leur carte d’identité d’ici quelques années, annonce la ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Science Ingrid van Engelshoven ».

Le Monde: « Le genre des citoyens néerlandais ne sera plus mentionné sur leur carte d’identité d’ici quelques années, une inscription jugée ‘inutile’ par la ministre de l’éducation, de la culture et de la science, Ingrid van Engelshoven ».

Si « genre » est autre chose ici qu’un euphémisme pour « sexe », il faut espérer que Le Monde se trompe, sans quoi l’état-civil néerlandais serait bien renseigné sur la vie privée des citoyens. En fait, on peut se demander combien de décennies passeront encore avant qu’on ne s’aperçoive que le gender n’est qu’un sous-produit du puritanisme anglo-saxon.



L’histoire comme science

Le procès de la scientificité de l’histoire s’expédie souvent en quelques mots. Lorsqu’un chercheur scientifique suppose une loi, il en fait l’hypothèse puis la vérifie par une expérience. Lorsque l’expérience est positive et reproductible, la loi est vérifiée. Or nous ne pouvons pas reproduite expérimentalement un événement historique: on ne va pas refaire la révolution française en costumes d’époque. Donc l’histoire n’est pas une science. Mais les choses ne sont aussi simples ni du côté de l’histoire, ni du côté des sciences en général.

Scientificité de l’histoire ?

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Parmi les rengaines les plus rabâchées qui prétendent mettre en doute la scientificité de l’histoire, il y a le couplet sur le vécu, l’individuel ou l’individuel vécu qui en serait l’objet. Et, comme on l’admet depuis Aristote, il n’y a pas de science de l’individuel. Passons sur les confusions entre d’une part l’individuel et d’autre part l’individu au sens de personne humaine, avec un vécu, une sensibilité, etc. Si on admet que l’objet de l’histoire n’est pas des personnes, mais des faits, le problème est celui de l’individualité du fait qui est toujours unique et ne se reproduit pas à l’identique. Mais qu’est-ce qu’une reproduction à l’identique ? Il s’agit toujours de l’identité selon une série de critères jugés pertinents, qu’on soit dans les sciences de l’homme ou de la nature. Les tours de main de l’artisan, par exemple, constituent un objet historique et sont par nature hautement répétitifs. Considérer que l’un de ces gestes, répétés des milliers de fois par des milliers de personne est à chaque fois unique n’aurait aucun sens. De même, on sait depuis Héraclite qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais cela n’intéresse pas spécialement l’hydrographie. La géologie étudie l’histoire de la terre et donc des faits individuels non reproductibles, mais personne ne doute de son caractère scientifique[35]. Objectera-t-on que l’histoire humaine est constituée de faits nettement plus complexes ? Mais si la simplicité des faits étudiés était un critère de scientificité, la physique des particules serait nettement moins scientifique que la phonologie par exemple.

L’objection de l’individuel vise souvent le caractère supposé non expérimental de l’histoire, le fait historique étant individuel au sens où il serait impossible dans la plupart des cas de le répéter expérimentalement. Mais cela vaudrait aussi bien pour la géologie: étudie-t-on les failles tectoniques en en provoquant? L’objection est d’autant plus curieuse que l’historien expérimente lorsqu’il le peut et le fait même de plus en plus dans un domaine comme l’archéologie, pour reconstituer les techniques du passé. C’est ainsi que des archéologues taillent des silex pour comprendre comment on procédait.

Que l’histoire s’occupe du vécu, individuel ou pas, est une objection encore plus étonnante à sa scientificité[36]. Cette objection vaudrait d’ailleurs pour l’ensemble des sciences humaines. Dans le cas de la médecine, on admet effectivement que ce n’est pas une science, mais un art. En revanche, la médecine légale est une science assez proche de l’histoire. Comme le médecin légiste, l’historien s’occupe du vécu après coup, une situation moins risquée. Mais l’objection du vécu peut viser autre chose: la recherche des intentions, d’une part l’intention d’exprimer ou de communiquer quelque chose, d’autre part ce qui, y compris dans un message, relève d’une autre intention, éventuellement de cacher quelque chose. Il y a bien là une originalité et une difficulté propres aux seules sciences humaines, dès lors qu’on n’imagine pas la nature comme une création divine, porteuse d’intentions providentielles. Pour étudier des actes intentionnels, il faut s’armer de méthodes bien différentes de celles de la

physique ou de la chimie par exemple, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient moins scientifiques. Nous verrons lesquelles le moment venu.

Mais tout d’abord, il est réducteur de faire comme si l’histoire, parce qu’elle s’occupe d’actes intentionnels, se confondait avec celle des intentions des hommes. Cela suppose qu’elle s’intéresse au pourquoi des événements plutôt qu’au comment et que le pourquoi se confonde avec les intentions de sujets individuels comme les souverains ou de sujets collectifs comme une classe sociale. Des pans entiers de l’histoire échappent à ces problématiques. S’il est parfaitement légitime de se demander pourquoi le potier fait tel type de pot, pour une destination utilitaire ou cultuelle, par exemple, il ne l’est pas moins de se demander comment il le fait, quels sont les procédés qui permettent le résultat. Et cette question ne porte pas sur une intention. Si on étudie les conséquences d’une peste sur une population, on sait bien que les gens ont l’intention de se protéger, qu’ils s’en vont lorsqu’ils le peuvent, mais ce qu’on étudie n’est pas cette intention évidente: ce sont plutôt les vecteurs de la contagion et les méthodes prophylactiques. On multiplierait sans difficulté les exemples concernant l’histoire et les autres sciences humaines.

Le problème des intentions semble redoutable, parce que nous ne voyons pas ce qui se passe dans la tête des gens et pilote leurs actes. En fait, dans l’immense majorité des cas, l’intention se déduit de l’acte, comme lorsque les gens fuient devant la peste. Lorsqu’on s’aperçoit qu’une charte est falsifiée, il suffit de la lire pour comprendre quel avantage le faussaire comptait en retirer. Dans une partie d’échec, le sacrifice d’une pièce est souvent incompréhensible dans l’immédiat, mais les deux ou trois coups suivants font comprendre ce que voulait le joueur. Il y a bien sûr des cas où l’intention présidant à l’acte est impossible à déterminer. C’est évidemment le cas lorsque l’acte lui-même est insuffisamment documenté, mais alors c’est l’impossibilité de comprendre l’acte qui est le problème. Le problème n’est spécifiquement celui de déterminer l’intention que si l’acte est ou paraît irrationnel dans son contexte.

L’irrationnel en question ne doit être confondu ni avec les simples erreurs, ni avec les comportements symboliques. Il va de soi qu’une décision peut être malencontreuse sans être irrationnelle: elle ne manifeste qu’une information insuffisante ou de l’ignorance. Quant aux comportements symboliques, nous verrons qu’ils cohabitent avec les comportements rationnels dont ils sont une suspension, au lieu d’être produits par quelque mentalité archaïque. En définitive, les comportements authentiquement irrationnels sont quantité négligeable et ne posent pas plus souvent de problèmes en histoire que dans la vie quotidienne.


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Une fausse démarcation

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Le sociologue Max Weber a sans doute été le promoteur le plus influent du partage entre les sciences de la nature et les sciences humaines, en opposant aux lois scientifiques les assertions sur les faits humains qui relèveraient d’une interprétation (Deutung) et seraient seulement plausibles[37]. On est là aux origines d’une « herméneutique », toujours très vivante en Allemagne et très influente en France. La thèse de Weber a été reprise par le sociologue Jean-Claude Passeron pour prouver que la réfutabilité, critère proposé par Karl Popper pour distinguer ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, n’est pas applicable aux sciences humaines[38]. Pour Popper, la scientificité d’une théorie est le fait de se prêter à la réfutation si elle est fausse, à la manière dont la proposition universelle « Tous les cygnes sont blancs » est réfutée par la découverte d’un seul cygne noir. Selon Passeron, les assertions des sciences humaines ne sont jamais qu’approximativement universelles, l’état initial du phénomène étudié n’étant jamais entièrement déterminable, de sorte que la découverte d’une exception ne les réfute pas. Ce ne sont donc pas des lois scientifiques, mais simplement des assertions plus ou moins plausibles.

L’ouvrage de Passeron est un bon exemple, à la limite de la caricature, de la vision scientiste des « sciences dures » qui règne chez les « littéraires ». On a l’impression en le lisant que la crise du fondement de l’arithmétique n’a jamais eu lieu et que l’optimisme scientiste du XIXe siècle n’a pas pris une ride. Or, l’opposition entre réfutabilité et plausibilité laisse échapper le problème des raisonnements probabilistes qui n’a rien de spécifique aux sciences humaines[39]. Pour que l’opposition ait un sens, il faut la fonder sur la théorie des probabilités dite « fréquentiste » qui distingue la probabilité de la plausibilité et réfuter la théorie bayésienne rivale qui incorpore la plausibilité dans la probabilité. Or il ne semble pas que cette question théorique soit tranchée. Au contraire, la théorie bayésienne connaît une faveur croissante, depuis que l’ordinateur a annulé le handicap que constituait la complexité des calculs[40].

Les probabilités fréquentistes mesurent le pourcentage de chances qu’un événement se produise et les probabilités bayésiennes la validité d’une prédiction, en fonction des données dont on dispose, d’où le choix assez malheureux de parler de probabilités « subjectives », la subjectivité n’étant ici que la limite des connaissances pertinentes, laquelle n’a rien de spécifique aux sciences humaines[41]. D’un point de vue bayésien, la distinction entre réfutabilité et plausibilité ne permet pas la démarcation entre deux types de sciences. Il en va de même de la distinction entre les lois que produiraient les sciences « exactes » et les modèles dont se serviraient les sciences humaines, comme les idéaltypes de Weber, l’utilisation de modèles étant courante dans les premières[42].

En outre, on oublie habituellement de remarquer que le célèbre exemple de Popper n’est pas ce qu’on appelle une loi scientifique. Que tous les cygnes soient blanc est un constat empirique banal et on imagine mal un programme de recherche destiné à le valider par l’expérimentation. Ce que dit Popper concerne la logique des propositions la plus élémentaire: une seule exception contredit une proposition universelle, qu’elle formule ou non une loi scientifique. Et l’exemple est heureux dans sa banalité, car on ne peut réduire la science à la seule formulation de lois sur la base de l’expérimentation. Un constat empirique correct peut avoir le plus grand intérêt scientifique, justement parce qu’il se prête à réfutation.

Le problème est donc en fait de savoir si le critère de réfutabilité fait la démarcation entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas dans l’ensemble des disciplines, y compris l’histoire. Or, on a sérieusement douté de son efficacité et même de son bon sens[43]. En effet, il semble mettre radicalement en cause la validité de l’évidence. Si nous considérons l’assertion que le soleil se lèvera demain comme non réfutable, nous sommes condamnés à la considérer comme non-scientifique. Mais il faut noter d’abord que l’exemple est assez mal choisi car il s’agit autant d’une tautologie que d’une proposition sur le monde. La notion même de lendemain s’articulant sur la régularité du cours des astres, on voit mal ce que demain peut signifier d’autre que le jour du prochain levé de soleil. Si le soleil ne se lève pas demain, c’est parce qu’il n’y a pas de demain.

D’autres objections opposent au critère de Popper la réalité concrète des pratiques scientifiques. La réfutation des lois scientifiques une à une n’est pas possible, vu le nombre de celles que présuppose chacune d’elles. De plus, on aurait bien tort d’abandonner une bonne théorie pour une seule observation qui semble la réfuter et on a eu raison de ne pas mettre en cause celle de Newton, lorsqu’il a été observé que l’orbite de la planète Mercure la contredisait. Mais le critère de Popper n’est pas une description de la pratique scientifique et ne dit pas qu’il faut réfuter une théorie à la première observation gênante: il se contente d’écarter les théories qui ne se prêtent à aucune procédure de réfutation. En outre, l’adhésion à ce critère n’implique pas de cautionner globalement le positivisme logique de son auteur.

Au risque de passer pour rétrograde, on maintiendra le critère de réfutabilité qui définit clairement la scientificité en histoire. Il n’est pas nécessaire de s’arrêter à des objections plus grossières, ainsi celle qui consisterait à mesurer la scientificité au degré de formalisation. La formalisation est un outil puissant qu’il faut l’utiliser chaque fois que c’est possible et utile, mais nous savons depuis les travaux de Kurt Gödel et d’Alfred Tarski que ni l’arithmétique, ni la logique ne peut formaliser ses propres présupposés. On trouvera nettement plus de raisonnements formalisés dans les histoires de la logique ou de la physique que dans celles des institutions ou de la peinture, mais cela ne leur assure pas un fondement dont les autres seraient privées. Un raisonnement exprimé en langage naturel peut être aussi valide qu’un raisonnement formalisé.

Tout cela pour dire que la démarcation entre les sciences humaines, dont l’histoire, et les autres, n’est que le produit de la surestimation de ces dernières chez ceux qui ne savent rien de leurs problèmes. Et encore, nous n’avons pas fait mention du plus grave: la privatisation progressive de pans entiers de la recherche dans les sciences dites dures, les États cédant à de puissants groupes privés une part croissante de son financement et donc de ses orientations ou les subventionnant pour faire la recherche qu’ils veulent. Si les objectifs de recherche favorisés par les États sont loin d’être toujours acceptables, ceux de groupes industriels et commerciaux ont toutes les chances de n’être dictés que par la seule considération du profit. Lorsque les États prennent comme experts les promoteurs d’une technologie dangereuse pour certifier son innocuité, on connaît d’avance le résultat. Or les sciences humaines ne sont pas celles qui intéressent le plus les opérateurs privés et l’histoire, tournée vers le passé, pourrait bien être celle qui les intéresse le moins. Dans de telles conditions, parler de l’histoire comme d’une discipline n’accédant pas à l’objectivité des sciences de la nature, c’est se tromper de siècle. Il y a bien sûr des conflits d’intérêts en histoire, mais ils sont proportionnels aux enjeux financiers et donc incommensurablement plus faibles.


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La pire des solutions

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A l’encontre de la recherche d’une démarcation entre l’histoire et la science, Lucien Febvre (encore lui!) prétendait remettre l’histoire à l’unisson des sciences exactes. Selon lui, ses prédécesseurs « positivistes » étaient des fétichistes des faits. Ceux-ci prétendaient les ramasser (en réalité les établir) et les disposer à leur convenance, comme dans les tiroirs d’une commode. Ému par les bouleversements scientifiques de son siècle, à commencer par la théorie de la relativité, il proposa une autre conception des faits. Parmi ses nombreuses tirades sur le sujet, on voici une de particulièrement révélatrice:

Un historien qui refuse de penser le fait humain, un historien qui professe la soumission pure et simple à ces faits, comme si les faits n’étaient point de sa fabrication, comme s’ils n’avaient point été choisis par lui, au préalable, dans tous les sens du mot choisi (et ils ne peuvent pas ne pas être choisis par lui) — c’est un aide technique. Qui peut être excellent. Ce n’est pas un historien[44].

Il est à craindre que beaucoup de monde souscrive aujourd’hui aux assertions de ce genre qui se répètent dans ses textes programmatiques. Elles posent pourtant quelques problèmes. Que n’importe quel chercheur choisisse les faits à étudier n’est pas une découverte et n’importe quel positiviste conviendra volontiers qu’il n’étudie pas tout et n’importe quoi. Mais on glisse un peu vite de l’idée de choisir les faits à celle de les fabriquer. Voulait-il dire que ses mentalités du XVIe siècle ne sont rien d’autre que son invention? Il faut plutôt supposer qu’il s’est laissé emporter par son pathos, car on dit plus couramment que les faits sont construits par le chercheur et c’est sur ce poncif qu’il faut s’interroger.

Il n’est pas difficile de comprendre ce qu’on veut dire par là. L’établissement d’un fait scientifique suppose une multitude de connaissances préalables, un dispositif expérimental, souvent des manipulations et ainsi de suite. Mais cela n’enlève rien à l’étrangeté de la formule qui repose sur la confusion entre la connaissance et l’existence du fait, comme si les faits n’existaient pas avant d’être « construits » par le chercheur, comme si la terre ne tournait pas autour du soleil avant qu’on le sache[45]. Or cette formule ne choque pas grand monde et il faut se demander pourquoi.

La raison en est dans la confusion entre science et technologie. Gaston Bachelard, qui a beaucoup fait pour transformer la confusion en dogme, semble éviter la formule, mais en trouve de très comparables. Dans la chimie selon lui, « le réel n’est plus que réalisation […] On s’exerce aussi à ne penser dans le réel rien autre chose que ce qu’on y a mis »[46]. La chimie n’est pas prise en exemple par hasard, car depuis l’origine, c’est peut-être la discipline où le rapport entre science et technologie est le plus étroit et où la découverte du réel est la plus dépendante de sa transformation. Il aurait été sensiblement plus difficile de tenir le même raisonnement sur l’astronomie par exemple. Mais peut-on croire que le tableau de Mendeleïev qui sert d’exemple à Bachelard aurait le moindre intérêt s’il n’était pas une description correcte d’un réel préexistant aux découvertes de la chimie ?

Ce qui donne une apparence de raison aux formulations aberrantes de Bachelard et de Febvre, c’est certainement l’idée que la science, pensée comme technologie, améliore le monde, que le problème n’est plus de le découvrir, mais de le remplacer par un monde meilleur. Or cette attitude persiste en pleine crise écologique, peut-être parce qu’on attend de la technologie qu’elle répare les désastres qu’elle a provoqués.

Mais il y a maldonne. Si la technologie a transformé le monde en poubelle, c’est parce que notre espace vital n’est pas infini, parce qu’il y a des limites qu’il importait non pas de construire, mais de découvrir, car elles sont un aspect de la résistance du réel et donc des faits. Bien sûr, l’écologie s’exprime avec le langage de la science et ces faits se découvrent à l’aide de calculs très complexes, mais cela n’en fait pas des inventions humaines. Laissons aux climato-sceptiques le soin de fabriquer les faits et contentons-nous de les découvrir. A supposer que nos technologies puissent nous aider à nous en sortir, ce ne sera qu’en affrontant un réel qui leur préexiste et découvrir ce réel est la tâche de la science.

Cela ne veut pas dire que la science, y compris la science historique, ne construise rien du tout. Mais ce qu’elle construit, ce sont des hypothèses et des théories, non pas des faits. Du point de vue poppérien que j’assume, une théorie n’est jamais vérifiée par les faits, mais cela ne l’empêche pas d’être satisfaisante. En considérant que le soleil tournait autour de la terre, on se trompait dans l’absolu, mais cette théorie rendait suffisamment compte de l’alternance régulière des jours et des nuits et a permis de construire les calendriers: on aurait eu bien tort de s’en passer. En revanche, ce sont les faits qui font abandonner les hypothèses et détruisent les théories. La physique des particules a découvert le caractère aléatoire des mécanismes quantiques, alors que ce n’est pas ce qu’elle cherchait. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’elle a renoncé à une explication déterministe de ces phénomènes. Elle n’a pas construit les faits qui ne s’y prêtaient pas : ils lui sont tombés dessus. De même, Frege n’a pas cherché le fondement de l’arithmétique pour découvrir qu’il n’y en avait pas et il a encore fallu un demi-siècle pour qu’on découvre qu’il ne pouvait pas y en avoir.


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Conditions de scientificité

Le problème n’est pas de savoir si l’histoire est scientifique ou non, mais de faire une histoire conforme aux exigences scientifiques, en prenant en considération ces exigences au lieu de prétendre que la science construit les faits. Il nous faut donc examiner un certain nombre de difficultés qui ne sont pas propres à l’histoire, mais qui peuvent se présenter de manière particulière dans cette discipline.

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Régularités

Il n’y a pas de lois de l’histoire ou, s’il y en a, personne ne les a découvertes. Il y a par contre des régularités en abondance, dues ou non à des initiatives humaines. Prenons un objet historique tel qu’une langue. Pour fonctionner, une langue suppose un nombre énorme de conventions plus ou moins bien respectées. Certaines sont des inventions humaines, à commencer par les noms de baptême affectés aux individus pour leur vie entière. Mais la plupart d’entre elles n’ont pas été décrétées: personne n’a jamais décidé que le verbe actif se placerait en français entre le sujet et les compléments ou encore que les substantifs seraient précédés d’articles. Elles ont été découvertes et plus ou moins codifiées après coup. Or elles ont toutes en commun de rendre la communication possible. Certes, elles sont constamment violées par des fautes de syntaxe ou d’orthographe et toutes sortes d’usages impropres. Mais les connaître permet de comprendre une langue.

Il y a un demi-siècle, certains structuralistes à la mode, comme Roland Barthes, assimilaient n’importe quelle pratique sociale à un langage, ce qui était abusif. En effet, toute pratique sociale ne vise pas à communiquer, ni même à exprimer quelque chose. En revanche, une pratique sociale met en œuvre aussi bien des règles imposées que des régularités ignorées des acteurs, tout comme un langage. Pour la comprendre, l’historien doit découvrir les unes et les autres. Comme elles ne sont pas des lois universelles et comptent des exceptions, leur application relève du probable.

L’impossibilité de mesurer les probabilités en question dans la plupart des cas peut passer pour un problème, mais qu’il ne faut pas surestimer. Nous n’aurions pas l’idée de sortir avec un parapluie en pleine canicule, même sans avoir consulté un bulletin météorologique. Un type de raisonnement que les historiens sont loin d’utiliser aussi fréquemment qu’il le faudrait permet, non pas de quantifier la probabilité qu’on événement ait eu lieu, mais de dire avec assurance qu’un événement a plus probablement eu lieu qu’un autre. En effet, quelle que soit la probabilité de p et de q, celle de p et q à la fois est moindre si ces propositions sont indépendantes et si la probabilité d’aucune d’entre elles n’est nulle, à plus forte raison celle de p et q et r. Inversement, si p et q et r sont vrais à la fois, une thèse qu’ils impliquent tous trois en reçoit une forte probabilité. C’est simple et approximatif, mais cela permet de résoudre des problèmes compliqués. Voyons deux exemples.

A partir de 1999, je me suis opposé avec des arguments de ce genre à la datation des églises majeures auvergnates dans la première moitié du XIIe siècle, considérant qu’elles avaient un demi-siècle de plus, en arrivant à la conclusion suivante:

La datation tardive des églises majeures repose […] sur la violation de trois principes probables:

  1. Il ne devrait pas s’écouler des décennies entre la fondation ou la donation d’une église et son éventuelle reconstruction.
  2. Les chapiteaux ont toutes les chances d’être contemporains de la partie de la construction dans laquelle ils se trouvent.
  3. Ce sont les petites églises qui imitent les grandes et non l’inverse.

Il est toujours possible qu’une chronologie violant l’un ou l’autre de ces principes soit néanmoins juste, mais il est très improbable qu’elle le soit si elle les viole les trois à plusieurs reprises. Il est raisonnable d’en conclure que les églises majeures datent bien du XIe siècle[47].

En fait, des doutes s’étaient déjà manifestés sur chacun de ces points et sur d’autres encore, mais ils n’avaient pas été réunis en faisceau de probabilités, de sorte que la chronologie établie n’en avait pas été ébranlée.

Il arrive également qu’une théorie de bon sens soit contredite à coup d’arguments ad hoc. Dans le cas de la cathédrale de Chartres, un article de Jan Van der Meulen en donne un exemple qui n’est pas à suivre[48]. Cet auteur met en doute la mise en service du chœur, et donc du chevet, en 1221, malgré le règlement des droits du chantre à disposer les chanoines dans les stalles selon un protocole très exact rédigé en janvier de cette année. On y apprend que « de nouvelles stalles de forme inusitée ont été posées dans le chœur de notre église selon une disposition nouvelle ». Selon Van der Meulen, il pouvait s’agir d’une disposition provisoire, en attendant la fin des travaux. Cela n’est pas totalement impossible, mais il faudrait qu’on ait eu des raisons sérieuses de faire un travail sur mesure dans un emplacement occupé par le chantier de construction et qu’on ait disposé pour cela de plans exacts, ce qui n’était pas évident à cette date. En outre, on comprendrait mal l’impatience à disposer d’un règlement des va-et-vient dans un lieu non encore disponible. Mais admettons provisoirement l’argument.

La datation de plusieurs vitraux du chevet avant 1221 s’accordait avec cette date selon la plupart des auteurs. Van der Meulen s’est appliqué à démonter l’argument, en faisant d’abord remarquer qu’un vitrail peut avoir été produit bien avant ou bien après la fenêtre qu’il occupe. S’il est incontestable qu’un vitrail puisse s’être fait attendre, il aurait été très délicat de le faire d’avance. En effet, les fenêtres sont loin d’avoir toutes les mêmes dimensions et les méthodes de travail de l’époque ne garantissaient pas une haute précision. Ce qui serait aisé dans les ouvertures rectangulaires et parfaitement identiques d’un mur de béton ne l’aurait pas été dans des arcs et des roses sculptés. Il est donc sinon certain, du moins très probable, que les vitraux ne précèdent pas la construction et donc que celle-ci n’est pas en retard sur les vitraux.

Notre auteur n’est pas pour autant à court d’arguments, car certains vitraux pourraient avoir été datés trop tôt. Pour ses collègues, la mort d’un personnage représenté en donateur est généralement considérée comme un terminus ante quem pour un vitrail, ainsi celle du chancelier Robert de Bérou en 1216, celle de Thibaut VI, comte de Chartres, en 1218 ou celle d’Alix de Thouars en 1221. Mais il objecte que ces donations ont très bien pu avoir été réalisées plus tard par des tiers, comme d’autres l’ont proposé avant lui: une confrérie de pèlerins pour Robert de Bérou, les moines bénéficiaires d’une donation du comte dans les deux fenêtres où il est représenté, Pierre Mauclerc, veuf d’Alix de Thouars, pour celle de cette dernière. C’est possible, encore que les donateurs préfèrent en général se mettre en valeur eux-mêmes. Au final, c’est l’accumulation d’objections ad hoc dont aucune prise isolément n’est totalement vaine qui rend le raisonnement absurde. Multipliées les unes par les autres, les probabilités des divers arguments finissent par devenir dérisoires.

Comme on le voit à ces deux exemples, les régularités qui gouvernent les pratiques humaines connaissent des exceptions. L’historien est loin de pouvoir toujours les traiter statistiquement, ce qui ressemble fort aux situations de la vie courante. Mais il suffit de voir se multiplier les facteurs rendant une hypothèse probable ou improbable pour obtenir, sinon une certitude, du moins une conclusion raisonnable. Ce résultat est nettement plus scientifique que les tentatives de quantifier ce qui n’est pas quantifiable.


L’impact de l’observateur

C’est certainement dans le cas de la physique quantique que l’impact de l’observateur sur le phénomène étudié a suscité le plus de questions. On s’est en effet aperçu de l’impossibilité de mesurer l’état initial de certains phénomènes sans les perturber, ce qui rendait probabiliste le résultat de l’expérimentation. En physique classique, un tel problème ne se pose pas : les appareils de mesure n’affectent pas sérieusement le phénomène et son état initial est donc suffisamment connu. En revanche, l’impact de l’observateur existe dans les sciences humaines et préoccupe aussi bien les psychologues que les sociologues ou les anthropologues. Dès lors que l’observateur est en situation de dialogue avec ceux qu’il observe, dès lors même que ceux-ci perçoivent sa présence silencieuse, cela affecte leurs réponses. Pour ne prendre qu’un exemple banal, un sondage a toutes les chances de sous-estimer les intentions de vote en faveur d’un candidat sulfureux.

En dehors de l’utilisation de témoignages en histoire contemporaine, l’historien a l’avantage de ne pas perturber le comportement de ceux qu’il étudie, ce qui ne signifie pas que son intervention soit sans conséquence sur l’objet de sa recherche. La fouille archéologique constitue un cas limite, un peu comparable à celui de la physique quantique, car elle détruit l’état initial du lieu en progressant. Une fois un objet retiré du sol, sa localisation dans la stratigraphie n’est plus garantie que par les relevés et la parole du chercheur. La parade consiste à ménager des « banquettes » intactes entre les carrés de fouille, de manière à permettre un jour une nouvelle exploration du site, confirmant ou infirmant les conclusions précédentes, ce qui corrige partiellement le caractère inévitablement destructeur de la fouille. La restauration d’œuvres d’art connaît des dilemmes comparables. Lorsqu’une statue de culte a connu sept ou huit polychromies successives, on ne peut accéder à ses états antérieurs qu’en détruisant les couches qui les camouflent, mais c’est aussi détruire une partie de son histoire. Cela dit, l’immense majorité des recherches historiques n’affecte pas ou très peu l’état des objets étudiés.

Les procédures de recherche qui n’affectent pas l’état de l’objet, mais compromettent les résultats défient en revanche l’énumération. Elles sont trop nombreuses et diverses, mais il faut être conscient qu’on ne peut les éviter toutes. Du fait même qu’aucune science ne peut formaliser ses fondements, le raisonnement le plus rationnel, formalisé ou non, dépend toujours en dernier lieu de présupposés implicites ou insuffisamment explicités. Cela dit, c’est justement la conduite rigoureuse du raisonnement qui rend possible la découverte et la critique de ces présupposés. Un exemple de ce qu’il ne faut pas faire peut aider à comprendre a contrario. Dans l’intelligentsia parisienne, il est coutumier de prétendre expliciter une notion par la formule « au sens de » suivie du nom d’un maître à penser, du genre « l’indicible au sens de Didi-Huberman ». Il serait plus économique pour un lecteur qui a autre chose à faire que de lire les maîtres à penser qu’on explicite ce « sens », lequel, du reste, n’est jamais que le produit d’une exégèse de l’œuvre du maître. Malheureusement, la tâche d’expliciter devient rapidement une toile de Pénélope, surtout lorsqu’on s’aperçoit que les notions courantes posent souvent encore plus de problèmes que celles qu’on croyait nécessaire de définir.

Le mieux pour exposer ce point est de se servir de son expérience personnelle. J’ai longtemps utilisé un mot comme « croyance » en imaginant qu’il désigne univoquement quelque chose de facile à appréhender, avant que la lecture d’un penseur comme Ludwig Wittgenstein, puis une discussion avec un anthropologue, Reiner Tom Zuidema, ne m’ouvrent les yeux et ne m’amènent à étudier l’histoire de la notion pour en montrer l’inconsistance[49]. De fait, il suffit de constater qu’on parle en général des croyances des autres, mais plutôt de sa foi, pour comprendre qu’il y a un problème. Il en va de même des mentalités qui caractérisent les primitifs, les gens du Moyen Age et les épiciers, mais rarement les « élites » dont les historiens font bien entendu partie. L’usage dissymétrique de ces notions trahit leur vacuité.

La notion d’atelier en parlant des chantiers médiévaux a moins d’implications éthiques et semble à première vue d’une parfaite neutralité. Je l’ai utilisée comme tout le monde sans y voir le moindre problème, avant de remarquer qu’elle impliquait un présupposé anachronique sur l’organisation du travail avant le XVe siècle : autour d’un maître se serait trouvé un groupe d’élèves ou de disciples dont la production serait parfois difficile à distinguer de la sienne. En fait, selon toute vraisemblance, les sculpteurs et les peintres étaient des maîtres, chacun possédant son style, et ils n’étaient secondés pour les tâches auxiliaires que par un ou deux apprentis et des valets[50]. Dès lors, parler du style d’un atelier, c’est attribuer à un groupe imaginaire ce qui caractérise un individu et cautionner l’idée sotte que l’individu serait né à la Renaissance.

Prise isolément, chacune des erreurs de ce type est évitable, mais il faut se demander combien de notions douteuses échappent encore aujourd’hui à notre vigilance, en rendant caduques des pans entiers de nos raisonnements. Il est impossible qu’il n’en soit pas ainsi.

Malgré leur apparente objectivité, les données quantifiées peuvent poser des problèmes insurmontables. Je n’en ai jamais aussi bien fait l’expérience qu’en étudiant avec une petite équipe les marges à drôleries des manuscrits gothiques entre 1250 et 1350 sur une zone assez homogène: la France du Nord, l’Angleterre et l’actuelle Belgique[51]. Un corpus de 12000 fiches informatiques recensant les drôleries de 80 manuscrits, semblait satisfaire largement au raisonnement statistique. La première idée était d’en tirer la variation des thématiques durant la période par décennies. Un problème est rapidement apparu : certains manuscrits contiennent des enluminures sur à peu près chaque page avec des centaines de drôleries, tandis que seule la page initiale est enluminée dans d’autres. Dans ces conditions, les particularités d’un seul manuscrit affectent le raisonnement général. C’est ainsi que l’un d’eux, le Psautier de Louis le Hutin (Tournai, Trésor de la cathédrale), est abondamment illustré, l’enlumineur ou son commanditaire ayant une prédilection pour les singes. Il s’ensuit que les thèmes simiesques semblent connaître un succès exceptionnel dans la décennie 1310-20, plus exactement en 1316. On ne corrige que très partiellement le biais en passant à la double décennie et, si on choisit un découpage encore plus large et non moins arbitraire, il devient trop lâche pour saisir les évolutions.

Dans ce cas, les chiffres absolus sont donc trompeurs, mais les pourcentages ne valent pas mieux. En effet, dire d’un manuscrit dont une seule page est enluminée de deux drôleries qu’elles sont chacune présente dans 50 % du décor du manuscrit est à la fois correct et absurde. Pour obtenir des résultats significatifs, il a fallu abandonner l’approche quantitative et se contenter d’observer la présence ou l’absence, totales ou presque, d’un thème avant ou après une date, dans un type de manuscrit et pour un type de destinataire (homme ou femme, religieux ou laïc). Cette approche binaire a donné des résultats inattendus et significatifs. C’est ainsi que les drôleries de caractère obscène se répartissent également entre les manuscrits qu’on sait destinés à des hommes ou à des femmes. En revanche, on épargne aux femmes la vue d’animaux répugnants au poil sombre, comme l’ours et le sanglier, tandis que les concerts peu mélodieux de râteaux et autres ustensiles leur sont réservés à une exception près concernant un évêque et restant inexpliquée.

Il y a bien sûr des évolutions chronologiques. Il apparaît par exemple que les concerts discordants apparaissent vers 1300, comme d’ailleurs la pratique du charivari, tandis qu’au même moment se multiplient les scènes de la vie quotidienne, ce qu’on appellera plus tard les scènes de genre, alors qu’elles étaient presque inexistantes auparavant. Mais, contrairement à la répartition des thèmes selon le sexe du destinataire, ce sont là des choses visibles à l’œil nu.

Il ne s’agit pas de renoncer aux recherches quantitatives, mais d’être conscient de leurs limites. D’une part, la fixation des seuils dans un continuum tel que la chronologie relève de l’arbitraire du chercheur et ne peut s’ajuster que sur des considérations pratiques. D’autre part, la quantification exige beaucoup de données homogènes pour permettre des résultats significatifs.

Des différents problèmes que pose l’impact de l’observateur aux sciences, celui de la modification de l’état initial ne concerne donc l’historien que dans des cas limites, comme celui de l’histoire orale. Il est en revanche concerné par l’impact inévitable de ses préconceptions et du découpage qu’il propose de la réalité, y compris lorsqu’il utilise des méthodes quantitatives.


La causalité est-elle une superstition?

Il est banal de le dire: l’historien ne se contente pas de raconter les événements, il en cherche les causes. Mais la causalité n’a pas bonne presse. Elle a été critiquée au moins de trois points de vue.

  1. Auguste Comte y voyait un glissement de la science à la métaphysique et opposait la recherche du comment à celle du pourquoi. La limite entre le pourquoi et le comment n’est certainement pas facile à tracer, mais on peut supposer que Comte craignait la régression du pourquoi au pourquoi du pourquoi, de la cause à la cause de la cause, laquelle mène rapidement assez loin de la science.
  2. L’empirisme, en particulier chez David Hume, mettait déjà la causalité en doute, à partir du constat que l’observation répétée d’une relation entre deux événements ne prouve jamais qu’elle soit nécessaire. Effectivement, rien ne prouve que le soleil se lèvera demain (du moins au sens qu’il n’y aura peut-être pas de demain).
  3. L’impossibilité d’établir un lien causal dans certaines expériences de physique des particules obligerait à ranger la causalité dans le tiroir des accessoires démodés.

Ces objections ont un caractère hyperbolique dont on n’est pas toujours assez conscient. De fait, un savant cherche des causes à partir d’un état initial, plus ou moins correctement appréhendé. Les causes de cet état initial sont une autre histoire. Le cas particulier de la physique des particules tient à l’impossibilité de mesurer cet état, pas forcément à son inexistence. Surtout, les objections empiriste et positiviste ne valent que si on demande à la Science d’énoncer la Vérité (avec des majuscules, bien sûr), plutôt que de nous donner des certitudes suffisantes, d’excellentes probabilités. On pourrait faire l’histoire de cette prétention qui s’enracine certainement dans le conflit entre science et religion à l’époque moderne, la lutte contre le dogmatisme de cette dernière entraînant chez les savants l’ambition de s’y substituer comme détenteurs de la Vérité. Inversement, une épistémologie sceptique s’était mise en place à la fin du Moyen Age, prenant appui à la fois sur l’arbitraire divin et sur les illusions des sens pour relativiser le savoir profane et éviter qu’il ne mette en cause des dogmes comme la conception virginale ou la résurrection du Christ. Dans cette perspective, le fait que les vierges tombent rarement enceintes et qu’on n’assiste pas fréquemment à une résurrection ne prouve rien du tout. Dans la nôtre, celle d’une science qui ne prétend pas détenir la Vérité, mais s’approcher de la vérité de manière probabiliste, cela nous donne une certitude raisonnable que de tels événements n’appartiennent pas à la réalité historique. Comme on l’a dit plus haut, il n’y a pas lieu de se comporter autrement que dans la vie courante: on ne se promène pas avec un parapluie en pleine canicule, bien que les prédictions météorologiques ne soient pas infaillibles.

Si on veut comprendre en quoi la causalité est un problème, il vaut mieux constater qu’on ne peut pas formaliser la conception que nous en avons dans le calcul des propositions et se demander pourquoi. Soit deux propositions:

  1. Si Napoléon n’était pas mort à Sainte-Hélène, Louis XIV ne serait pas mort dans son lit.
  2. Si Napoléon n’avait pas été vaincu à Waterloo, il ne serait certainement pas mort à Sainte-Hélène.

L’une et l’autre sont des renversements de l’implication et peuvent se noter: – p > – q. Du point de vue de la logique des propositions, l’une et l’autre sont correctes et signifient une relation telle entre p et q que la fausseté de p entraîne celle de q. Et pourtant, la première semble absurde et la seconde de bon sens. En fait, dans l’univers formalisé du calcul des propositions, il n’y a ni plus ni moins de relation entre deux faits qui semblent indépendants qu’entre deux faits que nous croyons dans un rapport causal. La vérité d’une proposition dépend de celle de toutes les autres. Cela peut vouloir dire que la causalité n’existe pas dans un tel système ou bien encore, que tout y est cause de tout.

Nous n’abordons pas le monde empirique de cette manière. Il est certes impossible d’affirmer qu’il n’y a pas une relation cachée entre la mort de Louis XIV et celle de Napoléon, mais non moins difficile d’imaginer laquelle. Nous considérons donc soit les deux événements comme indépendants soit comme liés par un réseau causal que nous ignorons. En revanche, on voit mal comment Napoléon aurait pu être exilé à Sainte-Hélène s’il avait mis en déroute la coalition de ses ennemis, de sorte que nous considérons sa défaite comme la cause de son exil.

L’apparente contingence du rapport entre la mort des deux souverains peut s’interpréter en termes ontologiques ou épistémologiques. En termes ontologique, nous présupposons le hasard et nous considérons que l’univers n’est pas entièrement déterminé. En termes épistémologiques, nous supposons que les deux événements, tout en n’étant pas la cause l’un de l’autre, sont déterminés par un réseau causal trop complexe pour que nous puissions en rendre compte. Les deux conceptions, indéterministe et déterministe, s’affrontent sans vainqueur ni vaincu, particulièrement dans l’interprétation de la physique quantique. L’une et l’autre ont été formalisées dans des logiques modales qui affaiblissent le calcul des propositions, mais ne semblent pas avoir une grande utilité pratique.

Il ne saurait être question de sous-estimer le problème, mais on peut se demander si la solution change quelque chose au travail de l’historien. Du fait des incertitudes, à commencer par celles qui sont dues aux lacunes des sources ou à leur manque de fiabilité, ce travail sera toujours probabiliste. Il le serait même si l’historien, impressionné par les critiques hyperboliques de la causalité, refusait de dire « parce que ». Le simple récit de faits successifs dont l’enchaînement serait traité comme aléatoire dépendrait encore d’une interprétation des sources disponibles, forcément probabiliste.

Pour comprendre ce qu’on entend par cause, on peut partir de l’opposition entre synchronie et diachronie. Il est raisonnable d’étudier un système en synchronie, dans la mesure où on peut faire abstraction de ses transformations. Les éléments qui le constituent s’expliquent les uns par les autres. S’il fait sombre la nuit, c’est parce que la terre tourne autour du soleil. Jusqu’à Copernic, il était clair que c’était le contraire, que le soleil tournait autour de la terre, mais les deux systèmes expliquent suffisamment l’obscurité nocturne. Or l’approche synchronique ne vaut que pour un système suffisamment stable, car elle fait abstraction de toute évolution. La notion de cause cède le pas à celle d’interdépendance dans un tel système. Mais, si le système était tel qu’il est représenté, il ne changerait jamais, une objection sans conséquence dans l’explication du jour et de la nuit, mais plus dérangeante en linguistique, par exemple.

A contrario, la causalité est ce qui fait passer d’un état de chose à un autre: c’est le moteur de l’histoire. C’est précisément pour cela qu’elle n’a pas cours dans un système formalisé. Or les systèmes formalisés représentaient l’idéal de la connaissance scientifique. Lorsque Gödel pour l’arithmétique, puis Tarski pour la logique, ont prouvé l’impossibilité pour un système de formaliser ses propres présupposés et donc de se clore sur lui-même, cet idéal s’est révélé inatteignable et l’impossibilité de formaliser la causalité ne se révéla plus qu’un aspect de l’impossibilité de tout formaliser. Non seulement l’historien ne peut pas se passer de la notion de causalité, mais il n’a plus de raison de le faire.

Il est rare qu’un historien réfléchisse sur la causalité. Marc Bloch l’a fait à la fin de son livre inachevé sur le métier d’historien[52]. Il est possible que les défaillances de ce texte auraient été au moins en partie surmontées s’il avait eu l’opportunité de le terminer. Il oppose les causes aux conditions du phénomène comme les conditions les plus caractéristiques et par opposition aux conditions qui peuvent rester identiques avant ou après l’événement. On dira qu’une chute en montagne a été provoquée par un faux pas, plutôt que par les lois de la pesanteur, le relief ou le tracé du chemin. Puis il se réfère à François Simiand pour dire que c’est aussi une question de point de vue. Une épidémie aura pour cause le virus selon le médecin, la malpropreté et la mauvaise santé dues au paupérisme pour le philanthrope.

En fait, ce qu’il entend par point de vue pourrait aussi être désigné comme biais. Si on attribue aux dysfonctionnements du système communiste l’accident de Tchernobyl, au tsunami celui de Fukushima, et celui qui risque un jour où l’autre d’arriver en France à une grève, on peut continuer à prétendre que le nucléaire est une technologie maîtrisée. Lors de la pandémie de covid, les médecins la désignaient volontiers comme cause de la mort, ce qui se ressentait dans les statistiques. De fait, la grande majorité des victimes étaient des personnes âgées au système immunitaire défaillant et la cause de leur mort était au moins autant celle-ci que celle-là. Il vaut en effet mieux avoir un bon système immunitaire lorsque circule ce virus qu’un système immunitaire affaibli par l’âge lorsqu’il ne circule pas.

Le plus curieux dans la réflexion de Marc Bloch est l’absence de la définition la plus banale de la cause, à savoir la condition nécessaire et suffisante à la modification de l’état de choses, plus exactement la condition ou la somme de conditions nécessaire et suffisante. C’est ainsi que dans l’exemple précédent, la cause de la mort est la conjonction de la faiblesse immunitaire d’une personne et d’un contact contagieux.

Toujours dans cet exemple, le produit des facteurs définit le moment et le lieu de la cause qui est aussi celui de la modification de l’état de choses, le passage à la maladie mortelle. Autrement dit, il possède les dimensions spatiales et temporelles du phénomène étudié. Il s’agit ici d’un cas individuel, mais si on raisonne sur l’ensemble des contaminations mortelles dues à la pandémie, il s’agit de trouver le produit des facteurs qui correspond à son extension, car il ne se rencontre ni avant, ni après, ni ailleurs.

Pour déterminer la cause d’un phénomène, on observe donc d’abord des corrélations, mais corrélation n’est pas raison. On utilise souvent un exemple plaisant pour l’expliquer: il y a, paraît-il, une forte corrélation entre l’obtention du prix Nobel et la consommation de chocolat, ce qui ne veut pas dire qu’il faut manger du chocolat pour devenir intelligent. En revanche, si on s’interroge sur la corrélation, qui est sans doute l’indice de quelque chose, on fera par exemple l’hypothèse que le nombre de prix Nobel par habitants et la consommation de chocolat dépendent l’un et l’autre du niveau de vie. L’hypothèse vaut ce qu’elle vaut, mais elle est réfutable si elle est fausse.

Ces remarques qui relèvent du simple bon sens obligent à s’interroger sur la délimitation des sujets de recherche par les historiens, entre autre sur les études de cas. Il n’y a pas de raison de les fustiger a priori, car il faut bien prendre un matériau par un bout et analyser méticuleusement un dossier bien délimité peut être un bon point de départ pour embrasser un problème plus général. Cela dit, la solution du problème ne peut guère apparaître que par la confrontation du dossier avec d’autres, de sorte qu’il faut ouvrir beaucoup de dossiers pour en comprendre un seul. Isoler un cas sans s’assurer qu’on ne le sépare pas de ce qui le détermine et de ce qu’il détermine est certainement la manière la plus sûre d’échouer. Bien sûr, on peut s’appuyer sur la littérature secondaire consacrée aux dossiers voisins, mais s’il s’agit aussi d’études de cas, le résultat risque d’évoquer la parabole des aveugles.

Un exemple suffira, en l’occurrence un problème de chronologie dont la solution ne repose pas tant, comme dans le cas auvergnat, sur la multiplication de probabilités négatives que sur la restitution d’un réseau de relations causales. Travaillant sur le jubé de la cathédrale de Strasbourg, j’avais toutes les raisons de le supposer achevé en 1252, comme d’autres l’avaient établi. Par ailleurs sa sculpture dépendait de celle des portails de la façade occidentale de la cathédrale de Reims, ce dont personne ne doutait. Or cette façade était désormais datée après 1252 dans un beau consensus des spécialistes. Cela m’amena à reprendre progressivement le dossier rémois, lourd et complexe. En fin de compte, je parvins à dater l’achèvement de l’édifice en 1234, sauf les quatre premières travées de la nef et la façade, soit une vingtaine d’années plus tôt qu’on le supposait, et le début de la construction de la façade en 1240, soit une quinzaine d’années plus tôt[53]. Cette conclusion a été rendue possible par l’examen d’un bon nombre d’autres dossiers, mais aussi en m’appuyant sur quelques excellents travaux qui auraient déjà dû semer le doute. Voici la liste très hétérogène des principaux constats successifs qui, de 1998 à 2017, me permirent cette révision:

  • La datation tardive de la façade se fondait sur une erreur de diplomatique, celle de prendre un vidimus pour le renouvellement d’un bail, alors qu’il n’est qu’une copie conforme de ce bail.
  • La datation tardive de la façade de la cathédrale d’Amiens qui entraînait celle du chantier rémois était également fondée sur une mauvaise lecture des textes.
  • Celle du jubé de la cathédrale de Bourges avait déjà été corrigée par la bonne lecture d’un texte.
  • A Reims, les fouilles archéologiques ont démenti la conservation de l’ancienne façade au-delà des années 1220 et donc la supposition que le choix de la remplacer était tardif.
  • C’était la sculpture du portail Saint-Étienne à Notre-Dame de Paris qui dépendait de Reims et non l’inverse.
  • Il avait été remarqué que la décision de donner au chevet un volume considérable supposait d’y placer le maître-autel, tandis que l’allongement de la nef supposait qu’on avait changé d’avis. La volte-face ne pouvait guère s’expliquer que par la mort de l’archevêque Henri de Braine en 1240 et l’interrègne qui a suivi, donnant tout le pouvoir aux chanoines.
  • Il était impossible de croire que la révolte des bourgeois en 1234 n’avait pas interrompu le chantier, d’autant plus qu’on venait de démontrer grâce à la pétrographie que des tailleurs de pierre rémois s’étaient alors rendus sur le chantier de Noyon avec des matériaux qui provenaient du leur.

Comme on le voit, plusieurs de ces constats donnaient des doutes sur une chronologie trop facilement acceptée, mais c’est l’établissement de nouvelles relations causales à l’intérieur d’un large ensemble qui a permis de lui en substituer une autre. Autrement dit, la causalité est un réseau complexe qui chevauche à la fois les limites monographiques qu’on voudrait donner à un sujet et celles des disciplines.


Inter- et pluridisciplinarité

Dans l’exemple précédent, les disciplines mises à contribution sont, en dehors bien sûr de l’histoire de l’art, la diplomatique, l’archéologie, la pétrographie, la liturgie, l’histoire générale. Aurait-il été possible d’obtenir le résultat en organisant l’un de ces colloques interdisciplinaires qui sont à la mode? C’est peu probable, car pour inviter les spécialistes nécessaires, il aurait fallu savoir avant d’avoir fait ces constats où pouvaient se trouver les réponses, connaître, par exemple, l’étendue exacte des fouilles, penser que le problème liturgique de l’emplacement du maître-autel était pertinent, se douter que des tailleurs de pierre rémois ont pu se rendre à Noyon. Or ce sont des questionnements qui apparaissent l’un après l’autre durant la longue maturation d’une recherche. On ne peut qu’être frappé par la faible fécondité des colloques interdisciplinaires où les différents spécialistes ont le plus grand mal à s’appuyer les uns sur les autres et parviennent à des résultats disparates, comme s’ils ne s’étaient pas rencontrés. La rareté des références croisées montrant qu’un chercheur s’est appuyé sur la communication d’un autre témoigne plutôt d’une tendance au solipsisme.

L’organisation même des colloques encourage cette attitude. Les communications ne sont découvertes par les collègues que lorsqu’elles sont prononcées, puis discutées à chaud de manière forcément superficielle. On considère comme allant de soi qu’elles aient été terminées en dernière minute, éventuellement dans l’avion la veille au soir. Le simple bon sens voudrait pourtant qu’elles puissent être livrées à chacun des participants un mois auparavant, sous peine que leurs auteurs s’excluent du colloque. On voit mal comment de véritables échanges pourraient avoir lieu sans cette obligation.

Il n’en resterait pas moins qu’il est difficile d’éviter aussi bien un excès de méfiance que de crédulité envers les résultats d’une discipline qu’on ne domine pas. Généralement, la crédulité croît à mesure qu’on s’approche des sciences de la nature et la méfiance en sens inverse. En général, la confiance est totale envers la dendrochronologie et les exceptions sont bien rares. Rejetant dans une note les deux datations successives et contradictoires qu’elle a données de la galilée de l’abbatiale de Tournus, Alain Guerreau l’estime non fiable pour les objets antérieurs au XVIIe siècle, se fondant sur la complexité et l’opacité des calculs probabilistes mis en œuvre, et laisse espérer qu’il donnera une analyse plus poussée de ses méthodes[54]. Un groupe d’archéologues travaillant sur plusieurs vestiges romains à Tours a fait appel à la dendrochronologie et obtenu des datations présentant un écart d’un demi-siècle environ avec les leurs[55]. Ils organisèrent une table-ronde avec les dendrochronologues concernés, laquelle ne permit de déceler aucune faille méthodologique ni d’un côté ni de l’autre, puis eurent l’excellente idée de faire connaître la situation par un article.

Quel que soit le bien-fondé du verdict radical d’Alain Guerreau, on notera qu’il est rendu possible par une familiarité exceptionnelle chez un historien avec les méthodes du calcul des probabilités. Autrement dit, un scepticisme raisonné envers les résultats d’une autre discipline demande un certain degré de compétence pluridisciplinaire. Plus généralement, le bon usage de l’interdisciplinarité suppose le plus souvent ce degré de compétence, ce qui est généralement incompris, parce que l’interdisciplinarité est pensée comme un remède à l’incompétence. Il ne s’agit pas là d’une erreur propre aux sciences humaines. On en a eu un bel exemple récent, lorsque la prestigieuse revue The Lancet publia, puis dut retirer, un article prétendant dénoncer les méfaits de l’hydroxychloroquine dans la thérapie du covid-19[56]. Les auteurs s’appuyaient sur une base de données en trompe-l’œil fournie par une société spécialisée dénommée Surgisphère. Entretemps, les recherches de l’Organisation mondiale de la Santé concernant ce traitement avaient été interrompues sur la foi de cet article et il avait été interdit en France. L’utilisation si fréquente dans les sciences de banques de données dont on ne contrôle pas la production n’est légitime que si l’on est en mesure d’en évaluer le sérieux.

Il est vrai également qu’on est obligé dans certains cas de faire confiance, car l’effort que demanderait la compréhension de certaines disciplines deviendrait énorme. Dans l’exemple proposé plus haut de la cathédrale de Reims, il va de soi que je ne maîtrise pas les techniques de la pétrographie. Mais je n’ai aucune raison de douter qu’elle parvient à identifier la carrière dont les pierres sont tirées.

Les découvertes se font le plus souvent au croisement des disciplines. Lorsque les spécialistes ont tiré ce qu’ils pouvaient sur un problème dans le domaine qu’ils maîtrisent, il y a toutes les chances que ce qui leur échappe soit là. Or, lorsqu’on s’adresse au spécialiste voisin, celui-ci aurait bien des éléments de réponse s’il comprenait exactement ce qu’on cherche, alors qu’on ne le sait souvent soi-même que confusément. La rencontre entre disciplines permettant de résoudre le problème ne peut se faire qu’à deux conditions. Soit on connaît soi-même suffisamment les deux disciplines pour se passer de collaborations ; soit deux spécialistes en savent assez l’un sur la discipline de l’autre pour se faire comprendre et pour comprendre l’autre. Il ne peut y avoir d’interdisciplinarité sans un minimum de pluridisciplinarité. Bien entendu, cela concerne toutes les sciences.


La vérification des références

Qu’il s’agisse d’obtenir des renseignements dans sa spécialité ou dans une autre, le travail de base de l’historien est d’abord de lire les sources et la littérature secondaire. Les notes de bas de page en portent témoignage, pour autant qu’il s’agisse de références bibliographiques exactes et éventuellement de commentaires critiques sur les ouvrages consultés, non pas des adjonctions au texte principal du genre: « j’ai oublié de vous dire que… ». Ce sont elles qui rendent le travail de l’historien reproductible et permettent donc de le vérifier, à la manière dont la publication de l’ensemble des manipulations réalisées permet de reproduire une expérience. Elles sont donc pour la scientificité de l’histoire à la fois une exigence et une garantie.

Qu’on n’objecte pas qu’il s’agit là d’une conception « positiviste » de l’histoire, que l’histoire est interprétation et que les notes ne garantissent donc pas sa validité. Les sciences « exactes » interprètent aussi les phénomènes et, dans l’interprétation des données, les questions sont les mêmes: est-ce que leur récolte est fiable? est-ce que face aux données fiables, l’interprétation proposée est la meilleure possible?

Quant à la fiabilité des données, il s’avère que la vérification des notes est pratiquement toujours féconde, y compris dans les travaux réputés sérieux. Il s’agit là d’un travail tatillon et il ne saurait être question de vérifier une à une le millier de notes que peut contenir une thèse de doctorat. Cela n’a de sens que pour les allégations qu’on voudrait accepter ou réfuter. L’expérience m’a appris qu’on y avait facilement 10 % de surprises. Plus encore, l’absence de références adéquates pour soutenir une affirmation factuelle, lorsque le reste est correctement référencé, indique fréquemment une difficulté et suffit à rendre l’affirmation suspecte. Lorsque la note cite une source dans une langue ancienne, ou qu’en remontant d’une publication à l’autre, on finit par trouver cette source, le nombre de contresens est parfois étonnant. C’est rarement du temps perdu.

Un aspect plus subtil de la vérification consiste à se demander pourquoi un auteur dit ceci ou cela. Passons sur les cas triviaux, ainsi lorsqu’il s’agit d’un préjugé nationaliste ou d’un chauvinisme provincial. Dans le cas de la cathédrale de Reims, comme je l’ai dit, la supposition que la révolte des bourgeois n’avait pas affecté le chantier était franchement bizarre. Comment le chantier n’aurait-il pas été interrompu, alors que l’archevêque, le chapitre et les bourgeois n’ont cessé de s’affronter de 1234 à 1240, les bourgeois contre l’archevêque et le chapitre qui ont dû s’exiler, puis le chapitre et les bourgeois contre l’archevêque? Mais cette question en amène une autre : quelle raison les auteurs favorables à la datation tardive pouvaient avoir à prétendre cela ?

Lorsqu’un chantier s’arrête, les tailleurs de pierre et les maçons sont bien obligés d’aller trouver du travail ailleurs et, lorsqu’il reprend, il faut reconstituer une équipe. Cela se marque dans le monument par un changement de style : les nouveautés apparues sur d’autres chantiers apparaissent soudainement dans le monument. Dans le cas de Reims, il y a une grande continuité stylistique dans le plus gros de la nef et une rupture évidente sur la façade Est et dans les quatre premières travées de la nef qui lui sont contemporaines. Or cette rupture était située selon ces auteurs après 1252. Il ne pouvait donc être question pour eux d’admettre l’interruption du chantier en 1234, car elle explique la rupture stylistique et dément leur chronologie. C’était finalement l’interrogation sur la négation aussi paradoxale que péremptoire de cette interruption qui menait à la solution du problème.


Croissance de la documentation et exhaustivité

L’exhaustivité bibliographique est une notion qu’on peut comprendre de diverses manières et qui est toujours relative. Il va de soi qu’elle est impensable pour une étude très générale, du genre « Politique et religion au XVIIe siècle ». Mais, même dans une telle étude, il est souhaitable d’explorer toutes les sources et toute la littérature secondaire pertinentes sur les cas particuliers jugés décisifs, par exemple sur l’évolution des idées religieuses de Louis XIV.

L’une des limites à l’exhaustivité bibliographique est due à la croissance de la documentation dans certains domaines. Elle est extrêmement variable. Le cas le plus monstrueux que j’ai rencontré concernait Luther, déjà dans les années 1970. Il était le plus souvent impossible de savoir si un ouvrage méritait l’attention. La grande majorité d’entre eux mêlaient de la pire manière l’histoire à la théologie et à l’apologétique. Les plus récents le faisaient autant que les plus anciens, mais généralement avec une moindre compétence historique. Dans l’impossibilité de tout lire, j’étais passé à côté d’un petit livre de qualité qui m’aurait été bien utile, celui de Peter Blickle sur la Guerre des paysans[57].

Une autre limite à l’exclusivité des bibliographies est leur caractère non cumulatif. Il est normal qu’on ne cite pas tout, qu’on écarte de sa bibliographie les ouvrages qu’on juge insignifiants, voire totalement dépassés. Mais, comme on l’a vu à propos de Luther, il arrive aussi qu’un ouvrage soit supposé dépassé parce qu’il ne plaît plus, dans ce cas ceux de Heinrich Denifle et de Hartmann Grisar, pourtant fondamentaux. C’est ainsi qu’un texte non moins fondamental m’avait échappé jusqu’à une date récente. L’ouvrage d’Arthur Kingsley Porter, Romanesque Sculpture of the Pilgrimage Roads (qu’on ne lit plus, mais qu’on consulte pour les photographies et les notices) s’ouvre par un exposé de ses principes méthodologiques dans l’étude de l’art roman[58]. Il y remarque qu’on se plaint de la rareté des édifices datés par des textes, mais qu’on ne tient pas compte des dates que ceux-ci nous livrent, les trouvant généralement trop précoces par rapport au style du monument et considérant soit que le chantier avait traîné, soit qu’elles concernent une construction antérieure. Cela s’explique par une réaction contre l’historiographie locale et sa tendance à vieillir exagérément les monuments, une attitude qui passe donc pour vertueuse, alors qu’elle met en œuvre une théorie implicite selon laquelle il y aurait eu un progrès artistique linéaire. Il est stupéfiant de constater que, malgré la correction de certaines dates, la situation décrite par Porter est toujours actuelle et que j’ai été amené à répéter sans le savoir, parfois mot pour mot, le constat du savant américain, ce qu’aucun de mes contradicteurs n’a relevé[59].

Quels que soient les dangers qu’il fait courir à la société, le développement d’Internet a au contraire eu des conséquences positives sur la discipline par l’apparition de moteurs de recherche qui, loin d’être faits pour l’historien, lui rendent néanmoins de gros services. Certaines recherches sont certes difficiles, lorsqu’elles portent, par exemple, sur un personnage dont le nom se confond avec celui d’un joueur de football. Mais, si on cherche en revanche un bout de phrase en latin, il y a beaucoup de chances de trouver une référence utile, soit la source, soit une utilisation dans la littérature secondaire.

Par ailleurs, la numérisation des ouvrages vieux de plus d’un siècle a progressé rapidement de manière exponentielle pour le plus grand bonheur de l’historien. Lorsqu’il cherche les œuvres d’un érudit bénédictin de l’Ancien Régime, il est à peu près certain de les trouver. La masse globale des ouvrages anciens étant dérisoire par rapport à ce qu’on a écrit depuis, c’est tout bénéfice. Le temps gagné par rapport à la consultation dans les bibliothèques les mieux fournies est énorme. Il est encore démultiplié par l’indexation électronique des contenus. Lorsqu’on travaillait, il y a une trentaine d’années, sur les plus de deux cent volumes de la Patrologie latine de Jacques-Paul Migne avec ses index malcommodes, il était quasiment impossible de faire une recherche tant soit peu exhaustive sur l’évolution d’une notion ou d’une idée. Aujourd’hui, c’est enfantin.

En bref, l’apport d’Internet est un changement dans le travail de l’historien qu’on peut juger sans restriction comme positif. Il rend dans bien des cas disponible l’ensemble des sources et de l’ancienne érudition concernant le sujet traité.


Ce survol du problème de la scientificité de l’histoire nous a permis de nous débarrasser des positions de principe qui prétendent l’exclure des sciences et de passer à une question plus pertinente: quelles sont ses conditions de scientificité? Cela nous a menés à des remarques de plus en plus triviales sur l’interdisciplinarité, les notes de bas de page et la vérification des résultats supposés acquis. Mais une interrogation comparable sur les sciences dites dures aurait pu se conduire dans le même ordre, car leur principale faiblesse aujourd’hui est la rareté des vérifications consistant à recommencer les expériences pour voir si elles sont reproductibles, un travail moins gratifiant que l’invention de théories aussitôt qualifiées de vérités scientifiques, mais indispensable. Dans le cas de l’histoire, la vérification des notes et l’élargissement de la base documentaire sont aussi une manière de tester les théories à travers ce qui y tient lieu d’expériences.



L’histoire comme sémantique

On ne peut réduire l’histoire à l’étude des textes ou de l’ensemble des documents, textuels ou non. Elle comprend en tout cas l’archéologie. Mais l’étude des documents en reste l’essentiel. Ces documents, images comprises, possèdent une syntaxe et une sémantique. En utilisant une forme de langage, ils délivrent intentionnellement un contenu, ce qui n’est pas le cas des indices laissés involontairement à l’archéologue par les hommes du passé. Une charte s’adresse à des destinataires pour leur dire quelque chose. Le contenu d’un dépotoir nous livre des informations non moins précieuses, mais ne s’adresse ni à ses contemporains, ni à nous. Il ne témoigne d’aucune autre intention que de se débarrasser d’objets détruits ou dépourvus de valeur.

Le problème qui nous occupe ici n’est pas psychologique, comme le mot « intention » pourrait le laisser entendre. Avant de se demander dans quelles intentions est produit un objet, il s’agit de se demander s’il a une signification intentionnelle, s’il est un document. Les objets produits par l’homme ont évidemment une organisation intentionnelle, mais l’intention n’est pas toujours de signifier, d’envoyer un message. On n’enfonce pas un clou avec un marteau sans intention, mais ce n’est pas celle de signifier quelque chose. L’archéologue restitue l’organisation d’un édifice et lui donne une certaine signification: cela ne veut pas dire que l’édifice a été conçu pour signifier. Il arrive que ce soit le cas. C’est ainsi que le décor de l’opéra Garnier utilise des motifs de lyres pour que les archéologues du futur devinent sa fonction[60]. Mais il s’agit là d’une intention peu probable avant le développement de l’archéologie. En revanche, un document est produit pour être compris, organisé pour que le récepteur retrouve aussi exactement que possible la pensée de l’émetteur. Il convient donc de définir un document par une organisation signifiante a priori, en l’opposant à des indices qui n’ont d’organisation signifiante qu’à travers l’interprétation a posteriori de l’archéologue.


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Signification et sens

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Les sémiologues ne se sont jamais mis d’accord sur la manière de définir la signification et le sens et sur ce qui les distingue[61]. Je propose les définitions suivantes:

  1. La signification d’un message hors contexte. Si je lis l’énoncé « Paul aime les mirabelles » hors contexte, sans savoir de qui on parle, il est incomplet, mais il dénote quelqu’un que je ne connais pas et des fruits familiers, à l’aide de deux termes mis dans une relation signifiante. Néanmoins, je n’en comprends pas le sens, car je ne sais ni à qui il s’adresse, ni pourquoi. Même un énoncé dont la signification est complète, comme « il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade », n’a pas de sens hors contexte. Il peut s’agir d’une affirmation très générale, d’une allusion à la situation d’une personne que je ne connais pas ou tout aussi bien, comme dans ce texte, être livré comme exemple d’énoncé valide hors contexte. En pratique, l’historien et l’archéologue peuvent se trouver devant des inscriptions dont la lecture ne pose pas problème, mais dont le sens intentionnel leur échappe, alors que le contexte le rendait évident aux contemporains.
  2. La signification en contexte peut être qualifiée de sens intentionnel. A moins que les éléments du contexte soient immédiatement disponibles, le locuteur livre ceux qui sont nécessaires à la compréhension du message, soit de manière linguistique, par exemple en utilisant un pronom pour renvoyer au sujet de la phrase précédente, soit par des procédés non linguistiques, comme la monstration d’un objet du doigt pointé pour donner la référence d’un pronom. Les anaphores et les déictiques qu’il a mis en œuvre sont des signes intentionnels, directement compréhensibles si le locuteur et le récepteur du message sont compétents, à supposer que le locuteur souhaite être clair, car un message peut aussi relever de l’euphémisme, de l’insinuation ou même de la devinette. Les déictiques par lesquels ce locuteur désigne un contexte peuvent certes être qualifiés d’indices, mais doivent être bien distingués des indices non intentionnels. Les traces du gibier dans la neige peuvent être aussi claires que des signes intentionnels, mais elles n’en sont pas, car le gibier ne les fait pas pour faciliter la tâche aux chasseurs. En revanche, le chasseur qui désigne du doigt les traces les indique intentionnellement à ses compagnons.
  3. Le sens non intentionnel est celui que le locuteur ne cherche pas à livrer. C’est l’interprétation que nous faisons à tort ou à raison du message, par exemple comme un mensonge ou une vantardise, de la même manière que nous interprétons à tort ou à raison les nuages comme annonciateurs de la pluie.

Il importe de distinguer clairement le sens intentionnel, celui d’un message quelles que soient par ailleurs les intentions du locuteur, du sens de l’indice non intentionnel. La bonne réception d’un message intentionnel bien construit n’est pas une interprétation, comme le veulent les courants herméneutiques, à moins bien sûr que le message soit sibyllin, c’est-à-dire construit pour exiger des interprétations. Même une devinette ne demande pas d’interprétation lorsqu’elle possède une solution unique, alors que les interprétations sont par nature multiples. Rien ne montre mieux la différence entre la réception d’un message et son interprétation que l’objection du locuteur lorsqu’on comprend autre chose que ce qu’il veut dire, car il reproche précisément à son interlocuteur d' »interpréter » ce qu’il a dit.

Bien entendu, la distinction entre recevoir un message et l’interpréter n’est pas toujours évidente dans une situation pratique, qu’il s’agisse d’une conversation dans un lieu bruyant ou de la lecture d’un texte dont nous ne connaissons qu’imparfaitement la langue. La compréhension d’un texte du passé pose en principe plus de problèmes que celle d’un texte contemporain. Mais cela ne justifie ni la confusion, ni l’amalgame entre ce qui est de l’ordre de la réception d’un message et de son interprétation au nom d’un prétendu cercle herméneutique. Lorsque le sens intentionnel d’un texte nous est inaccessible pour des raisons accidentelles, ce n’est pas une raison pour faire comme s’il n’existait pas. Un texte quel qu’il soit possède un sens intentionnel irréductible aux interprétations qui ont pu se greffer sur lui.

La rhétorique des textes est certainement ce qui donne le plus de fil à retordre à l’historien. Faut-il prendre un énoncé au sens littéral ou au sens figuré? La réponse est souvent évidente, mais pas toujours, car il peut y avoir une double entente, grâce à laquelle son auteur dit une chose et en suggère une autre. Il faut parfois supposer une intention humoristique à des énoncés ordinairement pris au sérieux. C’est ainsi que l’humaniste Henri Cornelius Agrippa a écrit un ouvrage sur la supériorité du sexe féminin dans lequel il utilise volontiers des arguments équivoques[62]. On y apprend par exemple que les femmes sont plus pudiques que les hommes, parce qu’elles tombent toujours sur le dos! De deux choses l’une : ou bien Agrippa ne s’est pas rendu compte de l’équivoque, ou bien il a fait intentionnellement un double sens obscène. Le goût du paradoxe qui domine ce genre de littérature depuis l’Eloge de la folie d’Erasme nous fait choisir la seconde solution. Or il ne s’agit pas de deux lectures également légitimes. Même sans savoir laquelle, on peut affirmer que l’une des deux est la bonne.

Ce qui est dit ici des textes vaut aussi pour les images. On reconnaît en effet dans la distinction du sens intentionnel et non intentionnel les deuxième et troisième niveaux de la méthode iconographique d’Erwin Panofsky[63]. Le premier niveau est purement descriptif. Le deuxième correspond à la compréhension de ce que l’artiste exprime et donc à la lecture de l’œuvre qu’il approuverait. Le troisième n’est pas prévu par l’artiste. Il s’agit cette fois d’interpréter l’œuvre pour la situer historiquement, entre autres pour en dévoiler les intentions. Panofsky utilise avec raison le mot de symptôme pour désigner ce qu’on cherche alors dans l’œuvre.


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Langage, métalangage et anachronisme

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L’histoire ne répète pas et ne pastiche pas les textes du passé, mais elle les cite, les analyse et en tire des renseignements. Dès lors, elle travaille sur un langage avec son langage à elle. Il y a donc lieu de parler du langage-objet, celui des documents étudiés, et d’un métalangage, celui de l’historien. C’est là faire un usage assez large de la notion de métalangage, puisqu’il s’agit ici d’un langage qui est au mieux peu formalisé, mais on ne voit pas comment appeler autrement le langage avec lequel on en étudie un autre.

Le métalangage contient nombre de termes qui n’ont pas d’équivalents dans le langage-objet, comme les termes techniques de la paléographie, de la diplomatique ou des statistiques chez le médiéviste. Mais il en contient plus encore qui sont identiques, certains avec la même signification, d’autres avec une signification différente, d’autres enfin dont le sens ancien survit dans l’une de leurs acceptions. C’est ainsi qu' »épée » n’a pas changé de signification, alors que « faire l’amour » signifiait « faire la cour » et que le sens médiéval de « religion » survit dans « entrer en religion ». Les mots ne sont pas des concepts, de sorte que le même mot renvoie à des concepts plus ou moins différents selon le contexte et d’une époque à l’autre.

L’utilisation du métalangage n’est pas l’anachronisme. La notion de classe sociale n’apparaît qu’au début du XIXe siècle et semble progressivement disparaître dans la seconde moitié du XXe, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de classes sociales avant et qu’elles ont disparu depuis. Il est aussi possible qu’elles n’aient jamais existé. Tout dépend de ce qu’on entend par classe sociale. Si cela suppose une conscience de classe, une solidarité totale à l’intérieur de cette classe et un antagonisme frontal avec les autres, il s’agit sans doute d’un objet rare. Si on la définit simplement par rapport à la possession des moyens de production, il s’agit de quelque chose d’assez commun et d’une notion qui garde tout son intérêt. Il serait en effet absurde de ne pas voir de différence de statut social entre un laboureur, c’est-à-dire un paysan possédant sa terre, un fermier et un métayer.

Sans parler de langage et de métalangage, Marc Bloch distingue clairement les deux niveaux de langage d’un texte historique[64]. Il note d’abord l’instabilité du langage-objet, avec des exemples comme servus, désignant tour à tour l’esclave et les formes les plus variées de servage, de sorte que leur substitution au langage de l’historien est impossible. Mais ce langage-ci est aussi un héritage historique et il est difficile de donner une définition univoque de mots comme « féodal » ou « capitalisme », chargés de sens divers, mais aussi de trop de connotations. L’historien n’a pas la possibilité de recourir, comme le chimiste, à des symboles issus d’un consensus entre savants. Mais il faut aussi remarquer que les physiciens, par exemple, ont un problème comparable dès qu’ils s’expriment en langage naturel: un atome est supposé indivisible par son étymologie, mais ils n’arrêtent pas de les disséquer. Enfin, si on suppose un langage suffisamment purifié, il reste une difficulté qui mène à l’anachronisme. C’est ainsi que dans l’étude du servage, Bloch relève que des mots comme « demi libre » en viennent à remplacer l’analyse. De fait, les hommes étaient libres ou ne l’étaient pas: il s’agissait toujours d’une dichotomie et c’est la notion de liberté qui était fluctuante.

Sur ce point, la distinction implicite entre le langage-objet et le métalangage est en défaut chez Marc Bloch. Il n’y a en fait anachronisme que si on prête la notion de « demi libre » au langage-objet et, à supposer que cette notion soit utile dans le métalangage, il serait facile de régler le problème en précisant que ce qu’on appelait « liberté » n’était parfois qu’une demi liberté. En revanche, dès qu’un mot prend une couleur un peu technique, il y a effectivement des risques sérieux qu’il se substitue à l’analyse. L’exemple déjà signalé d' »acculturation » est typique.

La confusion entre les deux niveaux de langage, occasionnelle cher Bloch, est devenue assez générale ces derniers temps, comme en témoigne la fausse querelle sur l’anachronisme. Au départ, comme l’explique Nicole Loraux, il y a une réaction contre la fausse proximité avec le passé, due à la fiction d’un éternel humain qui nous permettrait de comprendre spontanément les Anciens[65]. Cette réaction se manifestait, par exemple chez un helléniste comme Jean-Pierre Vernant, par une tendance à truffer ses textes de mots grecs transcrits. Au lieu de traduire métis par « intelligence rusée » ou peithô par « persuasion », on se mit à utiliser le mot grec pour bien montrer que ce n’était pas exactement la même chose. Nicole Loraux plaide au contraire pour l’intérêt des similitudes en prenant l’exemple de l’amnistie. Qu’il s’agisse de celle d’anciens collaborateurs français des nazis ou celle qui a suivi en 403 avant J.-C. la chute du régime oligarchique des Trente à Athènes, il s’agit au fond de la même chose, du choix de la paix civile plutôt que du châtiment des crimes. Ces réflexions débouchent sur un éloge de l’anachronisme.

Notons d’abord que le choix entre peithô et « persuasion » n’est guère qu’un problème de rhétorique, une fois explicitées les différences éventuelles entre la conception grecque du phénomène et la nôtre. Il n’en va pas toujours de même. Il paraît difficile de se satisfaire du mot « amour » pour parler de l’éros ou de l’agapè, car le Moyen Age a réuni les deux notions, tant celle d’amour charnel que celle d’amour du prochain ou de Dieu, et nous a transmis l’équivoque. Avec l’exemple de l’amnistie, Nicole Loraux soulève un vrai problème. Y a-t-il dans ce cas une différence essentielle entre le comportement des Grecs et le nôtre? Bien sûr, l’histoire ne se répète pas à l’identique, mais les différences de comportement dans un tel cas pourraient bien n’être qu’accidentelles. Après avoir vénéré l’éternel humain, les historiens ne sont-ils pas devenus dévots du changement perpétuel ? Il est inutile de trancher sur le problème de l’amnistie pour en arriver à une conclusion sûre. Ou bien des différences significatives existent entre le phénomène passé et celui d’aujourd’hui, auquel cas la confusion des deux est anachronique et condamnable; ou bien il n’y en a pas et ce sont alors les distinctions inutiles qui constituent l’anachronisme. Lorsque Lucien Febvre prétendait que le sens de la vue était moins développé au XVIe siècle qu’il ne l’est aujourd’hui, c’est lui qui commettait ce qu’il appelait « le péché des péchés entre tous irrémissible: l’anachronisme »[66].

Nicole Loraux n’est pas seule à partir d’une conception malheureuse de l’anachronisme, léguée par des historiens de la génération précédente, pour qualifier d’anachronisme ce qui ne l’est pas. Georges Didi-Huberman, dont il ne serait pas question ici s’il n’arrivait que des historiens le prennent au sérieux, part de l’évidence que l’œuvre continue à vivre loin de son contexte originel et change de sens en changeant de contexte[67]. Dans ces conditions, l’anachronisme serait inévitable et constituerait même la condition d’existence d’un discours sur l’image ou sur l’art. L’œuvre vivrait dans l’achronie. Ici encore, on est épouvanté par les confusions de quelqu’un qui passe pour philosophe. Sa notion d’anachronisme mêle en effet au moins trois problèmes différents:

  1. Il est absurde de parler d’anachronisme lorsqu’un œuvre s’inspire de celles d’un passé même lointain. Il n’y a rien d’anachronique dans l’imitation de l’Antiquité au Moyen Age ou à l’époque moderne, car l’anachronisme est, jusqu’à nouvel ordre, une erreur relative au passé. Il y a par exemple anachronisme lorsqu’on croit une œuvre inspirée par une autre qui lui est postérieure, ce qui arrive souvent lorsque la chronologie est mal assurée. Autant dire qu’il y a un ordre implacable du temps dans lequel les œuvres s’inscrivent, mais il est plus difficile de dater les œuvres que de disserter sur l’achronie.
  2. Il n’y a rien d’anachronique dans les décalages culturels ou techniques. Il faut bien que les innovations prennent un certain temps et tous les ménages du XXe siècle n’ont pas bénéficié de la machine à laver en même temps.
  3. Lorsque les étranges zones colorées que Fra Angelico dispose dans ses retables rappellent Jackson Pollock à Didi-Huberman, il n’y a pas plus d’anachronisme que dans n’importe quelle association d’idées plus ou moins farfelue. L’anachronisme commence lorsqu’il interprète ce que dit Denys l’Aréopagite des images dissemblables comme une incitation à pratiquer l’art abstrait[68]. Il suffisait de lire cet auteur avec un minimum de sérieux pour s’apercevoir qu’il parlait d’images figuratives, de sorte que son influence sur l’art encourageait la figuration du divin. On peut qualifier d’image dissemblable le taureau ailé qui sert de symbole à saint Luc, en aucun cas un jeu de tâches colorées.

« Anachronisme » est un mot du métalangage de l’historien. Le Trésor de la langue française le fait remonter à Gabriel Naudé qui est précisément un historien, en tout cas un érudit, et le définit comme le fait de placer un fait, un usage ou un personnage dans une époque autre que la sienne. Il mentionne aussi un usage du mot par extension au XXe siècle, celui d’un décalage culturel ou technique. Mais la confusion du sens originel et du sens dérivé est le meilleur moyen de rendre le métalangage inopérant. Les podologues ne soignent pas les pieds des tables.


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La logique de l’historien

L’historien est loin de toujours disposer de données formalisables en termes mathématiques, comme le langage des probabilités, et plus rarement encore en termes logiques, en dehors précisément de l’histoire de la logique. Mais cela ne met pas l’historien à l’abri des problèmes logiques et il en rencontre parfois de très ardus, le plus souvent sans les voir.

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Le rejet de l’implicite

C’est souvent dans l’implicite que se cachent les problèmes, principalement dans l’absence de définitions claires. On sait bien que l’historien ne peut pas définir chaque mot qu’il emploie et, en fait, la plupart des imprécisions sont sans conséquences. Pour dire que Philippe Auguste a gagné la bataille de Bouvines, il n’y a pas besoin de fixer le champ de bataille sur une carte. Au contraire, l’abondance de précisions non pertinentes est une faute qui dilue le raisonnement lorsqu’il y en a un. Le problème, nous l’avons vu, est d’abord celui des notions mal définies qui se substituent à l’analyse ou la polluent, comme « croyance » ou « mentalité ». Contentons-nous ici de l’exemple simple d' »apotropaïque », assez à la mode aujourd’hui avec sa coloration anthropologique. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour s’apercevoir qu’on ne sait pas très bien de quoi on parle. Selon le Larousse, cela « se dit d’un objet, d’une formule servant à détourner vers quelqu’un d’autre les influences maléfiques ». Le Robert a mis le temps à accepter le mot et le définit simplement comme « ce qui conjure le mauvais sort ». Enfin Wikipedia fait plus ou moins la synthèse: « ce qui conjure le mauvais sort, vise à détourner les influences maléfiques ».

Les deux premières définitions peuvent être utilisables si on se tient à l’une ou à l’autre. La première inclut des images effrayantes comme les têtes de Gorgones, obscènes comme le phallus, ou encore celles d’un objet de supplice comme la croix, lorsqu’on les porte sur soi pour renvoyer le mauvais œil à l’expéditeur. Elle inclut aussi des rituels, comme l’exorcisme par Jésus du possédé de Gérasa dont il chasse les démons dans un troupeau de cochons (pour autant qu’un cochon soit « quelqu’un »). La seconde définition se cantonne au monde particulier de la sorcellerie et ne pourrait s’appliquer au christianisme que lorsqu’il reconnaît l’existence des sorts. Or ce sont plutôt les châtiments que les conjurations qu’il utilise dans ce cas. La troisième définition est totalement inconsistante, car, s’il suffit de « détourner les influences maléfiques » pour être apotropaïque, elle inclut la totalité des systèmes religieux. Malheureusement, elle reflète assez bien l’usage inconséquent des grands mots chez trop d’historiens.

Comme on l’a dit, une autre manière d’éviter de définir est de se référer à l’usage d’un terme tel que l’utilise tel ou tel. En général, l’autorité sollicitée est plus ou moins philosophe. Dans ce cas, il vaudrait mieux répéter la définition du maître à penser, s’il en a réellement donné une, au moins pour montrer qu’on l’a comprise. Mais il y a fort à parier que cela se ferait si la définition était limpide.


L’assertion d’existence

Une description d’objet n’est pas une définition. Elle énonce des propriétés de l’objet, pas forcément toutes celles et rien que celles qui seraient nécessaires pour le définir. Mais une définition est une description d’objet qui obéit en plus à ces deux conditions. Dans la logique aristotélicienne, la définition porte sur des qualités substantielles nécessaires et suffisantes : l’homme, par exemple, se définit comme animal rationnel et mortel, sans qu’il soit opportun d’ajouter qu’il possède des mains et des pieds. Aujourd’hui, nous ne parlons plus guère de substances et d’accidents et nous disons que certains traits sont pertinents et que d’autres ne le sont pas, mais ça revient pratiquement au même. La description d’objet s’utilise plutôt pour identifier des individus. Que Philippe Auguste ait gagné la bataille de Bouvines était en partie accidentel, mais « le vainqueur de Bouvines » suffit, non pas certes à le définir, mais à l’identifier.

L’assertion d’existence se fait à partir d’une description d’objet, souvent aussi à partir d’un nom propre lorsqu’il s’agit d’un individu. Elle répond à des questions telles que: « Y a-t-il des habitants sur Mars? » ou « Homère a-t-il existé? ». Mais elle porte aussi sur des événements ou sur les notions de l’historien. « La réforme grégorienne a-t-elle existé? ». En général, on répond oui à condition d’appeler ainsi un phénomène qui commence bien avant Grégoire VII.

L’assertion d’existence est d’autant plus risquée que la description d’objet est plus précise et plus circonstanciée. Prenons un exemple simple : « Y avait-il un comte Roland à l’époque de Charlemagne ? ». La réponse est « oui ». « Était-il le fils naturel de Charlemagne et de sa sœur Gisèle ? ». Il faudrait pour cela que la légende corresponde à la réalité par un hasard exceptionnel. « A-t-il péri en combattant les Sarrazins ? ». Non, mais leurs ennemis, les Navarrais. Pour autant que la Vita Caroli d’Eginhard qui nous renseigne soit crédible – et elle l’est sans doute – cela ne pose pas problème.

La question de l’existence de Roland n’a vraiment de sens que si on parle de la victime des Navarrais ou de celle des Sarrazins. Mais il est des cas où la confusion est soigneusement entretenue, en général lorsqu’il y a un gros enjeu idéologique. Le plus caricatural est certainement celui de l’existence de Jésus. Lorsque quelqu’un pose la question, il est bon de savoir s’il parle d’un dieu né d’une vierge et ressuscité ou d’un rabbi plus ou moins subversif qui aurait prêché en Palestine au Ier siècle et dont les évangiles nous auraient rapporté quelques maximes. Face à la seconde hypothèse, la réponse la plus sensée est sans doute de remarquer qu’il y en a sans doute eu plus d’un. La confusion n’épargne pas les historiens. C’est ainsi que Henri-Irénée Marrou considère comme aussi aberrant de douter de l’existence de Jésus que de celle de Descartes[69]. Dès lors qu’on ne dit pas de quel Jésus on parle, il ne vaut même plus la peine de comparer la crédibilité des sources. Imaginons néanmoins que Descartes n’ait rien écrit et qu’il ne soit question de lui qu’une vingtaine d’années après la date supposée de sa mort. Tiendrions-nous son existence comme un fait historique incontestable?

Sans atteindre ce niveau d’absurdité, une des naïvetés les plus fréquentes en histoire consiste à postuler des nations sans très bien savoir sur quels critères. Le nationalisme d’il y a un siècle n’a plus bonne presse, mais l’effroi qu’ont suscité ses conséquences ne semble pas avoir produit suffisamment de réflexion sur ces critères. Peut-on appeler « nations » des ensembles de territoires que les rois peuvent échanger à l’occasion de traités? Lorsque la cantatrice américaine Jessye Norman vint à Paris chanter la Marseillaise lors des festivités de 1989, on put l’entendre dire à la radio qu’on fêtait « les deux cents ans de la France ». Il s’agissait bien sûr d’une bourde, mais qui contenait une part involontaire de vérité.

Sans remonter à « nos ancêtres les Gaulois », que signifie une expression comme « la France de Philippe Auguste » ? En étudiant les vitraux de la cathédrale de Chartres, on peut s’apercevoir où mène le présupposé implicite sur lequel elle repose. C’est ainsi qu’un historien (pourtant) anglais, John Buslag, parle du « nationalisme » des chanoines chartrains et fonde son interprétation d’un vitrail (116 dans la numérotation du Corpus vitrearum) sur ce contresens[70]. Il est vrai qu’une part importante des vitraux ont été commandés par la famille royale et son entourage, mais faut-il rappeler que deux des ensembles les plus importants sont dus respectivement à Pierre de Boulogne dit Mauclerc et à Philippe Hurepel, fils plus ou moins légitime de Philippe Auguste, que l’un et l’autre ont participé ensuite à la révolte des barons, et que le premier a été jusqu’à se mettre au service du roi d’Angleterre ? Une conséquence presque comique du présupposé implicite d’un cadre national a été l’impossibilité d’identifier le commanditaire du vitrail signé Colinus de camera regis (114). Il n’y avait en effet aucun Colin parmi les officiers de la chambre des comptes. En fait, le personnage apparaît deux fois dans une autre chambre des comptes, le Grand Échiquier de Normandie à Caen, autrement dit chez Richard Cœur-de-Lion, en 1195 et 1198[71]. Le vitrail datant vraisemblablement de 1220 environ, Colin était encore en vie. Il n’était plus au Grand Échiquier, supprimé après la conquête de la Normandie par Philippe Auguste, et, comme il avait gardé son titre, il s’était vraisemblablement replié à Westminster. On voit bien ce qui empêchait une identification pourtant facile : l’existence supposée d’un cadre national impliquait que le roi non spécifié ne pouvait qu’être le roi de France.


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L’inconsistance dans le langage-objet

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En admettant que l’historien ait purifié son langage, il lui reste une difficulté, car il ne peut pas purifier le langage-objet. Il parle constamment de notions qu’il n’admet pas, comme l’influence des astres, de personnages qui à ses yeux n’existent pas, comme le chien Cerbère qui garde les enfers ou Méduse, décapitée par Persée. Or, du point de vue de la logique formelle, il est impossible de parler de telles choses autrement que pour les nier. Concrètement, la proposition: « Si Cerbère est un chien, alors Méduse est un écureuil » est vraie. Comme l’a montré William Quine dans un article célèbre, il y a une différence essentielle entre nommer et signifier[72]. Le mot « Cerbère » ne nomme (ou, si on préfère : ne dénote) rien du tout, mais signifie. Le problème est alors de savoir ce qu’il signifie et, pour cela, il faudrait pouvoir décrire l’objet. Or, dans un langage formel, on ne peut donner la description d’un objet sans affirmer son existence. Il est donc impossible de montrer que Cerbère qui n’existe pas n’est ni Persée, ni Méduse qui n’existent pas davantage. Tout ce qu’on peut admettre, c’est que l’idée-de-Cerbère est distincte de l’idée-de-Méduse.

Une autre solution, équivalente quant aux résultats, mais modélisant mieux l’approche historique, est de distinguer des univers de discours, comme le font Robert Martin ou Gilles Fauconnier en proposant des formalisations de cette démarche[73]. Elle permet de décrire un univers ou « le chien Cerbère garde les enfers » est vrai et « Méduse est un écureuil » faux, sans pour autant que le métalangage décrivant l’univers réel n’accepte l’existence de l’un ou de l’autre.

On objectera que le rigorisme logique de ces remarques équivaut à l’utilisation d’un fusil pour tuer une mouche, car les historiens se débrouillent très bien avec les fictions sans avoir besoin de la logique formelle, mais les choses sont un peu plus compliquées.

Il faut d’abord remarquer avec Quine que tout système, aussi formalisé qu’il soit, possède des fondements indécidables, ce qu’on a expérimenté à travers les paradoxes de Russell et qui a été prouvé quant aux mathématiques par Gödel, quant à la logique formelle par Tarski. La complétude d’un système est toujours bornée par des axiomes que le système ne peut justifier. Il est donc inacceptable d’opposer notre rationalité à l’irrationalité des systèmes qu’on étudie.

Mieux encore, un système consistant peut contenir des monstres qui valent bien Cerbère, mais doivent être distinguées des passages au-delà du principe de non-contradiction. Partons d’un problème bien connu, le paradoxe du barbier. L’affirmation bien naturelle que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes se font raser par le barbier est contradictoire, car elle implique à la fois que le barbier se rase lui-même et qu’il ne se rase pas lui-même. Le problème sous-jacent oblige la théorie des ensembles à stipuler que les ensembles ne sont pas une somme d’élément, qu’ils n’appartiennent pas à la même catégorie que les éléments et que le rapport entre ensembles et éléments n’est pas définissable. Cette règle n’a aucun sens intuitif, mais elle rend le système non-contradictoire. On pourrait aussi bien introduire l’existence de Cerbère dans un système, mais pas celle du cercle carré, lequel est intrinsèquement contradictoire. Il est vrai que pour axiomatiser une mythologie, il faudrait contrevenir au principe d’économie des axiomes, car il en faudrait beaucoup. Néanmoins, on peut déduire de tout cela que, même lorsqu’on respecte le principe de non-contradiction, la validité d’un système est toujours relative.

Dans un système formalisé, il n’y a pas de doute possible sur ce qui est contradictoire et ce qui ne l’est pas. Dans le langage naturel, les choses sont plus compliquées et nous avons tendance à parler de contradiction dans des cas où la logique n’est pas en cause. Prétendre que le minotaure a existé défierait les lois de la biologie et non celles de la logique, professer la conception virginale ne contredit que la gynécologie. Le dogme de la transsubstantiation, de la transformation du pain en vrai corps du Christ par les paroles sacramentelles du prêtre, violait en fait la définition aristotélicienne des substances, c’est-à-dire une construction métalogique qui n’a plus beaucoup d’adeptes, mais viole aussi nos conceptions des lois de la nature. Il n’y a guère que le dogme de la Trinité, proclamant à la fois la distinction des personnes divines et l’unicité de Dieu, qui soit contradictoire au même titre que le cercle carré.

Boèce, l’auteur de la Consolation de la philosophie et du principal commentaire de l’Organum aristotélicien, a aussi écrit un De Trinitate moins connu. Il considère Dieu « qui est celui qui est » comme l’unité du multiple. A sa différence, les créatures ne sont pas ce qu’elles sont, car elles sont composées de forme et de matière, le principe d’identité régissant pour sa part le monde spirituel. Il s’agit là d’un platonisme absolument cohérent avec une pensée qui se détourne du monde physique pour s’intéresser aux idéaux, en particulier aux propriétés des nombres, en somme d’une forme radicale de « platonisme mathématique ». Pour Boèce, le Trinité est non-contradictoire et c’est le monde physique qui repose sur une contradiction. Mais est-ce plus fou que de considérer la relation entre un ensemble et ses éléments comme indéfinissable?

De tels cas obligent à se défaire, en abordant des systèmes plus ou moins cohérents et différents des nôtres, de tout ce qui reste du partage entre des mentalités logiques et prélogiques. Il n’y a pas de rationalité absolue et il y a plutôt, derrière les comportements humains, une forme de rationalité à découvrir, ce qui est plus intéressant que de sous-estimer les autres et le passé. Il ne s’agit pas de les réfuter, mais de les comprendre. De ce point de vue, les exemples que nous avons pris et qui appartiennent au domaine qu’on définit approximativement comme religieux se caractérisent par un caractère hyperbolique et une suspension du sens commun qui n’exclut pas un comportement rationnel le reste du temps.

On connaît l’exemple célèbre du sacrifice du concombre chez les Nuer, analysé par Evans-Pritchard[74]. Lorsqu’ils ne peuvent sacrifier un bœuf, les Nuer utilisent un concombre en considérant qu’il s’agit d’un bœuf, ce qui fait évidemment penser à l’eucharistie. Mais, dans la vie courante, ils ne confondent pas plus les concombres et les bœufs que les catholiques le pain et la chair du Christ. Qu’il s’agisse des actes liturgiques ou des mythes et des dogmes qui peuvent les sous-tendre, l’écart avec le sens commun n’est pas dû à une déficience intellectuelle, car il est systématiquement hyperbolique pour exiger une soumission respectueuse de la part de la raison. Le cas du réalisme eucharistique permet de le montrer[75]. Saint Augustin ne croyait pas aux lois de la nature, car la toute-puissance divine faisait ce qu’elle voulait. Pourtant, sa doctrine eucharistique est symbolique, plus proche de celle des calvinistes que du réalisme eucharistique qui triompha entretemps: il comprend la formule évangélique et liturgique « ceci est mon corps » comme « ceci signifie mon corps ». Cette doctrine reste dominante dans le haut Moyen Age, à un moment d’étiage des sciences physiques. Or c’est en 1215, au quatrième concile du Latran, alors que l’idée aristotélicienne d’un monde régit par des lois physiques s’est imposée, que fut proclamé le dogme de la transsubstantiation, faisant définitivement de l’eucharistie un véritable sacrifice avec consommation de la chair et du sang de l’Homme-Dieu. Il s’agit donc de tout sauf de la survivance d’une mentalité primitive. En fait, l’acceptation des lois de la nature oblige la religion à se placer au-dessus d’elles.


Ce parcours des problèmes sémantiques qu’affronte l’histoire s’est ouvert sur la distinction entre la signification intentionnelle et intrinsèque du document et le sens que lui donne l’interprétation que nous en faisons. C’est le refus de cette distinction qui fait de l’histoire une vague herméneutique qui noie son objet dans un bavardage sans fin. Une seconde confusion est celle du langage des documents et du langage de l’historien, du fait qu’ils utilisent souvent les mêmes mots, tantôt avec la même signification, tantôt avec une signification différente. Elle semble assez fréquente, comme en témoigne le flou qui entoure actuellement la notion d’anachronisme, qu’il s’agisse de dénoncer comme anachronique un raisonnement qui ne l’est pas ou de faire l’éloge de l’anachronisme en le croyant constitutif de la réalité historique. En fait, une source d’anachronismes particulièrement fréquente est l’utilisation de notions dont la définition reste implicite, facilitée par le fait que l’historien s’exprime normalement en langage naturel, de sorte qu’il est impossible de s’en débarrasser totalement. On peut tout de même limiter beaucoup cet inconvénient en évitant de conférer l’existence à des objets non définis. Cela dit, les inévitables limites de la consistance du discours historique, comme des autres discours scientifiques, doivent nous prévenir contre une disqualification hâtive des discours que nous étudions dont la validité ne peut, pas plus que celle du nôtre, être absolue. Il reste maintenant à étudier une autre manière de déposséder le passé de sa rationalité en lui retirant cette fois la conscience de ses actes.



L’histoire comme anthropologie

Comme on l’a vu, ce sont des anthropologues qui ont compris les premiers que la notion de mentalité était inconsistante, tandis que les historiens s’en emparaient pour raconter des tissus de balivernes sur la religion des paysans, l’acculturation des « masses » par les « élites » ou la peur en Occident. Les mentalités tendent à passer de mode, même en histoire, mais un autre présupposé permet de retirer aux hommes leur rationalité, celui de l’inconscient. En revanche, il est nettement plus difficile de s’en défaire, car il rend bien compte de quelque chose et il va falloir se demander de quoi.

Le présupposé de l’inconscient

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Que les gens ne sachent pas ce qu’ils font n’est pas une idée neuve. Dans les évangiles, Jésus demande à son Père céleste de pardonner à ses bourreaux pour cette raison (Luc, 23, 34). Les prêtres ne manquent pas de compassion pour les pécheurs qui se damnent en refusant la Vérité et les déniaisés plaignent les bigots maintenus dans l’ignorance par les prêtres.

Un savoir – sacré ou profane – portant sur le monde extérieur, taxe forcément ses adversaires de méconnaissance. Lorsqu’il s’agit de la méconnaissance de soi, cela devient l’inconscience. Si les hommes comprenaient ce qu’ils font, la sociologie ne serait pas très utile. L’un de ses pères fondateur, Emile Durkheim, s’accorde avec Marx pour expliquer la vie sociale « non par la conception que s’en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience »[76].

Ce présupposé culmine dans les sciences humaines des années 1960 par la conjonction du marxisme, de l’économisme, du structuralisme et de la psychanalyse. La tâche du chercheur est alors de découvrir les puissants mécanismes qui gouvernent l’idéologie et le comportement à l’insu des sujets et de leur révéler leur « inconscient ».


Inconscient et habitus

Il n’en reste pas moins que le présupposé de l’inconscient ne va pas de soi pour tout le monde. Les historiens ont longtemps eu tendance à analyser les événements comme les actes intentionnels des rois et des grands de ce monde et ce point de vue reste très présent dans les biographies destinées au grand public. L’économie classique continue à présupposer des acteurs rationnels dont les choix sont déterminés par l’intention de maximiser leurs profits. Ces points de vue ont été souvent critiqués à bon droit, mais la notion d’inconscient présente également des difficultés.

En effet, si les hommes n’étaient pas vraiment conscients de ce qu’ils vivent, comment pourraient-ils progresser? On ne parle pas ici du Progrès avec un grand P qui est une fiction, mais des progrès qui sont bien réels, tout comme les régressions. Autant en effet, une régression peut donner le spectacle d’hommes qui n’ont aucun contrôle sur leur destin, autant un progrès est difficile à imaginer dans cette situation. Le progrès des techniques au cours du Moyen Age répond à des déterminismes bien connus: la fin de l’esclavage, par exemple, a suscité un progrès technique compensant le coût de la main-d’œuvre, avec des innovations comme le collier d’attelage, la charrue et le moulin à eau. Mais ce n’est pas le coût de la main-d’œuvre qui invente et innove. Il faut bien faire intervenir quelque part des stratégies rationnelles, quitte à ce qu’elles visent autre chose que le profit.

En fait, il ne s’agit pas de nier la conscience, en dehors de formulations extravagantes comme celle de Lévi-Strauss lorsqu’il prétend que les sauvages ne pensent pas leurs mythes, que ce sont les mythes qui pensent. Ni Freud ni Marx ne nie l’existence d’une vie consciente et la possibilité de rendre conscient ce qui ne l’est pas. Le principe durkheimien vise la vie sociale, non pas la pensée technologique, voire scientifique. Il peut en effet y avoir de fortes discordances entre les deux, ainsi lorsqu’un savant comme Pasteur « laisse ses convictions au vestiaire » en entrant dans son laboratoire. De ce point de vue, la notion d’habitus que le sociologue Pierre Bourdieu emprunta à la scolastique par l’intermédiaire de l’historien de l’art Erwin Panofsky, est bienvenue, car elle assigne ces manières de penser et de faire à des domaines d’activité:

Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre[77].

La notion a l’avantage de pouvoir concerner l’ensemble des pratiques, des plus triviales à la pratique scientifique, mais, telle que la présente Bourdieu, elle entraîne à son tour un problème. Non seulement, son habitus n’est pas conscient, mais il produit la méconnaissance de sa propre existence, assurant ainsi sa pérennité. Aussi résiste-t-il aux informations suggérant d’autres comportements possibles: « … l’habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement à travers la sélection qu’il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d’exposition fortuite ou forcée, les informations capables de mettre en question l’information accumulée et surtout en défavorisant l’exposition à de telles informations »[78].

Il n’y a aucune raison de douter qu’il existe quelque chose comme des habitus, qu’il s’agisse des comportements routiniers ou des préjugés sociaux et qu’on se défend contre leur remise en cause. Mais cet habitus qui se défend lui-même à l’insu de ceux qu’il habite ressemble beaucoup à un deus ex machina destiné à sortir de l’alternative entre l’explication des comportements par la conscience du sujet et l’appel à un déterminisme totalement passif[79].


Les paradoxes de la méconnaissance

Il semble parfois y avoir de la confusion dans les débats sur l’inconscient entre différentes formes de méconnaissance, de limites de la conscience, de non-conscient ou d’inconscient. Il y a d’évidentes ressemblances entre ce que Bourdieu traite plus ou moins d’inconscient dans le fonctionnement de l’habitus et l’inconscient freudien. Dans les deux cas, il s’agit de quelque chose qui agit indépendamment des intentions du sujet et qui refoule ce qui ne lui plaît pas. Mais la notion d’habitus recouvre beaucoup de comportements banals dont la conscience n’a pas beaucoup d’intérêt et qu’il n’y a aucune raison de refouler. J’aurais bien du mal à dire quelle partie exactement de mes plantes de pieds touchent le sol en premier lorsque je marche, mais cela ne relève ni de la psychanalyse, ni de la sociologie et, si je demande à un podologue de me l’apprendre, je n’en tirerai aucun profit tant que je marche sans difficulté. Je sais ce que je fais lorsque je mange chinois avec des baguettes et je peux expliquer à quelqu’un d’autre comment on fait, parce que je l’ai appris adulte, mais j’aurais plus de mal à expliquer précisément à un Chinois ce que je fais lorsque je mange avec un couteau et une fourchette. Une grande partie des habitus d’un individu n’ont aucun besoin de résister à la conscience pour persister, car il n’y a aucune raison d’en changer ou même d’en avoir conscience. Inversement, lorsqu’on a conscience d’un habitus et qu’on aimerait le vaincre, le problème devient banal et rentre dans la catégorie chère aux économistes des choix stratégiques conscients. J’aimerais arrêter de fumer, car ça nuit à la santé, mais le désagrément que cela me causerait est tel que je continue, en espérant mourir un jour d’autre chose.

Le problème de Bourdieu se réduit donc aux habitus méconnus dont la transformation serait une bonne chose: il y en a sans aucun doute plus d’un. Mais est-il vraiment nécessaire de transformer l’habitus en deus ex machina pour expliquer la résistance? Il y a ceci de commun entre la sociologie de Bourdieu et l’économisme le plus classique que l’information nécessaire ici à la conscience de l’habitus, là au choix économique, est pensée comme disponible, comme s’il s’agissait de la ramasser dans la rue. En réalité, s’informer est un gros travail: tout chercheur sait que cela ne consiste pas à faire confiance au dernier qui a parlé. Une information doit être vérifiée et c’est loin d’être toujours facile. Ce ne l’est pas pour le chercheur dont c’est pourtant le métier et à bien plus forte raison pour les autres. En plus, le chercheur est payé pour ça[80], alors qu’un cordonnier qui arrêterait de réparer les chaussures comme il l’a toujours fait pour se familiariser avec une technique prétendue plus efficace risquerait rapidement de perdre son revenu pour un gain aléatoire.

Les comportements routiniers qui relèvent de l’habitus économisent de la réflexion et du temps : je marche sans avoir à réfléchir à chaque pas lorsque le chemin est plat. Un cadre français élevé dans la tradition catholique de droite n’a aucune raison de la mettre en cause, tant que son salaire est élevé, sa femme fidèle, ses enfants bien éduqués et obéissants, ses loisirs somptueux. La reproduction des mêmes conditions d’existence se profilant à la génération suivante, on voit mal pourquoi il se poserait des questions et quelle force inconsciente serait nécessaire pour que l’habitus subsiste. Pour qu’il y ait des raisons de se poser des questions et donc de se fatiguer, il faut une crise, par exemple un burnout, l’infidélité de l’épouse ou encore la révolte des enfants. Dès lors, la vie cesse d’être un long fleuve tranquille.

Si une telle crise se produit, on peut supposer, outre des causes matérielles, une situation psychologique malsaine. Le cadre avait refusé de voir son propre épuisement, son manque d’égard pour son épouse ou son autoritarisme maladroit envers ses enfants. Les aspects névrotiques du système religieux seront peut-être mis en cause. Tant que tout se passe bien, un psychanalyste freudien considérera que la religion n’est dans ce cas qu’une névrose bénigne qui ne mérite pas d’être traitée. Sinon, l’habitus se confond plus ou moins avec l’inconscient freudien et les problèmes que posent l’un et l’autre pourraient bien être les mêmes.


Les paradoxes de l’inconscient

La théorie freudienne de l’inconscient a en effet soulevé des critiques. Que des actes du sujet puisse échapper à sa conscience n’est pas le problème, car c’était quelque chose de généralement admis bien avant Freud. Contemporain de Freud et proche de lui par son milieu, Ludwig Wittgenstein critique le passage de l’adjectif au substantif, de l’idée que quelque chose puisse ne pas être conscient à celle que l’inconscient soit quelque chose et qu’il puisse se comporter comme un agent efficace et rusé. Dès lors, il s’agit de plus que d’une réification, d’une personnification: « Imaginez un langage dans lequel, au lieu de dire ‘Je n’ai trouvé personne dans la pièce’, on dirait ‘J’ai trouvé M. Personne dans la pièce’ »[81].

Une autre critique, déjà présente chez Wittgenstein, consiste à se demander s’il y un sens à parler d’un contenu inconscient. Il y en a en tout cas un lorsqu’une personne fait un lapsus sans s’en rendre compte: elle n’est pas consciente de ce qu’elle a dit. En outre, n’importe qui, lorsqu’il ne dort pas seul, a pu remarquer que la personne auprès de lui s’agitait et parlait même dans son sommeil, mais souvent, ne se souvenait de rien au réveil. Il doit bien y avoir alors un scénario qui échappe à la conscience. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il y a, dans le récit d’un rêve par exemple, un contenu latent sous le contenu manifeste. Et, lorsque l’interprétation d’un rêve est considérée comme la découverte de cet autre message, il pourrait bien y avoir un contresens.

Prenons un cas simple qu’on rencontre assez facilement. Une personne ayant eu une éducation puritaine a besoin pour éprouver la satisfaction sexuelle de s’imaginer contrainte, voire violée. Il s’agit d’une histoire qu’elle se met dans la tête au moment de l’acte, mais qui n’implique pas une accusation de viol, car elle sait qu’elle laisse aller son imagination. Il est bien probable que le fantasme de viol lui permette de mettre en veilleuse ses scrupules moraux en apaisant son sentiment de culpabilité. Cela peut aussi faire l’objet d’un rêve, mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune raison de parler d’un contenu latent. L’interprétation correcte n’est pas la découverte d’un message sous-jacent selon lequel la personne commettrait l’acte sexuel de son plein gré, lequel est inexistant dans le rêve et n’a pas à être recherché dans la situation réelle où le consentement est évident. Il s’agit simplement d’expliquer pourquoi le fantasme est tel qu’il est.

Les Ecrits de Jacques Lacan sont pleins de calembours qui se substituent au raisonnement, mais ils contiennent une forte intuition : le supposé contenu inconscient n’est pas enfoui dans les profondeurs de l’âme humaine comme des vestiges archéologiques, mais se situe plutôt, bien visible, au ras du langage, de sa rhétorique et même parfois des calembours. Il n’appartient pas à l’historien de juger sa conception de l’analyse et ses effets thérapeutiques, mais elle peut lui inspirer une bonne manière d’aborder les symbolismes en se détournant d’une impasse. Freud est loin, en effet, d’avoir donné un exemple à suivre dans son essai sur un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Il voyait dans la Sainte Anne un contenu caché : le contour des personnages dessinerait secrètement la silhouette d’un vautour qui témoignerait d’un traumatisme survenu durant l’enfance. Il s’agit là typiquement du genre de trouvailles qu’on ne peut ni confirmer, ni réfuter, et qui n’a donc aucun intérêt. Freud est mieux inspiré en analysant le Moïse de Michel-Ange, lorsqu’il commente l’instabilité des tables de la Loi sous son bras gauche. Sont-elles sur le point de lui échapper et de tomber à terre ? On peut en discuter, mais la question se pose réellement, car il n’aurait vraiment pas été compliqué pour l’artiste de poser les tables bien à plat et non pas en équilibre instable sur un angle. En plus, la chute des tables de la Loi existe dans la tradition iconographique. La statue de la Synagogue les laisse en effet échapper à la cathédrale de Strasbourg et de manière encore plus incontestable à la cathédrale de Bamberg. Autant le vautour de la Sainte Anne aurait été un contenu caché, autant l’instabilité des tables de la Loi est manifeste.

Que le pain et le vin eucharistiques soient le corps et le sang du Christ n’est pas un secret bien caché, mais le contenu littéral des paroles évangéliques reprises par le prêtre lors de la consécration. Les nombreuses images médiévales de la crucifixion où l’Église recueille le sang du Crucifié qui jaillit de la plaie du côté pour le donner à boire au fidèle ne sont pas moins explicites. Que le jardin clos, fréquent dans l’iconographie de la fin du Moyen Age, représente l’utérus de la Vierge Marie, clos par la virginité, est affirmé dans les commentaires mariaux du Cantique des cantiques, déjà chez saint Ambroise, car il est écrit « Tu es un jardin clos, ma sœur, mon épouse, une fontaine scellée » (Cantique 4, 12). Il n’y a pas besoin de faire appel à la psychanalyse pour découvrir le symbolisme anthropophagique ou sexuel dans le système religieux. Si un dévot vous demande où vous avez trouvé tout ça, vous pouvez répondre que c’est explicite : les chrétiens mangent leur dieu et les mystiques lui sucent la plaie du côté. Mais l’expérience montre qu’il ne sera pas forcément convaincu.

Qu’on me permette de rapporter ici un souvenir personnel. Faisant il y a quelques décennies une conférence, je montrais que, dans l’iconographie de la fin du Moyen Age, les peintres donnaient très fréquemment au Crucifié un périzonium transparent révélant l’absence de sexe. On aurait pu y voir une forme de pudeur, mais la solution pudique consiste en réalité à rendre le périzonium opaque, comme on le faisait avant 1300 et comme on le fait à nouveau depuis 1430 environ. Quelques temps plus tard, je rencontre l’épouse d’un collègue qui me raconte qu’elle s’était rendue depuis au Musée des Beaux-Arts de la ville et y avait vu un nombre appréciable d’exemples, mais se plaignait que ma conférence avait fait travailler son imagination et laissait entendre qu’il s’agissait d’une illusion !

Comment expliquer cette attitude ? Il peut tout simplement s’agir du refus de dire qu’on est passé des centaines de fois devant quelque chose sans l’apercevoir. Il peut aussi s’agir d’éviter une complication intellectuelle. Nous avons une certaine idée du christianisme médiéval. Une observation qui la contredit devrait nous obliger à mettre en doute ce que nous croyions savoir. La tentation est alors très grande de refuser l’observation, car c’est du travail en moins. Mais il peut y avoir plus : concevoir la religion comme un domaine éthéré où ne peut entrer aucune représentation liée à la sexualité, pour ne rien dire du cannibalisme, et ne pas vouloir souiller ce havre de paix par des pensées impures.

Quelle que soit la bonne solution, il apparaît que la reconnaissance d’un état de choses perturberait l’économie du sujet et qu’il préfère encore nier l’évidence. De manière infiniment plus grave, le refus d’admettre le réchauffement climatique pour sauver les bénéfices immédiats qu’apporte la destruction de l’environnement est une réaction du même type. En somme, la réalité met le sujet dans une situation dérangeante et, à partir de là, on rencontre tous les phénomènes que Freud a si bien mis en valeur: l’oubli de ce qui dérange, son refoulement par dénégation, sa déformation par déplacement ou condensation dans le retour du refoulé, et ainsi de suite.

Mais en quoi cela obligerait-il à faire état d’un contenu inconscient ? Ne serait-ce pas plutôt les mécanismes de défense qui ne sont pas conscients ? L’idée de contenu inconscient n’est peut-être rien d’autre que la contrepartie de la notion indistincte de Deutung dans laquelle l’herméneutique confond lecture et interprétation d’un discours. Lorsqu’un discours névrotique cache quelque chose, il ne nous adresse pas deux messages dont l’un serait caché dans l’autre. Le contenu de ce discours est manifeste, mais il reste à comprendre pourquoi son auteur dit cela plutôt qu’autre chose. Autant la comparaison entre les mécanismes du rêve ou du fantasme et ceux du mot d’esprit est intéressante et féconde, autant l’assimilation de l’un à l’autre est une erreur fatale. Le mot d’esprit, lui, est réellement construit à partir d’un discours préexistant et caché qu’il s’agit de deviner. Prenons un exemple chez Freud. Deux associés ont fait faire leurs portraits et offrent une réception pour les inaugurer. Un journaliste présent remarque qu’on aurait dû mettre un crucifix entre les deux. La compréhension du mot d’esprit suppose une déduction : dans une crucifixion, le Christ est entouré de deux larrons. Il y a donc un contenu latent, mais conscient et intentionnel de la part de son auteur, qui est que les deux hommes d’affaire sont des larrons. Ne pas le trouver, c’est ne pas comprendre son message.

Dans le cas d’un processus inconscient, ce qui est déformé n’est pas un message du sujet, mais la réalité à laquelle il est confronté. Il peut s’agir aussi bien d’un stimulus, comme un bruit qui menace le sommeil et qui est réinterprété par le rêve pour permettre de continuer à dormir, que d’une information déplaisante. Cela peut éventuellement être un message, celui qui lui parvient de quelqu’un d’autre et qu’il préfère mal comprendre. Il peut encore s’agir d’une réalité intérieure, car le sujet est rarement dépourvu de contradictions, entre ses désirs et la moralité par exemple. Ce que les chrétiens appellent une pensée impure n’est pas quelque chose qui échappe à la conscience, mais une représentation qu’elle ne peut pas refouler et subit malgré elle. Ce qui est oublié n’est pas quelque chose de caché qui agit en nous ; c’est l’oubli et donc la disparition du message qui porte à conséquence. Enfin, un secret de famille est bien un contenu caché, mais il ne l’est pas à l’intérieur du sujet puisque ce sont les parents qui le cachent. Ce qui perturbe le sujet est alors un malaise à l’intérieur de la famille dont il souffre, mais dont il ne connaît pas l’origine.

Alors, qu’y a-t-il éventuellement d’inconscient ? C’est le processus mis en œuvre par le sujet et cela n’a rien d’anormal. On parle avant d’avoir conscience de le faire, ou sans avoir conscience de le faire, comme dans les rêves. On pratique les formes grammaticales et logiques avant même de savoir qu’elles en sont et il n’y a pas besoin de fonder l’arithmétique pour compter. Les opérations de l’esprit ne sont pas explicites tant qu’elles n’ont pas été explicitées et on n’attend pas de les comprendre pour s’en servir. Comprendre et expliciter sont des travaux qui peuvent être extrêmement difficiles, parfois impossibles à mener à bout, comme de fonder l’arithmétique. Ces opérations sont donc des habitus qui guident notre pratique que nous en ayons conscience ou non. Il n’y a pas besoin de faire intervenir un deus ex machina pour le comprendre.

Parler sans connaître la grammaire expose à des fautes et seule une conscience réflexive de la logique empêche les paralogismes. Les limites de nos connaissances et de notre conscience ne sont évidemment pas la cause de fantasmes, lesquels sont des tentatives pour concilier la réalité et nos désirs, mais elles les rendent plus ou moins crédibles. Dans le rêve, nous les prenons pour la réalité, dans un demi-sommeil ou sous l’effet de psychotropes, la conscience est suffisamment émoussée pour leur donner libre cours. Dans la vie courante éveillée, nous évaluons normalement la probabilité d’un événement de manière approximative, mais généralement suffisante, de sorte, comme on l’a déjà dit, qu’on ne prend pas son parapluie pour sortir par beau temps. Mais il y a des exceptions, comme l’excès de précaution caractéristique de la névrose obsessionnelle, et là aussi, le fantasme l’emporte. Et nous avons remarqué que l’envie de justifier son hypothèse à tout prix conduit trop souvent un chercheur à défier le bon sens.

Faire un rêve ou un mot d’esprit sont deux activités radicalement différentes du sujet, puisqu’il manipule consciemment un contenu pour le rendre latent en faisant un mot d’esprit, tandis qu’il déforme la réalité dans le rêve. Mais ce qui justifie leur comparaison est l’identité des processus mis en œuvre, comme le déplacement ou la condensation. A première vue, cette remarque paraît contradictoire avec ce qui vient d’être dit : s’il y a déplacement ou condensation, cela suppose un contenu déplacé ou condensé, car déplacer ou condenser du réel relèverait de la magie. L’assimilation par Lacan de l’inconscient à un langage et, sous l’influence du linguiste Roman Jakobson, du déplacement à la métonymie et de la condensation à la métaphore ne peut que rendre l’objection plus vigoureuse.

Prenons le cas d’une métaphore. Lorsque je traite quelqu’un de vipère, je n’entends pas qu’il s’agit d’un reptile, mais qu’il est tout aussi dangereux par sa perfidie. Mon interlocuteur n’a pas à proprement parler un travail d’interprétation à faire, à moins d’être idiot (ou belge si on en croit les blagues). En revanche, si je rêve que cette personne est une vipère, ma réaction n’est pas de me protéger, par exemple, contre ses calomnies, mais de chercher un gros caillou pour l’écraser. Il n’y a pas un contenu latent qui serait sa perfidie, mais une transformation fantasmatique du réel dans un état d’inconscience. Le réel est bien condensé et déplacé, mais seulement dans le fantasme. Cela n’empêche pas le langage d’y être pour quelque chose. Il est en effet probable que si le cobra y servait de métaphore à une personne perfide, le rêve concernerait un cobra. En somme, la rhétorique, le mot d’esprit et le rêve sont des activités bien distinctes, mais elles s’apparentent par les procédés mis en œuvre, car ces procédés régissent tous les univers symboliques.

Le point de départ de cette réflexion était la fragilité de la notion d’inconscient qui rend bien compte de quelque chose, mais pas de manière satisfaisante, car elle suppose un contenu latent lorsqu’il n’y en pas, comme l’avait parfaitement vu Wittgenstein. Il y a pourtant bien quelque chose qui échappe souvent à la conscience ou plus simplement à la connaissance, ce sont les processus que nous mettons en œuvre pour saisir la réalité ou pour ne pas la voir. Les univers symboliques reposent sur ces processus.


Les univers symboliques

On ne peut comprendre un univers symbolique sans étudier la rhétorique, explicite ou pas, qui lui donne sens. Plaquer sur lui une herméneutique passe-partout n’entraîne que des contresens, tandis que sa rhétorique propre engendre un symbolisme plus ou moins intentionnel. Pour prendre l’exemple dans un domaine qui m’est familier, l’image médiévale recourt constamment à un procédé que j’ai désigné comme le littéralisme[82]. Cela consiste à représenter un objet ou une notion par le référent du mot pris au sens littéral, voire étymologique. C’est ainsi que le sein (au sens de ventre ou d’utérus) se désigne par le latin sinus, originellement la courbe du vêtement sur le ventre. Aussi, pour figurer la métaphore biblique du Sein d’Abraham qui abrite les âmes des justes, les peintres représentent-ils le patriarche tenant devant lui un drap formant une courbe dans lequel les âmes sont représentées comme de petits enfants nus, parce que la mort est une seconde naissance et qu’elles ne sont plus « vêtues » de chair. Un mourant est censé « expirer », de sorte que son âme, ainsi représentée, sort par sa bouche. Le siège (sedes) d’une institution peut se représenter comme un trône à baldaquin, couronné de formes architecturales évoquant une ville, une église ou un château, ainsi celui sur lequel trône la Vierge Marie, elle-même symbole de l’Église. Et ainsi de suite.

Les procédés symboliques sont probablement universels, mais ce n’est le cas ni de la valeur, ni des fonctions qu’on leur attribue. Ils peuvent être censés manifester un savoir prophétique. La ressemblance entre le mot virgo (« vierge ») et virga (« branche ») est au XIIe siècle à l’origine du thème iconographique de l’arbre de Jessé, un arbre qui sort du bas-ventre du patriarche endormi et représente sa descendance, jusqu’à la Vierge à l’Enfant, ce qui montre que la prophétie d’Isaïe, « une branche sortira de la racine de Jessé… » (Isaïe 11, 1) s’applique à l’Incarnation. Le mot virga a déjà pris le sens anatomique au Moyen Age et le calembour visuel substituant l’arbre au sexe du patriarche est transparent. Mais Apollinaire a écrit un roman érotique, Les onze mille verges, où le jeu de mot utilisant le sens anatomique de « verge » permet une allusion bouffonne aux onze mille vierges qui auraient connu le martyre à Cologne. Il va de soi que la similitude des procédés ne rend pas l’iconographie de l’arbre de Jessé blasphématoire et ne fait pas du roman une méditation théologique.

Les univers symboliques n’obéissent pas aux lois de la raison. Les analogies y jouent un rôle majeur, conduisant à des contradictions: A est B, B est C, mais A n’est pas C. Il s’agit souvent d’identifier le propre au figuré et inversement, ce qui rend la contradiction inévitable. Les littéralismes donnés plus haut en exemples ne permettent pas la consistance. La nudité représente ici la perte du corps, mais dans d’autres contextes la perte ou le dépouillement des biens de ce monde (« suivre nu le Christ nu »), parfois la perte de la raison, ainsi dans certaines représentations de l’insensé du psaume 52. Lorsqu’il s’agit d’Adam et d’Eve au paradis, elle ne possède aucune de ces valeurs: en l’absence de travail, les vêtements n’étaient pas encore inventés. Cela n’est pas propre aux systèmes iconographiques. Le pain eucharistique est le corps du Christ et la communauté des chrétiens l’est aussi, mais il ne s’ensuit pas que le pain eucharistique soit la communauté des chrétiens. Bien entendu, le mot « est » peut être pris dans un sens plus ou moins symbolique. Il suffit de penser aux discussions sur la nature de l’eucharistie à propos de la parole du Christ: « Ceci est mon corps ». Mais, si on ne comprend pas « est » dans un sens un petit peu plus que symbolique, on sort du système religieux.

Les analogies comprennent les homologies. En gros, le système social sert de modèle à la représentation des dieux, ce qui contribue à la rendre crédible, et, en retour, le modèle divin légitime le système social. Pour en rester au Moyen Age chrétien, Dieu et les saints forment une cour céleste. Comme il se doit, ces courtisans sont le plus souvent de très haute naissance. On adresse ses suppliques au Seigneur par l’intermédiaire des saints qui servent volontiers d’intercesseurs lorsqu’ils reçoivent suffisamment d’offrandes. Dit autrement, c’est le système du piston et des pots-de-vin. Parmi les saints, Notre Dame est celle qui a le plus facilement l’oreille du Seigneur qui l’aime et ne peut rien lui refuser. Les fidèles du Seigneur auront la récompense suprême, accéder à la cour et le voir face à face, alors qu’il leur a été inaccessible de leur vivant.

Pour opérer, le système répond à des désirs, à commencer par celui d’une vie heureuse et sans fin à la cour. Il est érotisé au cours du Moyen Age: Marie devient la plus belle des dames et reste toujours jeune. Les images donnent à la plupart des saints des tenues somptueuses, symboles de la gloire qu’ils ont acquise, en légitimant indirectement le luxe aristocratique. S’agit-il là de quelque chose dont les contemporains ne pouvaient pas se rendre compte? Il suffit de lire des auteurs hussites pour s’apercevoir que c’est justement ce qu’ils dénoncent[83].

Autre caractéristique fréquente des univers symboliques: leurs utilisateurs interdisent ou esquivent les questions qui mettraient en cause leur légitimité. Ils comportent donc un non-dit. S’il est affirmé que A est B et que B est C, le rapport entre A et C n’est ni affirmé, ni nié, mais tu. Ou bien on n’y a pas pensé, ou bien on préfère ne pas y penser.

Mais il n’est pas impossible d’y penser, car les adversaires du système ou ceux d’une partie du système le font. C’est évidemment le cas des hérétiques, plus exactement de ceux qui sont déclarés hérétiques parce qu’ils le font, comme les cathares qui opposent la pauvreté évangélique au mode de vie du clergé. Lorsque la doctrine change, le respect de la Tradition peut finir par devenir hérétique. Le développement du réalisme eucharistique, de la doctrine selon laquelle le pain consacré est (au sens le plus fort du mot) le corps du Christ en donne un bon exemple. Une majorité de théologiens a fini par l’accepter aux XIe et XIIe siècles, mais ceux qui défendaient l’ancienne doctrine ont posé les questions qu’il implique pour en prouver l’incohérence. Ils ont donc demandé si une souris ayant mangé une hostie consacrée en était sanctifiée, ce qu’il arrivait au corps du Christ dans le cadavre d’un pendu ou tout simplement si ce corps finissait dans les latrines des chrétiens. Mais la mise en cause de cette évolution doctrinale est devenue hérétique. Les catholiques ont conservé la doctrine réaliste et ne se sont plus guère posé ce genre de questions après le Moyen Age. Pour les éviter, on ne dit plus qu’on mange le corps du Christ, mais qu’on le reçoit.

Il est aussi possible dans certains cas de poser des questions gênantes sans se faire exclure. Au début du XIIe siècle, l’abbé Guibert de Nogent s’est attaqué aux reliques douteuses avec une verve comparable à celle des Réformés du XVIe siècle, demandant, par exemple, si saint Jean Baptiste était bicéphale, puisqu’on conservait sa tête aussi bien à Saint-Jean d’Angély qu’à Constantinople, ou remarquant que la Vierge Marie était juive et qu’une mère juive ne conserverait pas un dent de lait de son fils[84]. La doctrine hylémorphique de Thomas d’Aquin est incompatible avec le culte des reliques et on le lui a beaucoup reproché, mais il a finalement échappé au sort des hérétiques et est même devenu un saint. En outre, la pratique de la dispute quodlibétique, une joute verbale caractéristique de la scolastique, se tournait volontiers vers les sujets scabreux, du genre: faut-il vénérer les vers issus du cadavre d’un saint ?[85] Mais il est plus prudent d’éviter ces questions.

L’euphémisme est en effet fréquent dans le système religieux, précisément pour détourner les esprits des déductions gênantes. Il repose sur le respect qui interdit d’utiliser le même mot pour la même chose selon qu’elle est profane ou sacrée. « Enterrer un cadavre » se dit « inhumer une dépouille mortelle » dans le langage des faire-part; on ne dit pas le cadavre du saint, mais ses reliques corporelles. Cela n’est pas propre au système religieux mais caractérise les idéologies les plus diverses. Parmi les exemples contemporains les plus caricaturaux, les États qu’on appelait jadis les « valets de l’impérialisme » sont souvent devenus la « communauté internationale ». Le métalangage de l’historien peut devenir précieux pour mettre de l’ordre, non pas en faisant de « cadavre » le contenu latent de « dépouille mortelle », puisque ces mots sont synonymes, mais en appelant un chat un chat.

Inversement, il arrive aussi que ce soient les plus engagés dans l’univers symbolique qui l’utilisent de la manière la plus transparente. On l’a dit pour la signification sexuelle du jardin clos. Les commentaires du Cantique des cantiques qui l’expriment ouvertement sont produits à l’intérieur du milieu monastique, car c’est là que la spiritualité offre un érotisme de substitution. Il y a encore une catégorie de textes qui pousse l’univers symbolique dans ses implications les plus gênantes, les œuvres comiques. Si on hésite à constater l’intention de représenter les crucifix asexués, il suffit de lire les fabliaux et autres nouvelles qui leur sont consacrés, comme Le prêtre crucifié[86]. Un prêtre libidineux est surpris par un sculpteur auprès de sa femme et va se cacher dans l’atelier où il se tient immobile les bras en croix, afin d’être pris pour un crucifix. Le sculpteur l’aperçoit, se dit qu’il devait être saoul pour avoir donné un sexe au Crucifié et châtre le prêtre. Les choses sont claires à défaut d’être expliquées et, pour trouver l’explication, il faut encore prendre en considération les textes théologiques qui, depuis saint Augustin, retirent au Christ la puissance d’engendrer[87].

Il y avait en fait une difficulté: le fabliau du Prêtre crucifié, qui pourrait être le plus ancien sur le thème, ne porte pas de date, mais sa langue fait supposer le début du XIIIe siècle, alors que les crucifix asexués n’apparaissent pas avant la fin du siècle. La solution était donc dans la théologie qui donnait déjà son sens au fabliau, avant de permettre et de justifier le motif iconographique.

Les exemples que nous avons donnés pour caractériser les systèmes symboliques vont de simples manières de parler ou de peindre, en somme du langage imagé, à des dogmes religieux dont le refus pouvait être criminel, ce qui peut donner l’impression de tout mélanger. Mais il suffit de constater que l’interprétation littérale des formules eucharistiques, « Ceci est mon corps », « ceci est mon sang », n’a pas toujours été un dogme et n’est guère plus qu’une manière de parler dans le protestantisme le plus sécularisé. Bien sûr, toutes les religions n’ont pas mis en place une dogmatique élaborée et il s’agit plutôt d’un trait caractéristique du christianisme, mais il est évident qu’il y a aussi des choses à ne pas dire dans les autres religions.

Plutôt que de considérer comme une absurdité l’ambivalence du symbolique, il faut remarquer qu’elle donne du jeu au système religieux et permet de le faire évoluer. Prenons l’exemple des conceptions du diable chez les chrétiens. Cela varie d’une entité psychologique à une présence physiquement constatable. Pour les hommes d’Église carolingiens, le diable, c’est l’erreur, la superstition voire la bêtise. A partir du XVe siècle, lorsque la répression de la sorcellerie se met en place, il commence à laisser des traces. Jeanne d’Arc prisonnière avait été accusée de sorcellerie. Aussi appela-t-on un médecin pour vérifier sa virginité. Lorsqu’il l’eut confirmée, l’accusation de sorcellerie fut retirée et on se contenta de l’hérésie, qui la conduisit aussi facilement au bûcher. Tout cela parce que désormais, les démonologues associent au pacte le coït avec le diable qui laisse forcément des traces. S’agit-il d’un changement de mentalité ? Pas du tout, car au temps de la chasse aux sorcières, les partisans de l’ancienne doctrine sont restés nombreux et, toujours aujourd’hui, beaucoup de bons chrétiens ne croient pas à l’action physique du diable et considèrent la persécution de la sorcellerie comme un crime.


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La rationalité dans l’histoire

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Dans les pages qui précèdent, nous avons souvent mis sur le même plan la rationalité du passé et la nôtre, montrant que les raisonnements des uns n’étaient pas plus paradoxaux que ceux des autres. Le lecteur nous accusera peut-être de « fixisme » en trouvant dans cette attitude une négation du changement historique. Après avoir lu avec enthousiasme dans notre jeunesse les travaux de Lévi-Strauss, de Foucault et de tant d’autres, nous serions revenus à une conception antérieure de l’histoire, celle d’un ‘ »éternel humain » invariable.

La critique de l’histoire évolutionniste de la rationalité, nous l’avons faite et il ne reste qu’à la résumer. Le point de départ est la confrontation de Lévy-Bruhl avec les « sociétés inférieures ». Pour lui, la rationalité occidentale est là depuis Aristote et il n’y a donc pas à en faire l’histoire. En revanche, elle nous distingue clairement de ces sociétés qui ne connaissent pas le principe d’identité. Le problème devient historique avec l’histoire des mentalités qui projette sur nous-mêmes l’opposition entre la pensée primitive qui aurait été la nôtre et la rationalité que nous aurions progressivement acquise. Le changement de paradigme se durcit encore dans le structuralisme qui tend à enfermer chaque société dans une synchronie autarcique. Du coup, la présente d’héritages du passé, non pas des prétendues survivances primitives qui ont été suffisamment dénoncées, mais d’œuvres de la pensée et de l’art transmises avec respect, devient l’anachronisme chez des historiens qui ne comprennent même plus ce que le mot veut dire. Il est donc temps de poser clairement la question: la rationalité, a-t-elle une histoire?

Constatons d’abord que le problème est généralement conçu comme global. La rationalité serait une, présente ici dans tous les comportements et totalement absente là. Or nous avons vu assez d’exemples de rationalité partielle, tant dans le passé que dans le présent pour considérer ce point de vue comme erroné. Qu’on pense par exemple à l’attitude des catholiques et des Nuer d’une part dans la vie courante et d’autre part dans le contexte sacrificiel où le pain se fait chair et le concombre bœuf. Souvent, ce sont les présupposés du raisonnement que nous jugeons faux chez les théologiens scolastiques, alors que sa conduite est d’une logique implacable.

Le problème se simplifie dès qu’on se demande de quel domaine on parle. En matière scientifique, les changements sont colossaux. Pensons simplement à l’arithmétique. L’Antiquité et le Moyen Age possédaient un système de chiffres peu maniables jusqu’à l’introduction des chiffres arabes. Le zéro n’existait pas. Il était compliqué de faire une soustraction en chiffres romains et la division ne pouvait être correcte faute de prise en considération des nombres irrationnels. Le développement des langages formels, à commencer par l’algèbre (encore un apport arabe), a multiplié les possibilités du calcul. De découvertes en découvertes, notre univers est devenu déterministe jusqu’à ce que la physique des particules mette le déterminisme en échec.

La transformation de la science en technologie au cours du XXe siècle, à travers un subventionnement utilitariste et une privatisation rampante n’est évidemment pas un progrès, mais il s’agit aussi d’un changement décisif. On voit mal comment une découverte comparable à celle des lois de la relativité serait désormais possible.

En revanche, un progrès incontestable est la liberté d’expression, consacrée en 1789 par la Déclaration des droits de l’homme. Elle est aujourd’hui en net recul dans le monde et même en France où elle est progressivement rognée, avec toutes sortes de bons prétextes. Mais elle a modifié sensiblement la nature des textes, principalement des textes publiés, la manière d’écrire et de lire. Lorsque nous lisons un texte antérieur à sa proclamation, nous nous demandons constamment si nous sommes en face de ce que pense vraiment l’auteur. Les exégètes de Montaigne en sont un bon exemple, car certains en font un athée, d’autres un catholique fervent. Une pensée philosophique et politique révolutionnaire comme celle de Marx n’aurait jamais pu s’exprimer sans la liberté d’expression. Il est même probable qu’elle n’aurait pas pu être conçue.

Il est inutile de continuer à énumérer les changements qui affectent l’exercice de la rationalité et font que nous avons parfois de la peine à la déceler dans les pensées du passé. Mais il faut se demander pourquoi nous pouvons encore admirer des pensées que ces changements nous ont rendues étrangères. La réponse en est dans l’invariabilité des principes logiques essentiels. Une fois compris que les entorses au principe d’identité chez les catholiques et les Nuer ne les affectent pas, que ces entorses n’auraient d’ailleurs aucun sens si ce principe n’existait pas, il faut se demander pourquoi ce principe est universel. Il l’est parce que le langage humain ne pourrait fonctionner sans lui. La dénomination des objets composant le monde doit être assez univoque pour qu’on puisse s’entendre. L’univocité du langage naturelle est certes bien moindre que celle des langages formels. C’est ainsi qu' »appeler un chat un chat » n’a rien de tautologique, puisque le chat qu’on appelle ainsi est le sexe de la femme. L’humour de l’expression vient justement de la transgression d’une règle de langage. Mais lorsqu’on dit « le chat est sur le tapis », il n’y a généralement pas de double sens. Un langage dans lequel « chien » vaudrait pour « chat » et inversement ne pourrait pas fonctionner. Lorsque quelqu’un transgresse le principe d’identité sans faire exprès, on dit qu’il se contredit. La contradiction est une faute de langage.

Le principe d’identité n’est pas seul à être inhérent au langage et universel. Il y a aussi l’usage de catégories. Ces catégories sont hautement variables: c’est ainsi que celles de substance et d’accident, fondamentales dans la logique aristotélicienne, ne le sont plus dans la nôtre. Mais nous utilisons toujours un empilement des désignations comparable à celui des genres et des espèces d’Aristote: les chats (au sens propre du mot) se divisent en chartreux, siamois, maine coon, chats de gouttière, etc. Cela vaut pour la géologie comme pour la vie courante. La copule « est » telle que nous l’utilisons pour dire « le chat est un animal » (sauf emploi métaphorique) n’équivaut pas exactement à la copule « ɛ » du langage formel russellien, mais celle de Stanisław Leśniewski a exactement le même sens dans son langage formel concurrent, preuve qu’elle est formalisable. Cela ne met pas le langage naturel sur le même plan que les langages formels. Contrairement au langage naturel, les langages formels ont l’avantage d’interdire la contradiction. Mais personne n’est obligé de se contredire lorsqu’il utilise le langage naturel. Surtout, le langage naturel peut énoncer une contradiction et dire pourquoi c’en est une. Lui seul permet la critique de l’irrationnel et, quelle que soit la valeur des langages formels, il leur est supérieur de ce point de vue.

On distinguera donc des rationalités, diverses comme les systèmes scientifiques auxquels elles appartiennent, d’un fond commun de rationalité qui est inscrit dans le langage et que, de tout temps, on a appelé la raison. En prenant position sur la sémantique, nous avons distingué la réception d’un message de son interprétation. Lorsque le message et celui qui le reçoit sont compétents, la réception est objective et ne constitue pas une interprétation. En revanche, lorsque nous nous demandons pourquoi ce message plutôt qu’un autre, nous en cherchons non plus la signification, mais le sens s’il en a un, car le considérer avec raison comme l’œuvre d’un insensé est aussi une possibilité. Lorsque l’interprétation du message confirme son bien-fondé, il nous délivre une connaissance, qu’il vienne d’un pays ou d’un passé lointain. Et c’est la raison pour laquelle nous ne sommes prisonniers ni de notre village, ni de la synchronie. La raison rend ainsi possible aux textes de franchir les siècles en gardant leur intelligibilité.



L’éthique de l’historien

En prétendant pouvoir juger de la raison ou de la déraison des textes du passé, nous rejetons la condescendance, voire l’indifférence, de l’histoire des mentalités envers ces textes. Mais alors, nous ne pouvons échapper à une autre tâche qui est celle de juger d’un point de vue éthique.

Il est arrivé plusieurs fois ces dernières décennies que des historiens jouent un rôle d’expert au tribunal, en particulier des spécialistes de la période contemporaine face aux agissements des nazis et de leurs collaborateurs. L’historien de l’architecture des époques antérieures peut aussi être amené à jouer un rôle d’expert, lorsqu’il s’agit de savoir si tel monument mérite d’être classé. Dans les deux cas, on leur demande des renseignements aussi factuels que possible à partir desquelles prendre une décision. Cela pose un problème assez général dans l’expertise.

Il ne s’agit pas ici du problème le plus classique, celui de l’industriel de l’amiante chargé de se prononcer sur ses méfaits ou de l’architecte-bétonneur sur la conservation d’un monument ancien, mais du passage de l’exposé de faits à la formulation d’un jugement. En général, tout se passe comme si la connaissance des faits et du droit rendait ce passage automatique. Du point de vue du droit positif, Maurice Papon et Paul Touvier ont agi conformément aux lois de leur pays au moment des faits, ils sont donc innocents. L’autre point de vue est celui du droit naturel, sur lequel se fonde la notion de crime contre l’humanité. Elle entraîne forcément l’imprescriptibilité de ces crimes, sans quoi même le procès de Nuremberg aurait été impossible, mais il serait difficile de nier que c’est une loi rétroactive qui entraîne non moins mécaniquement la condamnation. J’omets ici bien des aspects du problème de la collaboration (continuité de l’État, obéissance à l’occupant, légitimité de l’État Français, et ainsi de suite) pour ne retenir que l’opposition des deux grandes conceptions du droit.

Dans cette alternative, un troisième terme est absent : les mentalités. Heureusement ! Trop de monde s’est empressé et s’empresse toujours de justifier les crimes de guerre, mais il serait inacceptable d’expliquer le nazisme par une mentalité nazie, à la manière dont l’histoire des mentalités donne aux massacres d’un passé plus lointain l’excuse de la croyance.

Il reste donc le choix entre droit positif et droit naturel. L’historien ne peut pas, à proprement parler, juger le passé selon le droit positif, car il ne s’agirait pas d’un jugement, mais d’un constat : un acte était légal lorsqu’il n’était pas interdit par la loi, illégal sinon. Il peut en revanche juger en termes de droit naturel : il s’agit alors d’un jugement de valeur. Marc Bloch lui demande de renoncer à de tels jugements, tout en admettant que les actes humains peuvent être présentés comme des réussites ou des échecs. Pourtant, l’historien s’expose souvent autant en les présentant ainsi. Y a-t-il une réponse objective à cette autre question dans le cas de la révolution française ? En outre, il est souvent impossible d’éviter les jugements implicites. D’une étude sur Robespierre, il ressortira implicitement qu’il était soit un héros, soit un criminel sanguinaire, éventuellement les deux.

Le jugement de l’historien est très différent de celui du juge. En justice, on peut être présumé coupable, mais il n’y a pas de présumé innocent : si la culpabilité n’est pas établie, on est innocent. L’historien a parfaitement le droit de dire sur de simples indices d’une personne qui vivait autrefois qu’elle était probablement coupable ou innocente, car son jugement n’a aucune conséquence pour cette personne. En définitive, le problème est éthique et non juridique.

Il a deux mauvaises solutions, le relativisme et son contraire : le jugement du passé selon les normes d’aujourd’hui. Le relativisme enferme chaque société dans sa bulle, interdisant aussi bien d’en reconnaître les faiblesses que les accomplissements les plus enviables. Faire de la nôtre la norme interdit de se mettre en question. L’histoire des mentalités réussit même à combiner les deux travers en supposant la rationalité des autres inférieure à la nôtre tout en refusant de la déconsidérer. Selon un présupposé plus ou moins implicite, leur rationalité était encore dans l’enfance et méritait donc l’indulgence des adultes que nous sommes. Mais il est possible d’éviter le dilemme en prenant de la distance par rapport à la société dans lesquelles on vit et rien mieux que l’histoire et l’anthropologie ne peut nous apprendre à le faire. Il en va de même pour les normes esthétiques. Va-t-on juger Michel-Ange à l’aune de Jeff Koons ? Ne serait-ce pas plutôt la connaissance des arts du passé qui conduit à se poser des questions sur l' »art » contemporain ?

Parmi les pionniers d’une approche du passé radicalement opposée à l’apologie du présent, il y a un historien du droit : Ernst Kantorowicz (1895-1963). Prussien de naissance juive, mais d’extrême droite, il comprit l’inconfort de sa position lorsque les nazis vinrent au pouvoir et sut se dégager de ses convictions. Exilé aux États-Unis, il apprit à nouveau à ses dépens qu’il ne s’agissait pas du « pays de la liberté » lorsqu’il fut poussé à la démission de son poste à Berkeley par la « chasse aux sorcières » du maccarthysme, refusant de signer un serment anti-communiste an nom de la liberté d’expression. L’originalité de son œuvre est de faire de l’histoire non pas pour montrer comment nous sommes devenus intelligents, mais pour y chercher les étapes qui mènent au totalitarisme contemporain, en somme comment nous sommes devenus si serviles[88].

Une autre approche, également en rupture totale avec l’histoire condescendante du passé, est bien moins connue: celle de Desmond Paul Henry (1921-2004). Philosophe de formation, il est surtout mentionné comme pionnier du computer art. Son apport à l’histoire de la logique est pourtant capital[89]. Il analyse les problèmes essentiellement sémantiques que discute la scolastique médiévale en se servant d’algèbres logiques, comme celle de Stanisław Leśniewski (1886-1939) et en démontrant leur parfaite actualité. Il parvient surtout à évaluer le degré exact de consistance des systèmes médiévaux et à en situer les apories qui ne sont pas si éloignées des nôtres. Ses recherches ne sont pas à la portée de tous les historiens et c’est dommage, parce qu’elles leur permettraient de réviser quelques a priori sur l’histoire de la rationalité. Si la sémantique des scolastiques n’égale pas la nôtre, c’est largement, comme l’a montré Henry, parce qu’ils ont dû se contenter d’un latin semi-formalisé, là où nous disposons d’une algèbre. Cela dit, nos capacités de calcul logique n’ont dépassé les leurs que depuis Gottlob Frege et leur niveau était misérable entretemps.

Des exemples aussi différents que ceux de Kantorowicz et de Henry illustrent un principe qui guidait leurs travaux, sans y être explicite, le principe de réciprocité. En étudiant l’un des textes juridiques, l’autre des traités logiques, ils se sont visiblement aperçu qu’ils nous interrogeaient sur nous-mêmes autant que nous les interrogions sur leur époque. Ce principe a été longtemps difficile à admettre, du fait de la tendance à considérer les catégories des autres et les nôtres comme irréductibles. Il fallait effectivement en finir, par exemple, avec la fiction de l’homo oeconomicus: anthropologues puis historiens ont compris que les Mélanésiens et les hommes du Moyen Age n’avaient rien à faire de la loi de maximisation du profit et que projeter sur eux les préoccupations du capitaliste idéal était absurde. Mais assez tôt, les esprits les plus lucides se sont demandé si l’homo oeconomicus n’était pas une fiction non moins incapable de rendre compte du monde dans lequel nous vivons. Dès 1949, Georges Bataille considéra le plan Marshall comme une forme de potlatch[90]. C’était assez inexact, mais il y avait cela de juste que nos mœurs n’étaient pas incomparables à celles des sociétés les plus exotiques.

Un exemple plus tardif marque un tournant radical: l’étude de la parenté occidentale. Les systèmes de parenté des « primitifs » ou des « sauvages » passait jusque-là pour une caractéristique de leurs cultures auxquels l’histoire nous avait fait échapper. Claude Lévi-Strauss, auquel ces études doivent beaucoup, a été explicite à ce sujet : il y aurait des sociétés chaudes, douées d’une capacité de changement, qui s’évadent des systèmes de parenté et des sociétés froides qui ne se transforment pas et dans lesquelles ces systèmes sont immuables[91]. Par la suite, il a beaucoup nuancé cette vue simplificatrice, proposant que les sociétés puissent se réchauffer ou se refroidir à travers l’histoire et admettant que cette alternance touchait aussi la société occidentale[92]. Cette nouvelle attitude procédait d’un mouvement plus général, aboutissant à un développement fructueux des travaux sur la parenté occidentale de l’Antiquité à aujourd’hui.

La capacité de nous dépayser jusqu’à la mise en cause de nos propres catégories a été longtemps liée à l’espace, de la découverte de l’Amérique et du « bon sauvage » à l’anthropologie du XXe siècle, mais le filon tend à s’épuiser. En effet, la mondialisation tue l’altérité et transforme en même temps le sentiment d’altérité en haine identitaire de l’autre. Rien ne se ressemble plus qu’un islamiste radical et un chrétien évangéliste, mais ils ne risquent ni de le comprendre, ni de se comprendre. La reconversion de beaucoup d’anthropologues vers l’étude de notre quotidien risque d’affadir la discipline et de la faire tourner en rond. Il revient désormais à l’histoire de reprendre le flambeau en étudiant l’altérité du passé. Autant l’historien a pu la négliger, en prêtant aux rois du passé les préoccupations de ceux de son temps, voire des hommes politiques et des hommes d’affaire qui les ont remplacés, en imaginant la religion médiévale sur le modèle des religions confessionnelles qu’il connaissait, autant il a fini par croire que le passé et le présent n’avaient rien d’autre en commun que de concerner un bipède sans plumes. Face à ces impasses, on parle beaucoup d’anthropologie historique depuis quelques décennies. Ce qu’il reste à faire est de se donner les moyens d’accomplir au mieux ce beau programme, en mettant en question nos propres catégories. Face à la crise écologique dont nous sommes responsables, il est grand temps d’avoir la modestie de le faire.



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  1. Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, 1898, p. 233.
  2. Victor Riquetti de Mirabeau, L’ami des hommes ou traité de la population, Avignon, 1756.
  3. Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle, Paris, 2001, p. 23 et ss.
  4. Friedrich Engels, Der deutsche Bauernkrieg, Hambourg, 1850.
  5. A partir d’Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, Ponthieu, 1827, principalement la lettre XVIII, p. 271 et ss.
  6. Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, trad. Paris, 1970.
  7. Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, Paris, 2008. Voir entre autres les réactions de Philippe Büttgen et alii, Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, 2009.
  8. Frédéric Keck, Le problème de la mentalité primitive. Lévy-Bruhl entre philosophie et anthropologie (thèse, Lille III), 2003 (accessible sur Internet).
  9. Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, rééd. Paris, 1968, p. 17.
  10. A partir de 1977. Cf. les articles repris dans: Sainte Anne est une sorcière et autres essais, Genève, 2003.
  11. Febvre, Le problème de l’incroyance, p. 404.
  12. Jean Wirth, « Contre la thèse de l’acculturation », in: Sainte Anne est une sorcière, p. 177-198.
  13. Pierre Chaunu, Le temps des réformes. Histoire religieuse et système de civilisation, Paris, 1975; Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, 1978.
  14. Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, 1973 (1ère éd. allemande, 1939).
  15. Hugh Trevor-Roper, The European Witch-Craze of the Sixteenth and Seventeenth Centuries and Other Essays, New York, 1969; Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, 1968.
  16. Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, Paris, 1966. Nous utilisons la réédition abrégée de 1969, suffisamment longue et répétitive.
  17. Id., p. 355 et s.
  18. Comme le déplore l’ethnologue Mariel J. Brunhes-Delamarre dans son compte rendu du livre (Ethnologie française, n.s., t. 2 (1972), p. 383-385.
  19. Le Roy Ladurie, op. cit., p. 237 et ss.
  20. Jean Wirth, La sorcellerie et sa répression en Europe, Genève, 2023.
  21. Gaston Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, 1951, p. 26.
  22. Cette heureuse réaction est particulièrement évidente dans les articles que Jean-Claude Schmitt a réunis sous le titre: Le corps, les rites, les rêves, les temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001.
  23. Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, 1964, p. 20.
  24. Umberto Eco, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, trad. Paris, 1972 (1ère éd. italienne, 1968); Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. Nîmes, 1990 (1ère éd. anglaise, 1968).
  25. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 271 et ss.
  26. Hans Robert Jauss, Pour une théorie de la réception, Paris, 1978 (traduction d’une série d’essais).
  27. Voir l’embarras de Jean-Michel Poisson, « Archéologie médiévale et Histoire de la culture matérielle: quarante ans après », Palethnologie [https://journals.openedition.org/palethnologie/285], t. 9 (2017), pour la définir.
  28. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, 2003.
  29. Hermann Usener, Kleine Schriften, Leipzig, 1913, p. 429-435.
  30. Heinrich Denifle, Luther und Luthertum in der ersten Entwicklung, Mayence, 1904-1909, 5 vol.; Hartmann Grisar, Martin Luther, sa vie et son œuvre, trad. Paris, 1931.
  31. Yves Congar, L’ecclésiologie du haut Moyen Age, Paris, 1968.
  32. Henri de Lubac, Surnaturel. Etudes historiques, Paris, 1946.
  33. Gender is the range of characteristics pertaining to, and differentiating between, masculinity and femininity. Depending on the context, these characteristics may include biological sex (i.e. the state of being male, female or an intersex variation which may complicate sex assignment), sex-based social structures (including gender roles and other social roles), or gender identity. La définition s’est encore modifiée pour traiter moins allusivement les autres catégories: Most cultures use a gender binary, having two genders (boys/men and girls/women); those who exist outside these groups fall under the umbrella term non-binary or genderqueer. Some societies have specific genders besides « man » and « woman », such as the hijras of South Asia; these are often referred to as third genders (and fourth genders, etc.) (28/03/2021).
  34. La critique et le refus raisonné de l’opposition sex / gender sont parfaitement compatibles avec un féminisme lucide, comme le montre, par exemple l’ouvrage de Marie-Blanche Tahon, Sociologie des rapports de sexe, Ottawa – Rennes, 2003.
  35. La remarque a déjà été faite dans Langlois et Seignobos, op. cit,, p. 201.
  36. On pense entre autres à l’essai confus de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie, Paris, 1971, impeccablement réfuté dans le compte rendu de Claude Dubar, Revue française de sociologie, t. 14 (1973), p. 550-555.
  37. Max Weber, Economie et société. t. 1 Les catégories de la sociologie, Paris, 2007 (1ère éd. allem. 1922).
  38. Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, 1991.
  39. Comme l’a montré Francesco Di Iorio, « L’Espace poppérien du raisonnement historique: trois critiques contre le dualisme méthodologique de Jean-Claude Passeron », Nuova Civiltà delle macchine, t. 25-2 (2007).
  40. Philippe Gréa, « Probabilités et statistiques en psychologie et en linguistique », Texto!, t. 22-2 (2017).
  41. Sur le problème dans le cas de la physique, cf. Hans Reichenbach, « Les fondements logiques du calcul des probabilités », Annales de l’I. H. P., t. 7 (1935), p. 267-348, en particulier p. 271 et ss.
  42. Di Iorio, op. cit.
  43. Certaines de ces critiques sont acceptées dans l’excellent livre d’Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, 1997, p. 60 et ss., qui admet finalement le bien-fondé du critère. Le malaise des auteurs tient peut-être au fait que la physique des particules s’en affranchit volontiers.
  44. Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, 1992, p. 116.
  45. Comme l’ont clairement exposé Sokal et Bricmont, op. cit., p. 94 et ss.
  46. Gaston Bachelard, La philosophie du non, Paris, 1966, p. 56.
  47. « Fondations, donations et chronologie des chantiers: le cas des églises d’Auvergne », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 375-401.
  48. Jan Van der Meulen, « Recent Literature on the Chronology of Chartres Cathedral », The Art Bulletin, t. 49 (1967), p. 152-172.
  49. « La naissance du concept de croyance (XIIe-XVIIe siècles) », repris dans: Sainte Anne est une sorcière, Genève, 2003, p. 113-176.
  50. La datation de la sculpture médiévale, Genève, 2004, p. 146 et ss.
  51. Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350), Genève, 2008.
  52. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, 2e éd. 1952, p. 99 et ss.
  53. La sculpture de la cathédrale de Reims et sa place dans l’art du XIIIe siècle, Genève, 2017.
  54. Alain Guerreau, Saint-Philibert de Tournus. La société, les moines, l’abbatiale, Tournus, 2019, p. 14.
  55. Alain Ferdière et alii, « Discordances chronologiques à Tours aux Ier et IIe s. apr. J.-C.: questions posées à l’archéologie et à la dendrochronologie », Archéosciences. Revue d’archéométrie, t. 38 (2014), p. 151-163.
  56. Hervé Morin, « The Lancet annonce le retrait de son étude sur l’hydroxychloroquine », Le Monde, 5 juin 2020. Mais il y a peut-être plus grave. Comme le dit ce journaliste: « Reste désormais à analyser comment Surgisphere, une petite société inconnue il y a quelques semaines encore, aura pu s’associer à des chercheurs de renom… ».
  57. Peter Blickle, Die Revolution von 1525, Munich, 1975.
  58. Arthur Kingsley Porter, Romanesque Sculpture of the Pilgrimage Roads, Boston, 1923, vol. I, p. 3-17. Je dois à Alain Guerreau la connaissance de ces pages.
  59. En particulier La datation de la sculpture médiévale, Genève, 2004 et « Fondations, donations et chronologie des chantiers: le cas des églises d’Auvergne », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 375-401.
  60. Charles Garnier, Le nouvel opéra, Paris, 1678-1881, t. 1, p. 75 et ss.
  61. Il faut préciser que « signification » et « sens » ne traduisent pas l’opposition frégéenne entre Sinn et Bedeutung qu’on a traduit par « sens » et « dénotation ». Cf. Gottlob Frege, « Sens et dénotation », in: Ecrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert, Paris, 1971, p. 102-126.
  62. Henri Cornelius Agrippa, De nobilitate atque praecellentia foeminei sexus, rééd. La Haye, 1603, p. 17.
  63. Erwin Panofsky, Essais d’iconologie, trad. Paris, 1967, p. 13 et ss.
  64. Bloch, op. cit., p. 79 et ss.
  65. Nicole Loraux, « Eloge de l’anachronisme en histoire », Espace Temps, t. 87-88 (2005), p. 127-139.
  66. Febvre, Le problème de l’incroyance, p. 15.
  67. Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Questions posées aux fins d’une histoire de l’art, Paris, 1990.
  68. Cf. sa réfutation par Cyril Gerbron, Fra Angelico. Liturgie et mémoire, Turnhout, 2016, p. 141 et ss.
  69. Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, 1954, p. 137.
  70. James Buslag, « Ideology and Iconography in Chartres Cathedral: Jean Clément and the Oriflamme », Zeitschrift für Kunstgeschichte, t. 61 (1998), p. 491-508.
  71. Grands Rôles des échiquiers de Normandie, éd. Amédée-Louis Léchaudé d’Anisy, Paris, 1845, p. 46; Magni rotuli scaccarii Normandiae sub regibus Angliae, pars secunda, éd. Amédée-Louis Léchaudé d’Anisy et Antoine Charma, Caen, 1852, p. 78.
  72. Willard V. O. Quine, « On what there is? », Review of Metaphysics, t. 2 (1948), p. 21-38; voir aussi Id., Méthodes de logique, trad. Paris, 1984, p. 225 et ss.
  73. Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, 1983; Gilles Fauconnier, Espaces mentaux. Aspect de la construction du sens dans les langues naturelles, Paris, 1984.
  74. Edward E. Evans-Pritchard, Nuer Religion, Oxford, 1956, p. 128 et passim.
  75. Les historiens catholiques se sont acharnés à nier l’évolution de la doctrine eucharistique, en dehors d’Henri de Lubac qui la montre fort bien tout en la niant (Corpus mysticum. L’eucharistie et l’Église au Moyen Age. Etude historique, Paris, 1944). Voir aussi l’étude non biaisée de Marta Cristiani, Tempo rituale et tempo storico. Comunione cristiana et sacrificio. Le controversie eucaristiche nell’alto medioevo, Spolète, 1997.
  76. Emile Durkheim, Compte rendu d’Antonio Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire, Revue philosophique, t. 44 (1897), p. 643-655, en particulier p. 643 et s.
  77. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980, p. 88 et s.
  78. Id., p. 102.
  79. Pour une analyse serrée des thèses de Bourdieu: Alain Dewerpe, « La ‘stratégie’ chez Pierre Bourdieu », Enquête [En ligne], t. 3 (1996).
  80. Malheureusement, ce n’est plus toujours le cas. Dans les sciences rentables, les recherches si nécessaires consistant à vérifier des expériences prétendues concluantes ne sont guère financées.
  81. Cité d’après Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, rééd. Paris, 2015, p. 82 et s.
  82. « L’emprunt des propriétés du nom par l’image médiévale », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 85-118.
  83. Bon aperçu de ces critiques dans Jan Lavićka, Anthologie hussite, Paris, 1985.
  84. Guibert de Nogent, De sanctis et eorum pigneribus, éd. Robert B. C. Huygens, Tunhout, 1993 (Corpus christianorum. Continuatio mediaevalis, 127, p. 79-175).
  85. Jean Wirth, « Le cadavre et les vers selon Henri de Gand (Quodlibet, X, 6) », repris dans: L’image du corps au Moyen Age, Florence, 2013, p. 153-166.
  86. Nouveau recueil complet des fabliaux, éd. Nico van den Boogaard et Willem Noomen, Assen, 1983-2001, t. 4, n° 27, p. 106 et s.
  87. Jean Wirth, L’image à la fin du Moyen Age, Paris, 2011, p. 153 et ss.
  88. Cette entreprise sous-tend aussi bien Les deux corps du roi (1957) que Laudes regiae (1946). Elle est encore plus évidente dans la série d’articles dont Pierre Legendre présente la traduction sous le titre Mourir pour la patrie (Paris, 1984).
  89. Desmond Paul Henry, The Logic of Saint Anselm, Oxford, 1967; That Most Subtle Question (Quaestio Subtilissima), Manchester, 1984; Medieval Mereology, Amsterdam – Philadelphie, 1991. Il est significatif que le long article qui lui est consacré en anglais sur Wikipedia ne mentionne pas ces œuvres. Notons par ailleurs que déjà Ernest A. Moody avait utilisé une algèbre pour analyser celle des logiciens médiévaux (Truth and Consequence in Mediaeval Logic, Amsterdam, 1953).
  90. Georges Bataille, La part maudite, Paris, 1949.
  91. Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, 1961.
  92. Claude Lévi-Strauss, « Un autre regard », L’Homme, t. 126-128 (1993), p. 7-11.

Qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ?

17 janvier 2025

chardin-Le singe peintre-1740 Musee des Beaux Arts chartres

Introduction

L’histoire des mots n’est pas celle des choses et inversement. Selon les époques, des choses semblables sont désignées différemment et le même mot change de signification. L’histoire de l’art fait partie des domaines où le problème est le plus sensible. Notre discours sur l’art aurait été incompréhensible à d’autres époques et beaucoup d’objets qui sont qualifiés aujourd’hui d’œuvres d’art n’auraient pas été reconnus jadis comme tels. Le présent essai concerne approximativement ce qu’on a appelé les beaux-arts et les arts appliqués, en somme les arts qui visent le beau, par opposition à l’art militaire, par exemple, dont ce n’est pas la fin essentielle. Mais il se trouve que « beaux-arts » et « arts appliqués » sont devenu désuet et qu’on parle aujourd’hui d’art, tout simplement, pour subsumer une bonne partie du contenu hétéroclite de nos musées.

Trivium et quadrivium 1508De l’Antiquité à la Renaissance, il n’y a simplement aucun mot pour ce que nous appelons l’art. Le mot « art » désigne les arts libéraux et par « artiste », on entend au Moyen Age un diplômé de la faculté des arts, par exemple un logicien ou un géomètre. Il désigne aussi les arts mécaniques, par exemple la cordonnerie ou l’agriculture. On lit souvent que l’art au sens moderne du mot appartenait à ces derniers au Moyen Age, mais, outre que la distinction entre arts libéraux et mécaniques n’était pas rigide, l’architecture, la sculpture et la peinture faisaient appel à l’art libéral de la géométrie pour se valoriser. En fait, aucun mot avant « beaux-arts » n’a réuni ces trois disciplines dans un concept commun les distinguant de la logique ou de l’art militaire. Jusque-là, les finalités technique et esthétique étaient indissociables. Rien ne distinguait l’architecte de l’ingénieur et la tâche du cordonnier était de faire de belles chaussures. Le problème est comparable pour ce que nous appelons la littérature: l’importante production de poésie scientifique correspond mal à la notion que nous en avons.

Lorsque nous parlons du passé, nous devons faire la distinction entre un langage-objet, celui des textes que nous étudions et un métalangage, le nôtre, que nous avons la responsabilité de rendre cohérent, pour désigner par les mêmes mots les choses comparables à travers le temps. Se contenter du langage-objet en disant que l’art n’existait pas de l’Antiquité à la Renaissance comprise ne fait pas que heurter le sens commun, mais interdit de comprendre quoi que ce soit. Dans ce cas, on pourrait aussi dire que le soleil tournait alors autour de la terre. En plus, comment dire que l’art et la technique étaient indissociables en utilisant le même mot, technê ou ars, pour désigner les deux? Mais dès lors, nous sommes responsables d’une définition cohérente de l’art, ce qui nous mène directement à un dilemme.

Spontanément, on est tenté de dire que l’œuvre d’art se définit par sa valeur esthétique et donc que l’art est la capacité de produire le beau. Or, depuis le siècle dernier, la référence au beau s’est éclipsée du discours sur l' » art  » contemporain et du discours contemporain sur l’art. Même l’histoire des arts du passé n’utilise pratiquement plus la notion, sauf au second degré en parlant de la réception des œuvres comme belles ou laides. Cette référence serait intempestive. Alors, faut-il s’en passer et définir l’art comme ce que font les artistes? C’est certainement la solution à la mode. Les épistémologues tendent en effet de plus en plus à définir la science comme ce que font les scientifiques. Mais alors, il faudrait pouvoir définir l’artiste ou le scientifique, ce qui ne serait pas plus facile. Faute de cela, tout point de vue véritablement critique disparaît et tant l’esthétique que l’épistémologie mène la politique du chien crevé au fil de l’eau. Du reste, c’est peut-être bien ce qu’on leur demande de faire. Faut-il donc revenir au point de vue spontané? On objectera sans doute qu’on risque ainsi d’exclure l’art contemporain de notre définition de l’art. Mais ce serait faire un mauvais procès. Il appartient en effet à ceux qui se veulent artistes de savoir si leurs œuvres obéissent ou non à la même définition que celles des Anciens, dont le caractère artistique n’est guère contesté. S’ils s’y refusent, ils proclament ou bien la mort de l’art, ou bien sa naissance récente. On objectera encore qu’au-delà de la référence au beau, il peut y avoir d’autres dénominateurs communs entre les deux catégories. Mais alors, il faudra en trouver un qui les recouvre toutes deux et rien qu’elles, sans quoi il ne s’agirait pas d’une définition de l’art.

On objectera enfin que cela suppose de définir le beau et donc qu’il n’y a pas grande différence entre substituer la définition de l’artiste à celle de l’art et lui substituer celle du beau. Mais il y en a une d’essentielle. L’art et l’artiste sont deux notions solidaires, car il n’y a ni art sans artiste ni artiste sans art, alors que le beau ne saurait se limiter aux productions artistiques. Pour autant qu’il soit permis de dire que quelque chose est beau, cela se dit aussi bien d’une personne ou d’un coucher de soleil que d’un tableau. Le problème est donc de savoir si c’est légitime ou s’il s’agit d’une confusion, car il est possible que ce que nous appelons un beau coucher de soleil ne soit rien d’autre qu’un coucher de soleil ressemblant à ceux des peintres. C’est donc la définition du beau qui va nous occuper dans une première partie. Une fois que nous en aurons proposé une, il sera possible de définir l’art par rapport au beau sans nous enfermer dans un raisonnement circulaire. La seconde partie sera consacrée à l’évolution du système artistique et donc de la définition de l’art, pour en arriver à la situation d’aujourd’hui, où le beau en a été évacué. Il faudra enfin essayer de saisir la manière dont nous appréhendons les arts du passé.



Le beau

Trois types d’objets peuvent être qualifiés de beaux. On parle de beau naturel pour ceux qui ne sont pas dus à la main de l’homme. Cela correspond à l’ancienne acception du mot « nature », censé désigner plus ou moins la création divine. Au beau naturel s’oppose le beau artistique, celui d’œuvres humaines qu’on peut diviser en mimétiques et abstraites. Les œuvres mimétiques sont celles qui imitent l’aspect d’objets naturels ou d’œuvres humaines. On qualifiera d’abstraites les œuvres humaines non-mimétiques, comme le sont normalement l’architecture (abstraction faite de son décor figuratif) et la musique. Il existe bien sûr des exceptions, comme la musique imitative.

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Les trois formes du beau

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Le beau naturel est le parent pauvre de l’esthétique depuis Hegel. Il suffit de voir la manière dont il s’en débarrasse pour s’en convaincre. La réflexion des scolastiques sur le beau, ce que nous appelons leur « esthétique » mais qui ne formait pas une spécialité, était au contraire centrée sur le beau naturel et n’abordait que très rarement le beau artistique. La différence de conception s’explique facilement. Les scolastiques, faisant de la nature l’œuvre de Dieu, la donnaient en modèle de perfection, tandis que Hegel assimilait le beau à un produit de l’esprit et de sa liberté qui transcenderait une nature mécanique. Nous verrons que les principaux problèmes de l’esthétique se posent déjà en fait au niveau du beau naturel. La réticence à l’aborder pourrait bien tenir aux intérêts primaires qu’il met en jeu directement, comme ceux qui sont liés à la sexualité, alors que la représentation met une distance entre le spectateur et l’objet: dans un salon, la présence d’un nu féminin ne fait pas le même effet que celle d’une femme nue. La meilleure manière de déjouer le puritanisme de l’esthétique est de prendre autant en considération les intérêts les plus primaires que les autres.


Le beau naturel

Nous parlons du beau naturel comme de ce que les hommes trouvent beau dans les objets qu’ils n’ont pas façonnés. A supposer que cette beauté soit objective, ce ne serait pas au sens où elle serait belle indépendamment d’un point de vue humain, mais où elle serait reconnue ou devrait l’être par l’humanité entière. Qu’il s’agisse du beau naturel ou artistique, il est aujourd’hui plus à la mode d’insister sur les variations du goût que sur les constantes et même de nier qu’il y ait quelque constante que ce soit. Il semble cependant possible pour un esprit non prévenu de dégager prudemment quelques formes universelles ou presque du comportement esthétique, ce qui ne nous empêchera pas de relever des variations non moins évidentes, voir des déviations.

La beauté est liée à l’intégrité physique et donc à la santé, à la force et à la jeunesse. On parle bien d’un beau vieillard, mais il s’agit alors d’un vieillard en bonne santé. Le choix n’est pas moins sélectif pour les animaux ou les plantes. Des peintures pariétales de la préhistoire aux remarques sur les animaux de Karl Rosenkranz[1], disciple de Hegel, la préférence porte sur les animaux puissants et agiles, aux dépens des batraciens et des insectes par exemple. Il s’agit souvent d’animaux dangereux, mais pratiquement jamais de petits animaux nuisibles, gluants ou noirâtres. Le goût des fleurs fanées serait assez paradoxal.

La durabilité, sous la forme de la permanence ou du renouvellement semble également entrer dans les catégories esthétiques. On ne peut expliquer l’attrait de l’or par son prix, largement dû à cet attrait. Il ne répond qu’accessoirement à des besoins pratiques, mais il est inaltérable. L’amour des fleurs semble à peu près universel, alors qu’elles n’ont pas d’intérêt pratique dans un vase et sont éphémères. En revanche, elles conviennent à un usage momentané et on peut les renouveler régulièrement.

Theorica_musice_Franchini_Gafuri_laudeLes conceptions de l’harmonie sont très variables, car les différentes musiques divisent l’octave différemment, mais les fondements de l’harmonie sont universels, ainsi la satisfaction provoquée par les consonances, riches en harmoniques. Nous distinguons un son d’un bruit, y compris face aux musiques les plus exotiques et jugeons les chants de différents oiseaux comme plus ou moins harmonieux. En général, nous préférons le chant du rossignol au croassement du corbeau. Il en va de même pour les rythmes et les intensités sonores: le bruit léger et régulier d’un ruisseau est plus agréable que des claquements soudains et imprévisibles.

Ce qui est vrai du son l’est certainement des proportions en général. Il est normal que les plus simples soient jugées les plus harmonieuses, comme la répétition d’une unité, la symétrie, la succession de grandeurs croissantes ou décroissantes, des dispositions dont la nature donne suffisamment l’exemple et qui satisfont chez l’homme un besoin d’ordre et de mesure.

Cette énumération des quasi-constantes du sentiment esthétique est certainement bien incomplète, mais suffisante pour en baliser les limites. C’est ainsi que l’idéal du corps connaît des variations importantes, quant à l’embonpoint par exemple. On constante aisément que d’une société à l’autre, les normes peuvent varier de la sveltesse à l’obésité. Alors que l’iconographie médiévale stigmatise les gros (on les rencontre essentiellement dans les enfers, suppliciés par les diables), le XVIe siècle fait plus que les tolérer. Goltzius Le porte-etendard 1587A regarder les portraits, le ventre est devenu indispensable, au point que la mode invente le ventre d’oie, un pourpoint facile à rembourrer, pour les hommes qui ne parviennent pas à grossir. De Titien à Rubens et au-delà, le canon féminin est aussi éloigné de la diététique médiévale que de la nôtre. Mais le gavage des femmes dans certains pays d’Afrique centrale va aujourd’hui bien plus loin dans la même tendance.

Beaucoup de déviations semblent reposer sur un jeu avec la norme, proche de la transgression. Il en va ainsi du pourri dans la nourriture, normalement écarté, et pourtant présent avec certaines limites dans des mets spécifiques de nombreuses cuisines, ainsi en Occident le fromage ou le gibier faisandé. La recherche du piquant, comme on disait au XVIIIe siècle, est une composante fréquente de l’érotisme. Là aussi, il s’agit d’une déviation mesurée de la norme. Lorsque la blonde est supposée plus belle que la brune, cette dernière à l’avantage d’être supposée piquante, ainsi dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, pour ne rien dire de l’ambivalence prêtée aux rousses. Alors que les musulmans sont regardés avec méfiance sinon avec hostilité dans la France d’aujourd’hui, les grosses barbes noires sont venues à la mode. Si le bruit s’oppose à la musique, il n’en reste pas moins que la musique l’utilise, plus ou moins apprivoisé, comme en témoignent les percussions ou certains effets échappant à l’harmonie, comme le glissando, et virtuellement tous les procédés possibles dans la musique imitative.

Le XVIIIe siècle s’est passionné pour une négation de l’ordre et de la mesure qu’il désigne comme le sublime, non plus la connivence entre l’organisation du monde naturel et l’esprit humain, mais ce qui défie l’entendement, les grandeurs disproportionnées ou jugées telles, les forces déchaînées et ainsi de suite. Dans la Critique du Jugement d’Emmanuel Kant, il y a là quelque chose qui va au-delà du beau.

Chacune de ces variations du sentiment esthétique est explicable. Le surpoids peut devenir un élément de statut, une manière de montrer qu’on dispose d’un excédent de richesse. Le pourri élargit la gamme culinaire à des saveurs nouvelles. Les problèmes de Rousseau avec les blondes célestes et les brunes piquantes se clarifient lorsqu’on sait qu’il ne parvient pas à demander à celles qu’il aime la petite fessée coquine qu’il demande aux autres. Les modes s’inspirent souvent, à divers époques, du vêtement des groupes sociaux réprouvés. Le sublime kantien procède d’une volonté de trouver la transcendance dans la nature sauvage et de sortir ainsi de l’anthropomorphisme chrétien, fondé sur le dogme de l’Incarnation.

Il n’en reste pas moins que, déjà au niveau du beau naturel, les extravagances du goût peuvent faire supposer qu’on peut considérer comme beau tout et son contraire. Kant veut échapper à ce dilemme par la distinction entre le beau et l’agréable: contrairement au beau, l’agréable dépend des déterminations de chacun. Mais il n’est pas facile de le suivre, car cela conduirait à rejeter dans l’agréable des faits esthétiques fondamentaux. Le seul exemple du sublime suffit à le montrer. En effet, il est trop terrifiant pour qu’on le rejette dans l’agréable, alors qu’il s’oppose aux normes les plus universelles du beau, à commencer par l’ordre et la mesure. Et il faudrait valider des choix métaphysiques et même religieux pour s’en tirer à l’aide de la transcendance. Il est donc clair que les problèmes fondamentaux de l’esthétique se posent déjà au niveau du beau naturel.


Le beau artistique abstrait

A lire les Anciens, il n’existe pas de beau artistique abstrait: tous les arts sont plus ou moins mimétiques. L’architecte imite la nature, les colonnes ressemblant à des troncs d’arbres, tandis que la musique humaine imite celle des sphères ou les passions. Plus généralement, l’ordre réel ou supposé de la nature sert de guide à l’artiste. En fait, la notion d’imitation de la nature était très large, sans doute trop, car elle englobait des démarches très différentes. Que les maisons protègent de la pluie comme les cavernes est un fait: il n’en reste pas moins qu’une maison n’est pas l’imitation d’une caverne au sens où la statue de Louis XIV est l’imitation des traits de Louis XIV. Albert le Grand nous déconcerte lorsqu’il affirme que la nature procède comme le peintre, dessinant les choses avant d’y placer les couleurs[2]. Mais il est vrai aussi que les distinctions que nous sommes amenés à faire découpent un continuum: il n’est pas possible de dire où s’arrête l’imitation et où commence l’abstraction. Si des dispositions telles que la symétrie sont fréquentes dans la nature, les considérer comme mimétique dans une œuvre, c’est nier l’existence de l’abstraction. La meilleure solution consiste probablement à considérer comme abstraite toute œuvre qui n’est pas l’image d’un objet du monde extérieur, réel ou fictif. Bien entendu, il peut s’agir d’un objet physique imaginaire, tel qu’un ange, mais aussi d’un objet sonore, tel qu’un chant d’oiseau par exemple. Il ne s’agit pas d’ignorer le continuum, car l’ornemental est souvent à moitié mimétique. C’est ainsi qu’une frise de volutes d’origine grecque, les postes, peut être pensée comme un motif géométrique ou comme la représentation de vagues. Cela dit, le chaud et le froid forment également un continuum et, de même qu’il n’est pas nécessaire de s’interroger sur le chaud ou le froid absolu pour constater que le chaud fait transpirer et le froid greloter, il n’y a aucune raison de ne pas faire état des propriétés de l’abstraction et de la mimésis. Nous verrons en conclusion de cette première partie que l’idée de l’art comme imitation de la nature au sens large est finalement fondée. En ce sens, on pourrait dire que l’abstraction n’existe pas, mais, en définissant cette dernière comme l’absence d’imitation d’objets déterminés, réels ou imaginaires, on évite toute confusion.

Qu’on parle de la musique ou du décor ornemental, l’abstraction réduit l’œuvre à ses propriétés formelles de rigueur ou de fantaisie, de simplicité ou de complexité, de répétition ou de variété, et ainsi de suite. La disposition formelle en musique se nomme harmonie, mais le mot se dit aussi métaphoriquement de n’importe quel type d’œuvre, avec raison parce qu’on y retrouve facilement le même problème clairement exposé par saint Augustin dans son De musica: le beau suppose la présence contradictoire de l’unité et de la diversité. La répétition des mêmes motifs satisfait notre sens de l’ordre, mais elle est insupportable sans les variations qui les renouvellent. Nous préférons à l’évidence les accords consonants, mais ils seraient incurablement lassants et inexpressifs sans le voisinage des accords dissonants, permettant des alternances de tension et de repos. Songeons à ce que serait la répétition d’un ornement quelconque, une grecque par exemple, tapissant toute la surface d’un mur.

On retrouve le même paradoxe en matière de couleurs. Les scolastiques prenaient l’exemple du noir qu’ils considéraient comme laid en soi, mais qui embellit les peintures en faisant ressortir les autres couleurs. On pense bien sûr à ce propos à l’heureux effet que produisent les plombs des vitraux. Une gamme colorée n’incluant que les couleurs pures est à la fois criarde et ennuyeuse. Mais le choix des couleurs est proverbial de la subjectivité: « des goûts, des couleurs ». Comme la dose de dissonances dans la musique, comme la variété du décor ornemental, il dépend non seulement du goût personnel de chacun, mais de celui de chaque culture et souvent de chaque génération. Et pourtant, un habile dosage de ces éléments est un trait général de la production artistique. Cela conduit à la même conclusion que pour le beau naturel: pour le beau abstrait aussi, il est difficile de trancher entre objectivité et subjectivité.


Le beau mimétique

La mimésis présente la forme la plus complexe du beau. L’image emprunte jusqu’à un certain point les propriétés des objets représentés, tout en présentant des propriétés formelles qui n’appartiennent pas à ces objets et peuvent être qualifiées d’abstraites. Elle se situe donc entre les deux pôles de l’identité avec l’objet représenté et de l’abstraction.

Le besoin d’imiter, par la peinture, la sculpture, le théâtre, la danse ou virtuellement n’importe quel art le monde qui nous entoure est universel. On peut parler d’images dans tous les cas, quoiqu’on nomme plus souvent ainsi les représentations peintes et sculptées (du moins jusqu’au XXe siècle où le mot ne se dit plus guère que des représentations bidimensionnelles)[3]. Les pratiques d’imitation et l’importance qu’elles prennent varient considérablement d’une société à l’autre. Elles peuvent être limitées par un intérêt plus grand pour la parure du corps: dans bien des sociétés, la peinture corporelle est plus développée que la représentation du corps. Dans les pays musulmans, le décor des monuments et des objets est abstrait ou emprunté à l’écriture, alors que les églises médiévales et les temples hindous sont des supports de l’image. En outre, le degré de fidélité de la figuration est non moins variable, parfois à l’intérieur d’une même culture. Dans l’art pariétal préhistorique, les grands animaux sont représentés de manière fortement suggestive, alors que les rares représentations humaines sont schématiques.

Il faut d’emblée faire une distinction entre les limites et les restrictions volontaires de la mimésis, quoiqu’elles puissent coïncider dans bien des cas: la capacité de figurer des objets demande un apprentissage qui n’a pas lieu lorsqu’il n’y a pas de raison de s’y livrer. La ressemblance perceptive, celle qui donne l’illusion de la réalité de l’objet, est loin d’être toujours le but et il y a de nombreux cas où son absence n’est pas due à un interdit. Le plus parlant pour nous est certainement le dessin technique. Ni un plan, ni une élévation au géométral ne ressemble à un édifice tel que nous le percevons, mais l’un et l’autre apportent une connaissance précise de ses dimensions et de ses proportions qu’on ne saurait attendre d’un dessin illusionniste. Dans les deux cas, la réduction de l’objet au plan, le fait de renoncer à en présenter la troisième dimension, permet de lire correctement les deux autres. Mais il est aussi possible, sans perte d’information, de présenter les trois dimensions en superposant deux axes de vision, comme on le fait dans les épures où plan et élévation sont dessinés l’un sur l’autre.

En étant conscient de l’intérêt de ces pratiques, on comprend mieux la peinture de l’Egypte ancienne. Elle renonce au point de vue unique du spectateur pour représenter les différentes parties du corps dans l’axe jugé le plus favorable, de sorte que le tronc est vu de face et les membres, tête comprise, de profil. On trouve le même procédé dans la peinture préhistorique, lorsque les cornes des bovidés sont présentées de face sur une tête de profil, au lieu que leur superposition en cacherait une. Le choix de peindre sur un plan est loin d’être universel, comme le montrent les peintures préhistoriques sur le support accidenté des parois d’une caverne et à plus forte raison la sculpture polychrome, mais la peinture sur support plan et plus encore le dessin sont aussi des réductions des possibilités expressives visant souvent un gain de clarté.

Il y a bien sûr les limites matérielles. Le nomadisme exclut les œuvres massives et peu transportables; il rend difficile de dédoubler le corps humain par des statues de pierre. Les peuples des steppes cultivent donc la parure du corps, en particulier les bijoux.

Il y a enfin les restrictions que les sociétés s’imposent. Elles peuvent être liées à des causes matérielles: le refus des images dans le protestantisme est indissociable d’une lutte contre les pratiques somptuaires. Ses causes peuvent aussi être imaginaires. La Bible assimile le nomadisme au bon comportement religieux dans une population devenue sédentaire. Son dieu agrée l’offrande du berger Abel et rejette celle de l’agriculteur Caïn. Le Temple se présente donc comme un campement nomade: le Tabernacle est supposé une tente contenant comme objet de culte un coffre transportable, l’Arche d’alliance. Le refus protestant des images se prétend une simple application de l’interdit biblique.

La mimésis est souvent considérée comme mensongère et immorale: les images ne sont pas ce pour quoi elles se donnent; elles sont muettes et représentent des faux dieux; le théâtre et le roman pervertissent les mœurs. Dans la Bible, le culte des images est une prostitution, liée à la fréquentation des femmes étrangères comme dans le cas de Salomon; s’y livrer, c’est tromper un dieu jaloux. Les images peuvent aussi, comme chez les Grecs, tromper sur la nature des vrais dieux et les présenter comme d’infâmes libertins. Quel que soit leur bienfondé, ces reproches mettent en évidence une raison essentielle de la pulsion mimétique: en reproduisant le monde, l’homme n’est pas neutre, mais le façonne comme il lui convient. Le choix même des objets représentés se porte sur ceux qu’il en juge dignes, par exemple les souverains. Ils ont plus de chance d’être représentés tels qu’ils devraient être plutôt que tels qu’ils sont. C’est ainsi que les statues du pharaon Hatshepsout qui est une femme la présentent comme un homme et les portraits tendent généralement à embellir leurs modèles. Enfin, les êtres imaginaires, comme les dieux, prennent une réalité concrète et manipulable, qu’il s’agisse de la manière de les représenter ou de la manière d’agir envers leur image.

Plus les images sont centrées sur la figure humaine, plus elles se prêtent à ces manipulations, telles que l’envoûtement, la damnatio memoriae, la maltraitance de l’image du dieu et enfin l’iconoclasme lui-même. Le dogme de l’Incarnation a rendu l’art chrétien aussi anthropomorphique que ses précédents antiques dans l’art méditerranéen, à l’inverse du judaïsme et de l’islam. Aussi a-t-il connu deux grandes vagues d’iconoclasme, celle de Byzance, puis celle de la Réforme. Dans les deux cas, il s’en est suivi un changement iconographique. Les empereurs iconoclastes de Byzance ont décoré leurs palais de sujets profanes, comme des scènes de chasse. A l’époque de la Réforme, la méfiance envers l’image a fait naître des paysages où la figure humaine est devenue minuscule et secondaire, puis a souvent totalement disparu. Progressivement, une religiosité qui n’était plus centrée sur l’Incarnation a cherché Dieu dans la nature étrangère à l’homme, jugée sublime. Il est significatif que Kant ait expressément qualifié de sublime l’interdiction des images dans le décalogue, la considérant comme une injonction théiste à chercher Dieu hors de l’humain.

La beauté de l’image est un problème complexe, parce qu’elle a deux sources distinctes, celle de l’objet représenté et celle de la manière de le représenter. S’il est aujourd’hui considéré comme une manifestation d’inculture de trouver belle l’image d’un bel objet, il n’en a pas toujours été ainsi. La représentation du laid posait problème tant qu’il y avait en art un concept du beau. Ce fut bien sûr le cas avec la querelle du Réalisme au XIXe siècle et c’est justement à ce propos que Rosenkranz écrivit son Esthétique du laid. Mais le problème se posait déjà au Moyen Age, lorsque saint Bernard parlait avec indignation de « beauté difforme et belle difformité » (deformis formositas ac formosa difformitas) à propos du décor exotique et monstrueux des chapiteaux romans[4]. Saint Bonaventure remarquait qu’on dit belle l’image bien dessinée d’un diable qui est laid[5]. L’argument le plus fréquent en faveur de la représentation du laid était à l’époque gothique, comme pour la couleur noir, sa place dans un ensemble[6]. Ce qui est laid en soi appartient à la Création qui est belle prise comme un tout. On retrouve ainsi au niveau des objets représentés l’équivalent du problème de l’harmonie qui serait fade sans la dissonance.

Il est certainement significatif que cet argument n’apparaisse pas encore à l’époque romane où le problème est plus profond. Les sculpteurs romans sont généralement bien plus habiles dans la représentation des animaux fantastiques ou de l’ornemental que dans celle du corps humain, dont les membres disproportionnés ont tendance à s’articuler en zigzags dépourvus d’organicité et de grâce. Il faut y voir l’expression d’un mépris du corps, lié à l’ambiance de la réforme grégorienne, qui disparaît progressivement au cours du XIIe siècle, faisant progressivement place à une esthétique sereine. En somme, la subordination des normes esthétiques à d’autres, religieuses ou morales, entraîne l’ambivalence du beau et du laid. Cela vaut aussi au niveau du choix des sujets. On pense à la centralité du crucifix dans le christianisme, la représentation d’un supplice ignoble. Au niveau de la forme comme du choix des sujets, la critique sociale du Réalisme et, bien plus encore, celle de l’Expressionnisme entraînent également une esthétique paradoxale. Ce rapide examen du beau mimétique oblige à conclure que sa définition cumule les difficultés de celle du beau naturel et de celle du beau abstrait.


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Le plaisir esthétique

A lire les traités d’esthétique, on se demande parfois s’ils ont été écrits par de purs esprits dans l’oubli ou même le refus du corps. Proclamer comme le fait Kant la gratuité du jugement de goût peut répondre à ce qu’il ressent en contemplant un coucher de soleil ou les qualités formelles d’un tableau dont le sujet ne l’intéresse pas, mais on s’est souvent demandé comment le philosophe appliquait son pur jugement de goût à un nu féminin.

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Esthétique et refus du corps

A première vue, la musique est un art assez abstrait, mais il suffit d’en constater les effets pour comprendre qu’elle concerne le corps avant même l’esprit. Le plaisir que donne une mélodie pousse à chanter à son tour et un rythme de danse nous entraîne par compulsion.

Kant doit l’éprouver et cela lui pose problème, car il rejette la musique hors des beaux-arts, en lui comparant la plaisanterie « qui, tout comme la musique, mérite d’être considérée comme un art agréable plutôt que d’être comptée parmi les beaux-arts »[7]. Il y a peut-être des causes contingentes à ce jugement aberrant, ce que semble avouer une note de la page précédente: « Ceux qui ont recommandé le chant de cantiques même pour les cultes domestiques n’ont pas songé à la grave incommodité qu’ils causaient au public par un culte aussi bruyant (et, par là même, bien souvent, pharisaïque), en contraignant le voisinage à se joindre aux chants ou à interrompre ses activités intellectuelles ». Il aurait peut-être changé d’avis si ses voisins avaient été des musiciens plus raffinés, mais ce n’est pas sûr. Bien que cela ne justifiât pas la condamnation de la musique, Kant a mis l’accent sur un fait incontestable: la musique n’est que du bruit lorsqu’elle n’est pas désirée. La contrainte physiologique qu’elle exerce en devient désagréable.

Mais est-ce une particularité de la musique? Kant remarque avec raison qu’on peut s’abstraire d’un spectacle désagréable en détournant les yeux alors qu’on est impuissant devant une musique désagréable. Mais il ne voit pas qu’il ne s’agit là que d’une différence de degrés: qui accrocherait un tableau qu’il déteste dans son séjour? Goya Saturne devorant son enfant 1819-23 PradoGoya avait peint Saturne dévorant son enfant (aujourd’hui transposé sur toile, Madrid, Prado) sur le mur de sa salle à manger et on raconte qu’il s’agissait de couper l’appétit à ses hôtes, lui-même tournant le dos à son œuvre.

Comment en arriver à comparer la musique et la plaisanterie? La longue Remarque qui clôt le paragraphe 53, où la musique est exclue des beaux-arts, développe la distinction entre ce qui plait dans le jugement et ce qui fait plaisir, c’est-à-dire ce qui plait dans la sensation. Le rire y est expliqué comme une détente suivant une tension, avec un effet compulsif sur le corps qu’on retrouve dans la musique. Il s’agit donc de sensations agréables qui ne font pas intervenir la raison et le jugement: Kant exclut donc des beaux-arts, non seulement la musique, mais encore le comique.


Beau et agréable

La forme la plus primaire du sentiment esthétique est certainement le plaisir des sens, relatif à la nourriture et au sexe, ce qui pose immédiatement, non seulement le problème du beau et de l’agréable, mais aussi celui du beau et du bon. Comme l’ont remarqué les scholastiques, la qualité gustative se juge sur l’échelle du bon et du mauvais et non sur celle du beau et du laid, tout comme les odeurs, et on ne parle pas en termes esthétiques des qualités relevant du toucher: c’est doux ou rugueux et non pas beau ou laid. Pour saint Thomas d’Aquin, le bien comble l’appétit de l’homme par la possession, le beau par la connaissance, car il plaît par son seul aspect[8]. D’où le primat de la vue et de l’ouïe, propres à la contemplation[9]. Mais il ne s’agit que d’une distinction de raison face à un même objet: ce qui est bon est forcément beau et ce qui est beau et forcément bon. Cela l’amène à reconnaître une capacité esthétique aux sens inférieurs10 et à remplacer l’opposition des sens supérieurs et inférieurs par une gradation, en donnant des exemples tels que le goûter du vin.

On chercherait donc vainement dans la pensée médiévale une distinction entre le beau et l’agréable telle que ce qui est agréable puisse ne pas être beau et inversement. Les termes que nous pourrions traduire par « agréable », tels que dulcis, suavis ou jucundus, sont aussi bien utilisés pour la béatitude céleste que pour les jouissances de ce monde. Comme on l’a vu, la question de la représentation du laid s’était posée, mais elle se résolvait dans la beauté du tout où une figure laide comme celle du diable rehaussait celle des autres. Le Moyen Age refusait donc d’imaginer une contemplation désintéressée de l’objet, de séparer le jugement esthétique de l’appétition.

Aristote avait pourtant posé le problème et proposé une solution: « des êtres dont l’original fait peine à la vue, nous aimons en contempler l’image exécutée avec la plus grande exactitude; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres »[10]. La raison en est selon lui le plaisir qu’ont naturellement les hommes depuis l’enfance à imiter et à voir imiter. Et ce plaisir est aussi lié depuis l’enfance à celui d’apprendre.

Quelques pages plus loin, il traite du problème assez comparable de la catharsis. La tragédie inspire par son sujet et par sa mise en œuvre un plaisir paradoxalement lié à la peur et à la pitié, car il « purge » ces émotions[11]. Les explications douteuses du phénomène ne manquent pas. On fait état de la mise en forme esthétique qui atténue l’émotion. Il est bien vrai que la littérature ou la peinture représenteront un massacre avec plus d’art que ne le fait une vidéo d’amateur. Mais je ne peux pas à la fois jouir de la forme artistique et l’oublier pour m’absorber dans le contenu. Ou bien je contemple les effets de clair-obscur, ou bien je vois couler le sang. Le réformateur pragois Jan Hus se plaignait des connaisseurs qui, face aux représentations de la Passion, admiraient la qualité des œuvres au lieu de s’apitoyer[12]. Dire que la représentation permet une perception au second degré n’est pas inexact, car on accepte l’image de beaucoup de choses dont on ne supporterait pas la vue, mais cela ne résout pas le problème: une émotion désagréable atténuée devrait rester une émotion désagréable et le plaisir qu’on peut en tirer tout aussi énigmatique. Enfin, opposer la fiction à la réalité ne vaut pas mieux, car la catharsis opère aussi bien à la lecture d’un ouvrage historique qu’à celle d’un roman.

Mais de quelle sorte de peur s’agit-il au théâtre? Il faut en distinguer deux sortes, celle que provoque une situation réelle et subie, laquelle est totalement déplaisante, et celle qu’on éprouve en jouant à se faire peur, où elle est recherchée, domestiquée et plaisante. Il s’agit alors de ce que Stendhal a appelé l’illusion imparfaite, car si l’illusion donnée par le spectacle est parfaite, c’est la catastrophe[13]. Pour faire la différence, il raconte une anecdote. Lorsqu’on jouait Othello au théâtre de Baltimore, un soldat en faction, voyant le protagoniste menacer Desdémone, ouvrit le feu en s’écriant « Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche ». Il est évident, comme le montre Stendhal, que ce n’est pas le comportement normal du spectateur et que c’est bien l’illusion « imparfaite » que nous sommes supposés ressentir au théâtre.

La qualification de cette illusion comme imparfaite est équivoque et il y a peut-être une confusion de la part de Stendhal qui en parle à propos des limites de la vraisemblance au théâtre. Il vaudrait mieux parler d’illusion totale ou partielle, car les deux formes d’illusion sont possible même devant un simulacre totalement illusionniste, par exemple un animal empaillé animé par un moteur. Il suffit en effet que je sache qu’il s’agit d’un simulacre pour que l’illusion ne soit plus que partielle. La même différence existe entre le rêve que je subis et la rêverie que je dirige. Si l’animal empaillé est d’une espèce dangereuse et si l’illusion est totale, la peur éprouvée n’est pas cathartique, de même si le rêve est un cauchemar. Il n’y a pas d’effet cathartique dans un spectacle pour une personne trop sensible pour « jouer le jeu » et simplement révulsée par ce qu’elle voit. Au mieux, elle se détourne du spectacle; au pire, c’est le soldat de Baltimore.

Si Aristote souhaite l’habileté de la construction dramatique, il ne réduit pas la catharsis à un effet de l’art. Il admet que l’histoire mise en scène est suffisante pour la provoquer, mais trouve plus admirable de l’obtenir ou de la renforcer par une habile construction de l’intrigue. En effet, la catharsis peut se produire à la lecture d’un récit historique écrit sans talent ou à celle d’un fait divers dans le journal. Dans tous ces cas, il est possible de s’imaginer à la place des personnages et d’éprouver à travers eux des émotions nouvelles.

En fin de compte, la catharsis aristotélicienne ne contredit qu’en apparence la solidarité du beau et de l’agréable, pour autant que l’agréable ne soit pas confondu avec la forme anodine du beau. Saint Augustin y voyait un comportement paradoxal: les gens vont au théâtre pour pleurer « et la douleur même est leur plaisir » (Confessions, III, 2). En fait, il semble projeter sur eux la douceur des larmes qu’il se surprend d’avoir éprouvé après la mort d’un ami. Or il s’agissait là d’un deuil réel et non d’une fiction cathartique. Il fait un paradoxe de plus de la pitié éprouvée pour des malheureux imaginaires au lieu de prendre en considération l’aspect ludique de la catharsis que Stendhal avait bien perçu.


Le plaisir gratuit et désintéressé

Pygmalion Roma de la Rose Edition de Guillaume Le Roy, Lyon, 1487L’histoire du sculpteur Pygmalion qui tomba amoureux de sa propre statue, aurait voulu qu’elle soit vivante et fut exhaussé par Vénus qui l’anima, donne une bonne idée de l’esthétique antique et médiévale. Qu’on la lise dans les Métamorphoses d’Ovide ou dans la continuation du Roman de la Rose par Jean de Meun, elle témoigne au plus haut point d’une esthétique fondée sur le plaisir des sens[14]. Le comble du plaisir esthétique est la possession d’une femme parfaitement belle, car sculptée par le plus grand des artistes. Il serait difficile d’imaginer une conception du beau plus éloignée de l’esthétique kantienne. Selon Kant, en effet, « la satisfaction, qui détermine le jugement de goût, est pure de tout intérêt. La satisfaction se change en intérêt lorsque nous la lions à la représentation de l’existence d’un objet[15]. Dès lors aussi, elle se rapporte toujours à la faculté de désirer ou comme son motif, ou comme nécessairement unie à ce motif. Or quand il s’agit de savoir si une chose est belle, on ne cherche pas si soi-même ou si quelqu’un est ou peut être intéressé à l’existence de la chose, mais seulement comment on la juge dans une simple contemplation (intuition ou réflexion) ».

Pour les scolastiques, le beau plaît par son seul aspect sans même qu’on en ait la jouissance, mais cela ne signifie pas qu’il plaise indépendamment du désir de le posséder et donc de l’intérêt pour son existence. On pourrait objecter que la contradiction entre l’ancienne conception du beau et celle de Kant n’est pas aussi profonde qu’il semble. Kant ne dit pas que le jugement de goût ne peut pas cohabiter avec le désir de possession, mais qu’il en est distinct. Mais y aurait-il alors dans la tête de Pygmalion deux jugements distincts, l’un selon lequel la statue est belle indépendamment de son envie de l’épouser, l’autre selon lequel il a l’envie de l’épouser indépendamment de sa beauté?

L’objection conduisant à une absurdité, il faut se demander ce qui pousse Kant à séparer l’esthétique du désir. En fait, il s’agit pour lui de fonder l’universalité du jugement. Les hommes ayant des intérêts divers et divergents, les jugements motivés par ces intérêts le sont tout autant et, si le jugement esthétique en faisait partie, il ne pourrait plus prétendre à l’universalité. Il ne resterait plus qu’à dire: des goûts, des couleurs. Or les hommes ont des intérêts communs. Y aurait-il des peuples qui préfèrent la vieillesse et la maladie à la jeunesse et à la santé? Comme on l’a suggéré, aussi relatifs qu’ils soient, les universaux du beau s’enracinent dans l’universalité de certains intérêts, à commencer par la nourriture et la reproduction. Mais on peut se demander si Kant aurait pu mettre le beau en relation avec des intérêts si vulgaires.

On peut encore prendre le problème autrement. La thèse kantienne du plaisir gratuit et désintéressé repose sur la séparation entre la représentation qu’on a de l’objet et de l’existence de l’objet. Mais peut-il y avoir une représentation de l’objet qui ne comprenne pas celle de son existence? Est-il possible de regarder sans émotion le sexe ou la mort, dans la réalité ou en image, en faisant abstraction de nos réactions physiologiques? Ou alors, faut-il exclure l’érotique et le macabre des beaux-arts après la musique et le comique?

Si on admet au contraire l’enracinement physiologique de l’esthétique, un autre problème se pose: existe-t-il un plaisir esthétique gratuit ou désintéressé? On peut tout au plus le supposer dans certains cas, ainsi face à un coucher de soleil. Mais le problème est alors de savoir ce qu’on entend par « gratuit » ou « désintéressé ». Si on veut dire que ce plaisir ne répond pas à un besoin pratique ou à un intérêt financier, c’est entendu. Mais il peut être dû à un fort investissement idéologique, tel que la recherche rousseauiste du divin dans la nature, elle-même dirigée contre l’anthropocentrisme chrétien. Cela, Kant ne le voit pas, car il le vit au premier degré en assimilant le sublime au divin.

Le jugement du connaisseur

Dans l’histoire de Pygmalion, le jugement de goût est celui de deux personnes particulièrement compétentes, le sculpteur lui-même et la déesse de la beauté. Chez Kant, la compétence de celui qui l’exerce n’entre pas en ligne de compte, car le jugement ne porte pas sur le concept. Comme on l’a vu, Kant exclut la musique et le comique des beaux-arts parce qu’ils ont un effet compulsif sur le corps et ne parlent pas à la raison. Ce jugement est aberrant non seulement par la conception du beau qu’il implique, mais encore comme exemple caricatural de ce que je propose d’appeler le point de vue du consommateur. L’œuvre d’art n’est envisagée que du point de vue de son effet et, pire encore, de l’effet qu’elle produit sur le profane. Il va de soi que Mozart ou Haydn, pour en rester aux contemporains du philosophe, mettent en œuvre des formes musicales rationnelles dans des développements complexes, ce qui en fait plus que de charmantes mélodies. Du point de vue du compositeur, le jugement kantien est absurde, mais il l’est aussi du point de vue d’un auditeur suffisamment musicien pour percevoir la métamorphose des thèmes et la symétrie architecturale des développements dans une forme sonate. En exerçant sur la forme son jugement de goût, ce connaisseur ne se contente pas de se trémousser dans le rythme.

Le « pur jugement de goût » kantien apparaît ainsi comme vraiment trop pur: non seulement il exclut la musique des beaux-arts à cause de ses effets physiologiques, mais en plus il ne porte que sur le phénomène sans considération du concept. On se demande même en quoi il consiste. Il porterait en somme sur une impression subjective, mais en même temps dénuée de désir ou de répulsion. Il serait ainsi gratuit et désintéressé, mais en quel sens? Le désintéressement est une valeur morale qui peut s’appliquer à un acte charitable, mais on ne voit pas de rapport entre le jugement de goût et l’amour du prochain. Dès lors, ce jugement gratuit et désintéressé ressemble plutôt à l’acte gratuit, celui qui n’aurait aucune détermination et aucun but. Et il est très possible que la contemplation des couchers de soleil en était un bon exemple aux yeux de Kant.

Pour en rester aux couchers de soleil, il serait intéressant de savoir ce qu’ils suscitent chez un météorologue ou un astronome par exemple. L’un et l’autre ont une connaissance du phénomène supérieure à celle du commun des mortels, ce qui ne les empêche certainement pas de le trouver beau. En revanche, leur connaissance du phénomène a toutes les chances de leur permettre de voir et de comprendre plus de choses, d’être sensibles à des aspects qui nous échappent. S’il y a contemplation esthétique, elle portera donc sur un objet dont la complexité est mieux perçue, tout comme le musicien et le musicologue apercevront dans une symphonie des beautés dont d’autres ne soupçonnent pas l’existence.

La dissociation entre le jugement esthétique et la connaissance des objets est aujourd’hui courante. On entend parfois dire que la connaissance de la musique peut réduire la jouissance qu’on en tire, qu’elle la rend trop intellectuelle. Réciproquement, on ne demande plus à l’historien de l’art des jugements de goût et, s’il a le malheur d’en faire, il se discrédite. On ne lui demande pas non plus d’avoir la moindre expérience personnelle de l’expression graphique, ni même d’exercer son jugement en collectionnant des œuvres. Dans le cercle des historiens de l’art que je connais, il n’y en a qu’une petite minorité qui dessine ou collectionne.

La situation est à l’inverse de celle du passé. Les ancêtres de l’histoire de l’art, Giorgio Vasari, Karel Van Mander ou Joachim Sandrart étaient des peintres et n’auraient pas imaginé un instant que le jugement de goût puisse être indépendant d’un savoir théorique et pratique ou encore que ces savoirs excluaient le jugement de goût. En fait, ils avaient raison. On ne peut écrire l’histoire de l’art sans décider de la valeur artistique des objets pour les inclure, les exclure ou leur donner plus ou moins d’importance. L’option aujourd’hui fréquente qui consiste à dire qu’on fait l’histoire de ce qui était considéré comme l’art à une époque ou une autre ne peut échapper à l’inconsistance que de deux manières: soit en se limitant à l’histoire du vocabulaire artistique, soit en incorporant l’art militaire.


La dissociation entre savoir et pratique n’est pas générale. Du fait de la technicité particulière de la musique, il est difficile d’imaginer un musicologue incapable de se servir d’un clavier. Il est encore moins imaginable qu’un expert en vins soit incapable de les identifier, qu’il évalue un bourgogne en le prenant pour un bordeaux. Cela rendrait pourtant les mêmes services, dès lors qu’il saurait se prononcer sur le niveau de qualité du vin et sur son accord avec les mets. En réalité, on sait bien que s’il y parvient, il parvient aussi à identifier les vins. On s’opposera donc doublement à Kant, en considérant le jugement de goût à la fois comme intéressé et comme dépendant d’un savoir. Mais alors, qu’en est-il de son universalité?

Nier qu’il y parvienne sous prétexte que la grande majorité de l’humanité ignore la peinture de Boucher et que beaucoup de gens ne font pas la différence entre une peinture sur toile et sa reproduction photographique serait absurde. L’universalité des lois physiques ne tient pas au nombre de personnes qui les connaissent. Le beau pourrait être universel sans que cela se sache. Les querelles d’experts ne constituent pas un argument non plus. Si on examine les résultats du connoisseurship depuis sa naissance, on est forcé d’admettre qu’il s’agit d’une discipline aux résultats largement cumulatifs. Quels que soient les tâtonnements et les erreurs qui en jalonnent l’histoire, il serait ridicule aujourd’hui d’attribuer à Dürer une bonne partie des œuvres qui figuraient à son catalogue vers 1900, pour ne rien dire des attributions plus anciennes. On objectera que le problème posé porte sur le jugement de goût et non sur l’attribution, mais il est difficile de croire que la sensibilité croissante aux différences stylistiques les plus minimes n’entraîne pas une amélioration du jugement esthétique.

Parmi les plus remarquables connaisseurs du siècle passé, il faut citer Roberto Longhi, celui qui a réussi à dégager la personnalité de Caravage qu’on confondait si facilement avec ses imitateurs. De quoi se nourrissait l’acuité de son jugement qui en a faisait aussi le plus heureux des collectionneurs? Il suffit de voir un dessin de lui pour comprendre que rien ne lui échappait. Dans sa manière de procéder, il n’y avait aucun clivage entre le jugement du connaisseur, le talent du dessinateur et le savoir de l’historien, de sorte qu’ils y gagnaient tous trois.

Henry_Herbert_La_Thangue_-_The_Connoisseur_1887Et pourtant, le goût du connaisseur n’est pas indépendant de l’esthétique de son temps et il est évident que personne aujourd’hui ne reprendra à son compte les jugements de Vasari sur l’art médiéval ou sur les Vénitiens, ou encore les notes que Roger de Piles distribuait aux peintres comme à des collégiens[16]. Comment alors pourrait-il prétendre à l’universalité?


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De l’agréable au beau

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Considérons que l’agréable correspond aux jugements subjectifs du type « j’aime ça » ou « je n’aime pas ça » et que le beau est ce sur quoi tout le monde devrait être d’accord dans un monde bien fait. Pour passer de l’un à l’autre, il y a différents obstacles à franchir. Le premier est psychologique. Selon les conditions d’éducation et l’histoire personnelle qui forgent la sensibilité, on aimera ou n’aimera pas la violence dans un roman ou un film. Selon les contradictions qu’elles nous imposent, un effet cathartique se produira ou ne se produira pas. La différence des appréciations dépend aussi du niveau de compétence. Le jugement de l’homme de métier est certainement plus fondé que celui du badaud.

Il y a enfin le jugement de celui qui appartient à la même société et de ceux qui en sont éloignés dans l’espace ou le temps. Il existe une multitude de tableaux peints à la manière des peintres du XVIIIe siècle qui ne donnent ni plus ni moins d’agrément à l’amateur inculte que les œuvres des maîtres anciens, à supposer qu’ils distinguent un tableau peint à l’huile sur toile de sa reproduction photographique. En ce qui concerne le mobilier, rare sont ceux qui font encore la différence entre le bois et l’aggloméré plaqué, à plus forte raison entre le plaquage scié et déroulé. Inversement, aux yeux du connaisseur, le beau et l’agréable tendent à se rejoindre, car il ne trouve guère d’agrément aux feuillages bâclés d’un pastiche de Fragonard et aux meubles dits de style, vernis au pistolet et décorés de faux trous de vers. C’est pourquoi le goût du connaisseur peut rejoindre celui du XVIIIe siècle, comprendre et même partager son jugement sur les œuvres.

Mais cela ne signifie pas du tout que l’agrément soit de même nature pour le connaisseur d’aujourd’hui et le commanditaire d’hier. En l’absence de placage déroulé et d’aggloméré, le commanditaire aurait difficilement pu apprécier qu’on n’y ait pas eu recours. Le connaisseur part forcément de ce qu’il connaît dans son entourage familier, pour aller vers un ailleurs ou un passé qui le séduit entre autres par le fait d’être différent. Il ne peut pas, en tout cas spontanément, ressentir la même chose devant l’objet que ceux pour lesquels il était ou est familier. Ce « regard éloigné », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, peut amener, par exemple, à valoriser les œuvres qui étaient archaïques – et donc les plus éloignées de nous – aux dépends de ce que les contemporains appréciaient comme un renouvellement. Dans la musique de la Renaissance, nous sommes souvent séduits par des restes de modalité, alors que les musiciens s’efforçaient le plus souvent de les corriger à coups d’altérations, conformément à la pratique de la musica ficta. En travaillant sur la sculpture gothique des années 1220, j’ai eu du mal à comprendre pourquoi des sculpteurs de la cathédrale d’Amiens, au style sommaire et rigide, ont plu au point d’être invités sur le chantier de la cathédrale de Reims où travaillaient des artistes bien plus raffinés. Mais une fois remarqué que la combinaison de la grâce rémoise et du style discipliné d’Amiens menait à de nouveaux dépassements, ma perception des sculpteurs amiénois a changé et je pense avoir mieux compris ce que recherchaient à la fois les commanditaires et les artistes.

Bien entendu, comprendre une œuvre n’est pas la même chose que l’apprécier. On peut comprendre parfaitement ce que fait Jeff Koons, n’éprouver aucun plaisir à voir ses œuvres et les trouver laides. Il est aussi possible de trouver agréable une œuvre sans la comprendre ou en la comprenant de travers, mais le beau pourrait bien être ce qui permet au connaisseur appartenant à une autre société de rejoindre l’artiste et son public dans une même appréciation, car si la connaissance n’est pas l’accès au beau, elle l’ouvre. C’est ainsi que la connaissance des autres cultures permet l’universalité – en fait toujours relative – de notre propre jugement.

Cette conclusion est fréquemment évitée aujourd’hui à l’aide de deux sophismes. Le premier consiste à assimiler le jugement de goût à l’impression subjective que produit l’objet. Pour parvenir au même jugement sur les œuvres que les hommes d’une culture passée ou éloignée, il faudrait les ressentir comme eux. Les discussions sur l’interprétation de la musique ancienne donnent de bons exemples de cette attitude. On constate d’abord avec raison que nos orchestres sont généralement plus fournis que ceux du passé et nos instruments plus puissants. On en déduit qu’une reconstitution fidèle des œuvres nous fait un effet différent de ce que ressentaient les Anciens, de sorte qu’il faudrait augmenter les effectifs et « améliorer » les copies d’instruments par rapport aux originaux pour que la musique nous fasse le même effet que sur ses contemporains. Admettons sans y croire que cela nous rapprocherait de leur perception de cette musique: il ne s’agit jamais là que d’apprécier un objet différent et de moindre intérêt. En fait, parmi les nombreuses satisfactions que nous ont apportées les musiciens et les facteurs d’instruments bien informés en permettant la résurrection de ces œuvres dans la seconde moitié du XXe siècle, il y a la redécouverte de sonorités claires et précises permettant d’entendre les moindres finesses d’une symphonie de Beethoven, naguère noyées dans une patte sonore indistincte et tonitruante. Renoncer à la quête d’authenticité, comme on le fait à nouveau trop souvent aujourd’hui, c’est perdre les fruits de décennies d’efforts récompensés.

C’est aussi face au problème de la musique ancienne qu’on entend le plus souvent un second sophisme: l’authenticité de l’interprétation serait un mythe. Il faudrait se mettre dans les conditions de l’époque, en partager les mœurs, abandonner le chauffage central et ainsi de suite, pour y parvenir vraiment. En fait, les deux sophismes sont apparentés en subordonnant la fidélité à l’œuvre aux conditions subjectives de la réception. Mais surtout, celui-ci confond le relatif et l’absolu. De même qu’on fait une distinction entre un café chaud et un café froid, on constate qu’une interprétation est plus authentique qu’une autre. Il n’y a certainement pas plus d’interprétation totalement authentique que de café totalement chaud. L’authenticité est un horizon, qu’il s’agit d’approcher le plus possible, exactement comme l’objectivité du jugement de goût. Dans la mesure où un café peut être chaud, une interprétation peut être authentique et un jugement objectif[17].


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Le goût et le style

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Le terme de goût est né au XVIe siècle et joue un rôle important dans l’esthétique de l’époque moderne, mais la réalité qu’il exprime se retrouve facilement à d’autres époques, ainsi chez les commanditaires ecclésiastiques des cathédrales gothiques qui étaient des amateurs éclairés, voire des connaisseurs. Le goût porte plus ou moins sur l’agréable et le beau selon sa propension à l’universalité et, de fait, il est plus ou moins partagé à l’intérieur d’une société. Il s’étend du goût personnel à celui d’une classe sociale, lui servant éventuellement à se distinguer des autres, et même à celui de la société entière par mimétisme.

Le goût s’éduque, ce qui ne veut pas dire qu’il s’inculque, sans quoi on ne comprendrait pas ses transformations et la possibilité d’admirer l’originalité, à dose il est vrai très variable. La seule répétition de l’acquis ne suffit pas à caractériser le goût, sans quoi il se confondrait avec le conformisme et ne varierait pas. Il est plus ou moins ouvert historiquement et géographiquement en fonction de la connaissance du passé et des autres. La référence à l’Antique est permanente dans la culture européenne, ou plutôt elle l’était jusqu’à une époque récente, mais elle ne l’a pas empêchée de s’ouvrir à différent moments à l’art oriental ou extrême-oriental.

Comme le goût, le style se dit d’un individu, d’un milieu ou d’une société entière. Le terme de style s’entend ici au sens actuel du mot et non pas au sens de l’ancienne rhétorique qui en faisait le niveau conventionnel d’expression plus ou moins relevé (stylus humilis, mediocris, grandis) qu’un même auteur choisit en fonction du sujet à traiter. Le style est une contrepartie du goût, son expression artistique par la récurrence des formules appréciées et l’évitement non moins caractéristique de ce qu’on juge de mauvais goût.

Le caractère aussi variable que sélectif du style peut s’illustrer d’un exemple radical: le passage du rococo au néoclassicisme en France. Cela dure à peu près une génération, le temps nécessaire à la relève des artistes. Pratiquement tous les ingrédients du rococo ont été rejetés, comme l’exubérance ornementale, la prédominance des courbes, la thématique galante et frivole, au profit d’un retour à l’Antique, d’un style géométrique et sévère privilégiant les droites, de thèmes héroïques, moralistes et civiques. Au XVe siècle, le passage dans toute l’Europe du style gothique international à un style sobre mis en place simultanément dans les Flandres et à Florence (Robert Campin, Masaccio…) est un phénomène comparable.

Bien entendu, un style regorge de déterminations sociales et idéologiques. Ce n’est pas par hasard que le néoclassicisme repose sur une idéologie qui sera celle de la Révolution. Le changement artistique du XVe siècle n’est certainement pas sans rapport avec le puritanisme croissant dont témoignent les lois somptuaires. On ne s’étonne pas que la tragédie française classique mette en scène des personnages du passé qui ressemblent comme des frères à la noblesse d’Ancien Régime avec les mêmes préoccupations: le pouvoir, l’amour et la guerre. Il n’y a sans doute aucun phénomène stylistique qui ne relève de déterminations comparables, mais cela n’explique pas grand-chose et confine à la lapalissade: l’iconographie religieuse était importante au Moyen Age parce que le clergé était le principal commanditaire; les tombeaux les plus riches sont toujours ceux des chefs, les hommes préhistoriques s’intéressaient aux animaux, et ainsi de suite.

Un style est d’abord une considérable sélection des moyens expressifs. La peinture de l’Egypte ancienne ne connaît pas le choix entre face, trois-quarts et profils: les personnages ont la tête de profil, le torse de face, les bras et les jambes de profil. Le théâtre de Racine utilise en tout trois mille sept cent dix-neuf mots, sur un vocabulaire courant de vingt-cinq mille environ[18]. Il ne s’agit pas d’une excentricité de cet écrivain, mais d’un choix normal dans le théâtre classique français. L’émaillerie romane fait pour l’essentiel alterner un bleu précieux et l’or, les autres teintes, essentiellement le bleu clair, le blanc et le vert, n’étant utilisés qu’avec parcimonie. A partir de la Renaissance, la sculpture jugée artistique ne porte plus de polychromie, contrairement à celle qui est destinée à arracher des larmes aux dévots. On pourrait multiplier les exemples sur des pages entières.

Les causes de ces limitations ne peuvent en aucun cas se réduire à des intérêts idéologiques. Elles sont trop diverses, souvent techniques, comme le choix de couleurs naturelles durables ou le fait que dans la musique de la Renaissance, l’ambitus, c’est-à-dire l’intervalle entre la note la plus basse et la plus haute utilisée dans une composition, ne s’affranchit pas des limites de la voix humaine. Mais il y a aussi de nombreuses causes pratiques: un système relativement simple et conventionnel favorise l’apprentissage du métier, permet une plus grande rapidité de conception et d’exécution, tout en favorisant la compréhension de l’œuvre par son public. Les musiques qui font une place importante à l’improvisation en donnent de bons exemples, comme celle du XVIIIe siècle et à plus forte raison les musiques non écrites, dont le jazz. Les peintures où le contour est un trait visible, des Egyptiens au Moyen Age, exigent une ligne nette, tracée d’un coup sans repentir, ce qui suppose des formes mémorisées et donc une forte conventionnalité. Plus généralement, la rapidité d’exécution du peintre est une qualité artistique encore du temps de Dürer et elle est techniquement indispensable dans la fresque. Or elle suppose des tours de main familiers et donc des conventions.

On ne saurait négliger les raisons esthétiques de ces limitations. Depuis saint Augustin, la réflexion sur le beau met en avant le couple paradoxal de l’unité et de la variété (unitas/varietas). Or l’unité est précisément ce que produisent les limitations stylistiques. Il s’agit en somme de trouver un bon équilibre entre les deux, ainsi en musique où les variations permettent de répéter un thème sans lasser. C’est par exemple le cas des Variations Goldberg. Mais, si le thème est trop long et trop caractérisé, cela peut devenir ennuyeux, comme dans le Boléro de Ravel. De même, les baies des cathédrales gothiques ont longtemps eu toutes le même remplage assez simple, le plus souvent deux lancettes surmontées d’un cercle, ensuite d’une rose ou d’un quadrilobe. Lorsque le remplage s’est complexifié dans la seconde moitié du XIIIe siècle, on a compris que sa répétition entraînerait la lassitude et on s’est mis à le varier d’une fenêtre à l’autre. Enfin, la variété s’obtient dans le temps par le changement stylistique, lui-même porté par le changement du goût. A chaque moment d’une évolution stylistique, des artistes proposent des déviations par rapport aux règles dans les limites du tolérable, suscitant parfois la polémique et finissant par transformer le système artistique. Selon les sociétés et les époques, ces transformations peuvent être plus lentes ou plus rapides. L’art égyptien se caractérise par une grande stabilité, redoublée par le retour à des styles antérieurs, comme celui du Haut Empire à la basse époque, mais il lui est arrivé de connaître un changement radical et momentané avec la brève période amarnienne.

Les limitations des moyens d’expression sont à ce point nécessaire pour donner son unité à un style qu’elles présentent souvent un caractère arbitraire, soit qu’elles l’aient toujours eu, soit que leur raison d’être ait disparu. La musique occidentale en donne de bons exemples. La tierce ne s’est vraiment imposée comme une consonance qu’au XVIe siècle et, à cette époque, les suites de tierces qui passaient jadis pour des fautes ne se comptent plus. Inversement, les suites de quintes courantes au Moyen Age sont progressivement devenues des fautes. On sait bien que Pythagore plaçait la quinte dans les consonances, contrairement à la tierce. Mais les théoriciens médiévaux pouvaient aussi bien accepter la répétition d’un intervalle parce qu’il est consonant ou le refuser parce que sa consonance répétée est banale[19]. L’essentiel est finalement que tout ne soit pas permis.

Quel rapport entre les limitations du style et celles du goût? Bien entendu, celles du goût déterminent celles du style et il est peu probable que le contraire soit vrai, car le style est nettement plus limité que le goût. L’évolution qui a banalisé la tierce, au point d’ailleurs que les suites de tierces soient jugées banales à leur tour, supposait un goût pour les tierces que le style prohibait et a fait évoluer le style. De même, les objets exotiques qu’on importait, comme les porcelaines chinoises à partir du XVIIe siècle, n’obéissaient pas aux règles esthétiques en vigueur, mais la chinoiserie est venue à la mode, a été imitée et a fait évoluer le style. Dès lors que les limitations du style ne se confondent pas avec celles du goût, elles ne sont pas des limitations de l’universalité du beau. Un style demande certes une certaine uniformité, mais l’uniformité du style n’est ni celle du goût, ni une objection à l’université du beau. Chacun peut préférer le rococo au néoclassicisme ou inversement, mais personne n’est obligé de le faire.


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Le beau est la complexité intégrée en-dehors ou au-delà de toute fonctionnalité

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On comprend pourquoi Kant voulait un jugement de goût désintéressé, car il est vrai que les divergences esthétiques peuvent s’expliquer par les intérêts particuliers ou les conditionnements qui les suscitent. C’est ce que nous avons vu à propos du beau naturel, avec la prise en considération de l’excès et de l’inhumain sous la forme du sublime. C’est vrai du beau artistique: nous avons rappelé les intérêts idéologiques que met en jeu le passage du rococo au néoclassicisme. C’est doublement vrai du beau mimétique où joue, outre le style, le choix des sujets.

Mais pourquoi voulait-il aussi séparer le jugement de goût de la connaissance de l’objet? Parce qu’il était à la recherche d’une subjectivité universelle, ce que Hegel lui a reproché[20]. Ce qui plaît sans concept existe pourtant: nous partageons avec les animaux des instincts qui nous font rechercher la nourriture et le sexe même sans en avoir le concept et nous permettent d’en tirer un plaisir. La recherche du plaisir appartient au sujet et est donc par définition subjective, de sorte qu’il s’agit bien là d’une subjectivité universelle. Mais cela ne signifie pas qu’un jugement objectif contredirait la beauté de son objet. Il s’agit là d’un point fondamental: la beauté d’un objet ou d’une œuvre peut être reconnue à travers une perception différente, comme celle du « regard éloigné ». L’abondante sculpture antique a traversé les siècles, chacun y trouvant ce qu’il voulait, mais provoquant admiration et imitation depuis l’art roman jusqu’à Pablo Picasso. Il ne s’agit plus là d’une subjectivité partagée, mais d’un jugement objectif, car le beau peut être reconnu à partir de sensations, de perceptions et de conceptualisations très différentes. On pourra toujours trouver un excentrique niant l’intérêt de la sculpture antique. Cela n’enlève rien à l’objectivité du jugement, car tout le monde ne partage pas un jugement objectif. Inversement, ce serait une objection si nous parlions d’une subjectivité partagée. Comme on l’a vu à propos de la musique ancienne, notre appréciation subjective ne peut être celle des contemporains, mais nous pouvons aimer les mêmes chefs-d’œuvre sans qu’il soit besoin de les moderniser pour cela. Le succès de la phénoménologie, ou plutôt des applications qu’on en a faites, est largement responsable de la réduction du beau comme de l’art à la perception subjective qu’on en a.

On comprend mieux ainsi le rapport à la connaissance. La connaissance rationnelle n’est pas nécessaire au désir et à l’appréciation de belles choses: elle l’est en revanche pour comprendre qu’elles sont belles, ce à quoi la perception ne suffit pas. Lorsqu’un art nous est étranger, nous pouvons parfois en saisir intuitivement la beauté, mais pas toujours. Le détour par la connaissance, l’observation de particularités qui n’avaient pas immédiatement attiré notre attention, peuvent nous en ouvrir l’accès. C’est par exemple le cas de la compréhension des techniques artistiques ou encore de la fonction des œuvres dans une société.

Cela dit, le plaisir esthétique n’est ni gratuit, ni désintéressé. Il est possible que Kant essaie de saisir autre chose avec ces mots: l’inutile qui est bien un caractère du beau. La sexualité dépasse de loin le besoin de reproduction, pas uniquement chez l’homme, et c’est parce qu’elle est au-delà de l’utilité qu’elle possède une dimension esthétique. Comme beaucoup de choses inutiles sont laides, l’inutilité ne suffit pas à caractériser le beau. En outre, une chose peut être belle et utile, mais elle serait aussi utile si elle était laide et aussi belle inutile. Le beau est en soi inutile: il est un excès par rapport à toute fonction, comme l’est l’érotisme par rapport à la reproduction de l’espèce ou la cuisine par rapport à la nourriture. Ou encore, il ne répond pas au besoin, mais au désir.

La caractérisation du beau en termes d’unité et de variété est évidemment insuffisante, mais elle n’est pas fausse. S’il ne s’agissait que d’unité, un point serait parfaitement beau. S’il ne s’agissait que de variété, le beau serait le désordre. En fait, il faut un ordre pour qu’il y ait variété dans l’unité, ce qui n’exclut pas le beau naturel: le diamètre des branches d’un arbre, par exemple, est ordonné par la croissance. Cela dit, la complexité ordonnée ne suffit pas à définir le beau, sans quoi un Etat ou une machine seraient beaux en soi. Il doit s’agir d’une complexité ordonnée au-delà d’éventuelles fonctions, de l’utilité ou du bien. A première vue, l’œuvre d’un névrosé obsessionnel remplit cette condition, mais en fait, la névrose est une inadaptation fonctionnelle et l’obsessionnel prend pour utiles des tâches qui ne le sont pas. Elle est en-deçà et non au-delà de cette condition. Or, la nature inanimée ignore la fonctionnalité et la nature animée la dépasse. Que l’érosion puisse donner une courbure régulière à un caillou s’explique certainement très bien du point de vue géologique, sans faire appel à une finalité imaginaire. On explique couramment les mimétismes animaux en termes utilitaires, comme des camouflages par exemple, mais on a suffisamment montré, depuis Roger Caillois, que de telles explications ne rendent compte que très partiellement des faits[21].

La complexité est devenue un important thème de recherches depuis un demi-siècle environ, tout en étant difficile à définir[22]. Ces recherches concernent les domaines les plus divers, de la biologie à la sociologie, ce qui ne facilite pas l’entente sur une définition. A défaut, on comprend surtout la complexité négativement, comme l’impossibilité de faire entrer un processus dans un algorithme.

Cela pose le problème des régularités naturelles. On s’émerveille de retrouver la géométrie dans la nature, sous la forme de symétries, comme celles des animaux et des fleurs, ou de courbes régulières, comme la spirale du nautile, sans cesse prise en exemple. ammonites heretomorphesMais on oublie vite qu’il s’agit d’approximations. Tout n’est pas symétrique dans le corps humain, certains organes, comme le cœur, étant désaxés, tandis que la spirale du nautile n’a pas la rigueur qu’on obtiendrait à l’aide d’une machine. Le visage humain est symétrique, mais une expérience (courante sur internet) consiste à dédoubler l’une des deux moitiés d’un visage régulier pour le rendre rigoureusement symétrique: on s’aperçoit ainsi qu’il l’était bien moins qu’on ne le croyait. Quant au visage obtenu par le report d’un côté, on dira qu’il manque de « naturel ».

La régularité géométrique ne suffit donc pas à définir le beau. Une spirale est plus intéressante qu’une simple droite, mais une coquille de nautile est plus intéressante qu’une spirale dessinée à l’ordinateur. A première vue, il y a une contradiction: quelque chose comme une régularité irrégulière semble un trait de la nature. Mais les choses deviennent plus claires si on parle d’une régularité sans exactitude. La nature n’est pas une machine à calculer et tout y interagit. Il serait donc étonnant que sa géométrie soit rigoureuse. Or le processus par lequel les éléments d’un organisme s’y mettent en place est ce que les biologistes appellent l’intégration, un processus non déterministe, mais produisant un tout dont les propriétés dépassent la somme de celles des parties. Et cela pourrait bien être ce que nous appelons le beau.

On comprend mieux en définissant le beau comme une telle complexité intégrée, organisée en-dehors ou au-delà de toute fonctionnalité, en quoi l’art est imitation de la nature, non pas au sens restreint qu’a critiqué Hegel[23], celui de la copie exacte des objets du monde extérieur, mais au sens que le Moyen Age donnait à ce mot: produire à la manière de la nature. Si l’art ne remplissait pas à sa manière une telle exigence, s’il n’était pas une forme d’intégration, il manquerait d’intérêt, car il suffirait de regarder la nature pour le trouver indigent. On comprend aussi pourquoi les Anciens s’extasiaient d’une statue en remarquant qu’on la croirait vivante. Bien sûr, c’est une manière de vanter l’imitation scrupuleuse des apparences, mais c’est aussi reconnaître ce je-ne-sais-quoi qui est plus « vivant » qu’une froide symétrie et qui fait toute la différence entre un visage humain et un visage recomposé en en dédoublant la moitié.

Tel que nous avons l’avons défini, le beau n’a aucun rapport avec la moralité et est même amoral dans son principe, par l’exclusion de la finalité. Le sentiment esthétique peut se soumettre à la moralité, mais c’est un fait qu’il entre facilement en conflit avec elle, comme envers n’importe quelle finalité qui lui est étrangère. L’iconoclasme aveugle de la Réforme, par exemple, est largement dû à un conflit entre esthétique et moralité.

La définition du beau ici proposée permet de résoudre quelques difficultés rencontrées plus haut. En ce qui concerne le beau naturel, on a vu combien la subjectivité était engagée, mais les variations subjectives du goût, par exemple sur la relative sveltesse des corps n’affectent pas la définition: une femme peut être parfaitement proportionnée avec plus ou moins d’embonpoint, selon qu’elle ressemble à une Vénus de Cranach ou de Titien. La même conclusion s’étend évidemment au beau artistique. Les styles entraient constamment en conflit, mais le goût était plus tolérant que le style et, en dehors de l’époque contemporaine, les œuvres d’art les plus diverses répondaient à notre définition du beau. Quant à savoir si l' »art » contemporain y répond, c’est un faux problème dès lors qu’il ne se définit pas par la référence au beau.

La définition du beau que nous proposons donne sens à la notion d’imitation de la nature et même aux variations de cette notion. Nous pouvons désormais étudier la manière dont l’art a satisfait à cette exigence d’intégration d’une époque à l’autre, puis y a renoncé et s’est proprement désintégré.



L’évolution du système artistique

A partir du Ve siècle avant J.C., la sculpture grecque parvient à représenter le corps humain avec une exactitude mimétique qui dépasse tout ce qui s’était fait auparavant. Ses chefs-d’œuvre ont servi d’idéal artistique dominant dans l’empire romain et, de copies de copies en imitations d’imitations, le sont resté jusqu’au XIXe siècle dans la sculpture, mais aussi dans la peinture. L’emprise des ordres vitruviens sur l’architecture s’y ajoutait pour compléter le modèle. L’art de l’époque industrielle est devenu de plus en plus une réaction contre cet héritage.

Bien sûr, il y avait eu des innovations totalement indépendantes de ce legs, non seulement endogènes comme l’architecture gothique, mais aussi exotiques comme le goût des tissus orientaux au Moyen Age ou des chinoiseries au XVIIIe siècle. Dès l’invention de la polyphonie, la musique n’a plus grand-chose à voir avec la tradition antique. A l’époque industrielle, bien des phénomènes artistiques se situent hors de son emprise sans constituer davantage des réactions contre elles. A partir du milieu du XIXe siècle, l’éveil des nationalismes a conduit nombre de compositeurs à chercher l’inspiration dans les traditions musicales de leurs pays, de Dvorak et Rimski-Korsakov à Bartók, Prokofiev ou Britten. Ces ingrédients de couleur locale ne semblent pas avoir joué un rôle majeur dans l’évolution du langage musical en dehors de la musique de variété. Les références aux cultures traditionnelles sont toujours nombreuses dans l’art contemporain. A celles qui concernent la culture indigène s’ajoutent les recherches d’exotisme, comme le japonisme du XIXe siècle ou le goût de l' »art nègre » au siècle suivant. Mais les expériences de ce genre n’ont pas empêché l’uniformisation progressive du système artistique sur le modèle des pays les plus fortement industrialisés. Il semble donc qu’on peut tracer à grandes lignes l’évolution de ce système sans se soucier beaucoup des arts non occidentaux, ce qui est aussi pratique que regrettable. Si nous ne nous attarderons pas sur l’art chinois ou sur celui de l’Afrique noire, ce n’est pas pour les déprécier, mais parce que cela ne servirait à peu près à rien pour comprendre ce qui s’est passé à l’époque industrielle.

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Art et artisanat

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Le point de départ antique et médiéval est clair. Les mots technè et ars désignent un travail que n’importe qui ne peut pas réaliser et ne définissent pas une compétence qui serait exclusivement esthétique. Si l’on dresse le catalogue d’un artiste mythique comme Dédale, on y trouve le labyrinthe, les ailes d’Icare, des statues qui semblaient marcher, la vache de bois dans laquelle se cachait Pasiphaé pour s’accoupler avec son taureau, et ainsi de suite. A vrai dire, cela ressemble un peu au catalogue des œuvres et des projets de Léonard de Vinci.

Surtout, malgré l’évolution de la notion d’art qui lui fait désigner ensuite les œuvres dont la principale finalité est esthétique, il en reste quelque chose. Pour le commun des mortels, l’œuvre d’art est toujours un travail que n’importe qui ne pourrait pas réaliser. Lorsqu’elle ne satisfait pas cette condition, il est courant de dire que « ce n’est pas de l’art ».

Une sociologie reposant sur l’idée de Progrès met l’accent, pour l’Antiquité comme pour le Moyen Age, sur l’absence de distinction entre l’artiste et l’artisan afin de pouvoir louer ensuite l’émancipation de l’art à partir de la Renaissance[24]. Le statut des sculpteurs et des peintres de la Grèce antique est complexe et fait l’objet d’un débat après avoir été considéré comme misérable[25]. En tout cas, une riche historiographie et une critique des attributions se sont constituées autour des plus célèbres d’entre eux et de leurs chefs-d’œuvre, sans cesse recopiés à l’époque romaine. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien présente ces artistes comme célèbres et riches de leurs temps, leurs œuvres valant déjà des fortunes. Nous avons perdu les originaux, mais les copies permettent aux historiens de s’en faire une idée assez exacte et de constater qu’il s’agit effectivement d’œuvres décisives. Dès lors, on peut légitimement se demander comment la gloire de ces artistes se serait constituée tardivement, si elle n’était pas apparue de leur vivant.

A Rome, l’accueil enthousiaste de l’art grec est contredit par un idéal républicain de simplicité originaire, assimilant l’amour de l’art à un facteur de décadence. En dehors du genre spécifiquement romain des bustes d’ancêtres, l’essentiel de la production peinte et sculptée est constitué de copies et d’adaptations des originaux grecs d’époque classique ou hellénistique. A quelques exceptions près, cette soumission à des modèles prestigieux réduit les artistes contemporains à un rôle modeste et effacé. Les chefs-d’œuvre appartiennent au passé et, avant même d’être copiés, sont acquis et collectionnés. Comme nous l’apprend Cicéron dans ses discours contre Verrès, ils atteignent des prix vertigineux dans les ventes.

Il y avait dans l’espace publique et les temples une abondance de statues et de tableaux d’une qualité très variable, sans compter les tombeaux au bord des routes. Le tout-venant pouvait consister en statues de dieux sans têtes auxquelles l’acheteur faisait ajouter la sienne ou de sarcophages où un emplacement était réservé pour le buste du défunt, sculpté après l’achat.

Mais il y avait aussi des chefs-d’œuvre achetés ou pillés, en particulier dans les temples. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien ne manque pas d’en signaler la localisation aux amateurs lorsqu’elle les évoque, notant éventuellement qu’ils risquent d’échapper à l’attention du visiteur distrait.

La situation médiévale est tout autre. Si la peinture antique a largement disparu, en dehors de rares manuscrits enluminés, les vestiges sculptés subsistent à profusion et jouent de manière constante un rôle de modèle. Mais la capacité d’en distinguer les chefs-d’œuvre de la production ordinaire a disparu pour longtemps. Il faut attendre la sculpture du XIIIe siècle pour arriver à un niveau de technicité comparable et l’historiographie du XIXe siècle pour qu’on commence à distinguer les originaux des copies.

En dehors des petits objets, la production artistique médiévale est faite de commandes pour une destination particulière. Il n’y a pas de lieux d’exposition, tels que les pinacothèques antiques ou nos musées qui pourraient acquérir des œuvres mobiles dont le sujet iconographique serait indifférent. En outre, les œuvres ne sont pas revendues. Celles qui sont biens d’Eglise sont juridiquement inaliénables, tandis que l’aristocratie laïque ne semble pas remettre les siennes en vente. Les documents ne nous parlent le plus souvent que de dons et de prêts, particulièrement pour les livres enluminés. Faute de second marché, la critique d’art n’a pas de raison d’être, parce que le prix de l’objet a été décidé une fois pour toute entre l’artiste et le commanditaire et qu’il n’y aura plus d’occasion de l’évaluer. Il s’ensuit une conséquence importante: les œuvres ne peuvent pas valoir des fortunes, indépendamment de la richesse du matériau. Un artiste doué est payé sensiblement plus cher qu’un simple artisan, mais dans des proportions peu spectaculaires. L’étude des comptes de chantier de la cathédrale d’Exeter au début du XIIIe siècle a permis de conclure qu’un sculpteur était payé quatre fois plus qu’un tailleur de pierre ordinaire. Comme les sculpteurs de cette cathédrale ne sont pas les meilleurs de la période, on peut imaginer que la proportion était sensiblement supérieure pour les plus grands, mais tout cela reste bien raisonnable à nos yeux.


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Le retour du second marché

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L’habitude de collectionner se prend dans les cours pendant la seconde moitié du XIVe siècle, à partir de Jean, duc de Berry. Au siècle suivant, les œuvres des plus grands peintres, comme celles de Jan van Eyck, commencent à être recherchées après leur mort, faute de pouvoir encore leur en commander. Un second marché est donc réapparu et se développe rapidement. Il concerne bientôt les peintres vivants: les dessins de Léonard de Vinci sont immédiatement recherchés. Dürer se rend compte que les aquarelles qu’il avait produites comme de simples études étaient commercialisables et leur appose finalement sa signature ou la fait apposer par son élève Hans von Kulmbach. Sur le second marché, la valorisation des grands noms ne fait que croître et le retour à une situation qu’avait connue l’Antiquité fait de Dürer « l’Apelle des lignes noires », compte tenu de sa prédilection pour la gravure. Pour la même raison, la critique d’art refait surface, mettant de plus en plus l’accent sur la main du maître.

Les amateurs médiévaux ne jugeaient pas la qualité des arts à la richesse des matériaux. L’abbé Suger de Saint-Denis cite Lucien: Materiam superabat opus (le travail surpassait le matériau), tandis qu’Henri de Blois, évêque de Winchester faisait graver sur une pièce d’orfèvrerie: Ars auro gemmisque prior (l’art vient avant l’or et les pierreries). En revanche, ils n’auraient certainement pas imaginé une œuvre d’art dans un matériau bon marché. Ce fut pourtant ce qui se produisit dès le XVe siècle, avec l’apparition de la gravure et, au siècle suivant, la valorisation du dessin de maître. Il s’agit d’un phénomène général de relative dématérialisation de l’œuvre. Dans les Flandres, les retables peints et sculptés cèdent la place à des retables totalement peints où la grisaille imite la sculpture et les peintres imitent l’or et les pierreries plutôt que d’utiliser la dorure et l’incrustation. La sculpture non polychrome vient à son tour à la mode en Italie et en Allemagne. Enfin, la toile se substitue de plus en plus souvent au panneau de bois comme support de la peinture.

Giotto-Liberation_of_the_EreticoLa perspective, pratiquée à partir de Giotto sous une forme empirique, puis complètement géométrisée par Brunelleschi un siècle plus tard, assure la domination de la peinture en lui donnant le pouvoir illusionniste de mimer la troisième dimension, non seulement dans la figuration, mais aussi en remplaçant corniches et modillons par des trompe-l’œil, comme c’est déjà le cas dans la basilique d’Assise. La prouesse se substitue au prix du matériau.

Les marchands se mettent au commerce de l’art, en particulier à Anvers au XVIe siècle, diffusant un nouveau type d’œuvre: le tableau. De toile ou de bois, aisément transportable, il peut s’accrocher au mur avec son cadre. En l’absence d’une commande définissant le sujet à peindre, on propose le plus souvent des sujets passe-partout qui trouvent facilement acquéreur et qui, n’étant pas personnalisés, seront faciles à revendre s’il y a lieu, comme les scènes de genre. De l’Italie aux Flandres, le développement du commerce enrichit les marchands qui viennent grossir les rangs des acheteurs. Une production de second rang s’inspire des inventions et des compositions des plus grands, de sorte qu’elle contribue finalement à leur popularité et à leur prestige. C’est ainsi que Jérôme Bosch, mort en 1516, est très imité à Anvers dans les années 1540 et que certains tableaux produits dans ces années pouvaient encore passer pour authentiques il y a quelques décennies[26]. Une autre nouveauté de la période est la citation des gestes et des postures inventées par les peintres célèbres, tel le bras levé et l’index pointé du saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci. Ces références constantes, caractéristiques du maniérisme, contribuent à leur tour à l’apparition d’un culte durable du génie qui se révèle à l’originalité de ses inventions et de ses compositions, sans cesse reproduites ensuite.

Cela dit, la naissance d’un marché plus large n’affecte en rien l’intérêt qu’il y a pour l’artiste à s’assurer le patronage d’une cour. A la fin du Moyen Age déjà, les plus grands étaient appelés à leur service par les princes, ce qui n’empêchait pas la réception de commandes plus modestes. La situation est cependant neuve, car l’apparition d’un véritable marché de l’art et d’écrits sur l’art propagent désormais leur renommée. Il faut néanmoins relativiser un refrain bien connu: au contact de l’humanisme, l’art serait devenu libéral. Il est bien vrai qu’il finit par faire officiellement partie des arts libéraux, mais il ne s’agit guère que d’une différence nominale avec le Moyen Age, où la distinction des arts mécaniques et libéraux était largement théorique et ne concernait plus les artistes depuis le XIIe siècle. En effet, l’importance prise par la géométrie dans leur pratique leur permettait de revendiquer la maîtrise d’un art libéral.


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Art et idéologie

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La même vision des ténèbres médiévales et de la Renaissance comme aube de temps meilleurs veut que les arts aient progressivement conquis leur autonomie. Mais il faut se demander ce qu’on entend par là. S’agit-il de l’autonomie de l’art quant à sa finalité ou de l’autonomie de l’artiste, de sa liberté en somme?

Si parler d’autonomie de l’art veut dire que l’art a une finalité propre, c’est une tautologie dès lors qu’il se définit par la finalité du beau. Si on veut dire qu’il n’en a aucune autre, c’est sans doute faux à toute époque. L’idée d’une émancipation progressive est largement une erreur due à la polarisation sur l’évolution des rapports entre art et religion en Europe. En dehors de cas limites, comme les œuvres des aliénés qui peuvent avoir une valeur esthétique, l’art a au moins la finalité de faire vivre plus ou moins bien l’artiste. Qu’il orne le corps d’un chef, son palais ou une église, il sert à affirmer un pouvoir. A mesure qu’il entre dans la sphère marchande, il prend une valeur spéculative; il sert aujourd’hui à blanchir l’argent sale. On n’en finirait pas d’énumérer ses finalités qui, du reste, sont parfaitement compatibles avec la sienne propre. Si on parle d’autonomisation de l’art dans un contexte particulier, il importe de dire par rapport à quoi. On parle volontiers d’une autonomisation par rapport aux corporations au début de l’époque moderne, ce qui est exact, mais on oublie volontiers que les corporations n’ont pas toujours existé, que leur tutelle ne caractérise que la fin du Moyen Age et encore pas partout, enfin que cette tutelle était une discipline interne des métiers artistiques comme des autres. Ce n’est pas l’autonomie de l’art qu’elle mettait en cause, mais celle de l’artiste.

L’autonomie de l’artiste est donc une autre histoire, sans être davantage celle d’une émancipation progressive. L’artiste doit satisfaire un public, composé entre autres de commanditaires, de clients, de marchands et de critiques selon l’époque. Il ne peut y parvenir sans partager largement son goût. De ce point de vue plus que de tout autre, la situation de l’époque préindustrielle et celle de l’époque industrielle doivent être distinguées.

Avant la période industrielle, il ne s’agissait guère d’un problème, le goût et le style étant les deux faces d’une même esthétique. L’artiste pouvait être dévergondé et défrayer la chronique, cela ne changeait rien à l’admiration que suscitaient ses œuvres, comme le montre le cas de Caravage. Ce peintre était aussi un audacieux novateur, dont la manière en a choqué plus d’un, mais cela n’empêchait pas les commandes et il s’agit sans doute de l’artiste le plus influent de sa génération.

En effet, l’insertion sociale de l’artiste ne mène pas au conformisme, car le public souhaite l’innovation, en dehors d’une fraction minoritaire. La musique en donne de bons exemples. Contemporain de Caravage, Monteverdi est le plus grand promoteur du nouveau style de mélodie accompagnée sur lequel repose l’opéra. On connaît les critiques qu’il a suscitées de la part du chanoine et musicien bolonais Giovanni Artusi, mais il a fait une carrière enviable à la cour de Mantoue puis à Saint-Marc de Venise, alors qu’Artusi est resté dans l’ombre. Un cas contraire et rare, mais non moins éloquent, est celui de Jean Sébastien Bach. Il n’a pas accepté le style galant qui se mettait en place de son vivant, lui préférant les complexités du contrepoint. Du fait de son conservatisme, sa carrière a été modeste. Il a bien essayé de se faire engager à la cour de Dresde, en envoyant le Kyrie et le Gloria de la Messe en si au prince-électeur, roi de Pologne, mais n’est pas parvenu à quitter Leipzig. Inversement, ses fils, particulièrement Karl Philip Emmanuel et Johann Christian, ont joué un rôle considérable dans le bouleversement stylistique et fait des carrières internationales, alors que la postérité leur a préféré leur père. Il y a une raison à cette préférence: l’amplitude des développements fondés sur la modulation était bien une innovation, mais elle allait à contre-courant pendant plus d’une génération. A partir des dernières œuvres de Mozart, elle est reconnue et devient un modèle. Le cas de la famille Bach, tout comme celui de Monteverdi et d’Artusi, montre que le goût n’est pas le conformisme. Le père reste à l’écart des innovations qui font le succès de ses fils, mais innove d’une autre manière qui sera reconnue dès la fin du siècle.

La notion de génie définit pendant la période moderne l’artiste qui parvient à imposer par la force de ses œuvres le bouleversement du style. La qualité de l’amateur d’art qui lui permet de juger et d’apprécier le génie est le goût, une notion qui prend une grande importance au XVIIIe siècle avec la naissance de l’esthétique comme discipline. A la fin du siècle, on commence sérieusement à opposer le génie et le goût, autrement dit la liberté de l’artiste et l’attente du public, une évolution qui mène au culte du génie romantique et à son corollaire, le mépris des académies, des critiques et des bourgeois qui n’y comprennent rien.

L’apparition simultanée de l’esthétique et de la critique d’art était celle d’un discours sur l’art qui n’était plus celui des artistes eux-mêmes. Il est toujours bien vivant et on peut l’appeler le point de vue du consommateur. Les explications sociologiques données de ce phénomène ne sont pas convaincantes. Il s’agirait de la conséquence d’un élargissement de la clientèle, jadis nobiliaire, de la naissance d’un public vaste et divers à quoi répondrait l’apparition d’une nouvelle forme d’exposition, le Salon. C’est oublier que l’élargissement du marché de l’art est bien antérieur. Depuis le XVe siècle en tout cas, les banquiers et les marchands font partie des acheteurs. Au siècle suivant, une production massive de tableaux se met en place à Anvers, puis en Hollande, la clientèle aristocratique n’en absorbant qu’une faible part. Or l’esthétique et la critique d’art ne sont pas nées dans ce contexte. Jusqu’au XVIIIe siècle, le discours sur l’art est resté pour l’essentiel celui des artistes eux-mêmes, y compris l’historiographie, avec Vasari, Van Mander et Sandrart. Leur jugement critique porte essentiellement sur ce que nous appelons la forme, en particulier dans l’interminable querelle sur l’importance respective du dessin et du coloris. Pour donner des notes aux artistes, Roger de Piles se sert de quatre critères: la composition, le dessin, le coloris et l’expression, tandis que la thématique n’est pas prise en considération. Ces critères ne disparaissent pas, mais il suffit de lire Diderot pour apercevoir le changement d’accent: le choix des sujets et leur signification morale deviennent essentiels avec le rejet du libertinage de Boucher et l’exaltation de la sentimentalité de Greuze.

L’attitude de Diderot n’est pas étrangère à celle des artistes eux-mêmes, car le même moralisme est à l’œuvre chez les novateurs et intrinsèque au néoclassicisme. En fait, le débat idéologique s’est emparé de la scène artistique dans les décennies qui mènent à la Révolution. La nature du débat est au moins aussi neuve que les idées exprimées: des personnes qui n’ont ni autorité, ni compétence artistique se donnent le droit de juger les œuvres et ne font plus confiance pour cela à l’Académie, émanation du pouvoir royal. L’art doit parler au sentiment que chacun de nous possède et qui nous permet de vérifier si nous sommes touchés par ses produits. Ce point de vue optimiste sur la nature humaine est bien dans l’esprit du siècle et trouve sa plus forte expression chez Rousseau. Alors que le dogme du péché originel et de la corruption de la nature humaine justifie la contrainte exercée par le pouvoir, la progression des idées démocratiques repose sur le rejet de ce dogme.

Considérer la critique d’art du XVIIIe siècle comme une activité subversive semble absurde, d’où les explications insuffisantes de son apparition. Et pourtant, il est assez facile de s’apercevoir qu’elle permet une critique à peine indirecte de la situation politique et sociale. Pour revenir à l’opposition entre les bergeries de Boucher et les scènes paysannes de Greuze, il faut noter que le berger qui garde son troupeau, une activité peu laborieuse, symbolise les dominants qui vivent du travail d’autrui et jouissent de l’oisiveté: le clergé et la noblesse. Aussi Marie-Antoinette jouait à la bergère et, bien plus tard encore, le pape Pie XII se faisait photographier entouré de moutons dans les jardins du Vatican. Pie XII Vatican moutonsLe paysan en est l’antithèse exacte, celui qui nourrit les autres de son travail. Avant même la Révolution, il est relayé dans l’iconographie par les vieux Romains, symboles de vertu républicaine et guerrière. L’art est devenu un champ de bataille idéologique, ce qui est une nouveauté. Il pouvait glorifier le pouvoir auparavant, mais cela ne se traduisait pas par des affrontements esthétiques: la diffusion du gothique français, de la Renaissance italienne ou du style versaillais et les résistances à ces styles ne suivaient pas des lignes de démarcation politiques. La Querelle des Anciens et des Modernes, au XVIIe siècle, opposait les inconditionnels de l’imitation de l’Antiquité à ceux qui cherchaient de nouvelles sources d’inspiration, mais il serait difficile de trouver entre les uns et les autres, tous au service du roi, le moindre clivage politique.

De la Révolution aux Trois Glorieuses, les régimes les plus différents se sont succédé en France à un rythme exceptionnellement rapide: abolition de la monarchie, république, directoire, consulat, empire, restauration de la royauté, monarchie parlementaire, soit en moyenne un bouleversement politique tous les sept ans. Cela fait autant de politiques artistiques différentes, avec des arts officiels successifs et des résistances à chacun d’eux. Cette fois, les esthétiques opposées répondent largement à des idéologies et les chefs-d’œuvre sont souvent des manifestes: mystique révolutionnaire puis impériale chez David, religieuse chez Caspar David Friedrich, pour ne rien dire de la Liberté sur les barricades de Delacroix.

Chaque pouvoir imprimant rapidement sa marque sur le cadre de vie, des styles sont créés à la vitesse des modes, prenant le nom des régimes: Directoire, Consulat, Empire, Restauration, Charles X, Louis-Philippe. Vienna_Kaiserliches_Hofmobiliendepot_Mayerling_1831En Allemagne et en Autriche, une rupture se produit avec le goût étranger, menant au style qu’on a nommé Biedermeier par dérision, en fait d’une audace et d’une modernité comparables à celles de la musique de Beethoven, avant qu’il ne finisse dans la mièvrerie. Mais une lassitude envers le présent se fait aussi jour. Les Anglais ont toujours eu à cœur leur architecture gothique et on passe progressivement de l’entretien ou de l’aménagement des monuments à l’imitation du style, en somme au néo-gothique. Les Allemands suivent bien avant les Français, mais la peinture de style Troubadour entre en scène dès l’Empire et des arcatures gothiques commencent à décorer les meubles sous Charles X. L’historicisme est né, formant une composante stylistique durable, souvent associée au catholicisme réactionnaire, mais de loin pas toujours.

Dans un tel contexte, le goût est chahuté entre des tendances incompatibles, comme en témoigne la querelle des classiques et des romantiques au théâtre et en peinture. Il ne s’agit pas d’une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, car de partout, le goût est dévalorisé au profit du génie. Face aux censeurs et aux critiques, les artistes, soutenus par leurs alliés, revendiquent l’autonomie qui permet à leur génie de s’exprimer.


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L’art à l’époque industrielle

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Une transformation bien plus profonde, dont les bouleversements politiques sont en grande partie les contrecoups, est en train de se produire: le développement du capitalisme. En effet, l’abolition de l’Ancien Régime est d’abord la fin d’un système institutionnel peu favorable à l’investissement productif et la Restauration n’est pas revenue sur la saisie des biens du clergé et de la noblesse. Il s’ensuit trois phénomènes dont les conséquences sur l’art furent progressives, mais dépassèrent de loin les changements précédemment analysés.

  1. Le développement de l’investissement et des moyens de production donne un autre débouché à la richesse que la dépense somptuaire. On construit certes toujours des églises et des palais, mais une part considérable de la fortune est investie, tandis que le paysage commence à se remplir d’usines.
  1. Le mode de vie aristocratique qui permet de cultiver un amateurisme de haut vol, celui de l' »honnête homme », musicien ou poète à ses heures, devient marginal. Le bourgeois du XIXe siècle a des préoccupations plus sérieuses et laisse l’apprentissage du piano aux jeunes filles.
  1. Les différents arts sont tous plus ou moins atteints par le mode de production industriel, à l’exception de la littérature (mais ni du papier, ni du livre). Cela est particulièrement sensible dans l’architecture et dans le mobilier; la peinture aussi est atteinte à travers la fabrication des couleurs. En sculpture, la taille directe régresse et la lithographie, peu coûteuse, domine la gravure.

L’interaction de ces trois facteurs est lourde de conséquences. Une évolution se dessine vers le bon marché, favorisée par l’évolution du mode de production. L’ameublement en donne un bon exemple. La qualité des dorures régresse avec l’apparition de succédanés de l’or comme la bronzine. Les épais placages sciés font place autour de 1830 aux placages tranchés, puis déroulés, économisant les bois coûteux, mais leur faisant perdre leur naturel. L’ornementation de plus en plus chargée et tape-à-l’œil se substitue à la qualité artisanale. En fait, le mobilier résiste mieux à la dégradation au fond des provinces, où les artisans continuent plus longtemps à utiliser leurs vieux gabarits et les méthodes traditionnelles qu’ils ont apprises.

La raréfaction de l' »honnête homme » se traduit par le face-à-face de l’artiste et du bourgeois, les artistes se considérant comme une aristocratie de l’esprit, d’où les incompréhensions mutuelles souvent notées par les contemporains. En réalités, les artistes s’adaptent le plus souvent à la nouvelle donne. Elle est évidente dans la mièvrerie croissante de l’art religieux ou encore dans la production tardive de Courbet qui contraste par son manque d’imagination avec les chefs-d’œuvre antérieurs du peintre.

L’évolution de la pratique musicale est à la fois complexe et significative. La virtuosité est de toutes les époques, mais la musique baroque reste pour l’essentiel accessible à un bon amateur, si on excepte des cas très particuliers comme l’art des castrats. Dans le cas du clavecin et du luth français au XVIIe siècle, le renoncement à la virtuosité au profit du raffinement harmonique et rythmique semble supposer que la virtuosité aurait été, de la part du musicien, une forme de pédantisme. L’apparition du concert payant commence en Angleterre, toujours en avance dans l’évolution de la période, au temps de Haendel. Elle entraîne avec le temps des salles toujours plus grandes, comme le montre la comparaison de trois d’entre elles à environ un siècle d’écart l’une de l’autre: l’opéra de Versailles, l’opéra Garnier et l’opéra Bastille. Surtout, la virtuosité devient essentielle dans la mesure où le spectacle se substitue à une pratique partagée et permet d’épater. Paganini, Alberto Martini 1918Cela concerne des compositeurs secondaires, comme Paganini, mais aussi les plus grands, à commencer par Beethoven. Enfin, un écart se creuse entre la complexité de la musique professionnelle qui élargit sans cesse son langage harmonique et les œuvres destinées au pianiste ou au guitariste amateur, conventionnelles et pauvres, avec des titres significatifs comme Bagatelles ou Petits riens. De manière générale, on peut parler d’une perte du juste milieu.

L’évolution rapide des pratiques artistiques a créé un malaise[27]. Dès qu’on met en rapport les arts et l’industrialisation, c’est ou bien pour affirmer leur incompatibilité de fait, ou bien pour dénoncer le risque d’une industrialisation des arts qui transformerait les œuvres en marchandises. Autour de 1830, ces idées sont devenues courantes et très explicites. Les articles consacrés à l’art dans le Dictionnaire de la conversation en 1833 sont révélateurs. Selon l’archéologue Charles Lenormant (1802-1859), « L’art en lui-même n’a aucun intérêt à reproduire deux ou plusieurs fois le même ouvrage: les procédés de multiplication sont même nuisibles en ce sens, que quelque parfaits qu’on les suppose, ils s’éloignent de plus en plus de l’œuvre qui a reçu directement l’impression de la pensée artistique; à plus forte raison quand le mode de reproduction altère cette pensée. On comprend dès lors quelle sorte de dangers nouveaux fait courir à l’art le progrès constant de l’industrie »[28].

Les choses sont encore plus claires chez Karl Marx, grâce aux notions de travail concret et abstrait. Une marchandise ne pouvant être vendue plus cher qu’une marchandise semblable, les qualités et le temps de travail réel de l’ouvrier qui la produit ne déterminent pas son prix. La valeur d’échange de la marchandise est en fait un temps de travail abstrait, celui d’un ouvrier moyennement qualifié qui ne se confond pas avec le travail concret d’un ouvrier particulier. La marchandise est donc le contraire exact de l’objet d’art, puisque celui-ci vaut par la qualité et la quantité du travail concret produit par un travailleur particulier.

Les textes de cette période montrent donc une intelligence claire des dangers qui menacent l’art, considéré à la suite de Hegel comme une faculté essentielle de l’homme. Le sentiment de l’aliénation est vif dans une génération qui hérite des exigences esthétiques et morales du XVIIIe siècle et qui voudrait encore les conserver et les réaliser. « Ce n’est que dans notre organisation moderne, écrit encore Lenormant, et quand la cohésion toujours croissante du lien social rend de plus en plus possible la division à l’infini des facultés humaines, qu’on comprend qu’il puisse exister des individus étrangers non seulement à la production, mais encore à la perception de l’art »[29].

Les doutes sur la situation des arts se nourrissent d’un intérêt renouvelé pour ceux du passé, avec en premier lieu une nouvelle attention à l’œuvre comme moment irremplaçable: l’accent est mis désormais sur la différence fondamentale entre le génie d’individus, de peuples ou d’époques différentes. L’histoire de l’art se met ainsi en place et rompt l’opposition duelle entre l’Antiquité et le présent. La connaissance de l’Antiquité a été renouvelée par les fouilles d’Herculanum et de Pompéi, puis par les travaux de Winckelmann, tandis que le Moyen Age fait l’objet d’une admiration croissante et que la découverte de l’Egypte pharaonique à travers une expédition militaire suscite un engouement dont le style Retour d’Egypte donne la mesure. Désormais, la critique de la situation artistique se nourrit du savoir historique, comme le montre un texte célèbre de Hegel, souvent édulcoré par l’exégèse philosophique:

A nos besoins spirituels, l’art ne procure plus la satisfaction que d’autres peuples y ont cherchée et trouvée […] C’est pourquoi on est porté de nos jours à se livrer à des réflexions, à des pensées sur l’art. Et l’art lui-même, tel qu’il est de nos jours, n’est que trop fait pour devenir un objet de pensées […] Les beaux jours de l’art grec et l’âge d’or du Moyen Age avancé sont révolus. Les conditions générales du temps présent ne sont guère favorables à l’art. L’artiste lui-même n’est pas seulement dérouté et contaminé par les réflexions qu’il entend formuler de plus en plus hautement autour de lui, par les opinions et jugements courants sur l’art, mais toute notre culture spirituelle est telle qu’il lui est impossible, même par un effort de volonté et de décision, de s’abstraire du monde qui s’agite autour de lui et des conditions où il se trouve engagé, à moins de refaire son éducation et de se retirer de ce monde dans une solitude où il puisse retrouver son paradis perdu.

Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation[30].

Le chapitre de Hegel dont nous tirons ces passages pose des problèmes d’interprétation complexes. D’une part, l’Esthétique est une œuvre posthume, fondée sur des notes de cours. D’autre part, il faudrait se défaire de l’interprétation littérale et eschatologique des sentences hégéliennes sur la fin de ceci ou de cela et surtout sur la fin de l’histoire. Le philosophe ne s’imaginait certainement pas dans la situation du Juge divin à la fin des temps. Mais inversement, il ne nous semble pas possible de réduire le texte à une exagération polémique dont le seul but serait de pourfendre les romantiques.

Il est bien évident que Hegel ne proclame pas ici la fin objective de la production artistique. Il ne nous dit pas dans quel sens évoluera la production des objets. En disant que l’art est pour nous quelque chose du passé, Hegel constate un changement sémantique capital. Il ne s’agit pas d’une tentative philosophique pour définir l’art, mais de la prise en compte d’un fait.

La pensée de Hegel est historique. En l’occurrence, l’art n’y apparaît pas comme le produit d’une définition arbitraire par rapport à laquelle le devenir historique serait second, mais il est indissociable du concept qu’on s’en fait. Cette attitude lui permet de saisir l’évidence que nous qualifions d’art d’abord et essentiellement un legs du passé, celui-là même qu’on s’est mis à préserver dans les musées. Hegel aurait pu croire que le culte nostalgique du passé était un accident provoqué par un romantisme passager, mais il a compris qu’il était essentiel à la modernité. Le lien qui apparaît à l’aube de l’époque industrielle entre l’art et le passé n’a fait que se renforcer depuis. Déjà le romantisme, en forgeant la notion d' »art populaire », dépassait le concept hégélien de l’art. C’était désormais la totalité des objets légués par le passé, jusqu’aux plus modestes, qui s’offraient à l’admiration esthétique et dénonçaient le vide bruyant de la modernité.

Faute de prendre totalement en compte le romantisme, Hegel néglige un fait important: bien qu’on valorise l’art du passé, on utilise sans distinction le mot « art » en relation avec les œuvres du passé et du présent. C’est des hommes de la génération suivante, essayant d’échapper au romantisme, qui parviennent momentanément à dénoncer l’imposture. Ce que dit Champfleury de la poésie est une réponse cynique à Hegel qui apparaît soudain comme indulgent:

Ils sont deux ou trois cents qui tous les ans poussent régulièrement le même cri: La poésie est morte! « Allons, tant mieux », se dit l’honnête homme; mais ce n’est qu’une feinte: à la suite de ce cri tombe dans votre cabinet un volume gris, bleu ciel ou lilas, qui prouve que la poésie vit encore, qu’il y a encore des poètes et qu’il y en aura toujours. Non seulement les poètes ne diminuent pas, mais ils augmentent dans une progression effrayante: un statisticien avait calculé, d’après les tables mortuaires du Journal de la librairie, qu’en alignant les uns à côté des autres les feuillets des volumes de vers publiés depuis un demi-siècle, on obtiendrait une bande qui tiendrait l’Europe dans toute sa longueur.

La poésie ne peut mourir, trop de gens ont intérêt à la conserver. Qui chanterait l’avènement des rois, si le vers disparaissait? les prosateurs ne sont pas assez courtisans pour remplir ce métier. Qui ferait des cantates, aujourd’hui en faveur de la paix, demain en faveur de la guerre? qui acclamerait le roi, puis la république, puis l’empire? qui flatterait le peuple pour l’appeler roi? et qui le dirait esclave le jour suivant? personne, sinon les poètes[31].

Sur un ton badin, Champfleury met le doigt sur un fait irréductible et aussi actuel pour nous que le verdict hégélien: l' »art » pullule dans la société industrielle. On n’en a jamais fait autant.

L’adaptation immédiate, spontanée et simple à la réalité paradoxale que l’art est mort et qu’on n’arrête pas d’en produire est l’historicisme, un type d’imitation du passé qui diffère des pratiques antérieures, car il ne vise pas tant à reproduire ce qui, dans les œuvres du passé, serait le modèle d’une beauté immuable, qu’à faire revivre les beautés diverses et particulières des siècles révolus et à se donner l’illusion qu’on vit une époque plus belle, par exemple celle des chevaliers, des troubadours et des nobles dames. Le romantisme ainsi conçu peut passer pour une mode éphémère comme l’a peut-être cru Hegel, mais on montrerait facilement qu’il reste au centre de notre sensibilité esthétique, à condition toutefois de prendre en compte les formes artistiques moins prétentieuses que l’art des galeries, par exemple le cinéma et la bande dessinée. De surcroît, le poncif de l’artiste créateur en butte à l’incompréhension de ses contemporains nous fait oublier combien les plus grands romantiques sont historicistes et passéistes, ainsi Delacroix dont l’œuvre n’est pas moins tournée vers le passé que celle des Nazaréens ou des Préraphaélites. « Je n’ai nulle sympathie pour le temps présent, écrivait-il; les idées qui passionnent mes contemporains me laissent absolument froid: mes souvenirs et toutes mes prédilections sont pour le passé, et toutes mes études se tournent vers les chefs-d’œuvre des siècles écoulés »[32].

On a remarqué très tôt que cette nostalgie du passé, loin de faire revivre les grands moments de l’art, était une limite de leur imitation. Les artistes du passé ont vécu en leur temps et produit pour leur temps; il faudrait donc devenir moderne à son tour pour les imiter vraiment. Chez Stendhal[33], l’argument est dirigé contre le classicisme français et vise à justifier un théâtre qui met en scène des événements historiques susceptibles de toucher le spectateur moderne, mais chez Baudelaire, il est clairement dirigé contre l’historicisme. Baudelaire demande au peintre de représenter la beauté moderne comme on l’a toujours fait.

Cette exigence de modernité fait certainement partie de la notion d’art à l’époque industrielle, mais elle crée l’aporie: les œuvres contemporaines se détournent des modèles anciens, soit en se réduisant à des pastiches, soit en renonçant à la beauté par modernisme. Une lecture tant soit peu attentive de Baudelaire montre qu’il voyait les choses ainsi et que l’éloge qu’il fait de la modernité résonne d’un rire satanique. Le Salon de 1846 se termine par une péroraison sur « l’héroïsme de la vie moderne » que le peintre est invité à représenter, mais il succède à un chapitre qui dénonce la décadence des ateliers: « Là des écoles, ici des ouvriers émancipés »35. Surtout, il est de part en part sarcastique et va jusqu’à louer la beauté et l’héroïsme… des hommes politiques. Citons la conclusion qui ne laisse aucun doute sur l’intention du propos: « Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, – et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous, – et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein! »[34].

En prenant comme cible Balzac dont il reconnaît par ailleurs le génie, Baudelaire veut signifier que l’aporie n’épargne personne, pas même les plus grands. En effet, l’artiste est lui-même un personnage moderne, l’un de ses propres personnages, et il l’est même lorsqu’il cherche à peindre autre chose que la vie moderne. Autant dire que les objectifs de grandeur et de noblesse, indissociables de la conception du beau, sont désormais hors d’atteinte. Plus profondément, il y a une contradiction entre le sentiment esthétique et la vérité (nous dirions aujourd’hui l’authenticité) à partir du courant réaliste, ce qui a conduit le philosophe Karl Rosenkranz à écrire son Esthétique du laid.

D’une part, une description impitoyable de la modernité de Balzac à Zola, d’autre part la fuite dans un passé moyenâgeux de chevaliers, de nobles dames, d’églises et de demeures néogothiques. Faire comme si tout cela n’était qu’une erreur subjective du XIXe siècle, ce serait faire passer à pertes et profits les ravages du capitalisme industriel.


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La désintégration des éléments constitutifs de l’œuvre d’art

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Dans la première partie de cet essai, nous avons défini le beau comme le produit d’une intégration. C’est désormais de désintégration qu’il s’agit. A partir du milieu du XIXe siècle, les éléments qui étaient constitutifs de l’œuvre d’art se mettent à se dissocier, laissant souvent le public perplexe. Le cas de la musique est exemplaire. La tonalité n’est pas un système universel, mais le produit d’une évolution de la modalité médiévale qui commence au début du XVIe siècle. Les modes se réduisent finalement à deux, le majeur et le mineur, les différentes gammes de chacun possédant la même succession de tons et de demi-tons. C’est Jean-Philippe Rameau qui a définitivement codifié le nouveau système, lequel s’est figé et n’a plus évolué depuis. La recherche postromantique du pathos s’en est accommodée, de Wagner à Mahler, en explorant ses limites par la multiplication des chromatismes et des dissonances. A partir du début du XXe siècle, Arnold Schönberg rompt avec la tonalité, puis adopte un nouveau système fondé sur la série des douze tons chromatiques, non hiérarchisés mais ordonnés en séries. Il s’agit en somme d’un langage musical totalement artificiel qui abolit l’alternance de tensions et de détentes par laquelle la musique engendrait des émotions. Il s’est maintenu avec des variantes dans un cercle étroit jusqu’aux années 1970 où le président Pompidou a vainement essayé de l’imposer en France à l’aide de la radio d’Etat, comme gage de modernité. Finalement, la musique de consommation courante repose toujours sur l’harmonie de Rameau, comme la musique dite classique sur laquelle il faudra revenir, la « création contemporaine » n’ayant cessé de perdre des adeptes.

Face à l’immobilisme tonal et à l’invention de systèmes sans rapport avec les attentes de l’auditeur, il y a eu des tentatives pour faire évoluer la tonalité, à l’aide d’emprunts au passé ou aux autres sociétés. On pense par exemple au Stravinsky de l’Entre-deux-guerres dont la Messe emprunte à la polyphonie modale du Moyen Age. Mais il s’agit toujours d’entreprises individuelles qui restent isolées, alors que les emprunts qui permettaient l’évolution musicale auparavant affectaient le style de nations entières, ainsi les échanges à l’intérieur de l’Europe à la Renaissance et à l’époque baroque, même lorsqu’ils procédaient au départ d’un individu, comme le florentin Lully à Versailles.

La peinture était moins codifiée que la musique, mais un certain nombre de consensus régnait, en particulier sur la perspective et sur la relative discrétion de la touche. Sur ce dernier point, on note un écart important entre la technique picturale de Delacroix et celle d’Ingres, mais tout cela reste dans des limites fixées par la tradition, la touche de Delacroix n’étant pas plus excentrique et même moins que celle de Giambattista Tiepolo au XVIIIe siècle. On observe ensuite un jeu incessant avec les limites, comme en musique. Cela concerne les sujets chez Manet, la mise en cause de l’espace perspectif dans le japonisme, le grossissement de la touche qui devient une marque de fabrique chez Van Gogh et Cézanne, ou l’application d’une théorie optique discutable chez les pointillistes. Le cubisme qui prétend présenter les objets sous plusieurs points de vue à la fois, mais se contente de les disloquer est sans doute le point ultime de ce jeu.

L’étape suivante, comparable au sérialisme en musique, est l’abstraction, la fin de l’articulation de la peinture sur une réalité extérieure. Certes, comme on l’a vu, l’abstraction a toujours existé. L’ornement est fréquemment abstrait dans les cultures les plus diverses: l’architecture est abstraite en soi et loin d’avoir toujours eu un décor figuratif, tandis que la musique imitative est un phénomène secondaire. Ce qui est nouveau, c’est le rejet de la figuration sur des supports qui ont été inventés pour elle, à commencer par le tableau de chevalet. Or, la peinture figurative possède une composante irréductible à la figuration: la composition qui doit régler la disposition des formes et des couleurs, sans nuire à la vraisemblance mimétique. La composition est donc à la fois dissociée d’un contenu et libérée de la contrainte, commune à la toile figurative et aux arts appliqués, de s’articuler sur autre chose.

Une dissociation du même type apparaît progressivement entre recherche formelle et iconographie, comme si elles étaient incompatibles. Le cubisme, par exemple, recycle les ingrédients de la nature morte sans se préoccuper de renouveler l’iconographie du genre, puis le surréalisme mise sur le caractère surprenant des sujets oniriques en cherchant la neutralité de la touche et plus généralement de la forme, ainsi chez Delvaux ou Dali. Au contraire, Miró qui appartient au même mouvement conduit une recherche formelle jusqu’à l’abstraction. Enfin, l’hyperréalisme va jusqu’au bout de l’exactitude mimétique en s’aidant de la photographie, pour ne représenter que la banalité du quotidien.

Deux contraintes qui pesaient sur l’œuvre disparaissent à leur tour. L’une est l’exigence de convenance. Il y avait une hiérarchie des genres picturaux, de la peinture d’histoire à la nature morte, qui s’articulait sur celle des espaces d’accrochage, du bâtiment public au domicile privé, du salon à la chambre à coucher. En outre, qu’il s’agisse du sujet ou de son traitement, le goût exigeait d’éviter les choses déplaisantes, une exigence définitivement abandonnée avec l’expressionnisme. L’autre, à laquelle on a déjà fait allusion, est la qualité des matériaux. A mesure qu’on avance dans le temps, la tendance à la négliger devient sinon générale, du moins très fréquente, depuis les couleurs fabriquées industriellement jusqu’au dessin au stylo à bille sur papier acide. Les restaurateurs ne s’en plaignent pas, car il s’agit pour eux d’un débouché considérable.

Aucun des éléments constitutifs de l’œuvre d’art n’a disparu. Certains ont continué à pratiquer la perspective, comme De Chirico, la touche est loin d’être toujours insistante, la peinture figurative côtoie l’abstraction où les recherches formelles sont nombreuses, la convenance n’est plus une contrainte mais n’est pas interdite, les sculpteurs, contrairement aux peintres, peuvent être très exigeants sur le matériau. Il est donc impossible de définir l’art du XXe siècle par une caractéristique négative qui serait générale. Plus exactement, la seule caractéristique négative générale est la dissociation de ces éléments, comme s’ils s’excluaient mutuellement. Il y a donc une perte évidente du tout intégré que constitue l’œuvre d’art, une forme de désintégration de ce qui était reconnu comme le beau et qui l’est toujours par le commun des mortels. Que le constat en ait parfois été fait par les propagandistes des pires régimes politiques n’y change rien.


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L’art contemporain

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L’histoire de l’art fait débuter l’art contemporain vers 1800, tandis que les marchands, les critiques et les journalistes tendent à se fixer sur la fin de la seconde guerre mondiale. Les deux périodisations sont complètement décalées, la notion d’art moderne couvrant dans le premier cas la période 1500-1800, dans le second la période 1850-1945, en excluant la peinture dite académique. Il y a même actuellement une tendance à distinguer l’art de l’après-guerre de l’art contemporain, faisant débuter ce dernier vers 1980. En bonne logique, il faut bien définir comme contemporain l’art produit à partir d’une certaine date, mais, quelle que soit la date choisie, il s’agit d’un ensemble complètement hétérogène. Fontaine_Duchamp 1917lectrice-balthusSongeons que la Fontaine de Duchamp est contemporaine des dernières œuvre de Jean-Paul Laurens et que, dans la seconde moitié du XXe siècle, Balthus produisait une peinture figurative encore proche de celle des Nabis, voire de Courbet. La disparition des critères de goût et des styles qui les satisfaisaient a en effet interdit toute évolution artistique collective et régulière, de sorte que la recherche de l’originalité et la répétition lassante des mêmes postures font bon ménage. Les tentatives de créer un nouveau langage, comme l’abstraction, ont fait leur temps, mais la provocation à la limite de la blague, telle que la pratiquait Duchamp, semble devenue constitutive de la notion d’art contemporain. Surtout, la référence au beau a disparu du discours des artistes, des critiques et finalement des historiens de l’art. Même pour les arts du passé, ils la considèrent implicitement comme subjective, désuète et inutile.

Il y a un contraste entre la place que l’art contemporain occupe dans les médias et la quantité de dépense publique ou privée qu’il représente. La presse met souvent l’accent sur les sommes fabuleuses atteintes en vente par certaines pièces, mais, malgré son augmentation ces dernières décennies, le marché de l’art a été évalué à 51,3 milliards d’euros en 2018, soit 12% du budget militaire américain de 2016, 10% du budget publicitaire mondial de 2017. L’art contemporain (depuis 1945) est supposé faire 31 % de ce montant, soit environ 16 milliards, nettement moins que l’art de la première moitié du siècle. Si l’on soustrait le coût certainement considérable du blanchiment d’argent sale, il s’agit d’un épiphénomène économiquement négligeable. Il faut donc essayer de rendre compte d’un emballement médiatique disproportionné.

koons-versaillesBien sûr, il y a des causes évidentes: les acheteurs les plus en vue sont des milliardaires et leur mode de vie passionne le public. En outre, le prix atteint par des œuvres que les non-initiés considèrent le plus souvent comme des stupidités sans valeur attise la curiosité, ainsi que le scandale provoqué par l’exposition de ce genre de choses dans des lieux vénérables, comme le château de Versailles. Il y a deux siècles que les scandales artistiques se multiplient, de plus en plus codifiés, et qu’on ne s’en lasse pas.

A l’époque de l’industrialisation, l’opposition était totale entre l’art, jugé inestimable, et la marchandise, faite pour l’échange, entre le mode de production artisanal de l’artiste et le travail mécanique d’un ouvrier aisément remplaçable. L’art prétendait surplomber le monde industriel et pouvait le mettre en accusation. Or l’évolution artistique de l’après-guerre accompagne la montée en puissance du capitalisme financier aux dépends du capitalisme industriel et l’opposition perd progressivement son sens. Les artistes l’ont compris, de sorte que certains ont imité l’objet industriel et que d’autres se sont mis à produire sur le mode industriel. En même temps, l’art s’est progressivement moulé sur le modèle financier, sa valeur d’échange dépendant de sa cote sur un marché, le modèle suivi étant celui des avoirs spéculatifs où un milieu d’initiés est à lui-même sa référence. Or les acteurs financiers sont les mêmes sur les deux marchés, de sorte que le marché de l’art dépend des aléas du marché financier et suit la même courbe, comme on l’a vu clairement en 2008.

Le phénomène a été assez bien perçu: il suffit de chercher sur l’internet les nombreux articles consacrés à la financiarisation de l’art pour s’en convaincre. Mais toutes ses implications ne semblent pas avoir été comprises. Comme le gain de l’artiste ne répond plus à la quantité ou à la qualité de sa production, mais est totalement spéculatif, le parallèle est évident entre d’une part la fixation arbitraire de la valeur et la création monétaire incontrôlée qui caractérisent le capitalisme financier et d’autre part, le rejet du beau comme critère de l’œuvre d’art qui mène à son tour la valeur artistique dans arbitraire. Le parallèle peut s’étendre à d’autres domaines: les épistémologues n’ont plus guère de critères de scientificité depuis qu’ils ont rejeté le dernier en date, celui de Popper, et ils tendent à se débarrasser du souci de définir la science en disant que c’est ce que font les scientifiques. Quant au droit, il suffit de voir l’état du droit international et des régimes fiscaux pour se convaincre qu’il n’est plus que celui du plus fort.

A partir du moment où la disparition des critères va de soi, l’art contemporain peut apparaître comme légitime.

Et, bien sûr, la légitimation est réciproque. L’achat d’art contemporain et la construction de musées privés ouverts au public permettent au milliardaire de se donner une allure de mécène aux dépens du fisc. L’adhésion sentimentale, voire religieuse, à l’art contemporain des gens « cultivés » les familiarise au rejet des critères de valeur, indispensable au fonctionnement d’un système social à la dérive et surtout à l’indifférence envers l’écologie. Enfin, en mettant sous le nom d’œuvres d’art des objets qui n’en ont plus les propriétés, on se rassure à bon compte: notre art est différent de ceux du passé, mais pas davantage que ceux du passé entre eux; ceux qui le contestent ne sont que des réactionnaires incultes; notre société vaut celles qui nous ont précédés et même bien plus grâce au progrès technique. Il est pénible d’entendre autour de soi un tel déni, y compris chez ceux qui se croient écologistes.

D’après Nathalie Heinrich, l’artiste contemporain est invité à transgresser, mais pas à faire n’importe quoi, contrairement à une opinion courante[35]. Il lui faut se distinguer de ce qui l’a précédé, c’est-à-dire maîtriser la culture complexe d’un milieu qui est à lui-même sa référence, ce qui peut l’amener à prendre sa tâche au sérieux. C’est certainement vrai des quelques centaines d’artistes qui réussissent, mais c’est oublier l’énorme prolétariat laborieux qui ne réussira jamais et la quantité de personnel dévoué à la cause et loin de faire fortune: les universitaires, les professeurs du secondaire, les instituteurs, les conservateurs de petits musées, les galeristes de petites villes et les « médiateurs culturels » qui pullulent. Grand nombre d’entre eux cumulent ces professions pour survivre. Eux aussi prennent leurs tâches au sérieux et sont sûrs de ne pas faire n’importe quoi, alors qu’ils ne maîtrisent pas le savoir des happy few. Que dire des pédagogues qui encouragent les enfants à « créer » au lieu d’apprendre à dessiner?

A la dissociation des éléments constitutifs de l’œuvre d’art s’est finalement ajouté un facteur nouveau: la négation du travail. Il est fondamental, car l’appréciation vulgaire de l’art est principalement celle du travail accompli. Certes, les critiques autorisés parlent fréquemment de travail à propos de l’œuvre d’art, mais il s’agit d’un emploi métaphorique. Cela recouvre principalement la recherche d’originalité, la réflexion sur les moyens d’étonner ou de scandaliser à peu de frais et d’autres spéculations de ce genre. Il est difficile d’imaginer un critique jugeant une œuvre sur la difficulté du travail accompli. Ce qu’on appelle normalement le travail est remplacé par une activité mystérieuse, la création.

La disparition du dessin, spécialement du dessin d’après nature, est caractéristique. Le dessin est sorti de l’apprentissage artistique et ne semble guère avoir droit de cité dans les expositions d’art contemporain. Cela ne s’explique pas par une disparition de la mimésis qui n’a jamais eu lieu. Le XXe siècle a produit beaucoup d’œuvres non mimétiques, mais il est probable qu’elles ne sont pas la majorité. En fait le dessin d’après nature était une discipline très exigeante, car la ressemblance implique l’exactitude. Il faut une parfaite maîtrise de la main pour réaliser un portrait ressemblant: il faut que le geste soit modulé pour produire exactement le tracé voulu. Dessiner, c’est faire ses gammes. Seul le dessin maîtrisé peut coucher une idée sur le papier sans la déformer. Cela vaut pour le dessin d’observation, pour le dessin d’imagination et non moins pour le dessin technique.

Ces remarques ne visent pas à rallumer la vieille querelle du dessin et du coloris, car la maîtrise de la touche colorée relève d’un apprentissage semblable. A la limite, la peinture est un dessin couvrant, différent du trait et qui complique la tâche en introduisant la composante chromatique. Cela explique le caractère propédeutique qu’on reconnaissait traditionnellement à l’apprentissage du dessin. Celui qui n’a pas appris à dessiner est incapable de s’exprimer visuellement et son œuvre ne peut exprimer une pensée s’il en a une. Autant l’introduction du dessin dans les programmes scolaires du XIXe siècle était un progrès de l’éducation, autant sa suppression au profit du barbouillage créatif fut un acte de barbarie.


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L’esthétique industrielle

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Loin des galeries d’art contemporain, il y a un domaine qui rappelle davantage l’ancienne conception de l’art: le design. En effet, on y retrouve le dessin, comme son nom l’indique, mais aussi le critère esthétique: il n’est pas déplacé de parler d’un beau design. La tâche du designer est assez comparable à celle d’un architecte ou d’un peintre confiant son dessin au graveur. Le principal changement par rapport au passé se produit ensuite, puisque la tâche suivante est industrialisée, qu’il s’agisse de matériaux préfabriqués dans la construction ou de la fabrication en série des automobiles. L’exigence de réduction des coûts entraîne à ce stade deux conséquences: l’utilisation du moins possible de travail humain, à plus forte raison spécialisé, et le choix des matériaux les moins coûteux, comme le béton et le plastique. Parler de fonctionnalisme est inadéquat, car l’adéquation fonctionnelle passe après le bon marché, tandis que le dépouillement stylistique simplifie le travail.

S’il suffisait de l’uniformité pour définir un style, notre habitat en aurait un. Il se caractérise depuis la première moitié du XXe siècle par la disparition de la pierre et du bois, le refus de l’ornement, la parcimonie des espaces, éventuellement légitimée par le modulor ésotérique du Corbusier, l’absence de toute hiérarchie des parties. Les portes sont des panneaux rectangulaires tous identiques, qu’elles ouvrent sur le salon, les toilettes ou la cuisine, lorsque la cuisine n’est pas dans le salon. Les murs sont blancs, ce que compense parfois le plastique du mobilier par des couleurs criardes.

Le choix du moindre coût réagit en amont en maintenant le projet de l’architecte ou du designer dans d’étroites contraintes, mais il y a pire: l’obsolescence. Faire un produit peu durable oblige le consommateur à le renouveler souvent et est donc une source de profit pour l’industriel. Dans certains cas, il s’agit d’une simple conséquence de l’économie des coûts de production, mais cette obsolescence est souvent programmée pour que l’espérance de vie du produit ne dépasse pas sa garantie. A l’obsolescence technique s’ajoute une obsolescence esthétique. Le designer crée des modes très passagères pour que le produit devienne rapidement vieux jeu. Le phénomène est particulièrement évident dans la mode vestimentaire qui change chaque année et même chaque saison. Comme l’imagination des couturiers n’est pas infinie, il s’agit largement du recyclage des modes de la génération précédente, parfois d’un simple jeu de va-et-vient, les vestes rallongeant, puis raccourcissant. Compte tenu de la faible qualité des matériaux qui exclut les remplois, il n’est pas excessif de dire que le designer travaille pour remplir les poubelles.


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Internationale Küche

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Les règles d’aucune cuisine n’ont de justification absolue, pas plus que celles des styles artistiques. Les Chinois mêlent le sucré et le salé et se passent de dessert, tandis que nous n’utilisons l’aigre-doux qu’exceptionnellement, par exemple pour le gibier, et terminons le repas sur du sucré. Leur principal condiment est la sauce de soja, alors que c’est au Vietnam le nuoc-mâm, sans doute proche du garum des anciens Romains. Leur cuisine excluait et exclut encore largement les produits lactés. Comme les Italiens, ils utilisent le bouillon dans les sauces, alors que les Français préparent des fonds. On pourrait remplir des pages de ces différences qui ne sont pas forcément arbitraires au départ, mais le deviennent de toute manière lorsque leurs raisons d’être disparaissent.

Dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, la cuisine allemande était dévastée et s’est relevée moins vite que les villes. Beaucoup de restaurants se vantaient de faire de la cuisine internationale, Internationale Küche. C’était un mélange peu ragoûtant de traditions gastronomiques appauvries et incompatibles. De plus en plus aujourd’hui, en France comme ailleurs, des chefs étoilés mélangent allègrement les traditions culinaires et trouvent des clients enthousiastes. Il se produit ainsi une mondialisation de la cuisine qui trouve des équivalents dans les autres domaines artistiques. Cela mène à vive allure à une cuisine unique, sans principes, sans style et sans alternative. New York est le creuset où se retrouve et se diffuse une peinture mondialisée dans les mêmes conditions, tandis que l’architecture est depuis longtemps en tête de la course à la banalité prétentieuse. En somme, le métissage culturel fait bon ménage avec une xénophobie croissante. Dès lors, seul le passé pourrait encore servir de levier pour critiquer le présent et nous donner l’envie d’alternatives. Encore faudrait-il qu’il ne soit pas neutralisé.



L’art au passé

La valorisation de l’art ancien n’est pas un phénomène nouveau. Les Romains valorisaient l’art grec de l’époque classique, le Moyen Age admirait l’art antique, la Renaissance l’a pris comme modèle insurpassable et le néo-classicisme l’a revisité. Puis ce sont progressivement tous les arts anciens qui sont devenus source d’inspiration, à commencer par l’art médiéval. Les contemporains ont souvent reproché à leur art d’être inférieur ou insuffisamment fidèle à celui du passé: c’est la querelle des Anciens et des Modernes. Aussi, l’hostilité à l’art contemporain dans notre société apparaît-elle à un observateur superficiel comme une simple répétition de cette querelle par ceux pour qui c’était toujours mieux avant. On peut montrer facilement qu’il n’en est rien.

En effet, la querelle n’opposait pas des artistes du passé aux artistes vivants, mais les artistes contemporains entre eux, les uns reprochant aux autres de ne pas être suffisamment fidèles au modèle antique, ces derniers leur reprochant de ne pas voir qu’ils vivent dans un grand siècle. Il y a probablement ça ou là un artiste d’aujourd’hui qui prétend imiter les anciens, mais certainement pas un tel courant, la notion même d’imitation étant discréditée, qu’il s’agisse d’imiter la nature ou l’art. Le problème est principalement posé de l’extérieur de la sphère artistique: peut-on appeler « art » ce qui se fait aujourd’hui?

La notion d’art subsume aujourd’hui deux ensembles bien distincts, d’une part des œuvres du passé qui obéissaient à la finalité du beau, d’autre part des œuvres que cette finalité ne définit plus, mais qui prétendent au même statut. Pourquoi donc appeler du même nom d’œuvres d’art des objets qui sont la négation les uns des autres? Comme on l’a laissé entendre, il s’agit d’égaler le présent au passé, de nous persuader que nous vivons une époque civilisée et heureuse, de valoriser des produits qui se transformeront vite en déchets, y compris nos habitacles de béton pourrissant. Mais il y a un aspect de la situation que nous n’avons pas encore abordé: comment traitons-nous les œuvres du passé, lorsque nous prétendons les conserver?


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Les tribulations de l’art fossile

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En dehors de quelques provocateurs, personne ne met en doute la nécessité de conserver les œuvres d’art. On leur a appliqué la notion de patrimoine, car c’est bien d’un patrimoine qu’il s’agit, tantôt public, tantôt privé. En 1980, dans un essai fondateur, Jean-Pierre Babelon et André Chastel ont retracé l’évolution historique du choix des biens jugés dignes d’être conservés, jusqu’à la notion contemporaine de patrimoine[36]. Ils tentent de définir ainsi cette dernière: « Le patrimoine, au sens où on l’entend aujourd’hui dans le langage officiel et dans l’usage commun, est une notion toute récente, qui couvre de façon nécessairement vague, tous les biens, tous les ‘trésors’ du passé ». Cela paraît exact et, quoi qu’on en ait dit, n’exclut en rien le « patrimoine immatériel » qui est à la mode. Tout le problème est dans le « nécessairement vague ». On comprend bien sa raison d’être: le choix des objets à conserver et à transmettre a tant changé au cours des temps qu’il serait présomptueux de vouloir le fixer. Mais l’impossibilité de le faire ne serait pas un problème si l’on faisait des choix. Or, depuis cet essai, on a assisté à une extension de la notion de patrimoine qui conduit à vouloir conserver tout et n’importe quoi. Parmi les exemples de classement au titre des Monuments historiques en France, un article récent énumère les halles en béton de Reims, l’Arche de la Défense, un puits de mine semblable au décor d’un film tiré de Germinal, le voilier d’Eric Tabarly et la tauromachie camarguaise. « En revanche, la protection des grands sites historiques a cessé d’être prioritaire et le ministère toléra, voire encouragea, des projets de construction dans les abords de Chambord et de Versailles »[37].

Tout n’est sans doute pas à rejeter dans l’extension de la notion de patrimoine, y compris au patrimoine immatériel qui en fait ricaner plus d’un: la protection des savoir-faire est-elle moins importante que celle des œuvres? Mais il est sûr que vouloir trop protéger, c’est s’interdire de protéger sérieusement. Il faudrait donc des critères et on constate aisément que ceux-là même qui critiquent avec raison l’extension ne le font jamais avec les mêmes critères explicites ou implicites. Il y a pourtant, en dehors du critère esthétique sur lequel aucun accord ne se fera, une règle très simple qui serait assez facile à mettre en œuvre: conserver systématiquement ce qui n’est pas reproductible, le produit de savoir-faire disparus, en somme le préindustriel. Pour le reste, la protection ne peut être que sélective vu l’abondance et on laissera à ceux qui s’y intéressent le soin d’en fournir les critères. On peut objecter qu’un produit industriel qu’on ne fabrique plus est à son tour irremplaçable, mais cela paraît un sophisme. En remettre en route la production pour sauver des œuvres qui en sont jugées dignes a un coût, mais il n’est certainement pas comparable à la difficulté de restaurer et de conserver un savoir-faire artisanal dépourvu de rentabilité.

Le préindustriel est devenu beaucoup plus rare qu’on ne le croit. Un exemple suffira. Depuis plusieurs décennies on a détruit pour les remplacer les fenêtres de pratiquement tous les immeubles préindustriels dans l’indifférence générale, en tout cas de tous ceux qui n’ont pas fait l’objet d’un classement: il suffit de se promener dans le quartier ancien d’une ville pour constater le massacre et découvrir de temps en temps une façade qui y a échappé, probablement grâce à la négligence de son propriétaire. L’isolation thermique est évidemment une nécessité écologique, mais il suffit de constater la proportion des immeubles préindustriels conservés, même quant aux seules façades, par rapport aux immeubles de béton, pour comprendre que le coût écologique de la préservation de leurs fenêtres n’aurait pas été considérable. Il l’aurait été d’autant moins lorsqu’il est possible de doubler discrètement le vitrage à l’extérieur en conservant la fenêtre. Avec des doubles fenêtres, il aurait été nul. Plus généralement, les destructions ont été telles que la protection de l’ensemble du patrimoine préindustriel bien conservé ne paraît plus hors de portée.

Quel que soit le sort qu’on réserve aux façades, il est admis en principe que le propriétaire d’un immeuble ne peut pas en faire ce qu’il veut: elles appartiennent aussi au public. Pour les intérieurs, c’est différent: en dehors des rares immeubles classés, le vandalisme est autorisé. Il l’est aussi d’ailleurs trop souvent pour les immeubles classés. Parmi les cas récents, le dépeçage déjà bien entamé du château de Pontchartrain, l’autorisation d’y lotir quatre-vingts appartements dans des conditions fiscalement avantageuses en est un bon exemple[38]: une mesure destinée à sauver des monuments est détournée pour en faciliter le saccage.

Du fait des intérêts financiers en jeu, à commencer par la spéculation sur le prix du mètre carré dans les centres urbains, le patrimoine immobilier est certainement le plus exposé. Sa visibilité peut contribuer à le protéger, faisant entrer en scène l’opinion publique, mais elle est aussi une cause de dégradation, car elle l’expose à un « geste architectural », destiné à montrer combien l’esthétique contemporaine entre en harmonie avec celles du passé, comme celui auquel semble avoir échappé la flèche de Notre-Dame de Paris, mais pas l’intérieur du monument. Dans l’ensemble, le patrimoine mobilier est davantage à l’abri. Il est en effet peu probable qu’une commode Louis XV soit restaurée avec des éléments de matière plastique ou qu’un tableau de la même époque le soit en couleurs fluorescentes. Il est de bon ton, depuis des décennies, de mêler le mobilier ancien et contemporain dans les appartements et de détruire la présentation chronologique des musées, mais ces pratiques ne semblent pas affecter la conservation des objets. En revanche, elles ont d’intéressantes déterminations idéologiques.

Vivre dans les meubles et les tableaux anciens, c’est forcément réactionnaire; vivre dans le contemporain, c’est ignorer le passé. Il y a quelques décennies, le bon goût consistait à couper la poire en deux soit avec des tableaux anciens et un mobilier contemporain, soit en faisant le contraire ou encore en mélangeant tout. Il s’agissait en somme de dire que, chez un esprit ouvert, la mémoire historique et la confiance dans le présent faisaient bon ménage. Aujourd’hui, il suffit de feuilleter dans une salle d’attente une revue de décoration et d’ameublement pour s’apercevoir qu’au moins 90% des modèles proposés sont radicalement contemporains, depuis la villa de béton avec cuisine dans le salon et piscine dans le jardin jusqu’au moindre meuble. C’est d’ailleurs aussi l’idéal que proposent les séries télévisées[39]. Quant à eux, les musées continuent à détruire l’ordre chronologique et ses subdivisions par écoles qui étaient certainement la présentation la plus sensée, en tout cas celle qui offrait à un visiteur de bonne volonté la possibilité de s’instruire. Ils ne peuvent pas s’affranchir de la présentation des œuvres anciennes les plus renommées: quelle serait la fréquentation du Louvre sans la Joconde? En revanche, les moins célèbres tendent à partir dans les réserves au profit d’expositions temporaires, d’espaces pédagogiques plus puérils qu’instructifs et bien sûr de chefs-d’œuvre contemporains. C’est ainsi que le Musée d’Art et d’Histoire de Genève avait pendant plusieurs années fait disparaître des cimaises la plupart des tableaux de l’intéressante école locale du début du XIXe siècle.

C’est dire que le moment où il s’agissait de mettre sur le même plan l’art préindustriel et l’art contemporain est sans doute dépassé, que le contemporain est devenu la référence. En témoigne l’évolution du marché des antiquités où le passé le plus proche fait recette, tandis que les antiquaires proprement dit se raréfient et que le cours de l’ancien s’effondre, en dehors de l’intérêt spéculatif pour les signatures prestigieuses. La presque totalité de ce qui est antérieur aux impressionnistes semble se perdre dans la préhistoire.

La musique et les arts du spectacle ont eu une évolution très différentes pour un résultat néanmoins comparable. Dès le XIXe siècle est apparue une nouvelle forme de musique, la musique « classique ». En fait les œuvres composées de Jean Sébastien Bach à Rossini sont restées au programme des concerts et ont fini par y prendre plus de place que les nouveautés qui déconcertaient de plus en plus les auditeurs. Au théâtre, celles de Corneille, de Molière et de Racine sont également restées en concurrence avec les auteurs contemporains et le restent aujourd’hui. Bien entendu, on ne jouait plus Bach sur les mêmes instruments, mais avec un orchestre romantique, puis post-romantique, qui l’adaptait au goût du jour, en modifiant profondément la sonorité et les phrasés. De manière peut-être moins sensible, les œuvres théâtrales se modernisaient. Aussi apparut une nouvelle notion du traitement des œuvres: l’interprétation. Le mot est encore considéré comme un néologisme par Littré qui cite l’Opinion nationale du 16 octobre 1874: « À chaque génération d’artistes, les œuvres de Corneille, de Racine, de Glück, de Mozart, se sont en quelque sorte renouvelées, transfigurées par une interprétation nouvelle, répondant aux idées et aux aspirations de chaque époque ». Au cours du XIXe siècle apparaît progressivement au théâtre et à l’opéra la mise en scène qui régit le jeu des acteurs au lieu de leur en laisser l’initiative dans les limites fixées par les didascalies de l’auteur. C’est probablement dû à la disparition des conventions stylistiques qui permettaient à un acteur de savoir ce qu’il avait à faire.

Depuis un demi-siècle, la mise en scène dénature de plus en plus les œuvres du passé dans deux directions. La première, prenant à tort ou à raison le spectateur comme inculte consiste à visualiser le sens du texte. Les élans amoureux que les auteurs classiques traduisaient par les mots donnent lieu à des pelotages au sol sur scène et, il y a quelques années, dans la bacchanale du Venusberg de Tannhäuser, un acteur pornographique avait été engagé au Grand Théâtre de Genève pour exhiber son érection parmi les nudités. La seconde consiste à actualiser l’œuvre en donnant à l’auteur des préoccupations les plus éloignées possibles des siennes. Le metteur en scène de Tannhäuser a fait depuis de Aïda une dénonciation précoce du colonialisme, tandis qu’un de ses collègues présentait une Carmen où l’héroïne, devenue féministe, tuait Don José. La musique est également affectée par ces excentricités. Dans une représentation du Platée de Rameau, j’ai entendu une charmante musette transformée en une espèce de danse macabre, jouée à une lenteur aussi sinistre que l’éclairage. Plus souvent, le remplacement de danses bien rythmées par des slows alanguis ramollit le coup d’archet et enlève toute leur vivacité aux chacones de l’opéra baroque. Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas tant de conservation que d’une résurrection ratée.


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La « démocratisation » de la culture

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Du patrimoine architectural à l’opéra baroque, les problèmes semblent différents, mais la neutralisation du passé se nourrit des mêmes causes. Outre l’ignorance, qui en est aussi une conséquence, il y a la prétendue démocratisation de la culture. Du Front Populaire à André Malraux, nos dirigeants pensaient savoir ce qui était culture et ce qui ne l’était pas. Il s’agissait alors de faire partager la connaissance et la jouissance des œuvres jugées importantes au plus grand nombre. Mais le contenu de la notion de culture commençait à poser problème. Il y a avait bien sûr la difficulté d’y faire entrer l’art contemporain, mais sans doute plus profondément un impact de la notion anthropologique anglo-saxonne de culture, désignant la réalité des pratiques sans les hiérarchiser, de sorte que tout ce qui se fait est culture. Ce qui était la culture est donc devenu la culture bourgeoise à laquelle il fallait trouver des alternatives. Le maoïsme occidental rêva de révolution culturelle et les provocations de l’art contemporain devinrent des exploits révolutionnaires. Puis tout rentra dans l’ordre, l’adjectif « révolutionnaire » ne désignant plus guère que les méthodes permettant de « maximiser » les profits. Le legs du patrimoine se divisa en deux parts, celle qui était jugée rentable y trouva une nouvelle vocation, celle qui ne l’était pas ne fut plus entretenue que de manière aléatoire. A partir de là, on comprend facilement que les frontières du patrimoine soient devenues mouvantes.

Il n’est pas toujours facile de prévoir la rentabilité d’un objet patrimonial. Les musées exposent de préférence ce qui est censé plaire au public, pas forcément ce qui lui plaît. Les mises en scène ridicules d’opéras se font régulièrement siffler. Pour pallier ces inconvénients, il faut éduquer le public. C’est en partie le rôle de la presse qui défend très majoritairement les muséologies et les mises en scène d’avant-garde en dénonçant les mécontents comme autant de réactionnaires incultes. Dans le cas des musées, on les ouvre gratuitement à une clientèle captive, les classes d’écoliers, auxquelles on tente d’inculquer le goût de l’art contemporain par la médiation culturelle.

Tous ces efforts n’aboutissent guère qu’à retrouver la même classe sociale à l’opéra qu’il y a cinquante ans (mais avec une moyenne d’âge nettement plus élevée) et un afflux croissant de touristes au Louvre, à Versailles et au Mont-Saint-Michel. La concentration des touristes en quelques points a aussi du bon. Pour l’instant on peut visiter presque toutes les cathédrales gothiques françaises sans faire la queue. Dans les vieux musées de province, on est presque trop tranquille, car ils sont étrangement vides. Le problème ne concerne pas que la France. Il faut du courage pour visiter le Vatican ou la Villa Borghèse, mais on peut avoir la surprise à Vienne, pleine de touristes, de trouver une paix royale au Kunsthistorisches Museum, pourtant l’un des plus beaux musées du monde. Il doit y manquer de distractions.

Il y a donc lieu de s’interroger sur la notion de « démocratisation ». En remontant à la Révolution française, on lui trouve clairement un contenu: le transfert de la richesse foncière de l’Eglise et de la noblesse au Tiers Etat. Au siècle suivant, il y a l’école publique, gratuite et obligatoire, un transfert considérable de la richesse nationale vers les démunis. En 1945, nouveau transfert de richesse, la Sécurité sociale, mais c’est le dernier. Au lendemain de 1968 vient la prétendue démocratisation de l’enseignement, consistant à abaisser progressivement les exigences et à multiplier les universités surpeuplées et sans ressources. Un phénomène comparable accompagne le déploiement des supermarchés: le poulet, qu’on mangeait le dimanche, est désormais quotidien, grâce aux miracles de l’élevage industriel. La prétendue démocratisation de la culture n’est qu’une application parmi d’autres de la même recette, cuisinée par les didacticiens.



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L’historien face à l’art

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Les historiens de l’art n’ont pas vocation à résoudre les problèmes de notre société, mais la moindre des choses serait qu’ils ne passent pas à côté de leur objet sans le voir. Or, c’est bien ce que fait aujourd’hui une grande partie d’entre eux. Il y a plusieurs manières d’en arriver là, que nous avons évoquées par moment, mais qui demandent une analyse plus méthodique.

La première est le subjectivisme. On n’en convaincra que les convaincus, mais il importe de préciser que l’œuvre d’art existe en soi, avec ou sans spectateur. Les trésors de la tombe de Toutankhamon ne se sont pas envolés entre son enterrement et leur découverte en 1922. La négation de cette évidence est typique du point de vue du consommateur qui en a été privé entretemps. Plus sérieusement, on fait appel à la phénoménologie pour évacuer toute approche objective de l’œuvre, réputée impossible. La perception de chacun serait un filtre transformant l’œuvre dans son esprit et seul ce double mental de l’œuvre serait l’objet d’étude. La Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty (1944) est largement à l’origine de ce dogme en France. Elle a fini par conquérir les Etats-Unis, d’où elle est revenue en Europe il y a quelques années comme le dernier cri.

Qu’une personne âgée ait du mal à distinguer le bleu marine du noir est bien un problème de perception. En revanche, le fait que red en anglais ne soit pas la même couleur que « rouge » en français n’implique pas que les Anglais aient du mal à distinguer le rouge du jaune, car il ne s’agit plus d’un problème de perception, mais d’un fait de langage. En croyant nécessaire d’appréhender l’œuvre en termes de perception et en mettant n’importe quoi sur le compte de la perception, l’étude des œuvres s’efface pour dériver vers ce qu’en pense ou plutôt ce qu’est supposé en penser le spectateur. Il y a quelques décennies, une question assez courante portait sur ce qu’en pensait un prétendu spectateur moyen, mais maintenant, il s’agit de savoir ce qu’en pensaient des catégories de spectateurs: les paysans, les femmes ou les homosexuels. Passe encore qu’on se pose ces questions sur des œuvres récentes, mais elles sont à la mode chez les médiévistes, alors que le discours sur l’art est trop rare au Moyen Age pour qu’on puisse faire autre chose que l’inventer.

La seconde est fortement apparentée, car elle consiste à remplacer l’œuvre par sa réception. A moins que l’artiste ou son commanditaire soit un spécialiste en communication, la réception de l’œuvre ne détermine ni sa forme, ni son contenu. L’une et l’autre dérivent au contraire d’une volonté, de ce qu’Aloïs Riegl a appelé le Kunstwollen, laquelle peut être comprise ou non, approuvée ou contredite. Or cette volonté peut se déduire de l’œuvre dans toute la mesure où elle parvient à y répondre, autrement dit dans la mesure où elle est faite avec art et mérite le nom d’œuvre d’art. L’histoire de la réception des œuvres est évidemment indispensable, dès lors que nous devons comprendre comment elles ont survécu ou péri. Mais elle ne nous apprend rien sur leur essence, contrairement à leur étude matérielle qui permet de comprendre les modifications qu’elles ont subies et donc d’avoir une idée de leur aspect original.

La notion de Kunstwollen permet d’échapper au jugement spontané sur les œuvres, de saisir à quel idéal esthétique elles répondent au lieu de les confronter à d’autres exigences. Elle aide à comprendre les arts des autres sociétés, car elle nous en donne une approche bienveillante que le passé n’a pas toujours eue. Mais elle peut entraîner deux dérives solidaires: un relativisme pour lequel tout se vaut et un idéalisme qui ignore les aléas qu’affronte toute pratique.

Le relativisme égalitaire est à la mode et il suffit d’attribuer toute différence de qualité entre deux œuvres à un Kunstwollen différent pour la nier. Tel que l’a instauré la Révolution, l’égalitarisme supprimait les privilèges de la noblesse et du clergé, afin que chaque citoyen ait les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ainsi conçu, il est toujours d’actualité à un moment où les plus riches échappent à l’impôt comme ils le faisaient sous l’Ancien Régime. Mais un autre égalitarisme est né, celui selon lequel les œuvres des uns et des autres se valent. Or, que l’on attribue le talent à des facteurs innés ou à une situation sociale, cela reste faux. Il est de bon ton d’interdire aux historiens les jugements de valeur, explicites ou implicites, et beaucoup prétendent ne pas en faire. En réalité, s’ils étaient conséquents, ils étudieraient pêle-mêle les œuvres des artistes renommés, des peintres du dimanche et des enfants. Mais comment se fait-il qu’ils confondent rarement un tableau célèbre avec l’une ou l’autre de ses nombreuses copies? C’est très simple: les connaisseurs qui, eux, ne se privent pas de jugements de valeur ont fait le tri et il suffit le plus souvent de reprendre la légende d’une photographie dans un ouvrage spécialisé pour savoir où est l’original.

Comprenons-nous bien: il n’est pas question de promouvoir une histoire de l’art qui consisterait à manifester son admiration pour les grands artistes avec le lyrisme qui était à la mode naguère, en réaction contre l’iconoclasme soixante-huitard. Mais on ne peut faire abstraction de la hiérarchie des œuvres. Le goût de l’Entre-deux-guerres s’est volontiers porté sur la nature morte de l’époque moderne. C’est un choix parfaitement respectable, à condition de garder à l’esprit que le peintre de natures mortes était le plus souvent celui qui ne parvenait pas à s’imposer dans les genres majeurs, comme la peinture d’histoire. Bernard Buffet le CercueilA la fin de la vie de Bernard Buffet, la côte de ses œuvres s’est effondrée. On peut supposer qu’il s’agissait d’un grand artiste, victime d’une évolution de la mode ou d’un faiseur, ce dont le public aurait fini par se rendre compte. On peut encore renvoyer le peintre et son public dos-à-dos en considérant que la nullité de l’un n’a d’égale que la versatilité de l’autre. Le choix de l’un ou de l’autre de ces jugements de valeur est inévitable, à moins de renoncer à comprendre ce qui s’est passé.

Pour prendre encore un exemple, l’histoire des arts européens du Moyen Age et de l’époque moderne est caractérisée par des transferts massifs d’artistes et de styles d’un pays à l’autre, comme la diffusion de l’architecture gothique hors de France, le succès international des musiciens franco-flamands, celui de l’art italien de la Renaissance, du modèle architectural de Versailles et ainsi de suite. Il y a aussi les résistances, comme celle de l’opéra lullyste au XVIIIe siècle face aux nouveautés venues d’Italie. Chacun de ces phénomènes est susceptible d’une analyse en termes socio-politiques, comme traduction d’alliances entre pouvoirs ou simplement du prestige d’un régime, voire même en termes d’effets de mode. Mais de telles analyses sont toujours biaisées lorsqu’elles ne prennent pas en considération la valeur des artistes, car seule cette prise en considération permet de pondérer les autres facteurs.

Il s’agit bien sûr ici de la valeur que leurs contemporains leur conféraient et qu’on peut déduire aisément des commandes qu’ils recevaient et des protections dont ils jouissaient. Il est donc facile d’objecter que cette valeur est aléatoire, en rappelant l’exemple de Bernard Buffet. Mais l’expérience montre que, pour l’art préindustriel, l’objection est assez vaine. L’artiste maudit est une création du XIXe siècle. On a parfois voulu voir Jérôme Bosch ainsi, mais il recevait les commandes de princes. Nous avons fait état de la carrière modeste de Jean-Sébastien Bach, due à son refus du style galant, mais c’est une attitude rare qui n’empêchait pas l’admiration de ses contemporains, à commencer par celle du roi de Prusse. Les artistes célèbres de leur temps sont généralement ceux que nous préférons encore aujourd’hui: personne ne contesterait le choix des frères Limbourg par le duc de Berry et celui de Michel Ange par les papes. On ne saurait y voir un simple mimétisme, sans quoi nous reproduirions toujours le jugement des contemporains: nos appréciations sur l’art de l’époque industrielle ne correspondent guère aux leurs et ne cessent de fluctuer, ainsi quant aux peintres dits « pompiers ».

Concevoir l’œuvre comme le produit d’un Kunstwollen peut mener à une seconde impasse, souvent solidaire du relativisme, une vision idéaliste de l’œuvre, négligeant la difficulté du métier et les contingences matérielles. Que l’œuvre soit le produit d’une volonté artistique ne veut pas dire qu’elle en soit le reflet. Elle peut l’être si l’exécution est parfaite ou si cette volonté n’est pas ambitieuse (il n’est pas trop difficile de réussir un monochrome et le projet de l’art conceptuel est effectivement transparent). Mais, entre le dessein d’un commanditaire et sa réalisation s’interposent sa compréhension par l’artiste, les moyens humains et matériels de le réaliser, souvent aussi des obstacles imprévus. Le Kunstwollen peut se déduire de l’œuvre, à condition d’avoir pris en considération ces facteurs, inévitables, par exemple, sur de longs chantiers architecturaux. Mais ils sont trop souvent négligés, en particulier par la recherche iconographique qui parvient toujours à trouver un programme unitaire lorsqu’il n’y en a pas.

L’interdit sur les jugements de valeur et la négligence de l’aspect technique ne sont pas caractéristiques de la conception actuelle de l’art par hasard. L’un et l’autre empêchent tout questionnement sur le niveau artistique de l’art contemporain. Mais ils affectent toute l’histoire de l’art. Un bon exemple en est fourni par le passage de l’art roman à l’art gothique. Il serait absurde de nier le progrès technique de l’architecture dans cette période et personne ne le fait. Mais cela n’affecte en rien l’appréciation esthétique, parce que l’art est implicitement défini aujourd’hui comme indépendant de la technique. Une véritable révolution de l’art figuratif a eu lieu vers 1200, le retour du dessin d’après nature qui avait disparu à la fin de l’Antiquité. On constatera aisément qu’on peut écrire des synthèses sur l’art médiéval en l’ignorant ou, pire encore, en le retardant de deux siècles. Dire qu’il s’agit d’un progrès artistique scandalise, ce qui se comprend facilement: l’art roman a suscité un véritable engouement dans la seconde moitié du XXe siècle. En témoigne par exemple la popularité de la collection Zodiaque dont il n’existe aucun véritable équivalent pour l’art gothique. Il faudrait être bien naïf pour ne pas mettre cet intérêt en rapport avec le succès populaire assez tardif de l’expressionnisme et du cubisme. Il s’agit là d’un phénomène que nous avons déjà relevé, par exemple entre avoirs spéculatifs et cote des artistes: la légitimation réciproque.



Conclusion

L’idéologie du Progrès qui a survécu aux deux guerres mondiales et s’est encore renforcée pendant les « trente glorieuses » qui ont suivi la seconde, est aujourd’hui mise à mal, car le prétendu Progrès était gagé sur la destruction de l’écosystème. Elle n’est pas pour autant à terre. On continue de mesurer avec satisfaction toute croissance de la production et des échanges et d’en déplorer toute décroissance.

Aucun esprit auquel il reste un minimum de raison ne peut accepter le développement incontrôlé d’un capitalisme financier autonome qui dicte ses volontés aux Etats. Ce capitalisme est aujourd’hui sclérosé. Captif d’actionnaires exigeant des gains immédiats, il ne peu se permettre aucun plan à long terme et les gouvernements qu’il contrôle à son tour repoussent aux lendemains les mesures écologiques les plus urgentes. Mais aucune alternative crédible au capitalisme, susceptible de mobiliser les esprits dans un projet révolutionnaire, n’a été pensée depuis Marx, qui n’est plus à jour. Le mécontentement est mondial, peut déboucher sur des révoltes comme en France depuis quelques années, mais sans aucune idéologie de substitution susceptible de transformer une révolte en révolution. Au contraire, plusieurs pays importants ont aujourd’hui mis à leur tête des clowns irresponsables.

La science a longtemps servi de démarcation entre la vérité et l’imposture, mais elle est de plus en plus incapable de le faire. La confusion s’est en effet installée progressivement entre science et technologie, menant à un pragmatisme effréné. Il ne s’agit plus tant d’un savoir que d’un moyen de faire vendre. Elle s’est largement privatisée: les Etats finançant les groupes industriels pour la produire conforme à leurs intérêts commerciaux, au lieu d’en assurer la neutralité. Au début de ce siècle, on en est arrivé à la non-reproductibilité d’environ 70% des expériences scientifiques, ce qui n’est certainement pas sans rapport avec la privatisation croissante, sans que ce rapport se réduise à une relation de cause à effet[40]. Le mode de financement de la recherche, privilégiant les résultats rapides à tout prix, suscite déjà à lui seul un travail bâclé ou malhonnête. Quant aux experts « scientifiques » chargés d’évaluer l’innocuité ou la toxicité d’un produit, ils appartiennent la plupart du temps aux entreprises qui l’ont mis sur le marché. Il s’ensuit un scepticisme de principe envers des « scientifiques » qui ne sont plus des savants, mais se présentent comme des oracles et fustigent toute critique comme irrationaliste et superstitieuse. Le débat sur la vaccination en est un bon exemple, car toutes les objections, de la plus loufoque à la plus sérieuse, sont traitées ainsi.

La philosophie et les sciences humaines ne sont pas d’un grand secours dans cette situation. Le complexe d’infériorité face aux « sciences dures » les rend crédules envers elles, mais surtout, elles ont de moins en moins la possibilité de remplir leur tâche. Ma génération est la dernière à avoir connu de vraies carrières d’enseignants chercheurs. Celle d’aujourd’hui passe son temps dans des commissions pour se disputer quelques demi-postes de vacataires et appliquer tous les six mois une nouvelle réforme de l’enseignement, inventée par des didacticiens managériaux. Le seul moyen pour les plus habiles d’échapper à la prolétarisation est de pratiquer le vedettariat sous prétexte de vulgarisation, en laissant s’effondrer l’Université.

Si l’économie consistait à l’origine à bien gérer les ressources, si la science cherchait à connaître l’homme et le monde et non à les manipuler, nous avons vu que l’art a lui aussi perdu sa finalité qui était le beau. Qu’il soit au service des coteries de dominants, comme on le souligne souvent, n’est pas le problème: il en a toujours été ainsi. Qu’il joue par conséquent un rôle idéologique au profit des mêmes dominants ne l’est pas davantage. Imagine-t-on un art médiéval qui ne serait pas largement celui de l’Eglise ou un art du Grand Siècle qui ne ferait pas l’apologie de Louis XIV? Le vrai problème est qu’aucune classe dominante n’a été aussi nocive que la nôtre et que son art sert à cautionner le pire. Nous savons que les orientations dans lesquelles elle nous a engagés au nom d’un prétendu progrès nous ont menés à la catastrophe, mais nous n’élevons que des protestations timides et partielles contre l’esthétique qui en est issue et les cautionne.

« On peut toujours rêver », disent parfois les étudiants confrontés à des propos pessimistes. Alors, faisons un rêve! Face aux phénomènes climatiques extrêmes, à la désertification, aux famines, aux épidémies qui font le tour de monde en quelques jours et aux accidents nucléaires, les Etats changent de politique, brident les multinationales, cessent les jeux militaires aussi sanguinaires que coûteux et décident de s’entendre pour financer la transition écologique. L’humanité est sauvée de justesse. On essaie de rendre à la science sa dignité et de restaurer l’éducation. Disposant désormais d’une véritable information, les citoyens ont compris que le prétendu progrès était une lente plongée dans la barbarie et recommencent à s’intéresser au passé, non pas pour le dénaturer, mais pour redécouvrir ce qu’il avait d’admirable. Dans ces conditions, un peu semblables à celles du monde 817-34 Evangeliaire de Ebbo St Matthieu Epernay MS 1 fol 18v760px-Echternach_Gospels_-_The_Man,_symbol_of_St_Matthewmérovingien, le passé devient synonyme de grandeur et on en imite les arts comme on peut. A mesure que les choses progressent – cette fois-ci pour de bon, comme à l’époque carolingienne – une nouvelle culture et des productions artistiques de haut niveau, originales sans chercher l’originalité, récompensent l’humilité et l’effort…





Notes

  1. Karl Rosenkranz, Die Ästhetik des Hässlichen, 1853 (trad. Esthétique du laid, Belval, 2004).
  2. Albert le Grand, De animalibus, l. 1, tract. 3, c. 1.
  3. Jean Wirth, Qu’est-ce qu’une image?, Genève, Droz, 2013.
  4. Saint Bernard, Apologia ad Guillelmum, c. 12 (Opera, éd. Jean Leclercq, Charles Hugh Talbot, Henri Rochais, Rome, 1957-1977, t. 3, p. 106).
  5. Saint Bonaventure, Commentaria in quatuor libros Sententiarum, l. 1, dist. 31, p. 2, a. 1, q. 3.
  6. Alexandre de Hales, Summa theologica, l. 2, pars 1, inq. 4, tract. 2, sect. 2, q. 1, tit. 1, c. 3.
  7. Emmanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, 1790; traduction de Jacques Auxenfants, Critique du jugement, Chicoutimi, 2019, § 53, p. 330.
  8. Saint Thomas, Somme théologique, l. 1, q. 5, a. 4, ad 1.
  9. On peut renvoyer aux excellentes pages d’Edgar De Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale, rééd. Paris, 1998, t. 2, p. 281 et ss. 10 Id. 291-293.
  10. Aristote, Poétique, 1448b (trad. Joseph Hardy).
  11. Id., 1449b et 1453b.
  12. Jan Lavićka, Anthologie hussite de la scholastique à la Réforme, Paris, 1985, p. 122.
  13. Stendhal, Racine et Shakespeare. Etudes sur le romantisme, éd. Roger Fayolle, Paris, 1970, p. 58.
  14. Jean Wirth, L’image à l’époque gothique (1140-1280), Paris, 2008, p. 117 et ss.
  15. Kant op. cit., § 2, p. 204 et s. Le mot traduit ici par « représentation » est Vorstellung. Il s’agit de la perception que l’on a de l’objet et non pas d’une description de l’objet par des mots ou des images, pour laquelle le mot allemand est Darstellung.
  16. Roger de Piles, Cours de peinture par principes, Paris, 1708, p. 489 et ss.
  17. Notons au passage que le même type de raisonnement vaut pour la restauration d’une peinture ou d’une sculpture, mais le cas est déontologiquement complexe lorsqu’il s’agit d’une intervention irréversible.
  18. Charles Bernet, Le Vocabulaire des tragédies de Jean Racine. Analyse statistique, Paris, 1983.
  19. Serge Gut, « La notion de consonance chez les théoriciens du Moyen Age », Acta Musicologica, t. 48 (1976), p. 20-44.
  20. Carole Guibet-Lafaye; « Le dépassement du jugement de goût », Philosophique, t. 7 (2004), p. 47-61.
  21. Roger Caillois, Le mimétisme animal, Paris, 1963.
  22. Les théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, dir. Françoise Fogelman Soulié, Paris, 1991.
  23. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, trad. Samuel Jankélévitch, Paris, 1979, t. 1, p. 34 et ss.
  24. Jean Wirth, « Sur le statut de l’objet d’art au Moyen Age », repris dans: Art et image au Moyen Age, Genève, 2022, p. 15-32.
  25. Marion Muller-Dufeu, « Créer du vivant », Sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque, Villeneuve-d’Ascq, 2011.
  26. Frédéric Elsig, Jheronimus Bosch. La question de la chronologie, Genève, 2004.
  27. Les pages qui suivent reprennent partiellement: « L’ʻartʼ, une notion contradictoire », in: Mort de Dieu. Fin de l’art, éd. Daniel Payot, Paris, Cerf, 1991, p. 109-129.
  28. Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, 1832-1851, t. 3, p. 191.
  29. Id., t. 3, p. 188.
  30. Hegel, op. cit., t. 1, p. 27, 33 et s.
  31. Champfleury, Le réalisme, Paris, 1857 (reprint Genève, 1967), p. 18 et s.
  32. Eugène Delacroix, Journal, éd. Paul Fiat et René Piot, Paris, 1893, t. 1, p. 151 (lundi 28 mars 1853).
  33. Stendhal, Racine et Shakespeare, éd. Roger Fayolle, Paris, 1970, en particulier chap. 3, p. 71 et ss. 35 Charles Baudelaire, Salon de 1846, chap. 17 (Œuvres complètes, éd. Yves-Gérard Le Dantec, rééd. Paris, 1966, p. 946 et ss).
  34. Id., chap. 18 (op. cit., p. 952).
  35. Nathalie Heinrich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, 1998.
  36. Jean-Pierre Babelon et André Chastel, La notion de patrimoine, rééd. Paris, 1994.
  37. Maryvone de Saint-Pulgent, « Le patrimoine au risque de l’instant », Cahiers de médiologie, t. 11 (2001), p. 303-309.
  38. Voir les deux articles de Julien Lacaze, le 25 et le 28 février 2020 dans la Tribune de l’art: https://www.latribunedelart.com/chateau-de-pontchartrain (consulté le 17 août 2020).
  39. Ne regardant pas la télévision, je ne m’en serais pas aperçu sans une remarque amicale et éclairante de Marc Schurr.
  40. Le problème a été révélé en 2005 par l’article désormais célèbre de John P. A. Ioannidis, « Why Most Published Research Findings Are False », PLoS Med 2(8): https://doi.org/10.1371/journal.pmed.0020124 (consulté le 20 août 2020). Bon état de la question dans: EPRIST, « La recherche en crise de reproductibilité? », Analyse I/IST n° 30 (avril 2020).

Remarques sur la Vierge à l’Enfant dans la statuaire française du XIVe siècle (inédit)

17 janvier 2025

 

Introduction

Nous possédons plus d’un millier de Vierges à l’Enfant françaises du XIVe siècle. Elles ont intéressé l’histoire de l’art du siècle passé, mais la sculpture de la période est progressivement devenue un quasi-monopole des conservateurs du Musée du Louvre. Il s’ensuit que leur impact dans les pays voisins n’a guère été étudié que par les savants étrangers et que l’impact des pays voisins sur la production française a pratiquement cessé de l’être. Les conservateurs ne formant pas d’étudiants, les travaux se sont raréfiés et cette sculpture n’intéresse plus grand monde. Ce serait une raison suffisante de revenir sur le sujet, mais il y en a encore une autre.

Sur toutes ces Vierges à l’Enfant, il n’y en a que deux pour lesquelles le nom de l’artiste est documenté et sept pour lesquelles la donation est datée[1]. Imaginons comment nous traiterions la peinture des siècles suivants dans une telle disette de noms et de dates. Pourrait-on croire que le maître de la Jeune fille à la perle (Vermeer) et celui du Casque d’or (Rembrandt ou entourage) travaillaient au même moment dans le même pays ou placer encore les dernières œuvres de Turner dans la première moitié du XIXe siècle ? Nous chercherions certainement à utiliser les affinités entre les œuvres pour établir leur chronologie et situerions Delacroix peu de temps après Rubens. Il s’agirait d’établir des évolutions aussi régulières que possible, en ne laissant à chaque artiste qu’un petit pas à faire pour se distinguer de ses prédécesseurs. Il serait même possible, lorsque l’une des trop rares dates connues contredirait la chronologie ainsi obtenue, qu’on la mette à l’écart. Cette petite expérience de pensée obligera à se poser quelques questions sur la manière dont nous traitons notre sujet.

La Vierge à l’Enfant est de loin l’image religieuse dominante durant la période, car elle n’a cessé de se multiplier depuis le Xe siècle. Si nous la pensons comme une image de la Vierge, elle était supposée être une des trois représentations du Christ, au côté de sa majesté trônant et du Crucifié[2]. Les autres statues de saints, comme Jean-Baptiste ou Catherine ne se comptent que par poignées. Si la Majesté fait trembler, si le Crucifié est effroyable, il s’agit de plus en plus d’une image gracieuse et plaisante. Au moment qui nous intéresse, l’aristocratie en fait le cadeau de prédilection à une église, souvent avec un autel marial. Nous ne détaillerons pas ici les raisons théologiques de son importance, car l’examen de son iconographie nous montrera qu’elles ne jouent plus un rôle décisif. Au vu de ce qui reste, il ne devait pas y avoir beaucoup d’églises qui n’en avaient pas acquis une au XIVe siècle. Aujourd’hui, nous en trouvons souvent deux ou plus de cette époque dans le même édifice. Cela est largement dû à la récupération de celles qui ornaient des lieux de culte lors de leur destruction. A quoi s’ajoutent celles qui sont dans les musées, en France ou à l’étranger, dont un bon nombre aux États-Unis, celles qui sont en collection privée et celles qui continuent à passer en vente.

Il est impossible de mesurer les pertes dues à l’iconoclasme protestant et à celui de la Révolution, mais ces œuvres mobiles, souvent bien plus petites que la grandeur nature, étaient assez faciles à dissimuler et à sauver. Souvent aussi, les iconoclastes protestants se sont contentés de s’attaquer à l’Enfant en tant qu’image de Dieu, ce qui explique probablement le nombre de ceux qui sont décapités ou dont la tête est moderne.

En étudiant les Vierges à l’Enfant du XIVe siècle, on couvre l’essentiel de l’histoire de la sculpture dans la période à partir d’une série d’œuvres comparables. Le seul autre genre quantitativement important est le tombeau. Il est bien mieux documenté, de sorte qu’il sert souvent de référence, mais les pertes sont considérables. Dans de trop nombreux cas, nous n’en conservons que des relevés approximatifs antérieurs à la Révolution, inutiles pour l’étude stylistique.



Autour de la Vierge de Mainneville : les prototypes parisiens

Wirth V1. Vierge à l'Enfant, église de Mainneville (S.W.)

1. Vierge à l’Enfant, église de Mainneville (S.W.)

De 1305 à 1310, le puissant conseiller de Philippe le Bel, Enguerrand de Marigny, se fait ériger un château à Mainneville, dans le Vexin normand, avec une chapelle dédiée à saint Louis. En 1311, il fonde non loin de là, à Écouis, une collégiale consacrée en 1313. Les deux entreprises ont fait l’objet d’une ancienne mais excellente étude par Louis Régnier[3]. A Mainneville, l’église paroissiale contient deux œuvres provenant de la chapelle détruite, une statue de saint Louis et une Vierge à l’Enfant, qu’il attribue à la commande d’Enguerrand (ill.1 et 2). Plus de quatorze statues contemporaines de la construction, dont une Vierge à l’Enfant, décoraient la collégiale d’Écouis et neuf s’y trouvent toujours (ill. 3).


Wirth V2. Saint Louis, église de Mainneville (Thierry Leroy Inventaire)2. Saint Louis, église de Mainneville (Thierry Leroy/Inventaire) Wirth V3 Vierge à l'Enfant, église d'Écouis (S.W.)3. Vierge à l’Enfant, église d’Écouis (S.W.)

La datation de la Vierge de Mainneville a été contestée une première fois par Louise Lefrançois-Pillion en 1935[4]. Elle jugea la date précoce incroyable et proposa 1325-1330, par analogie avec la Vierge en vermeil de Jeanne d’Évreux (Musée du Louvre). Elle a été suivie par Francis Salet, puis par Françoise Baron, l’un et l’autre sans la moindre argumentation[5].

Lorsqu’on place cette Vierge à cette date tardive, on doit admettre, tout en reconnaissant sa haute qualité, qu’elle n’innove en rien et on n’en parle plus guère. Quant à la Vierge d’Écouis, personne ne semble avoir mis en doute sa datation précoce, mais il est significatif qu’on n’en parle pas davantage: Françoise Baron semble l’avoir évitée dans ses publications sur la collégiale et sa statuaire[6].


Wirth V4 Vierge de Mainneville (détail, S.W.)4. Vierge de Mainneville (détail, S.W.) Wirth V5 Saint Louis de Mainneville (détail, sw)5. Saint Louis de Mainneville (détail, S.W.)

 

La datation haute de la Vierge de Mainneville avait pourtant été solidement argumentée par Régnier. Elle repose sur la parenté avec la statue de saint Louis, indubitablement liée à la dédicace de la chapelle et datant selon toute vraisemblance de la fondation. Régnier constate d’abord que les deux œuvres sont de mêmes dimensions: le saint Louis est haut de 153 cm, la Vierge de 151. Il note ensuite la manière identique de rendre les détails, comme les pierreries de la couronne, le modelé de la bouche, des yeux et du cou[7]. Selon lui, il s’agit du même sculpteur. On ajoutera à sa démonstration que la conduite du drapé est semblable, ce que dissimule la différence entre d’une part le fort plissement du voile, du manteau et de la robe de la Vierge, d’autre part la simplicité du costume royal. Mais dans les deux cas, de petits plis courbes partent de l’épaule droite et de gros plis saillants relient les avant-bras, surmontant des plis brisés de profondeur décroissante. La différence des physionomies n’est pas un argument pour désolidariser les deux œuvres (ill. 4 et 5). Il y a des rides discrètes sur le visage du roi, mais il ne saurait être question d’en donner à la Vierge. En outre, les deux bouches sont pratiquement identiques et on repère la même superposition de mèches à l’avant de l’oreille. Principale différence, la paupière inférieure de la Vierge remonte davantage sur l’œil, ce qui appartenait au canon de la beauté féminine.

Les restes de la polychromie semblent entièrement d’origine[8]. La robe de la Vierge, la robe et le manteau de saint Louis sont bleus. L’or devait tenir une place importante. En effet les couronnes sont revêtues d’un ocre jaune qui ne pouvait être qu’une préparation pour l’or et ce même ocre jaune recouvre le manteau de la Vierge, les bordures et le semis de lys du manteau et de la robe du roi. Les revers des manteaux sont rouge dans les deux cas, tandis que le grand voile blanc de la Vierge s’orne de petits motifs bleus. Les deux statues forment donc un tout. Se trouvaient-elles côte-à-côte sur l’autel dans une sorte de tabernacle? Ce n’est pas impossible, mais la dualité n’est pas prisée au Moyen Age et on voit mal quelle image aurait pu figurer entre celle du roi et celle de la Vierge pour former un groupe de trois. Or la chapelle, dédiée à saint Louis, mesurait 30 pieds sur 22 d’après un document de 1770[9]. Ces dimensions sont suffisantes pour imaginer comme jubé une mince barrière séparant les autels de la nef et du chœur, comme à la Sainte-Chapelle. L’autel majeur était normalement celui du chœur et exhibait l’image du dédicataire, tandis que la Vierge pouvait occuper celui de la nef.

Refuser la datation bien argumentée de Régnier, c’est à la fois faire fi des indices donnés par les œuvres elles-mêmes et considérer qu’il n’en existe pas d’exceptionnelles. Ce refus n’est d’ailleurs pas général. Robert Suckale avait maintenu la datation haute dans sa thèse sur les madones d’Île-de-France, Michael Viktor Schwarz dans la sienne sur la sculpture courtoise, puis Brigitte Béranger-Menand dans son ouvrage sur les madones normandes[10]. Il faut dire qu’Enguerrand de Marigny était aussi un commanditaire exceptionnel: l’importante statuaire de la Grande Salle, au Palais de la Cité, avait été placée sous sa direction[11]; il a probablement engagé les mêmes sculpteurs pour Mainneville, Écouis et également Le Plessis à Touffreville, une autre de ses résidences normandes. Conseiller le plus puissant de Philippe le Bel, il fut accusé à sa mort de tous les maux du royaume, condamné et pendu en 1315. Dans la longue liste de griefs exposés par le procureur Jean d’Asnières figure l’extraction de quatre mille pierres et de cinquante-deux statues des carrières royales de Vernon pour sa collégiale d’Écouis[12]. Cela semble un peu excessif, mais la statuaire d’Écouis et de Mainneville est effectivement en pierre de Vernon, tandis que le nombre inhabituel des statues préservées à Écouis laisse imaginer le cycle des rois de France qui ornait la grande salle du Palais, d’autant plus que les deux ensembles comprenaient une statue d’Enguerrand.

Pour juger de l’intérêt de la Vierge de Mainneville, il faut d’abord la comparer à ce que nous connaissons de la production vers 1300. Plusieurs œuvres s’en rapprochent, en particulier la Vierge supposée provenir du prieuré de Poissy (Anvers, Musée Mayer van den Bergh) et la Vierge-reliquaire en noyer de la collection Timbal au Musée de Cluny, enregistrée sous la référence Cl. 10839, (ill. 6 et 7).

La Vierge conservée à Anvers a été acquise par Fritz Mayer en 1897, avec toute la collection du mouleur parisien Carlo Micheli[13]. Elle est en buis, ce qui a entraîné des doutes sur son authenticité, car nous possédons assez peu d’œuvres médiévales et beaucoup de falsifications dans ce matériau. Avant de la prendre en considération, il importe de clarifier la situation.

Francis Salet en avait fait péremptoirement un faux, en s’appuyant uniquement sur la supposition orale d’un conservateur du Rijksmuseum d’Amsterdam, Jaap Leeuwenberg, mentionnée dans le catalogue du Musée Mayer van den Bergh dont il faisait le compte rendu[14]. Puis c’est au tour de Françoise Baron qui fait état d’un article de Peter Bloch[15]. Cet article est en fait la seule charge argumentée contre l’authenticité de l’œuvre[16]. Il prend à témoin une lettre adressée en 1906 à la mère de Fritz Mayer, décédé prématurément, par l’orfèvre et collectionneur Jan Brom qui possédait un moulage de l’œuvre et attribuait cette dernière au sculpteur néo-gothique Nikolaus Elscheidt qu’il avait fréquenté personnellement. Brom dit connaître de lui des pièces « d’autres modèles, mais toutes dans le même style et travaillées de la même façon excellente ». Par ailleurs, il lui prêtait des procédés de faussaire. On est donc très étonné que Bloch dénie à Elscheidt la volonté de tromper et refuse de le considérer comme un faussaire. En outre, les œuvres qu’il lui attribue sont stylistiquement disparates[17]. Par ailleurs, Elscheidt travaillant à Cologne, il prétend la Vierge modelée sur des modèles colonais, alors que son style est clairement parisien, qu’elle soit authentique ou non, et a été acquise à Paris. En outre elle porte au dos une étiquette qui indique comme provenance le prieuré de Poissy. Cette étiquette date au plus tard de l’époque de Micheli, car Molinier faisait état de cette provenance en 1896[18].


Wirth V6. Vierge à l'Enfant, Anvers, Musée Mayer van den Bergh (musée)6. Vierge à l’Enfant, Anvers, Musée Mayer van den Bergh (musée) Wirth V7. Vierge à l'Enfant Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée)7. Vierge à l’Enfant Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée)

Robert Didier avait réhabilité l’œuvre, tout en montrant qu’une autre vierge, celle de Herresbach en Belgique, était moderne et avait été copiée sur elle par l’intermédiaire d’un moulage, sans doute réalisé par Micheli et conservé aux Musées Royaux de Bruxelles[19]. En la situant vers 1300, il la présentait comme un prototype dont l’influence s’est manifestée dans toute l’Europe jusqu’à la fin du siècle, à moins qu’elle soit elle-même le reflet d’un prototype disparu. Il a été suivi par Robert Suckale qui a encore élargi la liste des œuvres qui en dépendent si elle est authentique. Il la considérait comme telle, mais souhaitait qu’une étude technique résolve définitivement le problème. Ses vœux ont été exhaussés lors de l’exposition pragoise consacrée à l’empereur Charles IV[20]. La Vierge a été soumise au test du carbone 14 qui a donné la fourchette approximative 1256-1316 pour la formation de l’arbre.

Bien sûr, la datation du matériau n’est pas celle de l’œuvre, mais trois conditions seraient nécessaires pour qu’elle ne soit pas authentique. Il faudrait d’abord que le faussaire ait acquis une sculpture d’époque (le buis n’étant pas un matériau de construction) et l’ait sacrifiée à son projet. Ensuite, il faudrait qu’il ait pressenti qu’il serait un jour possible de dater les bois anciens et voulu tromper la postérité au lieu de se contenter d’un bénéfice immédiat. Enfin, il aurait eu une connaissance suffisamment précise du style parisien vers 1300 pour imaginer l’œuvre qui aurait pu servir de modèle à tant d’autres. Compte tenu des connaissances de l’époque, il aurait été de loin le meilleur historien de l’art médiéval. Comme ces conditions auraient été très difficiles à satisfaire, nous pouvons considérer cette Vierge comme authentique.

Cela admis, il devient plus que probable qu’elle soit liée aux travaux royaux pour le prieuré de Poissy, entre 1297 et 1304, et nous l’appellerons désormais la Vierge de Poissy. La comparaison avec la Vierge de Mainneville fait immédiatement ressortir un point commun. L’une et l’autre possède un grand voile qui retombe sur les avant-bras et, dans les deux œuvres, l’Enfant nu est langé par le voile. Sur la Vierge de Poissy, il tient de la main droite un livre posé sur la poitrine de la Vierge, la gauche étant libre ; à Mainneville, il caresse la joue de sa mère de la droite et tient une pomme de la gauche. La position des pieds de la Vierge est semblable, mais elle est habituelle. Le déhanchement engendré par le port de l’Enfant est d’une amplitude comparable.

Les différences méritent aussi d’être notées. Le visage de la Vierge de Mainneville est impassible comme celui d’une déesse gréco-romaine. Elle regarde devant elle sans que le regard soit clairement fixé sur l’Enfant et il est probable qu’il en serait de même si la polychromie de l’iris était conservée. En fait, l’ambiguïté est produite grâce au déplacement de l’Enfant vers l’avant, de telle sorte que la Vierge semble plus ou moins le regarder et plus ou moins offrir son visage au spectateur. Du coup, le visage de l’Enfant apparaît en profil dérobé si le groupe est vu de face. L’emplacement de l’Enfant est semblable sur la Vierge de Poissy, mais son visage est pleinement de profil et celui de la Vierge, soucieux, se referme sur lui.

Par ailleurs, le manteau de la Vierge de Poissy est posé ouvert sur les épaules, ce qu’on ne voit pas, mais qui se déduit des deux pans latéraux qui émergent sous le voile. Cette formule se retrouvera plus d’une fois par la suite, en particulier sur la Vierge de Gosnay, due à Jean Pépin de Huy et datant de 1329 (Arras, Musée des Beaux-Arts)[21]. Le manteau de la Vierge de Mainneville repose sur les avant-bras et se termine au niveau des genoux, donnant l’impression d’un tablier. Or cette disposition riche d’avenir, n’a pas de tradition dans l’art du XIIIe siècle. Elle a par contre des précédents dans le costume féminin de l’Antiquité gréco-romaine.

Robert Didier et Robert Suckale ont montré l’influence internationale de la Vierge de Poissy, mais il y a plus troublant. Deux œuvres anciennes en sont de véritables copies. L’une à la Walters Art Gallery de Baltimore (27.271) est supposée provenir de Meulan dans les Yvelines, l’autre vient de l’église de Montmerrei (Orne) et se trouve actuellement au Musée Départemental d’art religieux à Sées (ill. 8 et 9). On note à Baltimore un élargissement de la silhouette et une petite modification: l’Enfant tient le livre de la main gauche et la droite repose sur le voile. En revanche, la Vierge de Montmerrei est une réplique exacte de celle de Poissy, également en buis, presque aussi habile et à peine plus haute (51 cm contre 49,2), où le livre est bien dans la main droite (nous verrons plus loin l’intérêt de ce détail). Contrairement à son modèle, elle est recouverte d’une épaisse polychromie moderne qui ne l’avantage pas et a subi plusieurs mutilations dont la tête et le bras gauche de l’Enfant. L’observation directe laisse apparaître des traces d’une dorure apparemment ancienne, en particulier dans les cheveux, mais une analyse par un spécialiste serait bienvenue, ainsi qu’un éventuel décapage de la polychromie moderne[22]. Cette copie exacte qui n’avait jamais été repérée semble un cas unique, mais aucun indice n’engage à y voir un faux, pas plus que dans son modèle dont elle confirme le prestige.


Wirth V8. Vierge de Meulan, Baltimore, Walters Art Gallery (musée)8. Vierge de Meulan, Baltimore, Walters Art Gallery (musée) Wirth V9. Vierge de Montmerrei, Sées, Musée d'art religieux (S.W.)9. Vierge de Montmerrei, Sées, Musée d’art religieux (S.W.)

La Vierge en noyer du Musée de Cluny est censée provenir de l’Île-de-France ou de ses environs immédiats[23]. Le visage très ovale, les yeux un peu bridés et le très léger sourire laissent encore supposer le XIIIe siècle, de sorte que Robert Didier propose une date entre 1280 et 1310. La Mère regarde l’Enfant qui bénit vers la droite. Il est probable que son geste s’adresse à des Rois mages ou plutôt à un donateur, comme ce sera le cas de la Vierge commandée à Évrard d’Orléans en 1341 par l’évêque Guy Baudet pour la cathédrale de Langres. À nouveau, un grand voile couvre tout le haut du corps de la Mère et lange l’Enfant nu. Sans être identiques, les plis suivent approximativement le même tracé qu’à Mainneville. En revanche, le manteau est ouvert et tombe en deux pans latéraux comme sur la Vierge de Poissy. Vues de dos, la Vierge en noyer et celle de Mainneville suivent le même dessin général, plus sommaire sur la première (ill. 10 et 11).


Wirth V10. Vierge Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée)10. Vierge Cl. 10839, Paris, Musée de Cluny (musée) Wirth V11. Vierge de Mainneville (archives départementales de l'Eure)11. Vierge de Mainneville (archives départementales de l’Eure)

On constate donc que la Vierge de Mainneville n’est pas trop isolée au début du XIVe siècle et qu’il n’y a aucune raison de la rajeunir d’un quart de siècle. En revanche, la disposition du manteau qui évoque un tablier ne se retrouve dans aucune des œuvres médiévales qui sont ou pourraient être aussi ancienne. Cette nouveauté peut sembler insignifiante, mais son succès, comme celui du tracé des plis sur le « tablier », fait de cette Vierge l’un des principaux prototypes de la sculpture du XIVe siècle. On ne peut exclure formellement qu’il ne s’agisse pas du reflet d’un prototype disparu. Mais ce qui reste des commandes d’Enguerrand de Marigny milite pour une œuvre originale: on serait bien en peine de trouver l’œuvre qui aurait servi de modèle au saint Louis de Mainneville ou à une statue d’Écouis. En fait, on a l’impression que le « tablier » est un emprunt direct à l’Antiquité, où le manteau des dames, la palla, tombe ainsi, et nous n’avons trouvé aucun exemple de son adaptation byzantine – le maphorion – qui aurait pu servir d’intermédiaire.



Une abondante postérité

Le point le plus étonnant est l’insignifiance de la vue de côté dans des œuvres de cette qualité: elles sont en quelque sorte aplaties aux dépens de leur tridimensionnalité. Cela restera une règle dans la sculpture parisienne et d’influence parisienne. On peut donc supposer que ces Vierges étaient normalement placées dans des tabernacles rendant impossible le point de vue latéral, tout comme le dos peu élaboré et même souvent à peine esquissé. Il n’en reste pas moins que les Vierges adossées aux trumeaux de portails, comme celle d’Écouis, étaient visibles latéralement sans que la profondeur soit exploitée. D’une manière ou d’une autre, l’avantage de l’aplatissement est évident, surtout pour les Vierges en pierre, très majoritaires, car il réduit la quantité du matériau et donc son coût, mais aussi son poids, facilitant le transport de la pierre vers l’atelier et de l’œuvre vers sa destination. Mais ce n’est sans doute pas la vraie raison, car la même chose se produit sur les pièces de dimension modeste où l’économie n’aurait pas été substantielle. En fait, la tâche principale des sculpteurs était certainement les tombeaux, au point qu’on les qualifiait volontiers de « tombiers ». Or la faiblesse des profils tient à l’aplatissement du dos, lequel va de soi dans le cas des tombes. Il semble donc qu’ils reportent sur les statues proprement dites les manières de faire qui leur sont habituelles pour les gisants. Cela les distingue fortement des sculpteurs du siècle précédent, habitués à placer dans les portails des statues fortement tridimensionnelles.


Wirth V12. Vierge du portail nord du transept, Paris, Notre-Dame (J.W.)12. Vierge du portail nord du transept, Paris, Notre-Dame (J.W.) Wirth V13. Vierge du portail Saint-Honoré, Amiens, cathédrale (Thomon)13. Vierge du portail Saint-Honoré, Amiens, cathédrale (Thomon)

Un second point commun des Vierges de Mainneville, de Poissy et de la collection Timbal est le chevauchement des plis, ceux du manteau épousant ceux de la robe, ceux du voile ceux du manteau, au moins là où le voile n’est pas transversal. Le procédé existait déjà, mais il devient une règle et joue un rôle majeur dans l’organisation du drapé. En outre, l’un de ces plis domine les autres. Il part du côté gauche au niveau de la taille et descend obliquement pour finir écrasé par le pied droit. Ce pli apparaît déjà au milieu du XIIIe siècle à Notre-Dame de Paris, sur la Vierge du trumeau au portail nord du transept (ill. 12). Il donne aux œuvres un beau mouvement, mais il est contestable du point de vue des lois de la pesanteur. S’il n’affectait que le manteau, comme sur la Vierge dorée de la cathédrale d’Amiens (ill. 13), il découlerait normalement de sa retenue par l’avant-bras gauche. Mais à Paris, le pli du manteau se moulant sur celui de la robe, c’est ce dernier qui donne le mouvement oblique alors qu’il n’est retenu que par la ceinture et devrait tomber plus ou moins verticalement, comme il le fait à Amiens.

L’emboîtement des plis du manteau et de la robe oblige soit celui du manteau à tomber verticalement, soit celui de la robe à prendre une trajectoire oblique. Qu’il s’agisse d’une inconséquence du point de vue mimétique ressort aussi de la comparaison avec les Vierges à manteau ouvert sur lesquelles la chute de la robe est le plus souvent normale. Mais dans la grande majorité des cas, le manteau se ferme sur la robe et, dans ce cas, le pli oblique de la robe reste préférable au pli vertical du manteau, car on peut toujours ressentir l’oblicité du pli de la robe comme la conséquence d’un hanchement vigoureux. En outre, ce pli fait transition entre ceux qui tombent sous l’avant-bras gauche et la succession de plis courbes ou cassés sur le ventre.


Wirth V3 Vierge à l'Enfant, église d'Écouis (S.W.)

14. Vierge à l’Enfant de l’église d’Écouis (S.W.)

La Vierge d’Écouis est l’une des toutes premières dans la postérité de celle de Mainneville et d’une qualité comparable (ill. 14). Enguerrand de Marigny semble avoir voulu éviter les redites: elle est encore coiffée du voile court comme au siècle précédent; le manteau est tenu par un fermail, enveloppe le bas du corps de l’Enfant, pourtant vêtu d’une robe, et le triangle de plis qui se forme sur le ventre, déplacé vers la hanche droite par la verticalité des plis, est réduit et simplifié. Seul le traitement du manteau en tablier donne aux deux œuvres une allure comparable.

Si la Vierge de Mainneville illustre parfaitement la solution du pli oblique, celle d’Écouis en prend le contrepied : les gros plis verticaux de la robe dictent leur loi au manteau qui pend mollement sur le ventre comme sur le buste. La Vierge en perd tout dynamisme et semble moins déhanchée, alors qu’elle l’est à peu près autant. Il ne s’agit pourtant pas d’une erreur, car cela convient parfaitement à l’impression de tristesse, voire de lassitude, qui se dégage du visage, plongé dans le pressentiment de la Passion. Des deux solutions alternatives, c’est celle de Mainneville qui semble majoritaire, mais nous verrons que celle d’Écouis a également été souvent suivie.


Wirth V15. Vierge de Jeanne d'Évreux, Paris, Louvre (Shonagon)15. Vierge de Jeanne d’Évreux, Paris, Louvre (Shonagon) Wirth V16. Vierge de l'église de Lisors (médiathèque de patrimoine)16. Vierge de l’église de Lisors (médiathèque de patrimoine)

La postérité de la Vierge de Mainneville dépasse largement sa dette envers l’art de son temps. L’exemple le plus étonnant en est la Vierge en vermeil promise par Jeanne d’Évreux à l’abbaye de Saint-Denis en 1339, puis offerte en 1343 et aujourd’hui au Musée du Louvre (ill. 15)[24]. On considère qu’elle a été réalisée entre l’accession de Jeanne à la royauté en 1324 et la promesse de 1339. Il s’agit d’une copie de la Vierge de Mainneville en modèle réduit, son visage fixant davantage l’Enfant. Cela vaut aussi de dos où la seule différence notable est la présence de trois gros plis du manteau sur les jambes au lieu de cinq moins profonds. La Vierge exhumée en 1936 en l’église de Lisors, toujours dans le Vexin normand, suit le même modèle en refermant également le regard de la Vierge sur l’Enfant (ill. 16)[25]. Le sculpteur a accentué le déhanchement et décoré les bords de la robe et du manteau avec des incrustations, lui donnant une allure plus maniérée, au goût du jour une génération après Mainneville. La qualité de l’œuvre dépassant sensiblement la production locale, dont une autre imitation de la Vierge de Mainneville au trumeau du portail occidental de Saint-Gervais et Saint-Protais à Gisors donne une bonne idée, il s’agit sans doute à nouveau d’une œuvre parisienne, comme l’a pensé Brigitte Béranger-Menand[26].

L’imitation de la Vierge de Mainneville est aussi évidente sur un nombre important d’œuvres dont Françoise Baron a fait le groupe de Rampillon (ill. 17)[27]. Elles se caractérisent par un voile nettement plus court qu’à Mainneville, ce qui permet à l’Enfant d’en saisir l’extrémité. Le groupe a été formé à propos des Vierges de Seine-et-Marne, mais on constate aisément qu’ils comprend nombre d’œuvres situées en Île-de-France, en Normandie, en Picardie ou en Bourgogne, en somme dans toutes les directions à partir de Paris, ce qui permet de lui supposer une origine parisienne.


Wirth V17. Vierge de l'église de Rampillon (Poschadel)

17. Vierge de l’église de Rampillon (Poschadel)

A Rampillon, l’Enfant possède une robe, le voile de la Vierge étant trop court pour le protéger. Le déhanchement est plus prononcé qu’à Mainneville, tandis que la bordure du manteau et l’encolure de la robe sont incrustées de verroteries. Comme l’encolure large qui semble se mettre en place vers 1320 au vu des enluminures, ces caractères supposent une date plus récente. En revanche, le drapé de la robe et du manteau suit scrupuleusement le modèle, comme dans les pièces de qualité du reste du groupe. Mais des œuvres qui n’entrent pas dans le groupe ont aussi une dette envers la même Vierge. Il serait fastidieux de vouloir les énumérer et on se contentera de citer quelques-unes des plus intéressantes: celles de Fontenay, de Juaye-Mondaye, de Meung-sur-Loire et de Saint-Quentin-les-Anges. Nous évoquerons plus loin le cas de la Vierge des malades à Tournai et de celles qui en dépendent.

La Vierge entrée au Musée du Louvre comme provenant de Maisoncelles, a été reconnue comme celle de Blanchelande grâce à sa parenté avec les œuvres normandes qu’elle a inspirées (ill. 19)[28]. Il s’agit en fait d’une synthèse entre celles de Mainneville et d’Écouis. Elle emprunte à la première la caresse du visage par l’Enfant, la torsion prononcée du corps, à la seconde le voile court, la chute du manteau sur la poitrine, tout en remplaçant le fermail par un cordon, enfin la robe de l’Enfant. Mais une œuvre plus tardive dépend davantage encore de la Vierge d’Écouis, celle de Magny-en-Vexin qui a été donnée par Jeanne d’Évreux à l’abbaye de Saint-Denis comme la Vierge en vermeil, en 1340 soit presque au même moment (ill. 25)[29]. Cette fois, le style s’est renouvelé, mais la stature, le voile court, la retombée du manteau tenu par un fermail indiquent clairement la source. A travers cette œuvre, la Vierge d’Écouis en inspire indirectement tout une série que William Forsyth a rassemblée dans le groupe un peu hétérogène qu’il a baptisé Rhône-Meuse, sans remarquer sa source ultime[30]. Que Jeanne d’Évreux ait commandé successivement et offert à Saint-Denis deux œuvres inspirées par les commandes d’Enguerrand de Marigny laisse de prime abord perplexe, car on ne lui connaît pas de connexions particulières avec le Vexin. En fait, les Vierges de Poissy, de Mainneville et d’Écouis, sont devenues de véritables références. Pendant plusieurs décennies, la tâche des sculpteurs semble avoir été de les gloser, de les interpréter librement plutôt que d’inventer de nouvelles solutions. Jeanne d’Évreux peut avoir joué un rôle dans cette évolution, mais il s’agit d’un phénomène général.

Il reste à savoir par quels procédés se faisaient la copie et l’imitation, parfois à grande distance du modèle, comme l’atteste le succès des formules françaises dans l’empire germanique. Robert Didier pense à de petites œuvres tridimensionnelles, car les imitations prennent aussi les dos en considération[31]. Il suggère la médiation des ivoires, souvent exportés, pour la diffusion des formules parisiennes de la seconde moitié du XIIIe siècle à Liège. Cette médiation à certainement continué à jouer un rôle ensuite, mais il faut en relever les limites. Tout d’abord, les Vierges en ivoire debout semblent se raréfier dans la ronde-bosse au profit du relief des diptyques[32]. Ensuite, la forme de la défense d’éléphant détermine la torsion du corps et limite l’amplitude des gestes. Si on compare à la Vierge de Poissy les ivoires du même type, le bras droit se replie excessivement sur le corps au détriment de l’équilibre (ill. 18). Enfin, l’imitation des pièces du début du siècle se poursuit pendant des décennies et les ateliers ont dû avoir longtemps les modèles à disposition, alors que les ivoires étaient destinés à la vente.


Wirth V18. Vierge en ivoire, collection privée (Suckale 2002, p. 157)

18. Vierge en ivoire, collection privée (Suckale 2002, p. 157)

On pense alors à de petits modèles dans des matériaux moins onéreux que les ateliers conserveraient. Il y a des exemples, mais plus tardifs, ainsi vers 1500 dans l’atelier de Tilman Riemenschneider[33]. En outre, la Vierge de Poissy est de petites dimensions (49.2 cm) et pourrait avoir joué ce rôle, mais son état de conservation suggère qu’elle a été soigneusement traitée, plutôt que de traîner dans des ateliers. En tout cas, elle a dû rester à Poissy, alors qu’elle a été imitée un peu partout. Des modèles tridimensionnels auraient-ils d’ailleurs été nécessaires? En fait, les types de dos semblent se limiter à deux. L’un, hérité du siècle précédent, fait partir les plis entre les épaules; ils s’orientent symétriquement à droite et à gauche pour se briser et se relever en direction des avant-bras. L’autre, qui apparaît à partir de la Vierge du Musée de Cluny (ill. 10), présente un grand voile sur le haut du corps, plissé symétriquement. En-dessous, les plis du manteau rejoignent les avant-bras, contournent les fesses par le bas, puis se succèdent plus ou moins brisés jusqu’aux pieds[34]. Or le choix de l’un ou l’autre de ces deux types dépend de l’ensemble du drapé et ils sont l’un et l’autre assez faciles à mémoriser. Il n’est donc pas sûr qu’un modèle tridimensionnel ait pu servir à grand-chose.

Il reste finalement le dessin, en tout cas pour la vue de face, le dos et le profil pouvant se déduire de celle-ci. Bien qu’antérieurs d’un siècle, les dessins de Villard de Honnecourt donnent une idée de ce que cela devait être. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il faut se demander s’il s’agissait de dessins d’invention ou d’imitation[35]. La réponse est assez aisée pour nos Vierges, du fait de l’inlassable répétition des formules du début du siècle. Souvent, deux œuvres qui n’appartiennent visiblement pas au même sculpteur sont iconographiquement identiques et suivent stylistiquement le même dessin. A des niveaux de qualité très variable, les Vierges de Rampillon, de Jambville, de la cathédrale de Sées, la RF 579 du Musée du Louvre, celles de Lévis-Saint-Nom, de Monchy-Humières, d’Ully-Saint-Georges se répètent totalement. Parfois, un détail change: c’est ainsi que le manteau se replie sur la robe, montrant un pan de plus à Cucharmoy ou sur une belle Vierge du Metropolitan Museum (référence 37.159). L’innovation est parfois plus importante. La Vierge de Rampillon, peut-être le prototype du groupe, se déduit de celle de Mainneville une fois la caresse de la joue de la Vierge remplacée par la saisie du voile, ce qui suppose la substitution au voile long d’un voile de taille moyenne, rabattu par l’Enfant sur la poitrine de sa mère. En fait, les dessins devaient être le plus souvent les adaptations de dessins antérieurs avec de légères modifications.

Il semble en effet peu probable que les sculpteurs se soient rendus à Mainneville, à Écouis ou à Rampillon pour copier les originaux. Si cette pratique a vraiment existé, nous n’en avons pas d’indices. On a parfois supposé que Villard de Honnecourt faisait ainsi, mais tout indique qu’il recopiait généralement des dessins dans la fabrique de l’édifice visité, en dehors de simples schémas comme celui d’un carrelage qu’il dit avoir vu en Hongrie (fol. 15v de son Album). Parfois, comme pour les élévations de la cathédrale de Reims, il s’agit d’édifices en construction avec des variantes importantes par rapport à la solution définitive. De même que Villard proposait son Album comme manuel, les sculpteurs du siècle suivant pouvaient donner accès à leurs dessins et non pas les garder secrets pour se protéger de la concurrence. Il est aussi possible que le commanditaire demande à un sculpteur le « pourtrait », c’est-à-dire le projet dessiné, et confie la réalisation à un autre. La pratique est attestée pour des œuvres plus complexes, comme un portail ou une châsse, mais nous connaissons trop peu de commandes de statues pour exclure cette possibilité.

Sur quel support pouvaient avoir été réalisés les dessins ? On a objecté le prix du parchemin à son utilisation, mais l’exemple de l’Album de Villard et plus généralement celui des manuels techniques réfutent l’objection. Il pouvait aussi s’agir de tablettes de cire « à pourtraire »[36]. On en trouve effectivement dans l’inventaire de la succession du sculpteur Jean de Liège[37]. La conservation de modèles pendant des décennies pourrait en faire douter, mais nous conservons toujours des comptes rédigés sur ce support. Ces tablettes n’étaient donc pas réservées aux notations éphémères.

Certains détails des œuvres militent aussi pour l’utilisation du dessin. Sur plusieurs d’entre elles, les deux pans du manteau ouvert sont reliés par un cordon qui pend en demi-cercle, ainsi sur la Vierge de Blanchelande (ill. 19 et 32). Mais sur certaines autres, comme la Vierge de la Victoire au Musée de Senlis ou la Vierge CL. 3270 du Musée de Cluny (ill. 20), le cordon semble remplacé par un pli de la robe au tracé semblable, comme si un dessin avait été mal interprété. Comme on l’a remarqué plus haut, la position oblique de l’Enfant permet à Mainneville un compromis entre le regard de la Vierge vers l’Enfant et vers le fidèle. Cette ingénieuse disposition ne semble pas avoir été imitée. Or le dessin médiéval la rabat généralement dans le plan, ce qui évite le profil dérobé, encore rare. Un sculpteur n’ayant pas étudié l’original sculpté et ne disposant que d’un dessin de face perd donc l’indication.

Le cas de la Vierge de Baltimore est semblable (ill. 8). Lorsqu’on regarde une photographie de la Vierge de Poissy vue de face, il est difficile de déterminer quelle main de l’Enfant tient le livre et il est facile de croire que la main droite repose sur le voile, ce qui est le cas à Baltimore et serait finalement plus logique. Sur un dessin, l’illusion serait la même. En revanche, la Vierge de Montmerrei, exacte jusque dans les proportions, reste fidèle au modèle sur ces gestes aussi. Elle reproduit de minuscules détails qui ne seraient pas visibles sur un dessin de face, ainsi une petite saillie du voile dépassant de l’avant-bras gauche qui le retient. Elle a certainement été copiée directement sur l’original et semble bien être l’exception qui confirme la règle.


Wirth V19. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée)19. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée) Wirth V20. Vierge, Paris, Musée de Cluny cl. 3270 (musée)20. Vierge, Paris, Musée de Cluny cl. 3270 (musée)

Il va de soi que la transposition des modèles par le dessin, telle que nous la supposons ici, est une hypothèse sujette à révisions. Quoi qu’il en soit, le cas des Vierges de Mainneville et de Poissy, plus encore que celui d’une petite poignée d’autres, est significatif d’un tournant. Il s’agit à la fois d’œuvres profondément novatrices, puis glosées sans cesse. On en a un équivalent dans la pensée scolastique: deux figures émergent autour de 1300, Guillaume d’Ockham et Jean Duns Scot ; on ne compte plus ensuite les ockhamistes et les scotistes. Or l’époque de Philippe le Bel est un moment de grands bouleversements, suivis de difficultés croissantes qui culminent dans la Guerre de Cent Ans.

Philippe le Bel s’était pratiquement érigé en chef de l’Église de France et avait fait succéder à Boniface VIII un pape complaisant siégeant en Avignon. Qu’il s’agisse du procès des templiers ou du procès posthume de Boniface, il n’avait pas hésité à faire accuser ces hommes d’Église d’hérésie, de sodomie et de culte du démon. Cette posture exigeait en contrepartie de se présenter en modèle de vertu chrétienne et on la retrouve chez ses proches, à commencer par Enguerrand de Marigny. Du point de vue artistique, cela supposait de belles donations religieuses, telles que le prieuré de Poissy pour l’un, la collégiale d’Écouis pour l’autre. Cela supposait aussi un art puritain. Si on compare les livres de prière réalisés pour la cour et ceux des villes du nord de la France, comme Arras, on s’aperçoit que les drôleries impertinentes qui les décorent ailleurs auraient été scandaleuses à Paris. Pour ne prendre qu’un exemple, dans le psautier d’Isabelle de France, fille de Philippe le Bel, on trouve en bas de page un cycle de l’Ancien Testament et un bestiaire à la place habituelle des drôleries[38].

Comme l’a bien vu Robert Suckale, cette tendance puritaine et ascétique explique largement le tournant stylistique de la sculpture sous le règne[39]. Les accessoires de mode, comme le cordon agrafé aux deux pans du manteau pour le retenir, se raréfient et encore plus le sourire avenant de la Vierge. Elle porte toujours la couronne, le plus souvent le sceptre ou un équivalent symbolique, et marque une distance royale face au fidèle. Ces traits s’atténueront parfois au cours du siècle, mais sans que les modèles parisiens de son début soient remisés. Il faut attendre les deux dernières décennies pour voir céder ce paradigme, en particulier chez deux puissants apanagistes, les ducs de Berry et de Bourgogne, alors que le roi est trop jeune pour gouverner, puis sombre dans la folie.



Evolution de la sculpture parisienne jusqu’au milieu du XIVe siècle

Peu d’époques ont connu une transformation du vêtement aussi radicale que celle du XIVe siècle. Alors que la différence des sexes était atténuée par la mode du siècle précédent, elle est à nouveau mise en valeur. De larges surcots cachaient les formes corporelles et la barbe était passée de mode; il ne restait guère que la longueur des cheveux et celle de la robe, cachant la cheville, qui distinguait les femmes des hommes. Progressivement, l’encolure s’élargit au lieu de se réduire à une fente fermée par un bouton, soit sur la poitrine, soit dans la nuque, ce qui permit d’enfiler la robe plus facilement, mais aussi de jeter un regard sur la poitrine des femmes. Chez l’homme, la barbe revint affirmer la virilité. Mais la transformation la plus radicale du vêtement est l’apparition de la coupe cintrée. Au lieu que la cotte soit cousue dans une pièce de tissu trapézoïdale et que seule la ceinture marque la taille, la coupe se met à épouser le corps, marquant entre autres la rotondité du sein féminin. L’apparition du pourpoint dégage les jambes de l’homme, revêtues seulement de chausses, et met en évidence la puissance de la cage thoracique.

Mais l’essentiel de ces transformations ne nous concerne pas, car la Vierge Marie les ignore, refusant les séductions profanes. Elle évolue à contresens, remplace souvent le voile court que portent les autres dames par un voile long évoquant la palla antique et ne correspondant à rien dans le costume de l’époque. Elle porte moins souvent des bijoux tels que le fermail ou les médaillons qui permettaient de retenir le manteau par un cordon, cache volontiers sa riche ceinture sous le manteau. La couronne royale peut donc rester son seul bijou visible. Sur un point cependant, elle finit par suivre la mode: son encolure s’élargit assez soudainement autour de 1320 comme celle de l’Enfant lorsqu’il est habillé et celle de tout un chacun. Il s’agit d’un jalon chronologique important qui ne semble avoir été suffisamment exploité. En effet, aucune madone plus ou moins datée, parisienne ou dont le modèle est parisien, n’en témoigne avant cette date. Nous savons pourtant que l’élargissement de l’encolure était pratiqué dès la seconde moitié du XIIIe siècle, mais il pouvait passer pour une séduction vulgaire et il suscitait des critiques[40]. Il finit par s’imposer à Paris aussi vers 1320 et l’encolure fermée devint rare pendant plusieurs décennies. Mais l’encolure de la Vierge ne s’élargit plus et ne se transforma pas en véritable décolleté, alors qu’elle se mit une vingtaine d’années plus tard à dégager les épaules des autres femmes.

Il faut attendre le siècle suivant pour voir à nouveau la Vierge s’intéresser à la mode. Cela dit, une distinction doit être faite entre la séduction du personnage et sa soumission à la mode. Depuis les environs de 1100, les artistes médiévaux mettent leur talent à la rendre toujours plus séduisante et il y a bien une tendance à lui faire suivre la mode. En revanche, cette tendance est en contradiction avec le modèle antique. Au début du XIIIe siècle, elle abandonne momentanément les longues robes à la mode pour se draper d’une sorte de péplum moulant le corps de ses plis serrés afin d’en mettre les formes en valeur, puis au contraire abandonne cette tenue pour porter un lourd manteau aux gros plis cassants. Au XIVe siècle, c’est principalement l’élégance du visage et du déhanchement qui assure la séduction de la Vierge. Sa poitrine est presque inexistante, tandis qu’au siècle suivant, elle ne craint plus les décolletés.

Entretemps, le refus de la mode par la Mère de Dieu a été celui d’une confrontation à une réalité changeante. Cela est particulièrement évident dans la statuaire qui ne donne à voir que le corps et le vêtement. Il s’agit certainement d’une raison majeure pour laquelle la sculpture religieuse française se renouvelle si peu, particulièrement les madones.

Pour voir ce qui change et quand, il faut se contenter des rares œuvres documentées. Pour l’essentiel, il s’agit d’œuvres parisiennes, c’est-à-dire produites à Paris par des sculpteurs de n’importe quelle origine. De fait, Paris est un creuset où les artistes fusionnent dans un même style. Parmi les œuvres que nous allons évoquer, il n’y a guère que la Vierge de la cathédrale de Sens dont le lieu de production soit vraiment incertain. Prenons-les par ordre chronologique.


Wirth V21. Reliquaire de la cathédrale de Séville (Jl FilpoC)

21. Reliquaire de la cathédrale de Séville (Jl FilpoC)

L’identification des donateurs a donné la date du reliquaire de Philippe V et de Jeanne de Bourgogne conservé à la cathédrale de Séville : entre 1316 et 1322 (ill. 21)[41]. Il s’agit d’un petit tabernacle d’or et d’argent doré abritant une Vierge à l’Enfant, sur lequel se refermaient des volets émaillés montrant les donateurs en prière présentés par deux saints. Comme à Mainneville, la Vierge est enveloppée d’un manteau, mais, au lieu de retomber horizontalement en tablier, celui-ci se replie sur lui-même à l’aplomb de l’Enfant, donnant à voir deux pans superposés. Il s’agit d’une complexification du schéma que nous retrouverons pendant longtemps, comme nous l’avons vu. Pour le reste, le drapé ne montre pas de nouveauté significative.

Les comptes de l’Hôpital Saint-Jacques à Paris nous renseignent précisément sur les statues d’apôtres commandées pour la chapelle dont cinq subsistent au Musée de Cluny[42]. Les six premières ont été réalisées par Guillaume de Nourriche entre 1319 et 1324, les six autres par Robert de Launay entre 1326 et 1327. Comme aucune autre œuvre de ces sculpteurs n’est connue et qu’elles sont proches stylistiquement, les tentatives d’attribution à l’un et à l’autre sont très incertaines et nous ne nous y aventurerons pas.

On repère d’abord entre ces pièces un souci de variété : le déhanchement va de fort à inexistant, le manteau tombe depuis les épaules, retenu par l’avant-bras ou le couvrant. Mais la plupart des plis sont faibles et espacés, les plus gros et les plus énergiques occupant ici l’emplacement du ventre, là tout le bas du corps (ill. 22). Enfin, des retombées plus ou moins fournies pendent sous l’avant-bras gauche.


Wirth V22. Statue d'apôtre de l'Hôpital Saint-Jacques à Paris, musée de Cluny (musée)

22. Statue d’apôtre de l’Hôpital Saint-Jacques à Paris, musée de Cluny (musée)

Les mêmes tendances s’observent sur les tombeaux de Philippe le Bel et de Charles IV à Saint-Denis, réalisés de 1327 à 1329[43]. On y retrouve l’opposition entre des plis très plats et les plis très creusés que fait le manteau sur le ventre, tandis que les plis tuyautés retombent cette fois des deux avant-bras. C’est sans doute le contraste un peu forcé entre les zones calmes et agitées, mais aussi la domination des plis courbes sur les plis cassés, qui caractérise le mieux ce moment stylistique.

En 1329, Mahaut d’Artois commande à Jean Pépin de Huy une Vierge en marbre, aujourd’hui conservée au Musée des Beaux-Arts d’Arras, pour la chartreuse de Gosnay dans le Pas-de-Calais (ill. 23)[44]. De dimensions modestes (65 cm), elle est la première madone datée dans ce matériau, souvent utilisé ensuite, bien que le calcaire polychrome soit nettement majoritaire. Les statuettes en ivoire et les travaux d’orfèvrerie avaient conduit depuis longtemps à apprécier l’absence ou la limitation de la polychromie au profit de la beauté du matériau. L’influence de la sculpture italienne en marbre a pu aussi jouer un rôle pour le mettre à la mode, tandis que la monochromie est toujours plus appréciée comme le montre le livre d’heures de Jeanne d’Evreux. Enfin, le marbre s’était imposé des 1275 environ dans la sculpture des tombeaux[45] ; Pépin de Huy était « tombier » et maîtrisait donc ce matériau.


Wirth V23. Jean Pépin de Huy, vierge de Gosnay, Arras, Musée des Beaux-Arts (S.W.)

23. Jean Pépin de Huy, vierge de Gosnay, Arras, Musée des Beaux-Arts (S.W.)

Il s’agit d’un sculpteur mosan installé à Paris que Mahaut d’Artois apprécie particulièrement, puisqu’il travaille avec d’autres pour la tombe de son mari Otton de Bourgogne en 1311 comme pour celles de ses fils Jean et Robert d’Artois en 1314 et en 1320[46]. Contrairement au drapé contrasté des œuvres précédentes, celui de la Vierge de Gosnay est très homogène, dominé par les plis moyens. Ce n’est pas surprenant, car le modèle est la Vierge de Poissy. Comme on le voit, l’imitation des œuvres du temps de Philippe le Bel empêche toute évolution régulière du style. Ce qui change est ailleurs, dans le visage rond et juvénile, avenant et très légèrement souriant de la Vierge, dans la masse de sa chevelure ou la poitrine discrètement suggérée. Le type de visage se retrouve sur le gisant de Robert d’Artois, mort à quinze ans, à Saint-Denis. Il contraste avec la gravité dominant en France et il est significatif que plusieurs Vierges proches de celle de Gosnay, comme celles de Sées, de Coutances et de Pont-aux-Dames possèdent le même visage rond, à cette différence qu’il est inexpressif. L’exception est une autre Vierge de marbre au Louvre (RF 579), également de petites dimensions (55 cm). Elle possède un visage identique jusqu’à la fossette du menton à celui de la Vierge de Gosnay et pourrait bien être aussi de Pépin de Huy. Nous retrouverons chez les sculpteurs mosans ce genre de visages avenants qui est resté une de leur marque de fabrique dans le creuset parisien. Un autre trait exceptionnel, contribuant à la grâce juvénile, caractérise le gisant de Robert d’Artois : son déhanchement comparable à celui de plusieurs apôtres de l’Hôpital Saint-Jacques, mais absolument étranger aux conventions de la sculpture funéraire, est paradoxal pour une figure qu’on ne voit pas de face. Il a toutefois été imité sur le tombeau de Philippe le Bel.


Wirth V24. Vierge de la cathédrale de Sens (médiathèque du patrimoine)

24. Vierge de la cathédrale de Sens (médiathèque du patrimoine)

La Vierge de Sens a été offerte à la cathédrale par le chanoine Manuel de Jaulnes en 1334 (ill. 24)[47]. C’est une Vierge-reliquaire assise, comme on en trouve quelquefois en Bourgogne, mais il peut s’agir d’une spécificité de la commande qui n’implique rien sur le lieu de production. Cela dit, une autre Vierge assise conservée au Musée du Louvre (RF 1486) présente des traits apparentés, en particulier son drapé, certes plus cohérent, mais tout aussi tubulaire, avec ses superpositions de plis mollement moulés les uns sur les autres. On remarque aussi la couronne aux fleurons végétaux semblablement développés. Or cette Vierge provenait selon le vendeur de la région entre Sens et Joigny. On ne peut donc exclure la possibilité d’une production locale.

Le visage grave de la Vierge de Sens n’a rien d’original, contrairement à une abondance de tissu encore jamais atteinte. Outre le voile long, deux manteaux semblent superposés sur ses jambes, parfois trois, formant des volutes tuyautées repliées sur elles-mêmes comme des coquilles d’escargots. Et pourtant, le buste découvert par le voile ne montre aucune trace d’un manteau. Jusqu’à présent, les drapés respectaient la cohérence du vêtement, mais cette fois, le sculpteur ne semble pas s’en être soucié. Il s’est seulement souvenu que la quantité de textile porté montrait la richesse et le rang de la personne. L’originalité s’obtient ici par la surenchère.


Wirth V25. Vierge de Magny-en-Vexin (Poschadel)

25. Vierge de Magny-en-Vexin (Poschadel)

Comme on l’a vu, la Vierge en marbre de Magny-en-Vexin avait été donnée en 1340 par Jeanne d’Évreux à Saint-Denis (ill. 25). Elle est loin de ces excès et les plis tuyautés sont bien moins abondants qu’à Sens. C’est à nouveau du fait du retour à un modèle déjà ancien, la Vierge d’Écouis. Le sculpteur s’est servi d’un dessin de cette Vierge, en faisant davantage de plis et les rendant plus étroits, à l’exception d’un gros sur le ventre qui domine toute la composition. La tendance au contraste qu’on avait repérée sur les Apôtres de l’Hôpital Saint-Jacques se retrouve ici. En même temps, il s’agit de compliquer le dessin d’Écouis en animant tout le manteau au lieu de laisser des plages lisses. Que la Vierge de Magny ait été à son tour très imitée montre combien le renouvellement se faisait attendre.


Wirth V26. Vierge et Guy Baudet, cathédrale de Langres (médiathèque de patrimoine)

26. Vierge et Guy Baudet, cathédrale de Langres (médiathèque de patrimoine)

En 1341, l’évêque de Langres Guy Baudet, chancelier du roi, commande à Évrard d’Orléans une Vierge pour sa cathédrale, ainsi que sa propre statue, à genoux et en prière face à l’Enfant qui le bénit (ill. 26)[48]. La Vierge en noyer de la collection Timbal, au Musée de Cluny, devait déjà faire partie d’un groupe semblable à la fin du XIIIe siècle. Apparaissant comme peintre à Paris dans les rôles de la taille dès 1292, mort en 1357, Évrard est désigné comme peintre du roi dès 1304. Le roi et les grands, comme Mahaut d’Artois, lui confient non seulement des travaux de peinture, mais aussi d’architecture et de sculpture durant une longue carrière. Cette polyvalence n’a pas de quoi surprendre de la part d’un artiste médiéval, mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? En effet, nous savons que certaines de ses commandes sont sous-traitées. En 1313, il est engagé par Mahaut d’Artois pour « faire une tombe », probablement celle de son époux Othon de Bourgogne, mais il confie la sculpture à Jean Pépin de Huy et la peinture à Jean de Rouen. Évrard est certainement un homme de métier, mais il est aussi un entrepreneur au service de la cour, une sorte d’intendant des arts dont le rôle exact dans une commande n’est pas évident. Françoise Baron fait cependant de lui l’auteur de l’autel de Maubuisson, commandé vers 1340 par Jeanne d’Évreux, de la Vierge et de l’évêque Guy Baudet en prières devant elle à la cathédrale de Langres l’année suivante, enfin de saint Mammès au portail de cette cathédrale. La chose est très incertaine et serait difficile à prouver, puisque ce sont les seules œuvres qu’elle puisse lui attribuer. Les similitudes qu’elle dégage lui font penser qu’il s’agit de la même main, mais ne nous disent pas si c’est celle d’Évrard. Nous verrons en fait que le retable et la Vierge ne sont pas de la même main.

Dans cet article, Françoise Baron ne juge plus la Vierge, alors qu’elle émettait en 1981 une juste réserve[49]. En fait, le fort déhanchement est bizarre au point qu’elle semble souffrir d’une scoliose. Cela est dû à la verticalité des jambes qui devraient être obliques pour déporter le bassin vers la gauche et compenser ainsi le déplacement du torse vers la droite. En outre, le visage de la Vierge est lourd et disgracieux. La bouche étant trop proche du nez, le menton devient énorme, tandis que, comme à l’ordinaire, l’Enfant ressemble à sa mère. La tendance à placer la bouche assez haut est générale, mais tout de même pas à ce point. Le drapé a une nouvelle fois perdu sa cohérence. Le manteau retenu par l’avant-bras droit rejoint le gauche en tablier, de sorte qu’on ne comprend pas d’où vient le pan qui tombe sur la jambe droite. Ce qui n’est ni une qualité, ni un défaut, il n’y a plus que des plis courbes, en dehors des plis tuyautés très saillants qui tombent des avant-bras.


Wirth V27. Virgen blanca de Huarte (Cátedra APIN - NOMA Katedra)

27. Virgen blanca de Huarte (Cátedra APIN / NOMA Katedra)

Une inscription sur le socle nous renseigne sur la provenance de la Vierge conservée en l’église de Huarte, près de Pampelune (ill. 27): « En l’an du Seigneur 1349, Martin Duardi, marchand de Pampelune, fit transférer cette image de la ville de Paris dans cette église et la donna en l’honneur de la bienheureuse Vierge Marie. Priez pour lui »[50]. De meilleure qualité, l’œuvre est également en marbre et confirme les tendances précédemment décrites : trois pans de manteau sont superposés et il est impossible de comprendre le drapé. Les plis brisés ont disparu ou profit des courbes et des chutes de tuyaux resserrés.

La date de cette Vierge est aussi celle de la fin d’une époque. Aucune commande n’est connue sous le règne piteux de Jean le Bon et il faut attendre Charles V pour en trouver de nouvelles à Paris. Auparavant, l’évolution stylistique pouvait se résumer à la multiplication des pans de manteau superposés et à un drapé toujours plus chargé de plis courbes, le dessin général reproduisant une poignée de modèles du début du siècle. Il reste à expliquer cet immobilisme, antérieure à la peste et aux désastres de la Guerre de Cent Ans. Il est bien connu que le règne de Philippe le Bel marque le terme d’une longue période d’expansion démographique et de dynamisme. Ce n’est pas propre à la France, car dans le cas de l’Italie, c’est aussi la période d’une transformation décisive, avec l’apparition de la perspective picturale. Mais la génération suivante y est inventive et il serait absurde de traiter Simone Martini ou les Lorenzetti comme de simples suiveurs.

Sous Philippe le Bel, Paris prend une importance inouïe dans le paysage français avec plus de 100000 habitants. Entre 1298 et 1312, un impôt exceptionnel permet d’y dénombrer 235 sculpteurs et peintres[51]. On ne peut que se demander si la stagnation française n’était pas la rançon d’une centralisation précoce, étouffant les initiatives locales, réduisant la concurrence et les échanges entre des villes soumises à Paris. Au XIIIe siècle, la production artistique était dominée par la construction des cathédrales, dont la splendeur était largement fonction de la puissance des évêques et des chapitres. Nous avons pu relativiser considérablement l’importance de la cathédrale parisienne, face à celles de Reims et de Chartres dans les ouvrages que nous avons consacrés aux deux dernières. La raréfaction des chantiers jointe à l’importance politique croissante de Paris, à la nouveauté et à la qualité de la production parisienne fournissant le roi et la cour ont mis la capitale dans une position dominante, attirant les meilleurs artistes, avant d’évoluer en vase clôt et de se répéter. Seuls les sculpteurs mosans, dont nous étudierons plus en détail l’activité chez eux et à Paris, échappent à la stagnation.



Le conservatisme iconographique

L’iconographie n’évolue pratiquement pas. Même autour de 1300, il ne se passe pas grand-chose de neuf en dehors de l’apport italien, en particulier de la nudité de l’Enfant. On la trouve en effet sur la Vierge Timbal du Musée de Cluny, celles de Poissy, de Mainneville et du musée de Salins-les-Bains. Le motif semble apparaître concurremment ou à peine plus tôt dans la peinture italienne, ainsi vers 1283 dans la madone de Cimabue à Castelfiorentino (Museo di Santa Verdiana), puis chez Duccio dans le triptyque conservé à la National Gallery de Londres. Il ne s’agit pas de la nudité totale qui n’apparaît qu’à une date tardive. Si dans les exemples italiens, le voile cachant le bas du corps de l’Enfant-Dieu est bien distinct du maphorion ou du voile de la Vierge, celui-ci est langé dans le grand voile de sa mère à Mainneville et dans son sillage. Le détail est un peu saugrenu, sauf si l’Enfant avait non seulement la science, mais aussi la propreté infuse.

Pour les autres innovations, la priorité revient plus clairement à la peinture italienne. L’oiseau tenu par l’Enfant apparaît déjà chez Guido da Siena sur la maestà de Saint-Dominique de Sienne. Si l’Enfant n’est pas porté sur le bras droit de la Vierge avant le milieu du XIVe siècle en France, il l’est déjà sur une madone de Coppo di Marcovaldo en l’église des Servi à Sienne vers 1268. L’Enfant saisit le voile de la Vierge dans celle de Crevole par Duccio au Museo del Duomo de la même ville, vers 1283-84. La Vierge tient le pied de l’Enfant dans la Madonna del Bordone de Coppo, également aux Servi de Sienne, datée de 1261, mais elle le fait déjà dans une statuette mosane du début du XIIIe siècle au Musée du Louvre (réf. OA 10925).

L’apport iconographique italien avait été clairement perçu par Emile Mâle et situé correctement autour de 1300[52]. Il a su le mettre en relation avec les échanges artistiques connus, l’envoi du peintre Étienne d’Auxerre à Rome par Philippe le Bel en 1298, ainsi que l’arrivée en France d’un peintre romain nommé Bizuti dans les textes, mais qui pourrait être Filippo Rusuti[53]. En revanche, il a sans doute exagéré l’apport d’un texte dévot, les Meditationes vitae Christi du Pseudo-Bonaventure. Selon l’étude récente et rigoureuse de Sarah McNamer, la première version du texte qui peut avoir été écrite par une femme est en italien et pourrait effectivement dater des environs de 1300[54]. Contrairement à l’idée reçue, la comparaison avec les œuvres d’art montre qu’elle s’en inspire plutôt que de les avoir inspirées.

Les motifs que nous venons d’énumérer reviennent inlassablement durant tout le siècle. Louise Lefrançois-Pillion avait déjà mis en garde contre la surinterprétation, jugeant la part du symbolisme très faible, en dehors du symbolisme nuptial, mais elle n’a pas toujours été suivie[55]. On lit en effet trop souvent des commentaires puérils : le voile symboliserait la virginité ; la ceinture symboliserait la virginité ; le manteau replié sur la poitrine symboliserait encore la virginité. C’est oublier qu’une femme mariée porte la voile, qu’une dame en ayant les moyens porte une riche ceinture et que le manteau replié sur la poitrine est un héritage antique. Certes, un prédicateur médiéval est susceptible de trouver du symbolisme dans n’importe quel objet, mais la tâche de l’historien de l’art n’est pas de faire des sermons à sa place. Il peut arriver, par exemple, que l’oiseau fasse allusion à la Passion, ainsi lorsque l’Enfant lui ouvre les ailes en croix ou lorsque l’oiseau est un rouge-gorge, le rouge évoquant une plaie. Mais il faut rappeler que l’enfant ayant attrapé un oiseau existait déjà dans l’Antiquité païenne et qu’on le retrouve dans l’art profane de l’époque moderne, par exemple chez Pigalle. Il s’agit avant tout de montrer l’habilité précoce de l’enfant comme un heureux présage.

Cela dit, le symbolisme nuptial mis en place dans l’art dès le XIe siècle a effectivement survécu. Le couple de la Vierge et de l’Enfant en est imprégné au point de tenir lieu de l’Époux et de l’Épouse dans l’initiale « O » du Cantique des Cantiques, c’est-à-dire dans l’incipit Osculetur…: « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ». L’intimité du couple est souvent soulignée, ainsi par les gestes de tendresse de l’Enfant ou lorsque Marie lui touche le pied[56], lorsqu’il lui saisit la ceinture et à plus forte raison lorsqu’il lui met la bague au doigt[57]. Mais dans l’ensemble, il s’agit d’un symbolisme banal et répétitif.

Parmi les motifs qui ont probablement gardé leur sens, il faut aussi mentionner le sacerdoce de la Vierge[58]. En fait, c’est celui qu’on a le moins remarqué. Il tient à un détail qui passe aujourd’hui souvent inaperçu mais qui ne pouvait qu’être évident aux contemporains: le manteau tenu sur la poitrine par un gros fermail n’appartient pas au costume des dames, mais au costume liturgique.

Face à cette série de motifs présents dès le début du siècle ou auparavant, il y en a finalement un qui n’apparaît qu’au milieu : l’allaitement de la Vierge. Il n’était ignoré ni de la peinture italienne, ni de la sculpture antérieure au nord des Alpes. Il réapparaît avec une Vierge en marbre mosane du Musée des Beaux-Arts de Lille et avec celle de l’église de Muneville (Manche) qui, comme nous le verrons, vient certainement du même milieu. Or Liège possède toujours un prestigieux relief sur le thème que la légende associe au théologien Rupert de Deutz (Liège, Musée Curtius). Le motif pourrait donc bien être à nouveau un apport étranger.

Les commandes de tombeaux sont beaucoup mieux documentées que celles de madones. Elles décrivent l’iconographie demandée avec exactitude, ainsi pour les attributs du gisant[59]. Les rares commandes de madones que nous possédons ne disent rien de l’iconographie. En 1325, les comptes de l’hôtel d’Artois donnent 19 livres à l’imagier Jean le Seleur « pour une ymage de Nostre Dame a tabernacle »[60]. En 1341, Evrard d’Orléans se voit commander « une ymage d’albastre et un tabernacle aussi lons et aussi grans et de autele facons et de grandeur comme sont l’ymage et le tabernacle des frères Meneurs ou Praescheurs de Paris […] Et aura dedenz un evesque d’albastre, de deux piez de lonc, et aura les mains jointes contre l’ymage de Notre Dame »[61]. Si le modèle à suivre est bien incertain (frères mineurs ou prêcheurs?), le tabernacle est décrit, mais il n’y a pas plus de précisions sur l’iconographie de la Vierge.

On comprend à de tels exemples que ce qui importe au commanditaire n’est pas de savoir si l’Enfant tient une pomme ou un oiseau. Que le gisant soit en prêtre ou en évêque est infiniment plus important. Clerc de Mahaut d’Artois, Thierry d’Hireçon avait été nommé évêque peu de temps avant sa mort. En 1327, il fallut rectifier sa tombe en lui greffant une mitre[62].



Une combinatoire de motifs

En étudiant les Vierges à l’Enfant de Seine-et-Marne, Françoise Baron a tenté de constituer des groupes à partir de combinaisons de motifs, nommés d’après une œuvre significative : le groupe de Rampillon (ill. 17) que nous avons déjà évoqué, ceux de Varennes-sur-Seine (ill. 28) et d’Esmans (ill. 29)[63]. Ces groupes n’ont rien à voir avec la personnalité des artistes : le type iconographique n’a aucun rapport avec le niveau de qualité et des œuvres stylistiquement très proches, comme les Vierges de Rampillon et de Varennes qui pourraient éventuellement appartenir au même artiste, sont les éponymes de deux groupes distincts. Ils caractérisent encore moins une provenance locale, car les œuvres les plus apparentées iconographiquement peuvent appartenir à des régions éloignées.

Les différences pertinentes pour distinguer les trois groupes se réduisent à peu de choses. Dans le cas de Rampillon et des œuvres semblables, des plis verticaux partent de l’avant-bras droit et bordent les plis en écuelle du tablier. Ils deviennent minuscules dans le groupe d’Esmans, mais se développent considérablement sous le bras gauche, de sorte que les plis du manteau se déplacent vers la droite et se brisent. On retrouve les deux chutes latérales dans le groupe de Varennes, mais celle de droite est retenue sous l’avant-bras.


Wirth V28. Vierge de l'église de Varennes-sir-Seine (tous droits réservés)28. Vierge de l’église de Varennes-sir-Seine (tous droits réservés) Wirth V29. Vierge de l'église d'Esmans (médiathèque du patrimoine)29. Vierge de l’église d’Esmans (médiathèque du patrimoine) Wirth V30. Vierge de l'église de Bornel (Poschadel)30. Vierge de l’église de Bornel (Poschadel)

Constatons d’abord l’absence de répliques exactes, le cas de la Vierge de Montmerrei restant isolé. On parlera en revanche de répliques totales lorsque tous les motifs iconographiques concordent, quel que soit l’écart stylistique. Reprenons les types de Françoise Baron. Dans le cas de la Vierge de Rampillon, il y a des répliques totales: Sées dans l’Orne, Jambville en Yvelines, Ully-Saint-Georges dans l’Oise. Elles sont à bonne distance les unes des autres, alors qu’on n’en a repéré aucune en Seine-et-Marne. Dans la plupart des cas, on note une ou plusieurs variations: Enfant à moitié-nu au lieu de porter une tunique, tenant un livre au lieu d’une pomme, caressant la poitrine de sa mère au lieu de saisir le voile, etc., ou encore une complexification du drapé, avec des pans de manteau superposés. Nous n’avons pas trouvé de répliques totales des Vierges de Varennes et d’Esmans, mais rencontré bon nombre de variantes. Dans le cas de Varennes, l’Enfant peut saisir le voile comme à Rampillon, il peut tenir une pomme à la place de l’oiseau, toucher le fermail ou le médaillon de sa Mère lorsqu’elle porte le voile en écharpe, tandis que le drapé peut également se compliquer.

Les Vierges de Rampillon et de Varennes sont peut-être des prototypes parisiens, mais ce n’est certainement pas le cas de celle d’Esmans. De haute qualité et probablement antérieure, la Vierge de Bornel dans l’Oise (ill. 30) doit être de facture parisienne. Contrairement à celle d’Esmans, elle possède des répliques totales: les Écrennes (Seine-et-Marne), Palaiseau (Essonne), Saint-Loup-de-Naud (Seine-et-Marne). C’est plutôt à partir d’elle qu’il faut noter les variations, comme la substitution d’une pomme à l’oiseau (Saint-Pierre des Minimes à Clermont-Ferrand), le geste de bénédiction de l’Enfant au lieu de la saisie du voile (Esmans), l’Enfant habillé, saisissant le fermail de la Vierge au lieu de son voile, etc.

Dans les trois cas, la localisation des répliques totales exclut une diffusion par proximité. Les deux les plus rapprochées sont les Vierges des Écrennes, vers Melun et de Saint-Loup-de-Naud vers Provins, distantes de 32 km. Or celles des trois œuvres qui peuvent être des prototypes, Rampillon et Varennes, n’ont aucun caractère régional et la diffusion du modèle dans toutes les directions, en particulier dans le groupe de Rampillon, signale un dessin parisien.

Il arrive aussi qu’un sculpteur provincial soit à même de dessiner des modèles, souvent à bonne distance de Paris, ainsi le maître des Vierges aux bouquets de roses dans le Cotentin que Brigitte Béranger-Menand a baptisé ainsi[64]. Lorsqu’une particularité iconographique est propre à une région, elle semble confirmer l’existence de sculpteurs locaux. C’est ainsi qu’en Normandie occidentale, on trouve une série de Vierges qui tiennent à la main un pan de leur manteau, comme celle de Juaye-Mondaye (Calvados). De même nous verrons que la présence de Moïse et du Buisson Ardent aux pieds d’une Vierge qui lève souvent la main droite signale la production des confins burgondo-champenois et son extension dans l’Oise. Il est difficile de trouver la raison de ces spécificités : peut-être s’agit-il de faire allégeance à une Vierge localement prestigieuse ? Mais, le plus souvent, soit les œuvres sont importées de Paris, soit elles reposent sur un dessin parisien. Dans tous les cas, un jeu de motifs perdure pendant au moins la moitié du siècle, caractérise les œuvres, mais ne se confond ni avec le style, ni avec une iconographie particulière, car les variations sont quasiment aléatoires. Essayons de le décrire.

Le manteau de la Vierge connaît de nombreuses variantes. Il est porté sur les épaules et peut pendre librement, être retenu par un cordon ou refermé sur la poitrine par un fermail. Il peut retomber sur l’un des avant-bras ou sur les deux et, dans ce dernier cas, se terminer horizontalement ou en demi-cercle comme un tablier, formant deux grandes chutes latérales. Lorsqu’il ne repose que sur l’un des avant-bras, il tombe obliquement comme il le faisait au siècle précédent. Parfois, sa chute est retenue sous un avant-bras pour que sa lourde cascade ne traîne pas par terre ou encore, en Normandie, la Vierge le prend à pleine main. Le manteau en tablier avec deux retombées latérales est très majoritaire sur les modèles parisiens.

La Vierge porte la couronne lorsqu’elle n’est pas amovible et n’a pas disparu. Ce n’est qu’à partir du milieu du siècle qu’il lui arrive de s’en passer, peut-être par humilité. Elle tient le sceptre, autre insigne royal, sinon une fleur ou un bouquet de fleurs. En fait, le sceptre est lui-même en forme de fleur de lys, de sorte que cette fleur implique la royauté. Mais la rose la remplace souvent au XIVe siècle pour mettre l’accent sur les noces spirituelles avec le Christ. A partir du milieu du siècle, la Vierge peut se défaire de ces emblèmes, en particulier pour allaiter. Le voile se présente sous trois formes. Il peut rester court comme au siècle précédent, être mi long, souvent pour que l’Enfant puisse le saisir, être très long pour envelopper le corps en s’inspirant de la palla antique. Il repose alors sur les avant-bras comme le manteau et peut servir de lange à l’Enfant nu.

L’Enfant est généralement porté sur le bras gauche. Lorsqu’il l’est sur le droit, c’est le plus souvent pour allaiter. La Vierge lui tend souvent le bras droit et il arrive, comme on l’a vu, qu’elle lui prenne le pied. Lui-même peut être vêtu d’une tunique ou nu, mais le bas du corps langé d’un voile. Il porte parfois une cape, qu’il soit habillé ou nu en-dessous. Il tient généralement un objet d’une main ou des deux, le plus souvent une pomme, un oiseau ou un livre. De la droite, il peut caresser sa mère, saisir son voile, le cordon de son manteau ou sa ceinture, bénir un personnage qui se trouve ou se trouvait à la droite de sa mère. Il lui arrive aussi de la couronner.

Les corrélations entre deux termes sont fréquentes et souvent faciles à comprendre: comme on l’a dit, la saisie du voile de la Vierge par l’Enfant est aisée avec le voile mi long et pour que le voile lange l’Enfant, il doit être long. Certaines ne semblent s’expliquer que par la diffusion d’un dessin, ainsi celle entre le toucher du pied de l’Enfant et le manteau coincé sous l’avant-bras droit, dominante dans le groupe d’Esmans. Mais alors, elles ne sont pas systématiques: les deux motifs peuvent se trouver l’un sans l’autre. Enfin, la plupart des variations n’implique pas la consultation de deux dessins: rien n’est plus facile que de remplacer l’oiseau par une pomme ou l’inverse.



Identifier quelques mains

La présence de Vierges très semblables dispersées dans un rayon de plus de deux cents kilomètres de Paris nous a fait supposer que les modèles étaient parisiens et que bon nombre de ces œuvres, sans doute les plus fortes, venaient de la capitale. On aimerait donc identifier un certain nombre de mains parmi les plus expertes, mais l’entreprise est difficile pour plusieurs raisons. Il y a d’abord la forte conventionnalité du style, l’absence de recherche de l’originalité. En outre, l’état des pièces est loin d’être toujours satisfaisant. Sur bon nombre d’entre elles, il ne reste plus de polychromie, ou encore les polychromies postérieures n’ont pas été décapées. Sur un visage, la moindre initiative du peintre, aussi respectueuse soit-elle de la sculpture, peut en modifier totalement l’expression. Enfin, il arrive que des Vierges en calcaire polychrome et en marbre soient très proches, mais nous ignorons si les mêmes sculpteurs travaillaient ces deux matériaux. Bien entendu, il n’est pas question d’utiliser les rapprochements iconographiques pour détecter les mains : nous avons vu que des œuvres iconographiquement identiques peuvent diverger considérablement par le niveau de qualité. Même à un niveau de qualité comparable, il serait aventureux de donner à la même main trois Vierges de Seine-et-Marne pourtant si proches, celles d’Esmans, de Saint-Loup-de-Naud et du Plessis-l’Évêque. La récurrence des formules en fait plutôt les répétitions d’un type.

Le sculpteur de la Vierge de l’église Saint-Aignan à Soisy-sur-École (Essonne), conservée au musée d’Étampes, se laisse facilement identifier depuis que les fragments de cette œuvre, brisée à la Révolution, ont été recollés en 1988 (ill. 31)[65]. Il ne s’agit de rien de moins que de celui de la Vierge d’Écouis (ill. 3), sans doute à une date proche. On le reconnaît immédiatement au visage mélancolique, mais aussi à la retenue du déhanchement et à la chute d’un drapé souple et sobre, organisé autour d’un pli saillant sur le ventre. On avait compris depuis Régnier que ce sculpteur était parisien et la présence des deux œuvres en des endroits distants ne fait que le confirmer.


Wirth V31. Vierge de Soisy-sur-Ecole, musée d'Etampes (Poschadel)

31. Vierge de Soisy-sur-Ecole, musée d’Etampes (Poschadel)

Les ressemblances évidentes entre la Vierge de Blanchelande, aujourd’hui au Louvre, et celle de Fontenay sont plus difficiles à exploiter (ill. 32 et 33). L’allure générale du drapé est plus que compatible, tandis que leur sourire est aussi semblable qu’il est original. Il entraîne des fossettes et, comparé à ceux d’autres Vierges de la période, il manque totalement de discrétion et semble forcé. On est donc tenté d’y voir la particularité d’un même sculpteur, une fois admis que les deux œuvres dont parisiennes.

Plusieurs observations vont pourtant en sens contraire. Le drapé très souple de la Vierge de Blanchelande a la mollesse du caoutchouc alors que des plis fins animent parfois la surface à Fontenay qui pourrait être plus tardive de cinq à dix ans environ. Mais un sculpteur peut évoluer. Il est plus gênant que la chevelure soit traitée de manière très différente : mèches fluides à Blanchelande, grosses boucles cylindriques à Fontenay, ce qui relève plutôt de la manière propre au sculpteur. On laissera donc la question ouverte.


Wirth V32. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée)32. Vierge de Blanchelande, Paris, Louvre (musée) Wirth V33. Vierge de Fontenay (Daniel Villafruela)33. Vierge de Fontenay (Daniel Villafruela)

En revanche, il semble possible d’attribuer au même sculpteur les Vierges de Varennes (ill. 28) et de Courtomer en Seine-et-Marne, celle de Saint-Martin d’Omerville (Val-d’Oise; ill. 34), celle de Gouvieux (Oise) et la seconde Vierge de Mainneville. On reconnaît sur les cinq le même type de drapé, le même visage mélancolique de la Vierge, la même chevelure bouclée, coiffée d’une couronne haute. Celles de Courtomer et de Gouvieux sont iconographiquement identiques, mais situées à une centaine de kilomètres de distance. L’Enfant ne saisit pas le voile de sa mère à Varennes et la Vierge ne tient pas le pied de l’Enfant à Omerville, ce qui entraîne une conduite différente du drapé du manteau qui n’est plus retenu par l’avant-bras droit. Le passage d’un type à l’autre est une mécanique bien réglée, à la disposition du sculpteur.

Au vu du visage et de la couronne, on peut se demander si ce sculpteur est aussi celui de Rampillon (ill.17) que nous retrouvons plus sûrement en l’église Saint-Pierre-aux-Liens de Brignancourt (Val-d-Oise; ill. 35). Sur ces deux dernières œuvres, le manteau donne à la Vierge une silhouette plus massive bien que fortement cambrée et est articulé par des plis plus puissants. Cela pourrait être mis sur le compte de la tenue de la fleur et non pas du pied de l’Enfant, mais le manteau de la Vierge d’Omerville qui est dans le même cas, présente un drapé beaucoup moins massif, dominé par un grand bec latéral. Si, comme il semble donc, le maître de Rampillon est distinct de celui de Varennes, on mesure a contrario le poids des conventions partagées à une date qui pourrait être le début des années 1320.


Wirth V34. Vierge de l'église d'Omerville (Poschadel)34. Vierge de l’église d’Omerville (Poschadel) Wirth V35. Vierge de l'église de Brignancourt (J.W.)35. Vierge de l’église de Brignancourt (J.W.)

Sans doute un petit peu plus récente, la Vierge de Champdeuil (Seine-et-Marne) tend à se libérer de ces conventions (ill. 36). Elle présente un nouveau visage, encore assez mélancolique, certes, mais plus ovale. Surtout, elle et l’Enfant se regardent comme sur la Vierge de Jeanne d’Évreux, ce qui est encore exceptionnel. Le manteau se replie sur lui-même comme dans le petit reliquaire de Séville et dégage l’épaule droite. Tout cela donne à l’œuvre quelque chose de moins solennel, de plus intime. On retrouve ces traits sur la Vierge de la Porte de l’Horloge à Amboise, aujourd’hui au musée Morin (ill. 37). Le manteau présente les mêmes pans superposés, mais il recouvre l’épaule au lieu de reposer sur l’avant-bras droit. Le couple se referme à nouveau sur lui-même : l’Enfant lisait, mais s’interrompt pour dialoguer avec sa mère tout en gardant la page de la main droite. Il semble lui faire un cours d’exégèse plutôt que de jouer avec un oiseau. La posture de la Vierge est aussi sinueuse qu’à Champdeuil et la polychromie est entièrement la même. La chevelure de la Vierge et la tête de l’Enfant sont si proches qu’il s’agit à l’évidence du même sculpteur, reconnaissable entre tous. Dans la longue série des Vierges en calcaire polychrome, ces deux œuvres apportent un renouvellement aussi considérable que passager, car elles sont isolées. Comme nous le verrons, c’est ailleurs et dans le marbre qu’il faut chercher soit leur source, soit leur postérité.

Au total, nous n’avons pu procéder qu’à quelques identifications dans l’abondante production parisienne aux environs de 1320, certaines étant en plus discutables. Bien que de haute qualité, elle dépend trop des chefs-d’œuvre du début du siècle pour laisser place à l’imagination.


Wirth V36. Vierge de l'église de Champdeuil (S.W.)36. Vierge de l’église de Champdeuil (S.W.) Wirth V37. Vierge de la Porte de l'Horloge, Amboise, musée Morin (J.W.)37. Vierge de la Porte de l’Horloge, Amboise, musée Morin (J.W.)



Limites et déclin de la suprématie parisienne

Il serait naïf de croire que les frontières artistiques suivent les frontières politiques ou même les frontières linguistiques. Il arrive que oui et il arrive que non. Nous avons vu des modèles parisiens pénétrer l’Empire jusqu’à Prague, mais ils sont bien moins imités en Lorraine, terre d’Empire proche de la France et en grande partie francophone. Les papes d’Avignon sont français, ainsi qu’une bonne partie des cardinaux, et pourtant Avignon est devenu un relai de la peinture italienne vers le Nord bien plus que de la sculpture française vers le Sud. Bordeaux est lié politiquement à l’Angleterre avec un solide sentiment anti-français et parle la langue d’Oc, mais sa cathédrale est une tête de pont de l’art français dans le Sud-Ouest. Les limites à l’autonomie des choix esthétiques sont plutôt techniques : construire une cathédrale gothique ne s’improvise pas et, pour y parvenir, il faut faire appel à des équipes françaises.

Le Languedoc

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La conquête française du Languedoc s’acheva dans les années 1240, mais n’entraîna pas immédiatement le changement artistique, dont on suit aisément la progression grâce à l’excellent ouvrage de Michèle Pradalier-Schlumberger[66]. On voit subsister un art roman attardé, mais on trouve quelques nouveautés gothiques affaiblies dans le décor sculpté des édifices, ainsi dès 1248 à la tour de Constance d’Aigues-Mortes. Il faut attendre le chœur de la cathédrale Saint-Nazaire-et-Saint-Celse de Carcassonne, dans les vingt dernières années du siècle, pour rencontrer une statuaire gothique. On y a sculpté en effet des statues de la Vierge et des Apôtres, non pas indépendantes de la construction comme à Montier-en-Der ou à la Sainte-Chapelle de Paris, mais intégrées à la structure des piles comme à la cathédrale de Naumburg. On les considère généralement comme françaises, dans la lignée des portails des cathédrales d’Amiens, de Reims et de Paris. Mais il faut y regarder de plus près.

Les œuvres caractéristiques du block style qui a inspiré le cycle ont souvent été datées tard, dans les années 1260. Mais on a montré que le portail Saint-Honoré de la cathédrale d’Amiens, où il apparaît sous la forme la plus pure, a été réalisé au milieu des années 1230[67]. Quant aux portails de la façade occidentale rémoise, ils sont entrepris vers 1240 et la dispersion des sculpteurs montre que le travail est terminé avant 1252[68]. Dès les années 1240, on constate un allègement du drapé par rapport à Amiens, ainsi à la Sainte-Chapelle, et il se généralise ensuite, sauf dans certaines périphéries. Le maître de Naumburg reste fidèle au block style dans les années 1240 et on retrouve un style proche dans l’Est de la France actuelle, ainsi dans un vestige d’un tympan du Jugement dernier qui peut dater des années 1260, provenant du portail sud de la cathédrale de Metz et conservé dans la crypte.


Wirth V38. Vierge à l'Enfant, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés)38. Vierge à l’Enfant, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés) Wirth V39. Vierge de l'Annonciation, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés)39. Vierge de l’Annonciation, chœur de la cathédrale de Carcassonne (tous droits réservés)

Il serait en fait difficile de trouver à Paris un sculpteur travaillant encore dans ce style à la fin du siècle, mais on en trouve en Lorraine. La Vierge à l’Enfant du trumeau de Saint-Maurice d’Épinal et celle du cloître de la cathédrale de Saint-Dié (ill. 42 et 44) présentent en effet beaucoup de traits communs avec celle de Carcassonne et avec la Vierge de l’Annonciation du même cycle (ill. 38 et ill. 39). Dans les quatre cas, le manteau tombant des épaules contourne l’avant-bras droit puis rejoint le gauche sous lequel il est retenu pour produire une chute et pour que son extrémité inférieure descende de gauche à droite. Il s’agit toujours du dessin général de la Vierge dorée d’Amiens, à cela près que les plis de la robe et du manteau s’emboîtent. Sous le bras droit, les plis sont plus saillants dans la Vierge de l’Annonciation et celle de Saint-Dié, quasiment identiques sur la Vierge à l’Enfant de Carcassonne et celle d’Épinal. L’une est aussi peu déhanchée que l’autre, tandis que la Vierge de l’Annonciation l’est nettement plus, mais pas autant que la madone de Saint-Dié. Contrairement à celui de la Vierge amiénoise, le manteau tombe désormais assez bas pour laisser la ceinture visible. Les deux Vierges lorraines sont assez difficiles à dater. On peut envisager une date proche de 1280 pour la plus archaïque, celle d’Épinal, et nous verrons que celle de Saint-Dié devrait appartenir à la dernière décennie du siècle. Si le sculpteur de Carcassonne n’était pas lorrain, il pouvait venir d’une région où cette influence était forte, comme la Champagne ou la Bourgogne.

Michèle Pradalier-Schlumberger a noté la supériorité des deux Vierges de Carcassonne sur les Apôtres qui montrent encore des archaïsmes, tels que le double contour très graphique des yeux se poursuivant à la jonction des paupières qui évoque encore l’art roman. Elle fait donc des Apôtres les pièces les plus anciennes du cycle. Il semble plus probable que ce soit le travail moins abouti d’auxiliaires locaux du maître et que les statues totalement gothiques soient l’œuvre de cet étranger, le modèle plus ou moins bien compris celle des autres. Si le sculpteur qui a importé la statuaire gothique en Languedoc était lorrain et donc originaire de l’Empire, il ne pouvait être français que par la langue.


Wirth V40. Apôtre de la chapelle de Rieux, Toulouse, musée des Augustins (musée - Daniel Martin)40. Apôtre de la chapelle de Rieux, Toulouse, musée des Augustins (musée/Daniel Martin) Wirth V41. Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles, Toulouse, musée des Augustins (musée)41. Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles, Toulouse, musée des Augustins (musée)

De 1324 à 1343, l’évêque de Rieux Jean Tissandier fait construire sa chapelle en l’église des franciscains de Toulouse. Ce qui reste de l’admirable statuaire, au Musée des Augustins et à Bayonne, au Musée Bonnat, fait du maître de Rieux la deuxième grande impulsion façonnant le gothique languedocien (ill. 40)[69]. Son style repose sur une vaste connaissance de l’art de l’époque, comprenant la tradition de la grande sculpture gothique du siècle précédent, les raffinements maniéristes des années 1320, tels les drapés de l’enlumineur Jean Pucelle, enfin la peinture italienne installée en Languedoc, comme le montrent entre autres ses auréoles rayonnantes. Il sculpte de grosses boucles de cheveux en renchérissant sur des habitudes du siècle précédent pour parvenir à d’énormes tignasses et à de grosses barbes agitées répondant aux traits vigoureux du visage, proches de ce qu’on retrouvera dans la sculpture souabe au début du XVIe siècle, mais dont l’origine est à Saint-Nazaire de Carcassonne. En même temps, plusieurs autres pièces, comme saint Jean l’Évangéliste et saint Louis de Toulouse, expriment une incomparable douceur. Par rapport à la sculpture parisienne, l’élargissement de la gamme expressive est saisissant.

Le maître de Rieux se distingue non moins de ses collègues parisiens par la mise en valeur du corps. Alors que les plis larges et détendus des drapés parisiens le cachent, il l’enserre volontiers dans des plis tendus pour en faire ressortir les formes, ainsi sur saint Jean l’Évangéliste à la chapelle de Rieux. Le procédé est particulièrement efficace sur les madones, comme Notre-Dame de Bonnes-Nouvelles (Toulouse, Musée des Augustins; ill. 41) celle de Cardona en Catalogne qui peut être son œuvre et dans toutes celles qui manifestent son influence, ainsi la Vierge bien plus modeste d’Azille (Aude), sur laquelle le drapé moule la poitrine. On ne trouve la source du procédé ni dans la sculpture française ni dans la peinture italienne. Seule la sculpture antique peut l’avoir inspiré.

Il y a de fortes probabilités que le sculpteur vienne du chantier de la cathédrale Saint-André de Bordeaux, qu’il y ait travaillé précédemment au portail sud et il est possible qu’il soit le Petrus de Sancto Melio (Pierre de Saint-Émilion) mentionné par les archives toulousaines. Comme on l’a dit, Bordeaux nourrissait un profond sentiment anti-français et pourtant, sa cathédrale est profondément française. L’influence du maître de Rieux, formé à l’art français mais faisant la synthèse d’impulsions diverses, a déterminé largement la suite de la sculpture languedocienne. Peu d’œuvres témoignent d’une forte indépendance par rapport à son style. Il n’y a guère que la majestueuse Vierge de Bethléem, à la cathédrale de Narbonne, pour s’écarter partiellement de sa manière. La production courante dérive le plus souvent du maître de Rieux, comme en témoignent les chevelures abondantes, quelquefois de la Vierge de Bethléem, mais il n’y a plus de renouvellement avant la fin du siècle.


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Hors du royaume : la Lorraine

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Malgré un petit article bien senti de Paul Perdrizet, la sculpture lorraine du XIVe siècle n’est guère entrée dans la littérature scientifique que depuis William Forsyth, mais elle a fait l’objet d’un vaste travail de Josef Adolf Schmoll gennant Eisenwerth qui a montré son impact en Allemagne jusqu’à Cologne[70]. La plupart des Vierges lorraines sont faciles à identifier comme telles. Le plus souvent debout, elles exhibent une cambrure énergique, soulignée par les puissants plis obliques qui naissent sous l’avant-bras gauche lorsqu’il retient le manteau. Mais, dans un nombre à peu près égal de cas, le manteau porté sur les épaules est ouvert et dégage la robe, alors que sur les Vierges françaises, cette solution est très minoritaire. Comme nous l’avons vu, le manteau ouvert permet d’éviter qu’un grand pli de la robe parte sans raison de l’Enfant. La trajectoire des plis de la robe est ici d’une oblicité raisonnable, motivée par le hanchement.

Les deux formules – manteau ouvert ou fermé – se répètent à peu près immuables. Les visages sont larges, avec un front puissant, ce qui n’exclut pas une grâce juvénile sur les plus belles. Mais la plus grande différence avec la production parisienne est leur tridimensionnalité: la vue de côté est aussi plausible que la vue de face. On ignore évidemment comment elles étaient présentées, mais elles occupent parfaitement l’espace et peuvent se passer de tabernacle.


Wirth V42. Vierge du cloître de la cathédrale de Saint-Dié (tous droits réservés)42. Vierge du cloître de la cathédrale de Saint-Dié (tous droits réservés) Wirth V43. Vierge de Châtenois, New York, Metropolitan Museum (musée)43. Vierge de Châtenois, New York, Metropolitan Museum (musée)

Ces Vierges se situent donc dans la continuité de l’art du XIIIe siècle dont elles conservent les habitudes. Le manteau dégage volontiers le bras et même l’épaule droite, le bras bloquant les plis latéraux pour qu’ils ne traînent pas par terre, formule qu’on retrouve assez souvent, par exemple sur une Vierge lorraine conservée à Berlin (Skulpturensammlung, n° 7689), mais qu’on remarque déjà sur la Vierge du trumeau au portail principal de Notre-Dame de Marle (Aisne). Si plusieurs de ces Vierges, à commencer par celle de Saint-Dié, ignorent totalement les nouveautés parisiennes du début du siècle, d’autres montrent des emprunts à leurs dessins. Certaines portent le manteau en tablier au lieu qu’il retombe obliquement, ainsi l’une au Metropolitan Museum (réf. 32.100.406) qui rappelle le dessin de celle de Mainneville et une autre au Musée de Cluny (cl.18944), dépendant au contraire de celle d’Écouis. Il y a là l’indication d’une chronologie relative, mais on ne la remarque pas immédiatement, tant l’aspect général des Vierges parisiennes et lorraines est dissemblable.

En l’absence d’œuvres documentées, on a proposé des datations à la louche et contradictoires. C’est ainsi que la superbe Vierge du cloître la cathédrale de Saint-Dié qu’on considère généralement – sans doute avec raison – comme un prototype, car elle ne s’écarte en rien des habitudes du XIIIe siècle, était datée de la seconde moitié du siècle par Forsyth, du premier tiers par Béatrice de Chancel-Bardelot, de 1330-1340 dans le catalogue Figures de madones et de 1310-1320 par Schmoll (ill. 42)[71]. Dans ces conditions, parvenir à dater une œuvre majeure serait un grand pas en avant.

Le Metropolitan Museum de New York possède une remarquable Vierge lorraine qui a gardé une bonne partie de sa polychromie (réf. 17.120.256; ill. 43). Elle a été trouvée dans le cimetière de Châtenois (Vosges) ainsi qu’une seconde Vierge qui semble nettement plus tardive et partiellement inspirée d’elle (réf. 25.120365), par le sculpteur et collectionneur George Grey Barnard, de qui Forsyth tenait le renseignement.

La Vierge de Saint-Dié et la première Vierge de Châtenois sont d’un type bien différent: le manteau de l’une remonte vers l’avant-bras gauche, tandis que celui de l’autre, tenu par un cordon, tombe ensuite librement ; ici l’enfant est vêtu d’une tunique, là il est demi-nu. Mais, si on fait abstraction de la présence de la polychromie à Châtenois et de sa perte à Saint-Dié, les traits communs apparaissent: même posture des deux femmes, visages on ne peut plus semblables, tant de la mère que de l’Enfant. Il est même possible qu’elles soient toutes les deux de la même main. En outre, les deux formulations iconographiques se retrouvent sans cesse ensuite en Lorraine dans des œuvres sans doute un peu plus récentes, comme la Vierge déjà citée du Musée de Cluny (Cl. 18944) et une autre à Berlin (Staatliche Museen, inv. 8/87)[72].

Si le site du Metropolitan Museum ignore la provenance de la Vierge de Châtenois, elle n’a pas échappé à un érudit local lorrain, Christophe Labays[73]. Il a été alerté par une reproduction dans un magazine avec une inscription au stylo: « Châtenois, ancienne église. Elle se trouve dans un musée à New York. La Capeluche 1296 ». Labays s’est souvenu qu’il y avait effectivement une chapelle Notre-Dame de la Capluche au prieuré de Châtenois. On en possède l’acte de fondation par Raoul, abbé de Saint-Evre de Toul de 1289 à 1297, le 24 juin 1294 (et non pas 1296)[74]. Il va de soi que la fondation d’une chapelle mariale requiert une Vierge et, comme il n’y a pas de raison qu’on l’ait remplacée une ou deux décennies plus tard, celle de Châtenois date encore du XIIIe siècle et celle de Saint-Dié en est trop proche pour dater nettement plus tôt ou plus tard. La Vierge du trumeau à Saint-Maurice d’Epinal (ill. 44) doit être sensiblement antérieure et l’œuvre du sculpteur de Carcassonne s’insère parfaitement dans une telle chronologie. De même, Erwin Panofsky proposait une date vers 1290 pour la Vierge située au revers du portail occidental de la collégiale de Fribourg-en-Brisgau qui montre clairement la connaissance d’un modèle du type de Châtenois[75]. On comprend mal que Schmoll date la Vierge de Châtenois vers 1320 et mette celle de Morhange au début de la production lorraine dans les années 1290[76]. Cette dernière reprend la formule française du grand voile dans lequel est langé l’Enfant et est probablement plus tardive. Ce sont bien les modèles de Châtenois et de Saint-Dié qui ont été sans cesse imités et adaptés au goût du jour avec plus ou moins de talent. Cela dit, il y a des œuvres qui ne reposent pas sur leur modèle et peuvent être plus anciennes, à commencer bien sûr par la Vierge d’Épinal, mais aussi celle d’Ubexy (Vosges), conservée au musée de Metz[77]. Enfin, l’enracinement des Vierges de Châtenois et de Saint-Dié dans les habitudes stylistiques du XIIIe siècle, en particulier le puissant déhanchement de la Vierge, s’explique mieux ainsi que par le prétendu retard stylistique, sans cesse invoqué lorsqu’une chronologie est trop tardive.


Wirth V44. Vierge du trumeau, Épinal, basilique Saint-Maurice (Ji-Elle)

44. Vierge du trumeau, Épinal, basilique Saint-Maurice (Ji-Elle)

Ce qui se passe ensuite est difficile à décrire, car il faut attendre la fin du siècle pour apercevoir un net renouvellement des formes. Comme ailleurs, le vêtement prend de l’ampleur, avec des plis parfois énormes et le goût des contrastes vigoureux, ainsi sur la Vierge de la Tour-aux-Rats (Metz, Musée de la Cour d’Or). Jusque-là, on ne constate que de petites variations sur les deux types principaux, comme l’Enfant passant l’anneau nuptial au doigt de Marie sur la charmante Vierge de Maxéville, ou encore un travail grossier comme sur la seconde Vierge de Châtenois. L’encolure des Vierges étant dès la fin du XIIIe siècle assez large pour passer la tête, puis ne s’élargissant plus, tandis que les plis latéraux ne s’enroulent jamais en tuyaux d’orgue, on ne dispose pas de tels critères approximatifs de datation, en dehors des rares emprunts à Paris déjà notés.


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Mussy et la Lorraine

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En 1968, Pierre Quarré a défini un groupe d’œuvres dont il a situé la production à Mussy-sur-Seine (Aube)[78]. Il a été suivi par Schmoll genannt Eisenwerth qui a fait dériver la sculpture lorraine du XIVe siècle de ce groupe[79]. Il n’y a en effet aucun doute que le groupe de Mussy soit précoce. Guillaume de Mussy, l’un des puissants officiers de Philippe le Bel, qui a fait reconstruire l’église dans les années 1290 ou tout au moins a financé sa construction, est mort entre 1306 et 1308[80]. Ce proche de Nogaret fait penser à Enguerrand de Marigny, car il est lui aussi très pieux et grand donateur, ce qui ne l’empêche pas de s’enrichir par tous les moyens. On suppose que son tombeau a été érigé immédiatement à sa mort, de sorte qu’il sert de repère pour la chronologie du groupe d’œuvres. Un autre repère est donné par la Vierge au Buisson Ardent de l’Hôtel-Dieu de Tonnerre qui appartient à ce même groupe et devrait avoir été mise en place à la fin de la construction, en 1295 ou 1296[81].

Schmoll a fait observer que l’atelier ne se situait pas obligatoirement à Mussy : Langres, Tonnerre ou Troyes sont d’autres possibilités[82]. Il n’en reste pas moins que beaucoup d’éléments militent pour Mussy : le nombre d’œuvres conservées dans l’église, la présence d’un château de l’évêque de Langres où il résidait souvent et de carrières à Mussy. En outre, on y repère deux sculpteurs nommés tous deux Geoffroy, l’oncle qui était mort en 1319 et son neveu, ce qui s’accorde bien à l’évolution du style du groupe. Or un Geoffroy, peut-être l’oncle, a été appelé comme expert sur le chantier de la cathédrale de Troyes en 1297 et a été soupçonné d’être l’architecte de l’église[83]. Tout cela reste bien entendu hypothétique et nous ne parlerons du groupe de Mussy que pour simplifier.

Le groupe a de nombreux traits caractéristiques (ill. 45). La plupart des Vierges portent un voile court et le manteau ouvert, tenu par un cordon. Plusieurs lèvent la main droite, ce qui a été interprété par Quarré comme un geste d’oraison. Cela serait plus évident si elles levaient les deux mains, mais elles ne pourraient le faire sans lâcher le bébé. Plusieurs ont à leur pied Moïse face au Buisson Ardent. L’Enfant est toujours vêtu d’une tunique. Enfin, les oreilles de la Vierge sont curieusement décollées. C’est fréquent dans les représentations d’enfants, plus inhabituel pour les madones.


Wirth V45. Vierge à l'Enfant, église de Mussy-sur-Seine (médiathèque du patrimoine)45. Vierge à l’Enfant, église de Mussy-sur-Seine (médiathèque du patrimoine) Wirth V46. Vierge à l'Enfant, église de Chamant (Poschadel)46. Vierge à l’Enfant, église de Chamant (Poschadel)

Ces traits ont permis à Françoise Baron de repérer des œuvres du groupe dans l’Oise, ainsi la Vierge de l’église de Baron (simple homonymie) provenant de l’abbaye de Chaalis, celles de Betz et de Chamant (ill. 46)[84]. Elle ne parvient pas à expliquer le fait. Or la sculpture de la région ne présente au début du siècle aucune originalité par rapport à la production parisienne et il est peu probable qu’un atelier local se soit développé. Cela pourrait avoir poussé un sculpteur du groupe de Mussy à s’y installer quelque temps.

Tandis que ces œuvres de l’Oise appartiennent clairement au groupe, on peut se poser des questions sur d’autres, bien plus proches de Mussy, surtout une fois révisée la chronologie de la sculpture lorraine qui était systématiquement datée trop tard. On peut se demander par exemple si la Vierge de Gyé (Aube), avec son manteau retenu sur le bras gauche, au drapé typiquement lorrain, lui appartient vraiment. La même question se pose pour celle de Bayel (Aube) dont on a fait une œuvre maîtresse du groupe à ses débuts et dont le drapé est du même type (ill. 47). On donne comme argument pour rattacher les deux Vierges à ce groupe leurs oreilles décollées, mais elles existent aussi en Lorraine, ainsi sur la Vierge d’Ubexy, qui nous semble l’une des plus anciennes (ill. 48) et sur celle de Ligny-en-Barrois (Meuse). Elles apparaissent sur la Vierge d’Étrepy (Marne), également lorraine ou d’inspiration lorraine. On les trouve aussi dans des œuvres plus anciennes, sur la façade occidentale de la cathédrale de Strasbourg, ainsi sur l’une des vertus terrassant les vices et sur l’une des vierges sages, et déjà au portail central de la cathédrale d’Amiens, sur la Patience du cycle des vices et des vertus. Comme l’a montré Tina Anderlini, il s’agit d’une conséquence du port sous le voile d’une coiffe gonflée par la chevelure qui rabat les oreilles vers l’avant[85]. Il est donc impossible de ne faire de ce détail qu’une caractéristique d’un sculpteur ou d’un groupe particulier et on peut juste constater qu’il est fréquent dans le groupe de Mussy.


Wirth V47. Vierge de l'église de Bayel (GO69)47. Vierge de l’église de Bayel (GO69) Wirth V48. Vierge provenant d'Ubexy (Olivier Petit, tous droits réservés)48. Vierge provenant d’Ubexy (Olivier Petit, tous droits réservés)

En outre, il est discutable de vouloir faire du tympan de l’église templière de Libdeau (Nancy, Musée Lorrain), forcément antérieur à la dissolution de l’ordre en 1307, un exemple de l’influence de Mussy sur la Lorraine (ill. 49). La Vierge qui s’y trouve entre bien plus sûrement dans la postérité de Saint-Dié. En suivant à la trace les oreilles décollées, Schmoll attribue celles des Vierges de Libdeau et d’Ubexy à l’influence du groupe, mais l’argument est circulaire et ne tiendrait que si on pouvait se fier à sa chronologie. En effet, cela peut aussi bien servir d’argument à l’influence de plusieurs œuvres lorraines sur le groupe de Mussy.


Wirth V49. Tympan de l'église de Libdeau, Nancy, Musée Lorrain (musée)

49. Tympan de l’église de Libdeau, Nancy, Musée Lorrain (musée)

La recherche a raisonné comme si Mussy était une étape entre Paris et la Lorraine, mais il n’en est rien. La sculpture lorraine ne dépend en rien de la nouvelle sculpture parisienne à ces dates et, si le groupe de Mussy a infiltré la région de Beauvais, on chercherait en vain en Lorraine des œuvres qui lui appartiennent clairement. Inversement, la sculpture lorraine s’est diffusé tôt en Champagne et au nord de la Bourgogne. Forsyth a publié une Vierge que le Metropolitan Museum avait acquise (réf. 39.63) et qui rappelle celle de Châtenois, bien qu’elle soit assise et plus tardive[86]. Elle provient probablement de Saint-Chéron (Marne) et personne ne songerait à la situer dans l’orbite de Mussy. Plusieurs Vierges qui nous semblent clairement lorraines se trouvent dans la même région que Mussy, dont celle d’Herbisse et celle de Baroville que Schmoll attribue lui-même à un atelier lorrain[87].

Il y a quelque chose d’étrangement paradoxal dans le raisonnement de Schmoll. Selon lui, il n’y aurait pas de précédents locaux à la nouvelle sculpture lorraine, ce qui ne serait pas le cas de Mussy: « Etant donné que les rares témoignages de la sculpture lorraine qui s’est développée au milieu et à la fin du XIIIe siècle sont d’un tout autre caractère (il n’existe aucune étude exhaustive à ce propos), celle qui s’est épanouie dans cette région autour de 1300 semble être le fruit d’une impulsion étrangère dont il conviendrait de rechercher la source dans les ateliers du sud de la Champagne et du nord de la Bourgogne »[88]. Mais qu’en est-il aux confins de la Champagne et de la Bourgogne? Schmoll propose une formation du maître qu’on peut soupçonner d’être à l’origine du groupe à Troyes, auprès du sculpteur responsable des deux prophètes supposés provenir de Saint-Urbain, aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de cette ville[89]. Au vu des drapés agités et presque déchiquetés de ces deux statues, on a beaucoup de peine à en faire l’origine de son style (ill. 50). Inversement, Schmoll a lui-même recherché, depuis lors, les précédents des madones lorraines et en a trouvés de bien plus convaincants : les reliefs du portail de Notre-Dame-la-Ronde à la cathédrale de Metz, bien sûr la Vierge du trumeau d’Épinal, mais aussi et surtout celle de Saint-Nicolas-de-Port en Meurthe-et-Moselle (ill. 51)[90]. Il n’a pas cru bon de changer d’avis pour autant.


Wirth V50. Prophète, Troyes, musée des Beaux-Arts (S.W.)50. Prophète, Troyes, musée des Beaux-Arts (S.W.) Wirth V51. Vierge à l'Enfant, basilique Saint-Nicolas-de-Port (G. Garitan)51. Vierge à l’Enfant, basilique Saint-Nicolas-de-Port (G. Garitan)

Le cas de la Vierge de Saint-Nicolas-de-Port est pourtant emblématique. Elle fait transition entre la Vierge dorée de la cathédrale d’Amiens et celle de Saint-Dié, comme le montre le dessin du manteau. En revanche, le voile est plus long qu’à Saint-Dié et tombe aussi droit qu’à Carcassonne, l’Enfant dont le jeu de jambes et les pieds nus restent les mêmes, est encore tenu à hauteur de la taille, la robe de la Vierge possède toujours un fermail et son visage est resté ovale : la face n’a pas encore acquis la forme d’un blason qui sera caractéristique des madones lorraines. La datation de cette Vierge par Schmoll vers 1270-1280 est tout à fait acceptable et on se demande pourquoi il place celle de Saint-Dié quarante ans plus tard. Il est vrai, comme le montre le cas de la Vierge dorée d’Amiens, que l’autorité d’un modèle peut-être très durable, mais la date de la Vierge de Châtenois montre que la nouvelle sculpture lorraine est apparue avant le XIVe siècle.

Une fois corrigée la chronologie de la sculpture lorraine, il paraît difficile de la faire dépendre du groupe de Mussy et l’inverse devient bien plus probable. L’évolution stylistique se moque des frontières politiques. Guillaume de Mussy, un grand officier royal, était le commanditaire d’un sculpteur que rien ne rattachait à Paris et dont on peut même se demander s’il n’était pas lorrain. Cela dit, on ne peut faire non plus comme s’il n’y avait pas eu de sculpture dans l’Aube avant Mussy et au même moment. A Troyes en particulier, les pertes dues à la Révolution sont considérables, sans compter celles qu’avait entraînées depuis le XVIe siècle le renouvellement du décor dans une ville riche. C’est finalement la présence d’œuvres lorraines dans la région et l’absence d’œuvres du groupe de Mussy en Lorraine qui indique le sens des emprunts.

D’ailleurs, l’influence lorraine ne s’est pas limitée à ce groupe. Plusieurs Vierges bourguignonnes en témoignent à leur tour. L’une des plus belles est celle de Châteauneuf-en-Auxois (Côte-d’Or; ill. 52) qui suit largement le dessin de celle de Mainneville. Elle s’en distingue pourtant clairement dans le bas du corps, bien plus large et la campant solidement. Plutôt que de former un « tablier », le voile et le manteau se terminent en deux obliques, partant de l’Enfant vers la jambe et le pied droits, de sorte que les proportions s’apparentent davantage à celles des Vierges lorraines du type de Saint-Dié. Elle semble pourtant bien bourguignonne, comme le montre la proximité avec le visage, la chevelure et le drapé de la Vierge de Saint-Thibault (Côte d’Or) qui n’a rien de lorrain et pourrait également être de sa main. Mais le cas n’est pas isolé. Deux autres Vierges bourguignonnes sont nettement apparentées à celle de Châteauneuf et ont le déhanchement lorrain : celles de Tregny et de Villevallier dans l’Yonne. Aucune de ces Vierges n’est précoce, de sorte qu’il serait aberrant d’en faire des prototypes que la Lorraine aurait suivis. Cela confirme simplement que les modèles lorrains font concurrence aux modèles parisiens en Bourgogne comme en Champagne.


Wirth V52. Vierge de l'église de Châteauneuf-en-Auxois (GO69)

52. Vierge de l’église de Châteauneuf-en-Auxois (GO69)

Il reste à savoir en quoi consiste vraiment le « groupe de Mussy ». Selon Thomas Morel, conservateur au Musée des Beaux-Arts de Troyes (communication orale), il pourrait bien s’agir de tout ce qui reste de la production locale et non pas d’un atelier parmi d’autres. Effectivement, on serait bien en peine de trouver dans la région des œuvres de la première moitié du XIVe siècle qui témoignent d’une autre direction stylistique. Seules celles qui sont clairement lorraines s’en distinguent. Dans certains cas, comme nous l’avons vu à propos des Vierges de Bayel et de Gyé, il est difficile de trancher. C’est finalement l’apparition de deux particularités iconographiques qu’on ne trouve pas en Lorraine – le geste d’oraison et la présence du Buisson Ardent – qui caractérisent le mieux la production locale et son intrusion dans l’Oise.


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Le renouveau mosan

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Wirth V53. Vierge de la cathédrale d'Anvers (S.W.)53. Vierge de la cathédrale d’Anvers (S.W.) Wirth V54. Vierge de Diest New York, Metropolitan Museum (musée)54. Vierge de Diest New York, Metropolitan Museum (musée)

Tout le monde savait que l’un des rares sculpteurs parisiens du début du XIVe siècle tant soit peu documenté, Jean Pépin de Huy, était mosan comme son nom l’indique et venait donc de l’Empire. Autour de 1900, Louis Conrajod avait insisté sur l’apport des « franco-flamands » à la sculpture parisienne et leur attribuait l’apparition progressive du « réalisme » durant le XIVe siècle, en fait de la diversification des traits du visage et du refus de leur idéalisation qui mènent au portrait ressemblant[91]. Il a été largement suivi, ce qui entraîna en 1957 la protestation de Pierre Pradel[92]. Celui-ci remarqua avec raison que l’appellation de franco-flamand, voire de flamand, était totalement inappropriée, en particulier pour les Mosans. Puis il s’acharna à minimiser l’apport des gens du Nord, à commencer par Pépin de Huy. Son importance serait une illusion due à la conservation des comptes de Mahaut d’Artois dont c’était le sculpteur favori. De même, les portraits ressemblants de Jean de Liège étaient tout simplement dans l’air du temps. Bref, ces étrangers n’ont rien apporté au génie français. A sa suite, la recherche française, dominée par les conservateurs du Louvre, ne s’est plus intéressée à d’éventuels apports étrangers et a tout fait dériver de Paris.

C’est donc principalement à un Américain, William Forsyth, puis à un Belge, Robert Didier, qu’on doit aujourd’hui une meilleure connaissance de la sculpture mosane[93]. Ils ont progressivement défini un groupe important et inégal, celui des madones mosanes, à la tête duquel se trouvait un maître auquel on doit entre autres la Vierge de la cathédrale d’Anvers (ill. 53) et celle de Diest, datée de 1345 (New York, Metropolitan Museum, réf. 24.215; ill. 54). Mais le groupe comprend également une Vierge provenant de Pise (Berlin, Staatliche Museen, détruite) et une Annonciation restée au baptistère de Carrare, ce qui confirme le succès international que laissait supposer la présence de Pépin de Huy puis de Jean de Liège à Paris[94]. La génération précédente présente également un maître intéressant, celui de La Gleize, identifié par Didier. Malheureusement, ces œuvres ne sont pas datées en dehors de la Vierge de Diest. Aussi sérieuses soient-elles, les estimations de Didier restent forcément incertaines.

La recherche de la possible influence de ces maîtres en France dans la première moitié du siècle n’est pas facilitée par les phénomènes d’osmose. En fait, la sculpture mosane doit beaucoup à la française autour de 1300, peut-être à l’importation de statuettes d’ivoire comme le pense Didier[95]. A Paris, Pépin de Huy tend à se fondre dans le paysage. Nous avons vu combien la Vierge de Gosnay était tributaire des modèles français. Toutefois, nous avons aussi remarqué que son visage juvénile, presque mutin, la différenciait des autres, sauf d’une petite Vierge en marbre du Louvre (RF 579) qu’il faut certainement attribuer à ce sculpteur.

Comme la Vierge de Gosnay, le gisant de Robert d’Artois possède un visage juvénile et presque souriant qui change de la gravité imposée sous Philippe le Bel, tout comme son déhanchement. La diversification des types se poursuit à Paris dans un groupe d’œuvres depuis la fin des années 1320. Gerhard Schmidt, suivi par Michael Viktor Schwarz, a remarqué le visage disgracieux donné à Charles d’Anjou sur son gisant à Saint-Denis en 1326, mais aussi les traits vigoureux du comte Aymon sur le sien en l’église de Corbeil[96]. Le mendiant auquel saint Martin donne la moitié de son manteau sur un groupe sculpté de l’église abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois (Oise), daté 1344, montre un type de visage que nous retrouverons chez les apôtres dans le relief dit de la Cène à Maubuisson qui représente en fait l’institution de l’eucharistie (ill. 57)[97]. A la suite de Gerhard Schmidt, il attribue ces œuvres à un Maître du comte Aymon de Corbeil, dépendant de l’art de Pépin de Huy. Il est évidemment impossible de dire si ce sculpteur vient également de Liège, mais il est clair qu’il s’intègre dans le courant mosan.

Gerhardt Schmidt oppose son Maître du comte Aymon à Pépin de Huy, considérant qu’ils représentent deux tendances opposées, mais Schwarz relève avec raison les points communs. En fait, il suffit de remarquer le même contraste à Maubuisson entre la « Cène » et l’ange (ill. 58) pour comprendre qu’il s’agit du même phénomène d’opposition des types, que l’un ne va pas sans l’autre. Si on compare le gisant de Robert d’Artois à celui d’Aymon en oubliant un instant l’expression des visages, on s’aperçoit qu’ils sont de la même main ou en tout cas de la même équipe.

Il existe une parenté étonnante entre la Vierge de l’église de Champdeuil en Seine-et-Marne (ill. 36) et celle de la cathédrale d’Anvers, qui a intrigué Françoise Baron[98]. La comparaison des deux œuvres montre clairement qu’elles reposent sur le même dessin, tant pour le déhanchement que pour le drapé du manteau. Elles ont en commun une particularité aussi rare en France qu’en pays mosan : le manteau qui repose sur l’avant-bras droit dégage totalement la robe sur l’épaule. Dans les deux cas, la Vierge et l’Enfant se regardent bien en face, ce qui referme le groupe. Il est arrivé qu’on s’en approche en France, surtout avec la Vierge de Jeanne d’Évreux, mais ce n’était déjà plus la tendance depuis la Vierge de Poissy, car le groupe répugne à exclure totalement le fidèle.

En même temps, les deux œuvres présentent des différences notables : l’une est en calcaire polychrome ; le visage plus rond de la Vierge d’Anvers respire le bonheur, l’autre l’inquiétude, tout en étant plus menu mais non moins gracieux. Françoise Baron fait dériver la Vierge d’Anvers de celle de Champdeuil, alors qu’elle considérait cette dernière comme isolée dans la production régionale et même française. Comme celle d’Anvers s’insère parfaitement dans la production mosane, cela indiquerait plutôt que le dessin de la Vierge d’Anvers a circulé en France et a permis que la Vierge de Champdeuil se dégage des conventions.

Pourtant, nous avons attribué au même artiste la Vierge d’Amboise. Or celle-ci ne repose pas sur le dessin de celle d’Anvers malgré son évidente parenté avec celle de Champdeuil. En fin de compte, une fois la Vierge de Champdeuil sortie de son isolement en France, il devient difficile de dire si elle imite celle d’Anvers ou le contraire. Notre connaissance de l’évolution stylistique n’est pas assez sûre pour garantir l’antériorité de l’une ou de l’autre. Robert Didier propose une date dans les années 1330 pour la Vierge d’Anvers. Celle de Champdeuil s’apparente davantage par sa qualité et sa spontanéité à des œuvres parisiennes de la décennie précédente qu’aux surenchères de la période suivante. Françoise Baron pourrait bien avoir eu raison de la croire antérieure. Une chose est sûre : l’emprunt s’est fait entre deux sculpteurs de premier plan.

On repère une ressemblance moins poussée entre la Vierge de Villers-Saint-Frambourg (Oise) et une Vierge du Musée des Beaux-Arts de Lille, appartenant au groupe des Vierge mosanes en marbre (ill. 55 et 56). Toutes deux sont des Vierges en train d’allaiter l’Enfant et lui prenant le pied. Le manteau en tablier est d’un drapé très semblable, bordé de deux chutes retenues sous les avant-bras qui lui donnent un évasement faisant penser à une jupe. Le procédé semble dériver des Vierges qui tiennent le pied de l’Enfant et que Françoise Baron a rassemblées sous le nom de groupe de Varennes, mais il est nettement plus prononcé. La Vierge de Villers est clairement française et il s’agit à nouveau de savoir laquelle imite l’autre. Cette fois, il est facile de répondre: la retenue du manteau par l’avant-bras droit est convaincante à Lille, tandis qu’à Villers, l’avant-bras situé trop bas et trop loin du corps ne parvient pas à faire croire qu’il retient le manteau. Selon toute vraisemblance, la seconde imite la première, directement ou par des médiations.


Wirth V55. Vierge de l'église de Villers-Saint-Frambourg (Poschadel)55. Vierge de l’église de Villers-Saint-Frambourg (Poschadel) Wirth V56. Vierge mosane, Lille, musée des Beaux-Arts (S.W.)56. Vierge mosane, Lille, musée des Beaux-Arts (S.W.)

Le retable de Maubuisson montre au plus haut point l’importance qu’a prise en France le courant mosan. Il revient à Françoise Baron d’avoir réuni les pièces éparses qu’il en reste et les documents disponibles pour proposer une restitution convaincante de son aspect[99]. Le retable fait partie de la commande faite en octobre 1340 par Jeanne d’Évreux de la chapelle Saint-Paul et Sainte-Catherine en l’abbaye de Maubuisson[100]. Jusque-là, on ne peut que la suivre avec admiration.

Dans le même article, elle confronte le retable à deux autres œuvres, le groupe de la Vierge à l’Enfant et de l’évêque Guy Baudet ainsi que la statue de saint Mammès, commandés à Evrard d’Orléans en 1341 pour la cathédrale de Langres. En rapprochant ces pièces, elle arrive à la conclusion qu’elles sont d’Évrard et qu’on a enfin des témoins de son style.

Comme on l’a dit et comme elle le savait, Évrard d’Orléans, connu comme peintre du roi, a été durant sa longue carrière une sorte d’intendant des Beaux-Arts au service du roi et de la cour, de sorte qu’il a beaucoup sous-traité, ce que montrent les comptes de Mahaut d’Artois. En outre, les critères sur lesquels Françoise Baron prétend l’identifier, comme l’absence du contour des ongles ou au contraire le souci du détail sont trop généraux pour emporter l’adhésion. Il suffit d’ailleurs de prendre en considération le drapé pour se demander si la Vierge et l’évêque sont de la même main. Surtout, les apôtres et les prophètes de Maubuisson possèdent des traits qu’on ne retrouve pas à Langres et qui mènent dans une tout autre direction.


Wirth V57. Retable de Maubuisson, l'Institution de l'eucharistie (SiefkinDR)

57. Retable de Maubuisson, l’Institution de l’eucharistie (SiefkinDR)

Il est en effet difficile de partager son enthousiasme pour le relief central du retable (ill. 57). Le Christ et les apôtres, tassés comme des sardines dans une boîte, surprennent par leur monotonie et leurs moues grincheuses. Les épaules étroites qui se chevauchent donnent le sentiment que les têtes barbues sont surdimensionnées, la faible profondeur du bloc de marbre n’arrangeant pas les choses. Cela veut clairement inciter à la dévotion, mais risque plutôt d’inspirer l’ennui. On s’étonne qu’on puisse créditer ce relief d' »exclure la monotonie ». Les six patriarches et prophètes qui flanquaient le relief sont un peu moins à l’étroit, tandis que l’ange aux burettes est juvénile et élégant (ill. 58). Qu’il s’agisse de l’élégance de l’ange, des épaules étroites ou des mines renfrognées des apôtres et des prophètes, il y a des points de comparaison évidents dans la sculpture mosane.

Plusieurs figures masculines ont en effet un physique comparable à celui des apôtres. On retrouve ce type de personnages bien serrés, l’épaule gauche de l’un cachant l’épaule droite de l’autre, sur l’un de deux groupes mosans en chêne à l’église Notre-Dame de Louviers (Eure), avec des traits masculins assez brutaux (ill. 59)[101]. Deux groupes sculptés de la Passion dans la collection du prince du Ligne, également très compacts, montrent la même anatomie masculine aux épaules étroites, tout comme un apôtre liégeois au musée d’art de l’Université du Michigan parmi bien d’autres exemples[102]. Par ailleurs, nous avons déjà rencontré le type de visage chez le Maître du comte Aymon, certainement un mosan installé à Paris. Enfin, l’ange aux burettes, si différent avec son visage gracieux, se rapproche des madones mosanes. Il contraste avec les figures d’hommes mûrs, ce qui est caractéristique de l’art mosan et tient à une volonté d’élargir la gamme expressive. C’est peut-être ce qui a plu à Jeanne d’Evreux chez le sculpteur du retable de Maubuisson, malgré sa relative médiocrité. Nous allons trouver un second indice de son intérêt pour les Mosans.


Wirth V58. Retable de Maubuisson, l'ange aux burettes, Paris, Louvre (Langopaso)58. Retable de Maubuisson, l’ange aux burettes, Paris, Louvre (Langopaso) Wirth V59. Groupe sculpté mosan en l'église Notre-Dame de Louviers (médiathèque du patrimoine)59. Groupe sculpté mosan en l’église Notre-Dame de Louviers (médiathèque du patrimoine)

La petite Vierge allaitant de Muneville-le-Bingard (Manche) fait partie des rares madones datées (ill. 60). L’inscription suivante se trouve en effet sur son socle: « Mestre Henri de Dompare, personne de Muneville, clerc reine Jeanne d’Evreux, donna ceste ymage et une chasuble de veluyau l’an 1343 »[103]. Louise Lefrançois-Pillion avait été à la fois troublée et séduite par l’originalité de l’œuvre[104]. Brigitte Béranger-Menand s’est d’abord demandé si elle n’était pas antérieure à sa donation, car elle correspond mal au style français de la période. Revenant sur le sujet, elle est bien plus hésitante, car elle a remarqué une étonnante parenté avec une Vierge conservée à la fondation Gulbenkian de Lisbonne que Françoise Baron a attribuée à Jean de Liège et supposé dater vers 1364 (ill. 61)[105]. Les deux remarques sont moins contradictoires qu’on le croirait, car la Vierge de Muneville entre mal dans la production française du milieu du siècle.


Wirth-V60.-Vierge-de-leglise-de-Muneville-mediatheque-du-patrimoine60. Vierge de l’église de Muneville (médiathèque du patrimoine) Wirth V61. Vierge à l'Enfant, Lisbonne, fondation Gulbenkian (musée)61. Vierge à l’Enfant, Lisbonne, fondation Gulbenkian (musée)

Le plus troublant reste l’évidente parenté avec la Vierge Gulbenkian. Les deux œuvres sont en marbre, les dimensions sont proches, respectivement 57 et 63 cm, les visages encore plus, ceux de l’Enfant quasiment identiques, plus proches encore l’un de l’autre qu’ils ne le sont de celui du gisant de Bonne de France (Anvers, Musée Mayer van den Bergh). Ce dernier étant attribué à Jean de Liège, il a entraîné l’attribution de la Vierge, confortée par le manteau tenu sous le coude, semblable à celui de Charles IV sur son gisant des entrailles, œuvre attestée de Jean[106]. L’Enfant est porté sur le bras droit, tandis que le manteau passe dans les deux cas sous les avant-bras et se resserre donc à la taille pour s’évaser comme une jupe jusqu’à la hauteur des genoux, comme sur une autre Vierge allaitant, celle du musée de Lille[107]. Non seulement la parenté est telle entre la Vierge de Muneville et celle de Lisbonne qu’on peut les donner au même sculpteur, mais encore qu’on s’étonne d’un écart de vingt et un ans.

Notons d’abord que l’attribution de la Vierge Gulbenkian à Jean de Liège ne fait pas l’unanimité. Elle ne figure pas dans l’article de Gerhard Schmidt, ce qui est normal puisqu’elle a été proposée plus tard, mais Michael Viktor Schwarz la rejette en observant qu’elle s’écarte de son style au profit d’une forte parenté avec les madones mosanes et préfère la donner à un suiveur du Liégeois[108]. Mais qu’en est-il des dates ? N’étant pas de grande taille, la Vierge de Muneville pourrait avoir été sculptée avant 1343 pour un usage privé, mais certainement pas plus tard, car l’inscription est certainement due au donateur et on voit mal pourquoi il aurait falsifié la date. Le cas de la Vierge Gulbenkian est différent, car 1364 n’est qu’une estimation fondée sur la ressemblance avec la tête de Bonne de France. Elle a été retrouvée à Paris, au faubourg Saint-Antoine où elle servait d’enseigne à un boulanger, et on suppose qu’elle provenait de l’église Saint-Antoine-des-Champs. Cette provenance est très probable, mais ne suffit pas à dater la Vierge, plus proche de celle de Muneville que de la tête de Bonne de France. Cela dit, nous n’avons aucune mention de Jean de Liège en France avant 1361, ni même ailleurs.

Deux indices suggèrent pourtant qu’il y a travaillé avant cette date. Son testament contient en effet un legs pour les ayant droit de la reine Jeanne de Boulogne, épouse de Jean le Bon morte en 1360, tandis qu’il lègue à ceux d’Elie Talmont, bourgeois de la Rochelle, « une ymage d’alebastre faite en manière d’un bourgoiz vestu et en houce »[109]. Or ce dernier personnage a été quatre fois maire de sa ville entre 1328 et 1343. Son nom disparaît ensuite et il ne semble pas avoir eu d’héritier mâle, encore moins du même prénom. Il n’est donc pas invraisemblable que Jeanne d’Evreux ait connu Jean de Liège dès 1343 et soit à l’origine de la commande de la Vierge de Muneville. Si c’est bien lui, la parenté incontestable de cette œuvre et de la Vierge Gulbenkian avec le maître des madones mosanes montre dans quel milieu il s’est formé et explique que son style ne soit pas encore celui de sa maturité. Cela dit, l’ange de l’Annonciation du Metropolitan Museum (17.190.390) et l’Évangéliste saint Jean du Musée de Cluny, que Gerhard Schmidt lui attribuent, conservent une animation qui rappelle encore ce maître[110]. Il faut donc reprendre le problème du rôle des liégeois et plus généralement des gens du Nord en France là où l’avait laissé Conrajod. Les liégeois ont une prédilection pour les Vierges en marbre et on peut se demander si Pépin de Huy n’a pas au moins contribué à les mettre à la mode en France. Mais ce n’est pas un point décisif, car, compte tenu de l’importance des tombes, et donc des « tombiers », cela se serait certainement produit sans lui.

Il en va différemment de la diversification des types. Chez le Maître des Madones mosanes, des hommes au visage marqué, sévère ou même brutal, contrastent avec les Vierges et les anges, gracieux et juvéniles, au point que nous avons pu attribuer à un sculpteur mosan le retable de Maubuisson. Cette dualité a été bien notée à Paris : « La combinaison d’anges et de prophètes, alors fréquente, correspond à la dualité profonde de l’art gothique international : la figure du vieillard barbu servant en quelque sorte de faire-valoir à celle, juvénile, de l’ange, où s’affirment le raffinement et l’élégance »[111]. Ce n’est pas du retable de Maubuisson qu’il s’agit ici, mais de l’art parisien vers 1400, soit soixante ans plus tard. Il serait difficile de trouver un meilleur démenti à la négation de l’influence mosane à Paris.



La domination du Nord

La seconde moitié du siècle est marquée à Paris par un destin artistique contrasté. Le règne de Jean le Bon (1350-1364) est un étiage attribuable aux malheurs de la guerre, à l’instabilité politique et à la peste. On ne repère aucune commande sculpturale de la cour. La situation se stabilise à la fin du règne grâce au dauphin Charles. Le règne de ce dernier (1364-1380), remarquable en tous points, voit la relance des grands chantiers, à commencer par le nouveau Louvre, mais sa mort et l’arrivée au pouvoir de Charles VI (1380-1422) ouvre une seconde période catastrophique. Il n’y a plus de grandes commandes à Paris. Seules l’enluminure et l’orfèvrerie semblent connaître un vrai éclat. En fait, les grands chantiers et les grands sculpteurs se sont déplacés vers les apanages, chez Jean de Berry, Louis d’Orléans et Philippe le Hardi. En ce qui concerne la production des madones qui datent manifestement de cette période, il serait téméraire de vouloir la localiser.

Après le milieu du siècle à Paris, lorsqu’il y a du travail, les sculpteurs des Flandres et du Hainaut s’ajoutent à ceux de la Meuse. Comme nous l’avons vu, les Mosans avaient commencé par se fondre dans le style existant, puis l’ont fait évoluer d’abord à peine, puis en se libérant de plus en plus. Deux points méritent particulièrement l’attention, l’évolution des physionomies et celle de la conduite du drapé.

Les traits gracieux, faisant contraste avec ces visages d’hommes mûrs et barbus aux traits accusés parfois jusqu’à la brutalité, se sont précisés dans les madones mosanes, des mères adolescentes et souples qui s’étaient débarrassées de la couronne et du sceptre. Une forte différenciation des types a remplacé l’idéalisation placide qui était restée longtemps dominante à Paris. Ce point nous paraît essentiel : la diversification des types et la recherche d’expressivités sont indispensables à l’adoption du portrait ressemblant, avec ce qu’il peut avoir de disgracieux.

Si on fait abstraction des hypothèses fumeuses sur la ressemblance des gisants antérieurs au règne de Charles V et sur l’utilisation peu probable de masques mortuaires, le premier portrait ressemblant connu en France est celui de Jean le Bon au musée du Louvre, un panneau peint en triste état. Le personnage n’étant pas couronné, il a dû être réalisé lorsqu’il était encore dauphin, sans doute peu avant 1350. Le phénomène est antérieur en Italie et semble remonter aux portraits de Boniface VIII. Le visage peu sympathique d’Enrico Scrovegni se rencontre ensuite dans sa chapelle à la fois sur la fresque du Jugement dernier de Giotto et sur sa statue orante. Autre œuvre de Giotto, le retable Stefaneschi, au Musée du Vatican, montre deux fois le donateur de profil, encore juvénile. Nous voyons ensuite Jacopo Stefaneschi vieillir dans le codex de saint Georges (Bibliothèque du Vatican, fol. 17r et 41r), puis sur le tympan de Notre-Dame-des Doms à Avignon, peint par Simone Martini. On peut donc se demander si le portrait de Jean le Bon n’est pas dû à un peintre italien passé à Avignon ou à un Français formé par les Italiens. Il s’agit encore d’une œuvre exceptionnelle en France.

Un article de Georgia Sommers Wright pose très bien le problème de l’apparition du portrait ressemblant, constatant les discontinuités dans son usage[112]. En Bohème, il apparaît au château de Karlstein sous l’empereur Charles IV, mais connaît une éclipse sous son successeur Venceslas. Elle en déduit qu’une des conditions de son existence est son acceptation par le commanditaire, évidente dans le cas de Charles IV en Bohème, mais aussi en France dans celui de Charles V qui l’a fait sculpter et peindre plusieurs fois de son vivant, alors qu’il n’était pas bel homme. Elle est également consciente que cette tâche nouvelle n’était pas facile pour les artistes, ce qui pose le problème de leur formation. Or, parmi ceux qui ont fait le portrait du roi, il y a le peintre brugeois Jean Bondol dans la Bible de Jean de Vaudetar qui nous donne son nom (La Haye, Musée Meermanno-Westreenianum, ms 10 B 23) et le sculpteur André Beauneveu, originaire de Valenciennes auquel il a commandé son tombeau de Saint-Denis en 1364[113]. Nous n’avons aucun portrait de Charles V qu’on puisse attribuer avec certitude à Jean de Liège. On a parlé à son propos de pseudo-portraits et il est possible que les gisants de Charles IV et de Jeanne d’Evreux en soient[114]. Mais c’est à lui qu’a été commandé en 1367 le gisant de Philippa de Hainaut à Westminster. La disparition de la taille et le visage bouffi de la reine qui était dans la cinquantaine font supposer qu’elle aimait la bonne chère et il serait étonnant que cette œuvre peu conventionnelle, mais parfaitement cohérente, ne soit pas un portrait ressemblant.

Sous Charles V, les trois seuls artistes dont on peut assurer qu’ils maîtrisaient le portrait ressemblant sont donc des gens du Nord n’appartenant pas au royaume. Si, dans le cas de Liège, on comprend comment la représentation de types physiques diversifiés y a conduit, on ne peut en dire autant de la Flandres et du Hainaut : trop d’œuvres ont été détruites pour que nous ayons une idée claire[115]. Mais les œuvres restantes d’André Beauneveu et la tapisserie de l’Apocalypse de Jean Bondol montrent qu’ils ont dû parcourir un chemin semblable.


Wirth V62. Vierge de Saint-Donatien de Bruges, Anvers, Musée Meyer van den Bergh (S.W.)

62. Vierge de Saint-Donatien de Bruges, Anvers, Musée Meyer van den Bergh (S.W.)

Si la conquête du portrait n’affecte pas directement les madones, il n’en va pas de même de la diversification des types. Celle-ci avait eu lieu bien avant (qu’on pense par exemple au maître de Naumburg), mais les Vierges françaises avaient conservé des visages idéalisés. Or on en trouve à présent qu’on aurait pu rencontrer dans la rue sans y faire attention, comme la Vierge de la collection Aynard due à André Beauneveu avec son visage rond au nez épais ou encore celle de Claus Sluter à la chartreuse de Champmol avec son double menton.

Une Vierge provenant de l’église Saint-Donatien à Bruges (Anvers, Musée Meyer van den Bergh; ill. 62) est encore plus révélatrice de la nouvelle tendance. Les visages pleins de la Vierge et de l’Enfant respirent une bonhommie et une jovialité qu’on ne leur avait encore jamais vues. Que le manteau dégage la poitrine est loin d’être une nouveauté, mais cela met en valeur une paire de seins bien ronds comme on n’en avait pas encore vus non plus: la Vierge est devenue femme.

L’évolution du drapé est moins perceptible dans un premier temps, car les formules inventées au début du siècle ont gardé une grande autorité. Les chutes de plis en tuyaux d’orgue partant des avant-bras existent toujours, mais elles sont de moins en moins développées depuis les madones mosanes, comme la Vierge Gulbenkian que nous attribuons à Jean de Liège, ou alors, comme celles de Diest ou de Lille, elles ne présentent plus rien de comparable.

De nombreux plis courbes ni profonds ni clairement hiérarchisés caractérisent les Vierges de Langres et du Huarte dans les années 1340. Au même moment, les Mosans tendent à en réduire la quantité, les brisent lorsqu’il y a lieu et les organisent autour d’un pli massif sur le ventre qui donne la ligne directrice. Il y a un gain évident de clarté qu’on retrouve une génération plus tard dans l’œuvre d’André Beauneveu.

Les attributions à Beauneveu ont été longtemps hésitantes, mais un noyau de trois œuvres paraît aujourd’hui hors de doute: le gisant de Charles V à Saint-Denis, la sainte Catherine de Courtrai et la Vierge de la collection Aynard[116]. On y retrouve la même clarté des formes avec un drapé légèrement plus lourd et mou, comme si le tissu du manteau était devenu plus épais. Les œuvres flamandes apparentées manifestent bien plus clairement la nouvelle tendance avec une silhouette qui s’élargit du fait de la masse de tissu, principalement dans le bas du corps. C’est évident sur la Vierge de l’église Saint-Just à Arbois et sur les deux Vierges de l’église de Hal. On parvient ainsi à une solide construction qui s’éloigne du modèle parisien même lorsqu’elle le suit par ailleurs, et rappelle davantage les Vierges lorraines.

La Vierge d’Arbois est significative du changement survenu (ill. 63)[117]. On peut situer assez précisément sa commande à Tournai vers 1375, soit environ trois ans après la sainte Catherine de Beauneveu. Elle a en effet été commandée par Philippe d’Arbois, évêque de Tournai de 1351 à sa mort en 1378, pour l’une des chapelles qu’il a fait construire en l’église Saint-Just. Elle assure la transition entre la sainte Catherine et la première Vierge de Hal, celle du portail sud. Sa provenance est attestée par la dépendance envers la Vierge des malades au portail occidental de la cathédrale de Tournai (ill. 64) laquelle dépend à son tour de la Vierge de Mainneville. En dehors du visage de la Vierge et de l’Enfant tout entier, refaits après avoir été victimes des protestants, elle en reprend en effet le dessin avec une modification de la partie inférieure. Le tablier est plus court et recouvre deux pans du manteau, l’un oblique, l’autre tombant du bras gauche presque jusqu’au sol. Cette modification du modèle se retrouve approximativement sur le reliquaire de Philippe V et de Jeanne de Bourgogne à Séville qu’on peut dater entre 1316 et 1322 (ill. 21) et la Vierge des malades pourrait en être à peu près contemporaine. Tournai étant linguistiquement, économiquement et politiquement lié à la France, cela n’a rien d’étonnant, pas plus que le retour en France de son dessin.


Wirth V63. Vierge de l'église Saint-Just d'Arbois (médiathèque du patrimoine)63. Vierge de l’église Saint-Just d’Arbois (médiathèque du patrimoine) Wirth V64. Vierge des malades de la cathédrale de Tournai (Institut du patrimoine)64. Vierge des malades de la cathédrale de Tournai (Institut du patrimoine)

Déjà en effet deux œuvres bourguignonnes difficiles à dater, mais clairement antérieures à la Vierge d’Arbois semblent dépendre de celle de Tournai : les Vierges déjà évoquées de Châteauneuf (Côte-d’Or; ill. 52) et de Villevallier (Yonne). On y retrouve en effet assez exactement le dessin du bas du tablier et du manteau. Si l’élargissement du bas du corps est déjà perceptible à Tournai, il s’amplifie cette fois comme sur les Vierges lorraines et tourne nettement le dos aux habitudes parisiennes. Nous retrouverons tous ces traits vers 1375 sur la Vierge d’Arbois, puis sur la Vierge du portail sud de Hal, près de Tournai. Il s’agit clairement d’un développement qui se produit à l’écart du style parisien.

L’étape suivante est la renonciation totale à la faible profondeur des Vierges antérieures, qui n’occupent vraiment que deux dimensions, au profit d’une véritable tridimensionnalité. Deux témoignages brugeois de cette révolution se situent à son début : la Vierge de Saint-Donatien déjà citée et les consoles de l’hôtel de ville (Bruges, Musée Gruuthuse), auxquelles le même maître semble avoir travaillé[118]. La Vierge de Saint-Donatien donne l’impression d’occuper tout l’espace, mais, vue de profil, elle reste encore assez figée, tout comme la Vierge d’Arbois. En revanche, sur la console qui représente un couple d’amoureux, la torsion vigoureuse du personnage masculin occupe complètement les trois dimensions de l’espace, ce que les Vierges se mettront à leur tour à faire dès la décennie suivante. Or nous savons que l’hôtel de ville a été construit de 1376 à 1379. A cette date, il serait difficile de trouver un précédent dans la sculpture française.

L’élargissement et l’épaississement des plis aboutissent au retour d’une sorte de block style. Le néerlandais Claus Sluter en donne la formulation la plus impressionnante à partir de 1389 au portail de la Chartreuse de Champmol. Il réhabilite les plis en tuyaux d’orgue, mais plus déchiquetés, contrastant avec les grands plis obliques partant de l’Enfant. Au Puits de Moïse de la même chartreuse, les trognes des prophètes font contrepoint au drapé. Contrairement à la sculpture lorraine qui conservait des ingrédients du block style, la sculpture française avait pris progressivement la direction contraire dans la seconde moitié du XIIIe siècle et avait abouti à un style de plus en plus précieux, parfois même mièvre, durant le siècle suivant. La réaction était encore timide chez Beauneveu : elle est désormais violente, durable et assez générale.

Pour les Vierges de la période en France, nous ne possédons pratiquement ni de véritables repères chronologiques, ni d’indications sur la provenance des sculpteurs. Mais il est clair qu’elles participent au renouvellement. L’une des plus représentatives est celle de l’église Notre-Dame de Taverny (Seine-et-Oise) (ill. 65). Sa silhouette gracile et souple est emmitouflée dans un énorme manteau aux plis démesurés. Mais la torsion du corps est bien visible, soulignée par l’inclinaison de la tête vers l’Enfant et le geste de la main droite qui guide la chute du drapé.


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Wirth V65. Vierge de l'église de Taverny (S.W.)

65. Vierge de l’église de Taverny (S.W.)

On retrouve les mêmes tendances sur plusieurs Vierges remarquables de la fin du XIVe siècle, comme la Vierge de l’église Saint-Laurent à Auzon (Haute-Loire), la Vierge allaitant de l’abbaye de Royaumont (Val-d’Oise), ou la Vierge assise du musée d’art de Cleveland (Inv. 70.13)[119]. Dans le cas de la Vierge allaitant du Louvre (RF 2333), nous avons une provenance amiénoise confirmée par l’origine du calcaire[120]. Pour les autres, on relève une tendance assez mécanique à les attribuer à l’Île-de-France, mais il est plus raisonnable de considérer que nous n’avons aucune idée de l’origine des artistes. Du point de vue du style, Schwarz fait dériver la torsion du corps des statues de la Grande Salle du palais de Poitiers, probablement l’œuvre de Guy de Dammartin au service du duc de Berry[121]. Cette filiation est probable et n’implique en rien une domiciliation parisienne des sculpteurs.

Comme l’ont montré Robert Didier et Roland Recht, de telles œuvres sont comparables aux Belles Madones germaniques qui présentent le même contraste entre l’élégance corporelle de la Vierge et l’exubérance du drapé, mais la relation entre les deux milieux n’est ni très étroite ni très claire. Elle semble surtout liée au souvenir de commandes françaises bien antérieures. Quoi qu’il en soit, le rôle important que joue encore la France est certainement dû au mécénat des apanagistes et aux artistes qu’ils ont cherchés là où ils se trouvaient, les grands sculpteurs que nous savons d’origine française, comme Guy de Dammartin, étant minoritaires.

Avec la diversification des types physionomiques et l’apparition du portrait ressemblant, la conduite excentrique du drapé donne son allure à l’art de la fin du siècle et mène au suivant. Avec ses disciples, Sluter l’impose dans une grande partie de la France actuelle. En peinture, on trouve à Champmol le brabançon Henri Bellechose, et Jean Malouel, originaire de la Gueldre comme ses neveux les frères Limbourg. Leur art est bien plus gracieux et inaugure l’autre face du XVe siècle. Une nouvelle époque artistique s’est ouverte sous l’impulsion des artistes du Nord.



Conclusion

En fin de compte, le XIVe siècle que nous avons parcouru a une vingtaine d’années d’avance sur le calendrier : il va approximativement de 1280 à 1380. Le moment de loin le plus inventif correspond approximativement au règne de Philippe le Bel. Ce n’est pas propre au royaume, car il en va de même ailleurs, comme en Lorraine, pour ne rien dire du lac de Constance et de l’Italie de Giotto. En ce qui concerne la France, le roi et son entourage immédiat jouent un rôle décisif, en assurant le rôle dominant de Paris et en commandant les œuvres qui serviront longtemps de modèles. L’ambiance particulière de la cour produit des Vierges majestueuses et distantes qui ne sourient plus, somptueusement vêtues, mais évitant d’exhiber d’autres bijoux que la couronne. Tout en s’inspirant de ces modèles, les sculpteurs des décennies suivantes atténueront leur sévérité.

La rapidité du changement stylistique n’a pas toujours été perçue, du fait de la tendance à diluer la chronologie. Les Vierges de Mainneville et d’Écouis étaient pourtant suffisamment documentées pour donner un bon jalon. Non moins importante, celle de Poissy était soupçonnée à tort d’être un faux. Faute de comprendre combien les modèles du début du siècle avaient conservé de prestige, il pouvait paraître normal de dater la Vierge de Mainneville par rapport à celle de Jeanne d’Évreux. Tout le monde n’était pas tombé dans le piège, mais l’influence de cette œuvre restait sous-estimée.

Une fois admise la rapidité du changement, il faut constater que les décennies suivantes n’apportent guère que des inflexions, des incrustations de verroterie dans les bordures, souvent un déhanchement plus affirmé, plus généralement l’amincissement des plis du manteau et leur multiplication dans les chutes latérales. Le répertoire de motifs iconographiques reste inchangé, mais on en explore toutes les combinaisons possibles. Passé le milieu du siècle, il devient difficile de trouver un développement original des Vierges parisiennes dont l’origine ne soit pas étrangère.

Le développement indépendant de la sculpture lorraine est remarquablement parallèle. La date probable de la Vierge de Châtenois s’accorde avec la présence d’un sculpteur lorrain ou influencé par la Lorraine à Carcassonne pour indiquer que le nouveau style était acquis dès la fin du XIIIe siècle et ne s’était guère renouvelé, sinon parfois dans une direction plus sentimentale. La tentative de faire dépendre la sculpture lorraine d’un foyer burgondo-champenois qu’elle avait en fait inspiré avait empêché de percevoir sa précocité. Il est plus difficile de comprendre la suite. Surtout, on se demande ce qui s’est passé après les troubles du milieu du siècle. Une production de qualité ne réapparaît qu’à la fin du siècle. Entretemps, les mêmes formules semblent avoir persisté, simplement alourdies. C’est peut-être ce qui se serait passé à Paris, si la forte demande n’avait attiré des sculpteurs étrangers.

Récemment conquis par la France, le Languedoc se dote d’une véritable sculpture gothique de la fin du XIIIe siècle au milieu du XIVe siècle. Entretemps la peinture italienne avait déjà pénétré et elle avait infléchi le style des sculpteurs, ce qui a permis un développement original au lieu de la répétition des formules acquises. Mais la veine se tarit rapidement là-aussi avec des imitations de plus en plus faibles des chefs-d’œuvre.

Les sculpteurs du Nord, à commencer par les Mosans, s’installèrent à Paris en nombre croissant, se fondant d’abord dans le style de cour, avant de l’infléchir et d’imposer les nouvelles formules de chez eux. Passé le milieu du siècle, qu’on parle de Vierges ou de tombeaux, les rares sculpteurs dont nous connaissons les noms sont pour la plupart venus de là.



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Notes

  1. Baron 2001, encart p. 191.
  2. Guillaume Durand, Rationale divinorum officiorum, l. I, ch. 3, § 6.
  3. Régnier 1913.
  4. Lefrançois-Pillion 1935.
  5. Salet 1938; Les fastes du gothique, p. 84.
  6. Baron 2006; Chefs-d’œuvre du Gothique en Normandie, p. 101-109; L’art au temps des rois maudits, p. 103 et ss.
  7. Régnier 1913, p. 403 et s.
  8. C’est l’occasion de remercier chaleureusement Madame et Monsieur Patrick Trancart pour l’accès à ces œuvres, leurs informations et leur amabilité.
  9. Régnier 1913, p. 387.
  10. Suckale 1971, p. 181; Schwarz 1986, p. 50; Béranger-Menand 2004, t. 1, p. 144.
  11. Les grandes chroniques de France, t. 5, p. 209 (1314): Philippe le Bel « fist faire à Paris par Enguerran son coadjuteur et gouverneur de son royaume un neuf palais de merveilleuse et coustable euvre, le plus très bel que nul, si comme nous creons en France, oncques véist ». La réfection du palais est déjà mentionnée p. 199 à la date de 1313.
  12. Id., p. 216: « Que de la pierre de Vernon il fist mener quatre mil pierres à Escouies, et cinquante-deux images chacune du prix de quarante livres ».
  13. Rita Van Dooren, curatrice du musée, m’a donné accès à l’œuvre et à son dossier. Je l’en remercie vivement.
  14. Salet 1970.
  15. Les fastes du gothique, p. 67.
  16. Bloch 1977.
  17. Comme l’a bien vu Tomasi 2017, remarquant au passage la tendance de certains à prendre trop vite les pièces pour des faux.
  18. Molinier 1896-1902, t. 2, p. 190. La mention légèrement inexacte est celle de l' »abbaye » de Poissy.
  19. Didier, 1970.
  20. Suckale 1971; Kaiser Karl IV, n° 9.5, p. 426 et s (Markus Hörsch).
  21. Schmidt 1971 fait à tort de la formule une nouveauté influente de Pépin de Huy.
  22. Mes remerciements à Mme Florence Caillet pour avoir pu l’observer attentivement.
  23. Mes remerciements à Damien Berné qui a attiré mon attention sur elle et m’a permis de l’examiner dans une réserve du musée.
  24. Brown 2013.
  25. Salet 1938; Chefs-d’œuvre du Gothique en Normandie, n° 11, p. 146.
  26. Elle parle plus exactement d’une œuvre d’Île-de-France, mais on peut se demander si ce qu’on appelle ainsi n’est pas simplement la production des sculpteurs installés à Paris, quelle que soit leur origine. Il serait en effet étonnant que les sculpteurs se dispersent dans les bourgades environnantes: ils ont plutôt tendance à habiter le même quartier.
  27. Trésors sacrés, trésors cachés, n° 66, p. 170 et n° 69, p. 176.
  28. L’art au temps des rois maudits, n° 57, p. 110 (Françoise Baron); Béranger-Menand 2004, t. 2, p. 315 et ss. L’une et l’autre considèrent l’œuvre comme normande. La parenté surprenante avec la Vierge de Fontenay paraît difficilement compréhensible dans cette hypothèse et, après avoir découvert son emplacement d’origine, on a peut-être exclu trop vite une production parisienne.
  29. Huard 1938.
  30. Forsyth 1970.
  31. Didier 1993.
  32. Ce que suggère la consultation de la base des ivoires gothiques mise en ligne par l’Institut Courtauld.
  33. Tilman Riemenschneider, n° 19, p. 239 et ss.
  34. Nous faisons ces remarques sur un nombre insuffisant d’observations : le dos des Vierges est généralement inaccessible lorsque les œuvres sont sur place, tandis que leurs photographies sont rares, y compris pour celles que conservent les musées.
  35. Certains dessins de Villard sont certainement des inventions, tandis que d’autres modernisent des œuvres existantes. Cf. Wirth 2015, passim.
  36. Lalou 1989.
  37. Vidier 1903, p. 285.
  38. Wirth et alii 2008, p. 355.
  39. Suckale 2002 et 2013.
  40. Wirth 2013, p. 73-94.
  41. L’art au temps des rois maudits, n° 151, p. 228 et ss.
  42. Baron 1975 et 1971a; Bordier 1865.
  43. Pradel 1969 (article médiocre); Les journaux du Trésor de Charles IV, col. 1658 et s. et Les journaux du Trésor de Philippe VI, p. 32.
  44. Dehaisnes 1886, p. 280.
  45. Erlande-Brandenburg 1975, p. 112.
  46. Dehaisnes 1886, p. 198, 215 es s., 231.
  47. Les fastes du gothique, n° 25, p. 79 et ss.
  48. Baron 1971b.
  49. Les fastes du gothique, n° 31, p. 87 et s.: « La Vierge de Langres, œuvre de vieillesse, sinon œuvre d’atelier… »
  50. Les fastes du gothique, p. 113; Dieulafoy 1908, p. 59: An(no) D(omi)ni MCCCXL°IX fecit Martinus Duardi mercator de Pampelone transferre hanc imaginem de villa Parisien(si) in ecclesiam ista(m) et dedit illa(m) in honore Beate Mariae Virginis. Orate pro eo.
  51. Suckale 2013, p. 38.
  52. Mâle 1925, p. 3 et ss.
  53. Gardner 1987.
  54. McNamer 2009.
  55. Lefrançois-Pillion 1935, p. 214.
  56. Wirth 2013, p. 93-118.
  57. Perdrizet 1907.
  58. Laurentin 1952.
  59. D’excellents exemples dans Dehaisnes 1886, en particulier le tombeau de Guillaume Catel en 1325, p. 261 et ss, et celui qu’a commandé Béatrice de Louvain en 1339, p. 330 et ss.
  60. Dehaisnes 1886, p. 263.
  61. Ronot 1933, p. 193-204. Il s’agit de la Vierge en marbre de la cathédrale de Langres, mais le mot « albâtre » est utilisé indifféremment pour l’albâtre et le marbre dans les textes du XIVe siècle.
  62. Dehaisnes 1886, p. 272.
  63. Trésors sacrés, trésors cachés, nos 64 à 70.
  64. Chefs-d’œuvre du gothique en Normandie, nos 16 et 17, p. 150 et ss.
  65. Fiche médiocre sur le site du patrimoine. Indications sommaires mais utiles dans une brochure locale sur l’église: https://soisysurecole.fr/fr/rb/569246/leglise-saint-aignan.
  66. Pradalier-Schlumberger 1998.
  67. Kimpel et Suckale 1973.
  68. Wirth 2017, p. 111 et ss, 137 et ss.
  69. En dernier lieu, Toulouse 1300-1400, p. 162 et ss.
  70. Perdrizet 1907; Forsyth 1936; Schmoll, 1970 et 2005.
  71. L’art au temps des rois maudits, n° 67, p. 121; Figures de madone, n° 3, p. 28 et ss; Schmoll 2005, n° 136, p. 209 et s.
  72. Simon 1923.
  73. Dans un billet hébergé sur le site internet BLeLorraine, tenu par Thomas Riboulet. Je les remercie tous deux pour leur aimable collaboration.
  74. Archives départementales des Vosges, Série h clergé régulier avant 1790, réf 6 h prieuré Saint-Pierre de Châtenois, liasse VI H 31.
  75. Panofsky 1924, t. 1, p. 169 et ss.
  76. Schmoll 2005, n° 146, p. 232, suivi par Schwarz 1986, p. 71.
  77. Schmoll 2005, n° 116, p. 174, date la pièce du milieu du XIVe siècle, alors que rien n’indique une date postérieure à 1300. Anne Adrian, conservatrice du musée, m’a fait part d’incertitudes concernant l’origine de la pièce et je l’en remercie.
  78. Quarré 1968.
  79. Schmoll 2005; Schmoll 1993-1994.
  80. Sur le personnage, Bautier 1944; néanmoins, Quarré et Schmoll fixent sa mort en 1306 précisément.
  81. Brigitte Kurmann-Schwarz 2007.
  82. Schmoll 2005.
  83. Quarré 1968.
  84. Baron 2001
  85. Anderlini 2014, p. 121 et ss.
  86. Forsyth 1939.
  87. Schmoll 2005, n° 348, p. 519 et n° 350, p. 523.
  88. Schmoll 1970.
  89. Schmoll 1993-1994.
  90. Schmoll 2005, n° 3, p. 43, n° 6, p. 47 et n° 13, p. 54.
  91. Conrajod 1903, passim.
  92. Pradel 1957.
  93. Forsyth 1968; Didier 1993a et b; Rhin-Meuse, p. 358 et ss; Schwarz 1986, p. 74 et s.
  94. Notons au passage une étrange particularité iconographique des Vierges d’Anvers et de Pise: le pied gauche est nu, alors que les pieds de la Vierge sont toujours décemment chaussés avant la Renaissance.
  95. Didier 1993a.
  96. Schmidt 1971a; Schwarz 1986, p. 106 et ss.
  97. Comme l’a vu Tomasi 2012, On chercherait en vain Judas, tandis que saint Paul fait pendant à saint Pierre. Il s’agit d’une représentation symbolique de l’institution de l’eucharistie.
  98. Trésors sacrés, trésors cachés, n° 65, p. 168; je remercie Madame Valérie Levillain qui m’a ouvert l’église et permis un examen attentif de l’œuvre.
  99. Baron 1971b. On conserve de ce retable de marbre le relief dit de la Cène, aujourd’hui en l’église parisienne Saint-Joseph des Carmes, une statue d’ange tenant des burettes, trois reliefs représentant la communion de saint Denis et six prophètes, tous au musée du Louvre. On a perdu les statues d’un second ange tenant des parfums, de Jeanne d’Évreux, de Charles IV et de leurs filles Marie et Blanche présentés par saint Paul et sainte Catherine, ainsi que les probables marbres d’encadrement.
  100. Dutilleux et Depoint 1882, p. 24 et 236 et s.
  101. Didier 1993b, ill. 29, p. 21.
  102. Didier 1993b, ill.71a, 71c et 74, p. 45 et ss.
  103. Béranger-Menand 2004, t. 1, p. 30, t. 2, p. 234 et ss; Chefs-d’œuvre du gothique en Normandie, n° 12, p. 146 et s. Le seul toponyme qui ressemble à « Dompare » est Dompaire (Vosges). Le clerc de Jeanne d’Evreux serait-il originaire de là?
  104. Lefrançois-Pillion 1935.
  105. L’art au temps des rois maudits, n° 66, p. 117 et s.
  106. L’art au temps des rois maudits, n° 65, p. 116 et s.
  107. Rhin-Meuse, n° O13, p. 384 (R. Didier).
  108. Schmidt 1971b; Schwarz 1986, p. 131 et ss.
  109. Vidier 1903, p. 287.
  110. Schmidt 1971b.
  111. Paris 1400, p. 367 et s. (Elisabeth Antoine).
  112. Sommers Wright 2000, p. 117-134. L’article est excellent, mais on comprend mal pourquoi elle se contente, dans les cas de Scrovegni et de Stefaneschi d’une simple allusion dans les notes 25 et 35.
  113. Delisle 1874, n° 109 et 144.
  114. Heinrichs-Schreiber 1997, p. 92, à la suite de Schwarz 1986, p. 137.
  115. Pour la Flandre, cf. Didier 2009.
  116. Nash et alii 2007.
  117. Didier, Henss, Schmoll 1970.
  118. Die Parler und der schöne Stil, t. 1, p. 81 et ss; Didier et Recht 1980.
  119. Paris 1400, nos 212 et 214, p.334 et ss; Schwarz 1986, p. 212 et ss.
  120. Paris 1400, n° 209, p. 332 et s.
  121. Schwarz 1986, p. 213.

Les Adorations au désert de Filippo Lippi

9 janvier 2025

Il est rare que naisse une nouvelle formule iconographique, et il est encore plus rare qu’on puisse suivre cette naissance avec précision. L’invention des Adorations au désert par Filippo Lippi, entre 1450 et 1460, a fait l’objet de plusieurs études. Mais comme les vernis accumulés par trop de restaurations, la question a fini par être obscurcie par les couches d’érudition discordantes accumulées par les spécialistes.

Une littérature copieuse

L’oeuvre la plus complexe de la série, l’Adoration au désert de la Chapelle des Mages, a intrigué les historiens d’art depuis une centaine d’années, et fait l’objet d’une littérature abondante. Ceux qui ont étudié la série complète sont bien moins nombreux. Il s’agit en tout premier de Jeffrey Ruda dans le chapitre VI, « The wilderness adoration », de son étude pionnière de 1999 [1]. La même année, Megan Holmes [2] est parvenu à une chronologie similaire, en s’intéressant plus spécifiquement aux influences carmélites sur l’art de Filippo Lippi. En 2013, Giulia Puma [3] a analysé les mêmes oeuvres en rapport avec le littérature érémitique italienne, ce qui conduit à diluer quelque peu leur originalité iconographique. Plus récemment, en 2017, Stefanie Solum [4] a consacré un livre entier à l’analyse des innovations dans le panneau de la Chapelle des Mages, qui s’expliqueraient selon elle par le patronage, jusqu’alors méconnu ou nié, de Lucrezia Tornabuoni [5].

Toutes ces études très méritantes sont au service d’une thèse : elles ont donc tendance à mettre en exergue certains points, et à en passer d’autres sous silence. Cet article ne prétend pas résoudre les questions en suspens, mais présenter chronologiquement l’ensemble du dossier, en corrigeant au passage quelques erreurs bien installées. En revenant ainsi à l’essentiel, on distinguera mieux les idées véritablement originales qui sont à la source de cette iconographie, plus quelques trouvailles géniales de Lippi qui sont passées à peu près inaperçues.



Prologue : l’Adoration des Mages (1435-55)

1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGAAdoration des Mages
Fra Angelico et Fra Filippo Lippi, vers 1445, NGA

Cette composition complexe est mystérieuse dans ses origines : probablement commandée par un membre de la famille Médicis, elle est attribuée à Fra Angelico dans l’inventaire de la collection de Laurent le Magnifique, après sa mort en 1492. Mais les spécialistes la donnent aujourd’hui à Filippo Lippi, tout en postulant une longue période de réalisation qui expliquerait les disparités de style (voir [1] , p 210 et [1a] , p 316).

Certains éléments se justifient par leur valeur symbolique : le paon, de taille géante par rapport à l’âne et au boeuf, s’impose sur le toit de la crèche comme emblème de la Résurrection (à cause de sa chair qu’on disait incorruptible) ; le couple de faisans participe peut être de la même symbolique.

D’autres points restent mystérieux :

  • les cinq jeunes garçons presque nus perchés sur la gauche pourraient évoquer des baptisés (le jour du Baptême du Christ coïncide avec la fête de l’Epiphanie) mais on comprend mal, alors, l’absence de tout point d’eau ;
  • les trois jeunes gens en tunique grège, qui encadrent Joseph – des bergers selon Ruda ( [1a], p 201) : deux sont perchés sur la plateforme rocheuse et le troisième descend par une crevasse du terrain en lui emboitant le pas et en imitant ses gestes : il tient de la main gauche un objet effacé qui aurait peut être expliqué cet étonnante mimétisme.

Ce qui nous intéresse ici est la topographie des lieux : il s’agit d’une des premières Nativités qui oppose aussi clairement la crèche rustique, posée sur deux troncs juste étêtés, et le palais de David, majestueux mais en ruine. La crèche où a eu lieu la naissance n’est plus occupée que par le boeuf et l’âne de Joseph, rejoints par les chevaux des dignitaires qui viennent tout juste d’arriver à l’étable, soignés par des palefreniers. La rencontre a lieu sur un pré fleuri en contrebas, entre les trois Rois aux auréoles constituées de pointillés dorés, et la Sainte famille, aux trois auréoles pleines. Venant de Jérusalem, la caravane des Rois descend à droite en longeant les remparts de Bethléem, contourne le palais de David et se déverse par la grande arche.



1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGA detail
Treize jours auparavant, venant de Nazareth, la Sainte Famille a traversé la même arche, comme ces voyageurs solitaires que l’on devine dans le désert.



1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGA detail gens de Bethleem
La porte de Bethléem, qui leur était fermée, laisse maintenant sortir des habitants, hommes, femmes et enfants, dont certains s’agenouillent, impressionnés par l’importance du cortège.

On retiendra quelques parti-pris que nous retrouverons par la suite :

  • placage d’éléments purement symboliques (le paon) ;
  • soin accordé à la topographie : c’est la situation particulière de la crèche, lieu de rencontre mais hors de la ville, qui fait de la composition un précurseur des Adorations au désert ;
  • épuration des éléments anecdotiques : Joseph n’a aucun de ses accessoires habituels, les Rois n’ont pas de couronne et n’apportent pas de cadeaux somptueux, mis à part une unique carafe.



1445 ca Fra angelico et Fra_Filippo_Lippi_-_Adoration_of_the_Magi_NGA grenade
Ils se contentent de rendre hommage au Roi des Rois qui, comme symbole de la Chrétienté en devenir, a posé à côté de lui une grenade dont on devine les graines.



L’Adoration d’Annalena (1450-55)

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi

Adoration d’Annalena, Filippo Lippi, 1450-55, Offices, Florence

Ce panneau a probablement été commandé par Anna Elena Malatesta pour le couvent des dominicaines de San Vincenzo Ferrer à Florence. C’est la première des trois oeuvres que Jeffrey Ruda a fait rentrer dans sa catégorie « Adoration au désert« , bien que plusieurs traits la rattachent encore à une Nativité : animaux, crèche et palais de David.


Une Nativité épurée

Les tendances qui se révélaient dans le tondo de l’Adoration des Mages se retrouvent ici poussées un cran plus loin :

  • le ville de Bethléem a complètement disparu ;
  • un pré fleuri au premier plan isole la Sainte Famille ;
  • la crèche ne sert toujours qu’à héberger le boeuf et l’âne, éloignés de l’Enfant par une barrière rocheuse ;
  • marginalisés à l’arrière-plan derrière un second mur de pierre, les bergers ne voient que la crèche vide.

Ainsi la crèche, les animaux et les bergers ne participent pas à l’action, et ne semblent conservés qu’à regret, comme des éléments obligés réduits à la portion congrue. Seuls les deux troncs qui portent le toit participent à la composition, en formant  portique devant la colonnade qui fait de la forêt une sorte de temple antique.



1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi schema1
Les bases de ces deux troncs (ligne rouge) ne sont pas en accord avec le point de fuite qui régit l’escalier (lignes jaunes), de sorte que la crèche dans son ensemble constitue une sorte d’architecture impossible. Le muret avant, parallèle au plan du tableau, se casse en oblique derrière Joseph en passant devant un arbre nain (ovale rouge). Une autre discordance de taille se voit derrière Marie, avec deux arbres morts, l’un dressé et l’autre cassé, de taille encore plus réduite :

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail sainte

Si l’on se concentre sur cette partie, on a l’impression que le bas du mur du palais de David se transforme en une falaise rocheuse, derrière laquelle apparaît une Sainte de taille géante.

Cet abandon de la perspective centrale est un archaïsme délibéré : tout comme dans le tondo de l’Adoration des Mages, Lippi n’a pas pour intention de créer une réalité virtuelle optiquement réaliste, mais une topographie dans laquelle il va disposer ses personnages selon une logique symbolique.

Comme le note Stefanie Solum ( [4a] p 205) :

Dans l’Adoration du Palazzo Medici et dans les autres panneaux  » au Désert » peints vers la fin de sa carrière, Filippo s’éloigne manifestement de la construction perspective traditionnelle… Cette démarche ne doit pas être interprétée comme dénuée de sens, mais plutôt comme un nouveau mode expérimental par lequel Filippo a retravaillé les prérogatives et les objectifs de la construction perspective afin de produire certaines de ses images les plus complexes et les plus provocantes.


Une Adoration en gestation

1424 Meister_Francke_Adoraion Thomas altar Hambourg KunsthallePanneau du retable de Thomas Beckett
Maître Francke, 1424, Kunsthalle, Hambourg

Dans les écoles du Nord, les Nativités influencées par la vision de Sainte Brigitte de Suède représentent l’accouchement de Marie, en robe blanche, les bras levés au ciel tandis que l’Enfant se retrouve miraculeusement sur le sol, auréolé de lumière (voir 3 Fils de Vierge). Dans ce moment surnaturel, Joseph laisse la place à Dieu le Père. Maître Francke a conservé les autres détails obligés : la crèche (ici une simple grotte), les animaux, les bergers et les anges.



1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail ernfant
Pour son premier essai d’une Nativité sur le sol, Lippi répugne au contact direct avec l’herbe, fut-elle fleurie : il dépose le bébé sur un fagot, côté Joseph, et sur la robe, côté Marie.

L’Enfant ne rayonne pas, mais la lumière divine est néanmoins présente, sous une forme si discrète qu’elle a échappé aux commentateurs :

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi schema2
Partant des anges latéraux en position recto-verso (sur cette formule développée à Florence par Lippi, voir 2 Les figure come fratelli : en Majesté), deux rayons de lumière frappent les saints ermites. Traversant les nuages sous le trio d’anges central, des rayons laissent place, plus bas, à une sorte de flammèche formée de pointillés dorés, qui descend vers la tête de l’Enfant (traits jaunes)

On remarquera que, par leur posture, le Saint et la Sainte font écho aux deux parents (flèche bleue et flèche rose).


Saint Jérôme

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail jerome

Saint Jérôme est identifiable par trois de ses attributs habituels : le chapeau de cardinal, le crucifix, et le caillou dont il se frappe la poitrine pour se mortifier. Le lion en revanche est absent, sans doute pour ne pas faire concurrence aux deux animaux de la crèche. La présence de Jérôme dans une Nativité est une innovation iconographique : le seul lien lointain étant que, selon la tradition, c’est dans une grotte de Bethléem qu’il se serait installé pour traduire la Bible (voir 5 Apologie de la Traduction). Mais ce n’est pas en tant que docteur qu’il figure ici, mais en tant qu’anachorète passé par le désert pour faire pénitence.


La sainte ermite (SCOOP !)

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail echo

Vu l’importance de son auréole (comparée à celle en pointillés de Saint Jérôme), il s’agit plus probablement de Sainte Marie-Madeleine que de Sainte Marie l’Egyptienne. Souvent confondues, ni l’une ni l’autre n’ont aucun lien avec la Nativité. Outre sa valeur d’exemple pour des moniales, la sainte ermite voit sa présence justifiée par le prénom de Marie.  Elle constitue aussi une sorte d’antithèse à l’Immaculée Conception, en tant que pêcheresse ayant dû se retirer au désert pour expier ses péchés.

Les deux escaliers orthogonaux, l’un parfait du côté de la Vierge, l’autre formé d’un mur écroulé du côté de Marie-Madeleine, renforcent encore cet effet d’écho. Et il y a tout à parier que que les arbres secs plantés dans le mur, qui attirent l’oeil par leur taille bonsaï, figurent ici en tant que symboles de la Chute. Ainsi, tout comme avec le paon dans l’Annonciation des Mages, Lippi utilise la disproportion pour signaler les éléments symboliques.


Saint Hilarion

1455 ca Filippo_lippi Pala Annalena_adorazione_del_bambino_coi_ss._giuseppe,_girolamo,_ilarione_e_maria_maddalena,Uffizi detail hilarion

Le moine en bas à gauche fait exception à cette construction : aucun rayon de lumière ne se dirige vers lui, et son auréole chichiteuse se réduite à quelques traits dorés. L’inscription le désigne comme étant Saint Hilarion, un autre anachorète. La description par Saint Jérôme de son ermitage a été rapprochée du paysage du tableau ( [3], p 12 ), mais les ressemblances, très superficielles, ne suffisent pas à justifier la présence de ce troisième ermite, qui semble un intrus dans l’économie du tableau. Aussi les commentateurs ont supposé très tôt qu’il s’agissant du portrait d’un contemporain : peut être celui de Fra Roberto Malatesta, moine d’Annalena et frère de la commanditaire ( [3] note 16 ). La position latérale et la vue de profil correspondent en tout cas à la position habituelle des donateurs chez Lippi.



Le triptyque pour Alphonse V d’Aragon (1457)

1457 20 Juillet a Giovanni di Cosimo Ruda p 36Lettre du 20 Juillet 1457 à Giovanni di Cosimo de Medici ( [1] p 36)

Au bas de cette lettre autographie de Filippo Lippi figure l’esquisse du triptyque que lui avait commandé Giovanni di Cosimo de Medici comme cadeau diplomatique pour le roi de Naples. Sur les panneaux latéraux figuraient les patrons d’Alphonse V d’Aragon, Saint Antoine abbé et Saint Michel, et au centre une Adoration de la Vierge.


1457 Triptyque pour Alphonse V d'Aragon Cleveland Museum of ArtsReconstitution du triptyque pour Alphonse V d’Aragon, Musée de Cleveland

Le panneau central est perdu, mais peut être appréhendé au travers d’une oeuvre d’atelier tardive qui correspond à la composition esquissée sur le croquis : l’Enfant n’est pas posé sur le sol, mais soulevé par trois anges en direction de la lumière, émise ici par la colombe du Saint Esprit. On ne sait pas si le paysage en arrière faisait partie de la conception initiale : on remarquera en tout cas l’arbre mort bonsaï derrière la Vierge, devenu un truc d’atelier pour évoquer la Chute et l’opposition classique entre Marie et Eve (AVE / EVA).

Notons que les deux Saints jouent  un rôle très différent :

  • du côté honorable, une main sur le chapelet enroulé sur son bâton, le saint ermite s’inclut, par la force de sa prière, dans l‘Adoration de l’Enfant ;
  • dans le dos de la Vierge, une main sur l’épée et l’autre sur le bouclier, le saint protecteur monte la garde.

Tous les éléments de la Nativité ont maintenant disparu, mis à part les trois anges, passés des nuages à la pelouse.



L’Adoration de la Chapelle des Mages (1457-59)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-BerlinAdoration dans la Forêt
Fra Filippo Lippi, 1457-59, Gemäldegalerie, Berlin

Ce panneau a été commandé par les Médicis pour l’autel de la chapelle privée de leur Palais, construite entre 1457 et 1459. Son iconographie très novatrice, qui a tant intrigué les historiens d’art, est moins frappante si l’on se place dans la continuité des oeuvres précédentes : nous sommes en présence d’une Adoration par un ermite ayant atteint la sainteté par la pénitence (comme Saint Jérôme dans l’Adoration d’Annalena ou Saint Antoine-abbé dans le Triptyque pour Alphonse V d’Aragon), en présence d’un Saint de fait, dont le caractère sacré est inné (Saint Joseph dans l’Adoration d’Annalena, saint Michel dans le Triptyque). Tout comme dans l’Adoration d’Annalena, le saint ermite se trouve au dessus du saint inné, ici Saint Jean Baptiste enfant : or il se trouve que celui-ci, sacré par sa naissance miraculeuse et sa parenté avec Jésus, cumule les deux caractères, puisque dès l’âge de sept ans il s’était retiré au désert.

Au final, le caractère le plus innovant de la composition est son absence de symétrie : les deux ermites occupent le côté honorable, et il n’y a rien dans le dos de Marie (mis à part le traditionnel arbre mort).

Avant de revenir sur la place  de cette composition  dans l’écrin prestigieux de la Chapelle des Mages, nous allons présenter l’état de la recherche sur quelques points délicats.


sb-line

Saint Jean Baptiste enfant

C’est sa toute première apparition en garçonnet, en présence de Jésus bébé. On trouve de nombreuses Madones en présence des deux bébés (puisque Jean Baptiste était né six mois avant son cousin). Ou bien quelques rares oeuvres représentant la rencontre légendaire des deux garçonnets à l’âge de sept ans, alors que la Sainte Famille traversait le désert lors de son retour d’Egypte ( [4a], p 139 ).


Francesco d'Antonio (attr), Vita di San Giovanni Battista, Bibliothèque nationale de Florence, MS Magliabechiano VII, 49, fol. lr

Francesco d’Antonio (attr), Vita di San Giovanni Battista, Bibliothèque nationale de Florence, MS Magliabechiano VII, 49, fol. lr ( [4b], fig 12 )

C’est ce que montre cette initiale historiée : Jésus (identifié par son auréole crucifère) se trouve à l’extérieur, et Jean Baptiste à l’intérieur, avec sa banderole « Ecce agnus dei ». L’originalité est l’effet de miroir entre les deux cousins, chacun avec un bâton cruciforme et désignant l’autre du doigt. Stefanie Solum, qui a démontré que ce manuscrit avait été commandé par Lucrezia Tornabuoni, l’épouse de Piero de Medicis, vers le milieu des années 1450, en tire argument pour sa thèse principale : l’Adoration de la Chapelle des Mages serait également une commande particulière de Lucrezia Tornabuoni, dont la dévotion à Saint Jean Baptiste est prouvée  par  plusieurs poèmes qu’elle lui a consacrés. Nous n’en dirons pas plus sur cette question d’un patronage féminin, très plausible mais qui ne s’appuie que sur des présomptions croisées, faute de sources écrites. On remarquera même, a contrario, que l’Adoration dans la forêt est très différente d’une Rencontre dans le désert : puisque l’âge différent des deux enfants en fait une aberration  chronologique.

Classiquement, les historiens d’art expliquent la présence de Saint Jean Baptiste, dans un tableau destiné aux Médicis, par le fait qu’il était le saint patron de la ville de Florence. Mais pourquoi Saint Jean baptiste enfant, et avec tous les attributs du désert ? Et pourquoi l’avoir associé avec un attribut rare, la hache, magnifiée par un autre détail tout aussi rare : la signature de Filippo Lippi ?


En aparté : Saint Jean Baptiste et la hache

1260 ca Jean Baptiste Cathedrale de Reims revers de la façade Ouest pilier droit
Revers de la façade Ouest (pilier droit), vers 1260, Cathédrale de Reims

La hache est un rare attribut médiéval de Saint Jean Baptiste, à cause de la métaphore musclée qui lui est attribuée par les Evangiles :

« Déjà même la cognée est mise à la racine des arbres : tout arbre donc qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu ». Luc 3,9


1400-25 St_John_the_Baptist_by_Angelos_Akotantos_Byzantine_museum AthenesIcone signée Angelos Akotantos, 1400-25, Byzantine museum, Athènes

L’art byzantin la conserve comme attribut systématique de Saint Jean Baptiste au désert : la hache au pied de l’arbre, en bas à gauche, fait aussi allusion à la décapitation, en bas à droite.


1325-75 Maestro Delle Tempere Francescane (attr) Museo Diocesano Tursi-Lagonegro
Les deux Saint Jean et la Madone
Maestro Delle Tempere Francescane (attr), 1325-75, Museo Diocesano, Tursi-Lagonegro

En Italie, on la trouve dans quelques rares oeuvres d’esprit encore byzantin.

La grande innovation de Lippi est d’avoir exhumé cet attribut archaïque et de l’avoir associé, non pas au à la rude figure de l’imprécateur du désert, mais à celle de l‘enfant ermite.


1460-81, Vierge à l'enfant et Jean-Baptiste, Domenico di Zanobi, Musée de la cathédrale de Mdina, Malte
Vierge à l’enfant et Jean-Baptiste, Domenico di Zanobi, 1460-81, Musée de la cathédrale de Mdina, Malte

L’idée ne sera reprise que par des assistants de Lippi [5a] (à noter ici une autre poncif de l’atelier, le chardonneret) .


Jacopo Del Sellaio_1480 ca Saint_John_the_Baptist_NGAVers 1480, NGA 1485 Jacopo Del Sellaio Szépmûvészeti Múzeum BudapestVers 1485, Szépmûvészeti Múzeum, Budapest

Jacopo Del Sellaio

Mais c’est surtout un autre élève, Jacopo Del Sellaio, qui se l’approprie, aussi bien pour Saint Jean Baptiste enfant protégeant la ville de Florence (noter le chardonneret à ses pieds) que pour un Saint Jean Baptiste adulte montrant l’arbre mort autour duquel grimpe une vigne. Le bol posé par terre fait allusion au baptême de Jésus.



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La question de la hache

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail hache
Bien que personne ne mette en doute le fait que la hache soit l’attribut de Saint Jean Batiste, certains commentateurs lui trouvent une justification complémentaire.

A cause de la signature insolite, la théorie la plus fréquente est celle de la hache « subjective », selon laquelle l’outil marquerait, d’une manière ou d’une autre, l’implication singulière du peintre dans le tableau :

« Le bois mort est une métaphore des obstacles qu’il faut éliminer pour ouvrir la voie à une pratique chrétienne fructueuse (Luc 3:9). La hache emblématique peut représenter le pinceau du peintre, car Fra Filippo démontre que, par son art, au sein de l’imagerie du tableau, il a défriché un terrain propice à la réflexion spirituelle. La relation cruciale avec les Médicis, les mécènes les plus prestigieux de Fra Filippo, et le lieu d’exposition prestigieux du tableau dans la chapelle de leur palais, semblent avoir provoqué cette affirmation de l’action et de la personnalité du peintre. » Megan Holmes ([2], p 157)

A cette lecture subjective, on peut objecter que les suiveurs de Lippi, de même que le peintre qui a réalisé la copie d’époque actuellement présente dans la Chapelle des mages, ont repris la hache sans la signature, la considérant donc comme l’attribut de Jean Baptiste plutôt que comme l’emblème personnel intouchable de leur maître.

Le même Megan Holmes, tout à son interprétation carmélite de l’oeuvre, relie l’outil à un passage biblique (2Rois 6,1-7) racontant comment le prophète Elisée fit ressurgir miraculeusement du Jourdin une hache qui y était tombée ( [2], p 180 et ss). Le problème est que, dans la tableau, la hache est placée à l’opposé du cours d’eau qui pourrait évoquer le Jourdain.

Megan Holmes rappelle également que la métaphore de la hache abattant les arbres se retrouve dans de nombreux écrits de Saint Bernard, qui serait l’ermite figuré en haut à gauche ( [2], p 179).

Bernd Wolfgang Lindemann ( [6], p 87) qui pense quant à lui que cet ermite est Saint Romuald, relie la hache au miracle du hêtre qui menaçait de s’abattre sur la cabane de ce saint. Alors que les moines avaient commencé à élaguer l’arbre à la hache, celui-ci commença à s’incliner dangereusement. Tendant sa croix par le fenêtre, Romuald changea la direction de la chute, et la cabane resta intacte. Les problème est que si les arbres coupés abondent dans le tableau, aucun ne se se situe à côté d’une cabane.


La hache-substitut (SCOOP !)

A l’appui de ma propre thèse – à savoir que les différentes Adorations au désert se déduisent les unes les autres – je m’autorise à formuler une hypothèse qui m’arrange : la hache, signée par Lippi pour attirer l’attention, a effectivement un double sens : elle est la fois l’attribut de Jean Baptiste et le substitut de Joseph le charpentier, placé face à l’Enfant, à la position même qui est la sienne dans les Nativités.


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La question de l’ermite

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail saint Romuald

De même que la hache se situe juste en dessous de Saint Jean Baptiste au désert, deux arbres morts abattus servent d’attribut au saint en prières dans la forêt : comme si l’ermite moderne répondait à l’imprécation de son lointain devancier.


L’ermite serait Saint Bernard de Clairvaux

Trois points soutiennent cette identification :

  • les catalogues anciens de la collection Médicis [7] ;
  • une inscription dans son halo, dans la copie d’époque aujourd’hui exposée dans la Chapelle des Mages ( [4a], p 184 )
  • Saint Bernard était le second patron de Florence, et on fêtait le jour de sa mort, tout comme on fêtait celui de la naissance de Saint Jean Baptiste.

Ces arguments perdent de leur poids du fait que la Chapelle des Mages n’était pas un lieu officiel, mais un espace intime, dédié aux dévotions familiales.

D’autres présomptions tiennent à différents textes de Saint Bernard sur la vie érémitique, que l’on peut plus ou moins rattacher au paysage ( [3], p 23).

Les deux objections majeures sont les suivantes [8] :

  • Saint Bernard était un moine et un fondateur de monastère, pas un ermite ;
  • dans l‘iconographie italienne de Saint Bernard, il est presque toujours représenté imberbe : en particulier dans les oeuvres de Lippi père et fils (voir L’apparition de la Vierge à Saint Bernard).

L’ermite est Saint Romuald, fondateur des Camaldules

C’est l’identification qui semble aujourd’hui assurée, suite à l’article de Bernd Wolfgang Lindemann [6] et aux travaux de Stefanie Solum.

Le paysage ressemble en effet beaucoup à ce que les chroniques disent de l’ermitage fondé par Romuald dans les Appenins : il se situait sur un terrain agréable (campus amoenus) qui appartenait à un certain Maldulus (d’où le nom de ca-maldules). Le terrain était entouré d’une belle forêt de sapins – qu’aucune femme ne pouvait fouler sous peine d’excommunication – et comportait une bonne source. Le sentier étroit qui menait de l’ermitage à la source suivait un cours d’eau et passait sous un rocher dangereux. Un jour, un démon tenta de précipiter Romuald dans les flots tourbillonnants, du haut de ce rocher, mais le Saint, invoquant le Christ, rendit le roc aussi malléable que la cire ([6], p 87).

Les moines camaldules étaient spécialisés dans l’entretien des forêts, abattant les arbres « de manière à ne pas diminuer la forêt et ne rien enlever à sa beauté et à sa grâce » ( [4a], p 188).

Comme le reconnaît Stefanie Solum, il n’y a pas de document permettant de relier Lucrezia aux Camaldules à l’époque du tableau : mais on sait que dix ans plus tard en 1468, elle fit don d’un manteau d’or aux moines de Val di Castro en remerciement à Saint Romuald, qui selon elle et son mari Pietro, l’avaient guéri d’une grave maladie ( [4a], p 181 et ss). On sait par ailleurs qu’en 1463, le couple fonda et fit décorer une cellule dans l’ermitage de Camaldoli (voir plus bas). L’hypothèse d’une dévotion familiale dès 1459 est donc très plausible, bien que non prouvée à ce jour.


Deux géants dans la forêt (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail saint Romuald et Dieu

Devant le saint en prière, deux arbres abattus non ébranchés sont posés sur la plateforme rocheuse comme sur une table d’autel. La disproportion de taille est la même que celle, dans l’Adoration d’Annalena, entre Marie-Madeleine en prières et les arbres-bonsaï. Mais ici la logique est inverse : les arbres sont à l’échelle du paysage, c’est Saint Romuald qui se trouve de taille géante : il faut donc le lire non comme une présence réelle mais comme une apparition surnaturelle, ce qui l’apparente à la figure elle aussi géante de Dieu le Père. Celui-ci surplombe l’arrière-plan tandis que la colombe, de taille normale, plane en avant à l’aplomb de l’Enfant. Cette affinité entre d’une part Saint Romuald et Dieu le Père, d’autre part entre la Colombe et la Vierge, s’expliquera un peu plus loin.


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Un paysage symbolique

Les deux pélicans

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail pélicans
On lit souvent qu’un des pélicans se fouaille le flanc avec son bec pour donner à manger à ses enfants. En fait il dévore une vipère qu’il tient dans sa patte.

« Les oiseaux aquatiques sur la rive du ruisseau à droite sont facilement interprétés comme le « pélican du désert » du Psaume 102, un ancien symbole de la vie érémitique. Le fait que l’un de ces oiseaux soit en train de vaincre une vipère est une référence facile à comprendre à la lutte contre les démons, l’une des principales occupations de la vie solitaire. » [4a], p 193

Comme le remarque J.Ruda ( [1], p 227), la vipère fait aussi allusion au début de l’imprécation de Saint Jean Baptiste :

Il disait donc à ceux qui venaient en foule pour être baptisés par lui : Races de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ?, Luc 3,7


Les rayonnements (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail rayonnements

Comme le remarque avec finesse S.Solum ( [4a], p 211), les rayons émis latéralement par Dieu le Père ne sont pas symétriques : ils sont plus intenses du côté de Saint Romuald que du côté inhabité de la forêt. L’idée est donc la même que dans l’Adoration d’Annalena, où les rayons émis interagissaient avec les auréoles des deux ermites, distinguées selon leur importance hiérarchique.

Ici, les auréoles suivent une hiérarchie à quatre niveaux :

  • translucide pour Saint Romuald ;
  • plus intense et animée de tourbillons pour Saint Jean Baptiste ;
  • pleine pour Marie ;
  • crucifère pour le Père et le Fils.


1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail enfant
Dans l’Adoration d’Annalena, les rayons tombaient depuis le nuage angélique sans déclencher aucun retour. Ici, émis par la colombe du Saint Esprit, ils allument tout autour de l’Enfant une couronne de flammèches qui remontent vers le ciel. Il s’agit très probablement d’une allusion à la fin de l’imprécation de Saint Jean Baptiste :

Il leur dit à tous: Moi, je vous baptise d’eau ; mais il vient, celui qui est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers. Lui, il vous baptisera du Saint-Esprit et de feu. Il a son van à la main; il nettoiera son aire, et il amassera le blé dans son grenier, mais il brûlera la paille dans un feu qui ne s’éteint point. Luc 3,16


Le voile interminable (SCOOP !)

Comme dans l’Adoration d’Annalena, l’enfant a la tête posée sur ce qui semble être une gerbe de branches. Son corps est couché, non plus sur le manteau, mais sur un gaze qui, selon J.Ruda, symbolise à la fois le lange et le linceul du Christ ( [1] , p 227 ).

Le chardonneret posé sur une souche, juste à côté, ainsi que les quatre oeillets rouges (allusion aux quatre clous) s’inscrivent eux aussi dans la symbolique classique de l’anticipation de la Passion.

Mais l’idée de Lippi est bien plus originale : car le gaze n’est autre que l’extrémité du voile qui tombe depuis la tête de Marie. Avec ce linge immatériel qui joint la mère et le fils, Lippi reprend une trouvaille symbolique qu’il avait exploitée vingt ans plus tôt dans l’Annonciation Barberini (voir 7-3 Les donateurs dans l’Annonciation : à droite, la spécialité des Lippi) :

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome
Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Il est possible que l’idée soit une allusion graphique au récit de la Nativité dans les Meditationes du Pseudo-Bonaventure : avant de poser le nouveau né dans la mangeoire, la Vierge « l’enveloppa dans le voile dont sa tête était coiffée ».


Une ascension spirituelle

S.Solum insiste beaucoup sur le fait que le paysage mis au point par Lippi est à la fois une évocation réaliste des forêts aimées des Camaldules, et une construction symbolique :

La manière dont le paysage de Filippo négocie entre symbole et réalité est, en fait, cruciale pour la lecture du tableau dans son ensemble ( [4a], p 193).

En particulier, la bande de gauche se prête à une lecture en terme d’ascension spirituelle :

La hache, qui détermine la relation du spectateur avec le tableau, est un message de défi. Filippo indique clairement que la forêt sauvage doit être comprise comme un lieu de pénitence et de renoncement à soi-même, incarné par ses deux habitants : saint Romuald et saint Jean-Baptiste. ( [4a], p 207).

Le geste de celui-ci, la main sur la poitrine, invite le spectateur à le suivre,

« exigeant symboliquement la pénitence tout en signalant physiquement ce qui est la seule voie claire à travers le sombre désert de Filippo – un chemin qui commence par la hache menaçante et continue, depuis Jean-Baptiste via une série d’escaliers rocheux, jusqu’à Saint-Romuald et au-delà ( [4a], p 210 ).

Le paysage est conçu pour impulser cette lecture verticale et bloquer la lecture horizontale :

Le ravin central… crée un clivage visuel, parallèle aux rayons verticaux émis par la colombe, et divise le paysage en deux moitiés distinctes. De plus, le ravin délimite la formation rocheuse abrupte sur la gauche, la séparant du reste du paysage et en faisant une montagne indépendante et autonome…. Les orthogonales naturelles de Filippo, qui poussent doucement le flux directionnel du paysage vers le sommet de la montagne du Baptiste, démontrent que le véritable point de fuite n’est pas optique, mais symbolique. Filippo a soigneusement orienté la lecture vers le sommet élevé de la montagne situé au plus profond de l’espace du tableau et accessible uniquement par le chemin physiquement et symboliquement difficile suggéré par la hache. ( [4a], p 212).


La structure d’ensemble (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin schema ensemble
Je complèterai cette lecture en soulignant une subtilité de la composition : l’axe de symétrie (pointillés bleus) ne se situe pas au centre, mais est décalé sur la gauche. La dissymétrie des rayonnements place l’étroite bande verticale, à l’extrême droite (ligne bleue), hors de l’influence divine, dans une sorte de hors champ. La lecture ascensionnelle sur la gauche, qui joint l’auréole du Fils à celle du Père via celles des deux saints ermites (flèche verte) est ainsi contrebalancée par une sorte de verticale de la Chute (flèche rouge).



1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail arbres
Le torrent qui dégringole mène l’oeil, derrière les deux pélicans, jusqu’à un arbre arraché qui symbolise, d’une certaine manière, le Pécheur que sa propre faute abat inutilement, sans même servir de pont. Plus bas, juste derrière Marie, une seconde souche fracassée fait contraste avec un tronc correctement coupé et ébranché qui symbolise, quant à lui, le Pécheur réformé par la hache divine.



1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail pont
Dument équarri, il pourra servir de bois d’oeuvre pour le pont, la palissade, et l’ermitage que l’on devine tout en haut, entre les troncs, dans la partie la plus sombre de la forêt.


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Sur l’autel de la Chapelle des Mages

Capella magi ZeuxisVR ensembleModèle 3D ZeuxisVR [9]

La question de l’intégration du tableau de Lippi au sein de la Chapelle des Mages, et de la cohérence du programme iconographique, a longtemps été débattue. Il est vrai que les paysages toscans peints par Gozzoli, avec leurs arbres aérés sur de larges pans de ciel bleu, contrastent fortement avec la forêt fermée et sombre conçue par Lippi. Il faut cependant tenir compte de l’obscurité de la chapelle, éclairée seulement par deux petits oculus : la visite à la lumière des bougies unifiait les deux espaces dans une même expérience [10].



Cappella_dei_Magi,_Palazzo_Medici_Riccardi_Firenze choeur
L’absence de fresques sur le mur du fond, mis à part les quatre Vivants de l’Apocalypse (il ne reste que l’Aigle et l’Ange, le Lion et le Taureau ont été perdus), et le lourd encadrement du retable, créent une solution de continuité avec le décor qui l’environne, même si les deux groupes d’anges, priant en direction du tableau, participent à l’Adoration.

Il ne fait plus guère de doute, aujourd’hui, que les fresques et le tableau ne constituent un ensemble mûrement réfléchi :

Étant donné que Benozzo a commencé son cycle de fresques après que le retable était déjà en place, son intervention dans la chapelle constitue un commentaire contemporain inestimable sur la peinture préexistante et son rôle dans la chapelle ( [4a], p 197).

Deux éléments majeurs appuient cette assertion :

Cappella_dei_Magi,_Palazzo_Medici_Riccardi_Firenze entree

  • la fresque qui surplombe, à l’extérieur, le seuil de la porte d’entrée :

L’agneau de Benozzo, peint dans un cadre fictif comme s’il était le sujet d’un tableau sur panneau, est posé horizontalement, la tête et le halo cruciforme sur le côté gauche. L’animal est un écho visuel indubitable de l’Enfant Jésus dans le tableau de Filippo, qu’il était censé symboliser. L’agneau renforce également le rôle de Jean Baptiste dans le retable ; de la main gauche, il tient une banderole sur laquelle est écrit « Ecce agnus dei ». ( [4a], p 200).



Cappella_dei_Magi,_Palazzo_Medici_Riccardi_Firenze vue generale

  • le fait que les deux animaux de la Nativité, qui manquent dans le panneau de Lippi, sont en quelque sorte externalisés sur les deux pans de mur de part et d’autre de l’arc triomphal, en compagnie de leurs bergers :

« Le bœuf et l’âne disloqués rappellent que les Rois Mages de Benozzo ne voyagent pas vers une Nativité conventionnelle, mais vers l’Enfant Jésus dans la peinture mystique de Filippo. » ( [4a], p 200).

Les deux piliers corinthiens massifs cannelés et les murs latéraux du choeur, vus depuis l’entrée, se comportent comme des orthogonales qui mènent vers le mur de l’autel, créant une aspiration perspective vers le tableau de Filippo… Cet effet est renforcé par les pilastres corinthiens et l’entablement de style classique du cadre du retable aujourd’hui conservé dans la chapelle. Ce cadre, bien que n’étant pas original, a été réalisé pour reproduire le cadre décrit dans l’inventaire de la chapelle de 1492 ( [4a], p 200 et note 11).


Une topographie ternaire

Capella magi ZeuxisVR shema parcours
La topographie de la chapelle crée trois espaces soumis à des dynamiques distinctes :

  • la nef, espace public dans lequel le cortège des Mages impulse un parcours circulaire, pénétrant en haut à droite et sortant en haut à gauche, mais sans aller jusqu’au retable (flèche bleue) ; il s’agit d’une évocation du cortège qui tous les trois ans, le jour de l’Epiphanie, parcourait la ville, et auquel les Médicis eux-mêmes participaient (d’où la présence de nombreux portraits) ;
  • le choeur, qui s’ouvre par une Adoration des bergers et se poursuit par une Adoration des Anges, dont les regards propulsent vers le mur du fond celui du spectateur (flèches jaunes)
  • le retable, dans lequel la méditation attentive décèle les deux parcours, ascendant et descendant, de la montagne et du torrent (flèche verte et flèche rouge).

Cette tripartition a été explicitée, vers 1565, par une épigramme de Gentile Becchi ( [2], p 176) :

« à la chapelle de Cosimo, dans la première partie de laquelle sont peints les Rois Mages, dans la deuxième les anges chantants, dans la troisième Marie adorant l’Enfant nouveau né, afin que les visiteurs y sacrifient par leur cœur, par leur verbe et par leur oeuvre. »

Les trois deniers mots (corde, verbo, opere) font allusion à la générosité des Mages, au chant des anges, et à l’oeuvre de Marie, à savoir le Christ.


Le texte de Becchi est une paraphrase de ce qu’il cite juste après, un distique qu’il aurait relevé dans la chapelle :

Les dons des Rois, les prières des Plus haut (les anges), l’esprit de la Vierge sont ce qui est sacré dans l’autel : laisse ton pied à l’écart, foule profane !

Regum dona, preces superum, mens Virginis arae Sunt sacra: siste procul, turba profana, pedem !


Une lecture trinitaire (SCOOP !)

1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin schema trinitaire
Ce qui n’a pas été remarqué jusqu’ici est que ces trois « choses sacrées » ne désignent pas seulement les trois parties de la chapelle, mais aussi les trois composantes du panneau posé sur l’autel :

  • les « dons des Rois » font référence au Fils et à son alter ego Saint Jean Baptiste (rectangles blancs) ;
  • les « prières » renvoient au Père et à son serviteur qui le prie, Saint Romuald (triangles jaunes) ;
  • « l’esprit de la Vierge » invite à associer la Colombe et Marie comme deux émanations du Saint Esprit (ellipses bleues).



Capella magi ZeuxisVR marche
C.Acidini-Luchinat [11] a fait l’hypothèse que le distique aurait été inscrit sur la marche à l’entrée du choeur, à l’emplacement de la grande plaque de porphyre rouge qu s’y trouve aujourd’hui (visiblement refaite puisqu’elle empiète sur les deux cercles latéraux).

Ainsi, dans son ambiguïté, le distique suggérait au spectateur comment lire, tout en restant à distance respectueuse, le retable de Lippi. De même que la marche constituait une barrière physique à l’entrée du profane dans l’espace sacré (réservé aux Médicis), le mur vide de fresques et le cadre autour du retable constituaient une seconde barrière, visuelle cette fois, qui ne pouvait être franchie que par une méditation active, assistée par le distique.


Une expérience mystique à domicile

Je ne peux que faire mienne la conclusion de la thèse de S.Solum ( [4a], p 228 )

Le paysage de l’Adoration représentait pour les Médicis un défi spirituel. Mais en important, dans leur palais privé, l’environnement de l’ermitage alpin, le retable leur donnait également accès au Paradis de Romuald. L’expérience de la topographie camaldule offrait aux membres de la famille un véritable pèlerinage à l’intérieur de leur chapelle… Car le paysage camaldule était en lui-même une construction puissante, imprégnée de la mémoire universelle de l’Eden et des actes de sacrifice solitaire accomplis par la multitude d’ascètes depuis l’époque de Jean-Baptiste jusqu’à celle de Romuald, et au-delà. Le voyage offert par la montagne de Filippo suivait donc de puissantes lignes de force. Il permettait aux Médicis d’accéder à Camaldoli et, ce faisant, d’échapper au monde présent et à l’histoire humaine. Dans l’espace de leur chapelle, les membres de la plus mondaine des familles florentines pouvaient rompre les liens sociaux, privilégier l’âme au corps et rejoindre leurs ancêtres ascétiques en participant à leur quête originelle d’un autre type d’existence. En fin de compte, dans la contemplation du tableau, ils pouvaient espérer atteindre le but de toute vie solitaire – une union directe avec Dieu.



L’Adoration de Camaldoli (vers 1463)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi OfficesAdoration de Camaldoli, avec Saint Jean Baptiste Enfant de Saint Romuald
Filippo Lippi, vers 1463, Offices, Florence

Ce panneau a été commandé par les Médicis pour décorer la nouvelle cellule de Saint Jean Baptiste, qu’ils avaient fait construire dans l’Ermitage de Camaldoli. Le cadre portait les armes de Piero de Médicis et de son épouse Lucrezia, mais les documents ne permettent pas de conclure à une commande de cette dernière. Vasari explique clairement qu’il s’agit d’une copie de l’Adoration de la Chapelle des Mages. Mais si les éléments sont effectivement les mêmes, leur inversion en miroir, ainsi que certaines autres différences, méritent explication.


Saint Jean Baptiste

Il entre maintenant par la droite, désignant l’enfant de l’index et du phylactère, tout en regardant mystérieusement vers l’arrière.


Saint Romuald

Comme une source stipule que la donation avait été faite en l’honneur de Saint Romuald, nul n’a jamais douté que l’ermite du tableau ne soit le fondateur des Camaldules (la ressemblance avec l’ermite de l‘Adoration de la Chapelle des Mages rend intenable l’opinion, encore largement soutenue, qu’il s’agirait de Saint Bernard dans un cas et de Saint Romuald dans l’autre).

L’ermite se place maintenant en dessous de Saint Jean Baptiste, là où se trouvaient la hache et la signature. Sa taille réduite (comparée à celle de l’Enfant) montrent que sa présence est virtuelle : vu de trois quarts, il se situe en avant de l’espace du tableau, selon la convention habituelle des donateurs.

Le bâton noueux qu’il tient dans une main favorise un double processus de substitution :

  • entre Saint Romuald et Saint Joseph dans la scène de la Nativité ;
  • entre l’ermite qui occupait la cellule et son saint patron.

Ainsi, tandis que Saint Jean Baptiste entre en scène dans le plan du tableau, le dévot s’y trouve propulsé orthogonalement, depuis l’avant plan droit.


L’Enfant rayonnant

Dans l’Adoration de la Chapelle des Mages, les deux enfants, de taille similaire et séparés seulement par la hache, se déduisaient l’un de l’autre par rotation. Ici, l’introduction de Saint Romuald casse cette affinité. En outre, l’enfant Jésus est désormais entouré d’un rayonnement surnaturel, ce qui autorise à le coucher directement par terre, sans la protection du manteau ou du voile.


Les deux torrents (SCOOP !)

On retrouve derrière Marie la souche morte et le torrent qui descend : l’interprétation en terme de « verticale de la Chute » reste donc substantiellement la même. De l’autre côté, derrière les deux ermites, Lippi a rajouté un torrent à sec qui forme un escalier rocheux jusqu’au sommet de la montagne. Cette accentuation de l’opposition entre la voie facile, qui conduit à la perdition, et la voie rude, qui conduit au salut, se heurte à la structure même du tableau : puisque la voie négative se trouve maintenant du côté gauche – le côté honorable lorsque Dieu se situe au milieu.




C’est sans doute la raison pour laquelle la figure divine a été remplacée par un emblème plus abstrait : deux anges bleus symétriques, le dos d’une main droite et la paume d’une main gauche : ainsi Dieu repousse d’un revers de sa dextre les pécheurs dans le torrent, et accueille de la senestre les pénitents de l’escalier.


Une Déésis dans le désert (SCOOP !)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail croix
Les deux anges tristes, couleur de nuit, ont aussi pour fonction de faire voir, dans les rayonnements, la forme d’une croix tenue en haut par les mains divines : ce pourquoi ne sont plus nécessaires d’autres allusions à la Passion (lange/linceul, chardonneret, fleurs rouges…).

Une fois perçue cette structure, la position de la Vierge, à gauche de la croix (donc du côté honorable par rapport à son fils crucifié) devient toute à fait naturelle, de même que celle de Saint Jean Baptiste de l’autre côté : en inversant sa composition, Lippi a transformé son Adoration en une Déésis dans le désert.


La source vive (SCOOP !)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail
A la place du ravin obscur qui coupait en deux l’Adoration de la chapelle des Mages, Lippi a rajouté, entre la Colombe et l’Enfant, un filet d’eau qui sort du rocher et remplit un bassin tranquille. On peur y voir une allusion à la fonte buona, la bonne source qui a donné son nom au monastère situé à trois kilomètres de l’ermitage de Camaldoli.
Mais sa position sous la Colombe, et le fait que Jean-Baptiste la pointe de l’index, en font une allusion évidente au Baptême du Christ.



1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail reflet
Une trouvaille extraordinaire est le reflet, qui montre seulement le haut du monticule, et le tronc qui y est fiché : nouvelle manière de faire apparaître; au centre du panneau, le Golgotha et la Croix .


Vue d’ensemble (SCOOP !)

1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices schema
Tout comme dans l’Adoration de la Chapelle des Mages, l’axe de symétrie (en pointillés bleus) est légèrement décentré, mais pas suffisamment pour faire apparaître une bande latérale en « hors champ » : il s’agit simplement d’une préférence esthétique, courante chez Lippi, pour éviter une symétrie trop pesante. Elle accentue également le dynamisme de l’entrée en scène du jeune Saint Jean Baptiste, une jambe coupée par le cadre.

Un premier thème de la composition est l’opposition entre la voie qui descend, facile mais fatale (en rouge) et la voie qui monte, difficile mais salutaire (en vert). Cette opposition flagrante est passée totalement inaperçue des historiens d’art, sans doute parce qu’elle précède d’une quarantaine d’années les premiers « paysages moralisés » (une catégorie péniblement dégagée par Panofsky [12] ) ainsi que la formule antiquisante d’ « Hercule au croisement des chemins », entre le Vice et la Vertu (voir 4 Les figure come fratelli : autres cas). Mais il n’est pas besoin de postuler une extraordinaire modernité de Filippo par rapport à ses contemporains : il a simplement mis en image une métaphore courante dans les textes monastiques :

« Il y a donc une voie qui monte et une voie qui descend; l’une qui mène au bien et l’autre au mal; gardez-vous donc de prendre la mauvaise; choisissez la bonne… » [13]

Le second thème sous-jacent est celui de la Crucifixion, suggérée par les deux anges tristes, les rayonnements, et le reflet golgothéen dans la source, qui est aussi, d’une certaine manière, la projection de la croix brandie par Saint Jean Baptiste (pointillés blancs) : ainsi le geste de l’index annonce à la fois l’Agneau de Dieu et le lieu de son sacrifice.

Le filet d’eau pure sortant du rocher (flèche bleu) renvoie quand à lui à un autre thème johannique, celui du Baptême du Christ.

Loin d’être une copie simplifiée de l’Adoration de la Chapelle des Mages, l’Adoration de Camaldoli apparaît comme un approfondissement, qui mêle avec virtuosité le thème érémitique de la pénitence dans le désert à celui de la Rédemption, par la Crucifixion et par le Baptême.

Par rapport à cette Crucifixion virtuelle, la Vierge et Saint Jean se retrouvent placés comme dans une Déésis : mais il s’agit plutôt d’une conséquence heureuse que de la cause profonde de cette acrobatique inversion.


La cause de l’inversion (SCOOP !)

eremo di camaldoli Plan general
Pour passer de la somptueuse chapelle Médicis, en plein centre de Florence, à la cellule San Giovanni Battista d’un austère ermitage camaldule (cadre bleu), le panneau n’avait besoin que d’une faible réduction de taille, puisque dans le deux cas il était placé sur l’autel, destiné à une dévotion rapprochée.



eremo di camaldoli Cellule de Saint Romuald
A Camaldoli, les maisonnettes des ermites ont toutes la même structure : un couloir (1) donne accès au centre de la cellule avec sa cheminée d’angle (4), et de là aux espaces de vie : le lit (5), le studiolo (6) et la chapelle (8). Cette structure en spirale, en plus d’offrir un abri contre les rigueurs de l’hiver, pouvait symboliser le cheminement introspectif de l’ermite [14]. L’espace de l’étude (6) et celui de l’oraison (8) prennent jour du côté Sud, par une fenêtre latérale.


1457-59 Fra_Filippo_Lippi The_Adoration_in_the_Forest_-Berlin detail eclairage 1463 Adorazione di Camaldoli with_the_young_St._John_the_baptist,St._Romuald,_Filippo_Lippi Offices detail eclairage

Dans l’Adoration de la Chapelle des Mages, tous les troncs de la forêt sont éclairés de la même manière : non par le rayonnement central surnaturel, mais par une lueur diffuse venant de la gauche, sans créer d’ombre portée.

Dans l’Adoration de Camaldoli, l’éclairage n’est toujours pas surnaturel, mais vient cette fois de la droite, dans une lumière unique qui modèle les troncs, les rochers et les personnages.


Cellule de Saint Romuald eremo di camaldoli reconstitutionReconstitution P.Bousquet (cellule dite de Saint Romuald, eremo di Camaldoli)

L’inversion était nécessaire pour adapter le tableau à l’éclairage naturel de la chapelle : ainsi la Vierge était tournée vers le jour, et le jeune Saint Jean Baptiste semblait tout juste avoir fait irruption par la fenêtre, regardant encore derrière lui.



L’Adoration de Prato (1465-70)

1465-70 Filippo Lippi  Adoration de l'Enfant avec saint Vincent Ferrier et saint Georges Musee palazzo Pretorio Prato
Adoration de l’Enfant avec saint Georges et saint Vincent Ferrier
Filippo Lippi et atelier, 1465-70,  Palazzo Pretorio, Prato

Cette dernière Adoration de Lippi provient peut être de l’église San Domenico de Prato, Vincent Ferrier étant un dominicain récemment canonisé (1455). Comme dans le triptyque pour Alphonse V d’Aragon, le saint protecteur garde les arrières de la Vierge, et le saint moine fait face à l’enfant.

Cette ultime Adoration au désert, moins inventive que celles commandées par les Médicis, marque un retour à une forme de normalisation :

L’écran des personnages, disposés en forme de V, met judicieusement en valeur l’Enfant Jésus, et sa pose est astucieusement intégrée à cette composition. L’espace relativement naturaliste suggère qu’à la fin des années 1460, Fra Filippo ne pouvait plus accepter le placement hiérarchique et irrationnel des saints dans ses Adorations antérieures. ([1], p 233)



L’Adoration de Castello

Maestro della nativita di castello Accademia Florence
Adoration avec Saint Jean Baptiste
Maestro della Nativita di Castello, 1450-60, Accademia, Florence

Hors celles de Lippi, cette composition est une des rares Adorations florentines avec un Saint Jean Baptiste enfant, ici les pieds dans un ruisseau pouvant évoquer le Jourdain. Elle provient de la maison de campagne des Médicis située à Castello, et la prédelle porte sur ses côtés les armoiries des Médicis et des Tornabuoni. Il est difficile de créditer ce peintre mineur de l’invention de l’Adoration au désert ([4b], p 95), d’autant plus que Saint Jean Baptiste est ici un bébé à peine plus âgé que Jésus : il manque donc la grande audace de Lippi : représenter une rencontre chronologiquement impossible, et donc purement symbolique.



Références :
[1] Jeffrey Ruda, Fra Filippo Lippi : life and work, 1999 https://archive.org/details/frafilippolippil0000ruda/page/219/mode/1up?view=theater
[1a] Jeffrey Ruda, Fra Filippo Lippi: Life and Work with a Complete Catalogue, 1993
[2] Megan Holmes, « Fra Filippo Lippi the Carmelite Painter », 1999 p 174 et ss https://archive.org/details/frafilippolippic0000holm/page/174/mode/1up?view=theater
[3] Giulia Puma, « Le désert des anachorètes dans la forêt des ermites : trois adorations de Filippo Lippi (1450-1465) », Arzanà. Cahiers de littérature médiévale italienne, Année 2013 16-17 pp. 157-178 https://www.persee.fr/doc/arzan_1243-3616_2013_num_16_1_1032
[4] Stefanie Solum, « Women, Patronage, and Salvation in Renaissance Florence « : Lucrezia Tornabuoni and the Chapel of the Medici Palace », 2017, https://books.google.fr/books?id=WiMxDwAAQBAJ&pg=PT23&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
[4a] Stefanie Solum, « Lucrezia’s Saint: The Child Baptist and Medici redemption in fifteenth-century Florence », 2001, PhD Berkeley
[4b] Stefanie Solum, The Problem of Female Patronage in Fifteenth-Century Florence, The Art Bulletin, Vol. 90, No. 1 (Mar., 2008), pp. 76-100 https://www.jstor.org/stable/20619589
[5] Dans ses travaux successifs ([4a], [4b] et [4]), Stefanie Solum a exploité de manière exhaustive toutes les sources disponibles sur Lucrezia Tornabuoni, et tiré cette conclusion d’une accumulation de présomptions, sans preuve définitive. Autant la question de ce patronage féminin reste affaire d’opinion (sauf découverte d’un document inédit), autant les analyses très fines sur les détails de la composition et sur son insertion au sein du programme de Chapelle des Mages sont à mon avis définitives.
[5a] Je remercie Raoul Bonnaffé de m’avoir signalé ces oeuvres : https://lamusee.fr/tags/hache
[6] Bernd Wolfgang Lindemann, Wer ist der Mönch mit dem Bart? Ein Beitrag zur Ikonographie und zur ursprünglichenBestimmung von Filippo Lippis Berliner « Anbetung im Walde », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 78. Bd., H. 1 (2015), pp. 84-93 https://www.jstor.org/stable/43598614
[7] « … e in detta tavola una Nostra Donna che adora il fìgliulo che sta innanzi a piedi e un San Giovanni e uno Santo Bernardo e Dio padre cholla cholomba innanzi » Eugène Müntz, Les collections des Médicis au XVe siècle , Paris 1888, p 62
[8] Pour le détail de la discussion, voir [4a], p 184, note 114
[10] Marie Piccoli-Wentzo (15 juillet 2018), Lorsque voir fait se mouvoir : quelle performance pour le retable de la chapelle des Mages ?, Contextualités https://doi.org/10.58079/n359
[11] Cristina Acidini-Luchinat, « The Chapel of the Magi. The Frescoes of Benozzo Gozzoli », p 12 et ss
[12] La notion a été par la suite fortement remise en cause. Voir Patricia Emison « The Paysage Moralisé », Artibus et Historiae , 1995, Vol. 16, No. 31 (1995), pp. 125-137 https://www.jstor.org/stable/1483501
[13] Saint Bernard, Les degrés de l’humilité, Chapitre IX, 7027 https://clerus.org/bibliaclerusonline/es/jr3.htm