Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix
Dans une monographie remarquée, Christian Heck [1] a récemment présenté une synthèse des connaissances accumulées sur Barthélemy d’Eyck, peintre et enlumineur majeur redécouvert par un siècle d’érudition, et proposé une interprétation d’ensemble de son oeuvre la plus énigmatique, le triptyque de l’Annonciation d’Aix (revers des volets exclus). Cette étude, qui verse au dossier de nombreux éléments inédits, discute avec rigueur des interprétations aventureuses et renverse quelques idées reçues, peut être considérée comme définitive sur de nombreux points, sur lesquels il est inutile de revenir.
Cependant, l’argumentation de Christian Eyck repose pour partie sur une analyse en profondeur de plusieurs textes – les prophéties d’Isaïe et de Jérémie d’une part, certains écrits du théologien Albert le Grand d’autre part – qui éclairent peu à peu les détails intrigants du triptyque.
Cet article a pour but de montrer que, sans remettre en cause les principaux acquis de l’étude de Christian Eyck, il est possible de se passer de ces sources textuelles et de parvenir à une interprétation d’ensemble de l’avers et du revers du triptyque, basée uniquement sur des arguments internes à la composition.
Triptyque de l’Annonciation d’Aix (reconstitution P.Bousquet).
Pour cela, nous procéderons du général au particulier en analysant :
- la composition d’ensemble et les questions qu’elle pose ;
- la tribune sculptée, côté ange ;
- la roue à livres, côté Marie (un élément crucial, mais méconnu) ;
- le singe juché à son sommet (très commenté, mais à rebours).
La composition d’ensemble et ses questions
Les éléments historiques
Une offrande à la cathédrale
De longues recherches archivistiques [2] ont fini par prouver que le panneau central provenait du retable de l’Annonciation, commandité entre 1442 et 1445 par le marchand drapier Pierre Corpici, fournisseur du roi René, pour l’autel qu’il avait fait construire près de la porte droite de la clôture du choeur de la cathédrale d’Aix, et devant lequel il souhaitait être enterré [2a].
L’église à deux nefs représentée dans le tableau n’est pas la cathédrale Saint Sauveur, bien que les chapiteaux s’inspirent de certains des chapiteaux du cloître ([1], p 85).
La scène représentée au fond est très précisément le moment où les fidèles enlèvent leur bonnet et où le prêtre commence à lire l’Evangile, sur le pupitre à la droite du choeur ( [3], [1] p 73)
On peut ajouter que ce moment liturgique renvoie à la fois :
- à l’emplacement prévu pour le panneau dans la cathédrale, du côté réservé à la lecture évangélique ;
- au sujet même du panneau, l’Annonciation, cette scène inaugurale où la Vierge interrompt sa lecture pour écouter le message de l’ange.
Une reconstitution progressive
Les volets ont été démontés entre 1623 et 1679, mais aucun texte ne précise leur sujet. On a d’abord retrouvé le prophète du volet gauche, qui avait été découpé, puis le volet droit au complet, avec la nature morte et le nom (Ieremias), ce qui a permis de rattacher au volet gauche une nature morte déjà connue.
L’identification des prophètes
Les théologiens ont retrouvé chez plusieurs prophètes des passages évoquant l’Incarnation. Pour Jérémie, la phrase est assez obscure :
Jusques à quand seras-tu errante, Fille rebelle? Car Jéhovah a créé une chose nouvelle sur la terre. Une femme entourera un homme. Jérémie 31,22
Mais le prophète de l’Incarnation le plus célèbre est Isaïe, qui s’exprime plus directement :
« La vierge concevra et elle enfantera un fils « (Isaïe, 7,14)
C’est pourquoi on n’a pas hésité à le reconnaître dans le personnage du volet de gauche, bien que l’appariement Isaïe/Jérémie soit bien moins naturel qu’on ne le dit.
Annonciation, Biblia Pauperum 1480-85, British Museum
Dans cette gravure souvent évoquée, Isaïe est apparié avec le roi David (en haut) et Ezéchiel avec Jérémie (en bas).
Au dessus de l’Annonciation du retable de l’Agneau Mystique, Van Eyck a choisi un autre couple de prophètes, Zacharie et Michée.
Annonciation
Maître des Heures de Charles le Noble, 1406-07, Livre d’heures (Paris), BL Add MS 29433 fol 20
Enfin, dans cette enluminure parisienne, Jérémie figure à droite, en bonnet et robe rouge, mais le prophète qui lui fait pendant n’est pas Isaïe (situé au centre) mais Aggée, vêtu de vert et montrant du doigt Dieu le père, comme dans le retable d’Aix, avec pour phylactère : Le désiré de toutes les nations viendra.
Bien que personne ne la questionne, l’identification du prophète de gauche comme étant Isaïe n’est donc pas absolument assurée, d’autant plus que des préférences personnelles ont pu jouer dans le choix du couple de prophètes : leur physionomie très particularisée laisse penser qu’il s’agit de portraits de contemporains.
Les prophètes comme portraits cachés
L’hypothèse la plus répandue repose sur la ressemblance entre Jérémie et le roi René, qu’on a cherché à étayer par d’autres arguments ([3], p 95) :
- la robe rouge serait un habit de chanoine, or René était chanoine d’honneur de Saint Sauveur ;
- les deux clés qui pendent à sa ceinture seraient une allusion aux blasons d’Angers et du Mans.
Dans ce cas, l’autre prophète, en situation héraldique dominante sur le volet gauche, ne pourrait être que son père, Louis II d’Anjou. Ce qui respecterait également la chronologie biblique, Isaïe venant avant Jérémie.
Cette hypothèse a été vigoureusement contestée par Jean Boyer ( [4], p 137), sur la base d’arguments solides :
- l’homme de droite semble avoir nettement plus de 36 ans, l’âge du roi René en 1445 ;
- pourquoi se serait-il déguisé en prophète dans un retable commandé par son drapier, et sans aucun attribut monarchique [5] ?
Jean Boyer propose que l’homme de droite serait le commanditaire Pierre Corpici et l’homme de gauche son fils aîné et héritier, Elzéar Corpici, avec les présomptions suivantes :
- à l’instar de Pierre, les Corpici ont été enterrés devant l’autel de l’Annonciation, qui fonctionnait donc comme une sorte d’épitaphe familiale ;
- les objets des natures mortes pourraient tout aussi bien être ceux de marchands que de lettrés.
On peut objecter à cette hypothèse que, dans le cas d’un couple père / fils, le père aurait dû être situé en position d’honneur, sur le volet gauche. Cependant, dans le cas d’une Annonciation, la polarisation est différente que dans celui d’une Madone ou d’une Crucifixion : le plus souvent, les donateurs se placent, par humilité, dans le sillage de l’ange ; le fait plus rare de se placer dans le dos de la Vierge peut être considéré comme honorifique (voir 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi).
L’idée que les personnages des volets seraient le commanditaire et son fils est improuvable, mais semble la plus plausible, compte tenu de la filiation entre le triptyque d’Aix et deux retables de Van Eyck, tous deux comportant un couple de donateurs.
L’influence de Van Eyck
Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé), Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand
Il est très probable que Barthélemy d’Eyck avait en tête ce célèbre retable, qu’il avait pu voir lors de sa formation dans les Flandres (l’hypothèse d’un lien familial avec les frères Van Eyck est possible, mais pas prouvée).
Le triptyque d’Aix apparaît comme la transposition horizontale de cette composition verticale, puisque ses volets fusionnent les prophètes, les donateurs en habits modernes, et les socles empruntées aux statues des deux Saint Jean.
L’une des innovations majeures de Barthélemy d’Eyck, l’idée de représenter les prophètes à la fois comme des contemporains et comme des statues, pourrait donc simplement résulter de cette réduction du polyptyque en triptyque [6].
Un retable perdu de Van Eyck, le triptyque Lomellini (vers 1436), a certainement influencé aussi Barthélemy, à l’instar de nombreux peintres italiens. Il a pu le voir à Gênes en 1438, très peu de temps après sa réalisation, en accompagnant le roi René dans son voyage à Naples ( [7], p 36). Ce triptyque, qui ne nous est connu que par une description de 1456 ( [8], p 36), comportait :
- au centre une Annonciation ;
- à gauche, Saint Jean Baptiste, avec au revers le donateur, Battista Lomellini,
- à droite, Saint Jérôme dans son étude, avec au revers l’épouse du donateur.
L’influence du panneau de Saint Jérôme pourrait expliquer les deux natures mortes aux livres, ainsi que l’idée de représenter la Vierge dans son étude.
Une composition novatrice
Une redondance délibérée
La composition comporte deux couples de prophètes :
- deux nommés, en couleur et en costume moderne sur les volets ;
- deux anonymes, en costume de prophète et en pierre sur la tribune du panneau central.
Cette redondance, voire même cette opposition, pose question. On a proposé que les deux prophètes internes soient Ezéchiel et David, venant compléter Isaïe et Jérémie. Mais David devrait porter une couronne.
La solution de Christian Heck est simple et élégante : les deux couples sont les mêmes, et leur confrontation est voulue :
Représenter ces personnages ad vivum sur des socles de statues est ainsi une étonnante invention plastique, ainsi qu’une extraordinaire manière de servir une très profonde signification théologique. Nous avons sous les yeux, dans le retable ouvert, deux représentations d’Isaïe, et deux de Jérémie, mais ce ne sont pas des doublons. Au cœur de l’œuvre irradie une image qui se constitue en discours spirituel, et sur ses champs s’affirme un discours qui sort des mots pour devenir image incarnée. Il fallait le génie d’un immense artiste pour mettre les choix possibles de la peinture au service d’une telle expression d’une question spirituelle majeure. ( [1], p 119 )
Dans une formulation plus structurelle, on pourrait dire que :
- les deux prophètes en grisaille renvoient à l’Ange et au temps passé de l’Annonciation (en blanc),
- les deux prophètes en couleur projettent cette annonce dans le présent : en ce sens, les livres des natures morte et le socle fonctionnent comme des expansions de la roue à livres de la Vierge (en bleu).
Un certain manque d’homogénéité ?
En 1980, Barbara Hochstetler Meyer [9] a tenté de bousculer soixante ans d’érudition en soutenant que les volets provenaient d’un autre triptyque que le panneau central, sur la base d’arguments techniques et iconographiques qui ont été immédiatement réfutés par tous les spécialistes ([1], p 55). Cette tentative kamikaze a néanmoins eu pour mérite de souligner deux points intéressants quant à la conception d’ensemble :
- les personnages des prophètes sont légèrement plus grands que ceux de l’Annonciation ;
- la perspective des panneaux latéraux diffère de celle du panneau central.
Ces deux points, disparité d’échelle des personnages et perspective locale à chaque registre, s’observent également dans le retable de Gand (voir 1-2-1 Les donateurs dans le retable de l’Agneau Mystique (1432)), ce qui constitue un nouvel argument en faveur de l’influence eyckienne.
Comme chez Van Eyck, l’espace où se déroule l’Annonciation n’est pas entièrement construit avec un point de fuite unique, notamment pour les poutres et le bas des fenêtres (en rouge). Néanmoins, la majorité des fuyantes convergent, et la ligne d’horizon (en violet) est la même que pour les volets : cette volonté d’unification est remarquable pour l’époque, puisque c’est seulement Memling qui inscrira les volets et le panneau central dans la même construction perspective.
L’apparition du Christ à Marie-Madeleine (Noli me tangere)
Triptyque d’Aix fermé (reconstruction P.Bousquet)
Enfin, on peut aussi s’étonner du style plus libre du revers. Il a pu être exécuté par un collaborateur ou de manière moins minutieuse par Barthélemy lui-même ([1], p 57) : exposé aux dégradations, l’extérieur des triptyques est souvent moins abouti que l’intérieur.
Les gros motifs en fleurons permettent de déterminer l’écartement entre les deux figures.
Noli me tangere
Jean Mansel, Fleur des histoires, vers 1490, BNF FR 56 fol 57r
Cette miniature, centrée sur l’arbre et le vase, donne une bonne idée de ce à quoi ressemblait l’extérieur du triptyque d’Aix.
L’unité de conception entre intérieur et extérieur (SCOOP !)
Il est possible que, du côté externe, l’encadrement n’ait pas été matérialisé mais peint en continuité avec la scène principale, comme ce sera le cas pour le retable du Buisson ardent dans la même cathédrale Saint Sauveur [10]. Dans ce cas, l’arbre dont on voit le feuillage et le tronc côté Christ, aurait pris une importance centrale, tout comme le chef d’oeuvre de menuiserie qui occupe le centre de l’Annonciation (en bleu). On aurait même pu rajouter le vase à parfum de Marie Madeleine, se superposant exactement au vase de fleurs de Marie (en vert).
Quoiqu’il en soit, l’unité de conception est surtout théologique. Tout comme l’ange est le messager de l’Incarnation, Marie-Madeleine est la messagère de la Résurrection (l' »apôtre des apôtres »), puisqu’elle est la première à qui le Christ apparaît, le dimanche matin :
Jésus lui dit: Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. Marie de Magdala alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. Jean 20,17-18
L’absence de contact physique et l’annonce d’un transfert imminent (arrivée sur terre, départ vers le ciel) font de l‘Annonciation et du Noli me tangere deux épisodes profondément symétriques.
Malgré son évidence, cette symétrie ne semble pas avoir été développée explicitement par les théologiens, et le triptyque d’Aix est la seule oeuvre d’art qui l’exploite : cette singularité, qui n’est pas la moindre du retable, dénote une ambition qui dépasse le cadre d’une commande privée : on sent un milieu intellectuel raffiné derrière la conception de ce retable, destiné à un emplacement prestigieux dans la cathédrale d’Aix, juste en face de la chaire à prêcher.
Les sculptures de la tribune
L’idée de Christian Eyck est que les détails étranges de la tribune illustrent le thème de la détestation des idoles. Ce thème n’est pas habituellement associé à l’Annonciation, mais peut lui être rattaché indirectement via les deux prophètes Isaïe et à Jérémie, l’un annonçant la destruction des idoles, l’autre déplorant qu’elles aient envahi la maison du Seigneur.
Sans prétendre résumer un développement très intéressant de plusieurs pages ([1], p137 à 159), je vais reprendre les trois éléments principaux et proposer une explication alternative, sans faire appel aux textes de ces prophètes : l’avantage étant qu’elle ne repose pas sur l’identification d’Isaïe dans le volet gauche, très probable mais pas certaine.
La chauve-souris ambivalente
Le retable d’Aix est le seul cas d’une chauve-souris associée à une Annonciation, et les commentateurs y voient en général un être démoniaque ou maléfique.
Le Bestiaire divin de Guillaume Le Clerc vers 1270 BNF FR 14969 fol 12 r
Dans ce poème, c’est un hibou (nycticorax) qui est associé à l’Annonciation, mais dans les textes médiévaux il est souvent confondu avec la chauve-souris (vespertilio), l’animal qui sort au crépuscule (vesper). Le texte le prend comme le symbole des Juifs, qui dans la miniature, inspirés par le démon, se détournent de l’Annonciation :
Et cest oisel sont figure
Le felon Jeve maleure,
Qui ne voudrent Deu esgarder,
Quant il vint ca por nos sauver;
De Deu, qui est verai solel,
Ne voudrent creirre le consel,
Einz (au contraire) le refuserent par tot,
Encontre lui furent debot (debout),
Et tot planiement diseient
Que nul rei fors Cesar n’aveient.
Donc se monstra Dex a nos, genz
Qui estion las et dolenz,
En tenebrose region,
En l’ombre de mort seion.
Quant la lumiere nos nasqui,
Qui de la seinte Virge essi (sortit);
Adonc fumes enluminez; [11]
La proximité des deux oiseaux nocturnes avec les deux prophètes anonymes, qui semblent les admonester, incite d’autant plus à y voir l’image des Juifs qui refusent « le vrai soleil« .
Tout en admettant que cette idée, explicitée dans le poème, puisse fournir un élément d’explication complémentaire ([1], p 153), Christian Heck consacre d’intéressants développements ([1], p 161 à 170) aux métaphores récurrentes de la chauve-souris dans les oeuvres d’Albert le Grand, qui sont nettement moins négatives : l’animal y est l’image des limitations de l’intellect humain, car elle ne peut supporter la lumière que mêlée d’ombre.
Cette promotion de la chauve-souris est originale et pertinente, mais Christian Heck la renvoie derechef dans la négativité en voyant dans les deux volatiles des écoinçons l’illustration d’une citation d’Isaïe, qui les associe aux fausses idoles :
« En ce jour-là l’homme jettera ses idoles d’argent et ses idoles d’or, qu’il s’était faites pour les adorer, aux rats (taupes) et aux chauves-souris« Isaïe 2,20
Séduisant à première vue, le rapprochement pose quatre problèmes :
- dans le livre d’Isaïe, la citation en question est très éloignée du passage prédisant qu’une vierge enfantera ;
- l’animal de l’écoinçon de gauche n’est ni une taupe ni un rat : Christian Eyck résout la question en supposant que la taupe, habitant sous la terre, était incompatible avec un placement en hauteur ; la figure hybride qui la remplace évoquerait « le monde de l’erreur et des faux dieux » ([1], p152) ;
- les deux animaux sont placés dans l’ordre inverse du texte, manifestement pour valoriser la chauve-souris : on s’écarte donc de la lettre, mais aussi de l’esprit de la citation, dans laquelle les deux animaux sont égaux en indignité ;
- l’élément graphique essentiel n’est pas pris en compte, à savoir que l’hybride de gauche est une chauve-souris ratée.
Nous expliquerons plus loin cette incontournable polarité.
L’oculus et les figurines de l’arcade
Détruits en 1794, deux tombeaux contribuaient à faire de l’église Saint Jean de Malte, à Aix, une sorte de Panthéon des Comtes de Provence.
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Mausolée d’Alphonse II, planche XLI [12] |
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Louis-Philippe May [13] a monté que l’oculus de l’Annonciation d’Aix recopie la rose du Mausolée d’Alphonse II.
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Mausolée de Béatrix de Provence, planche XLIV [12] |
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De la même manière, le motif des têtes affrontées, sur les redents du trilobe, se retrouve dans les deux tombeaux. Le motif plus rare des deux jeunes gens portant le polylobe provient également des deux tombeaux, mais celui de Béatrix de Provence en est plus proche, avec son polylobe à six lobes (cinq pour l’Annonciation).
Christian Heck analyse en détail les différences introduites par Barthélemy d’Eyck, et y trouve matière à justifier son interprétation ([1], p 154). Si les têtes sont âgées et affrontées (et non plus jeunes et regardant vers le bas) , ce pourrait être en référence à ces différents passages :
Ils ont rendu leur visage plus dur que la pierre, ils n’ont pas voulu revenir vers vous. Jérémie 5,3
Que chacun se méfie de son ami, que nul ne se fie à son frère, parce que le frère ne pense qu’à perdre son frère, et que l’ami use de tromperie contre l’ami. Jérémie 9,4
[…] les vieillards, […] les personnes d’un visage vénérable, ceux qui peuvent donner conseil […]. Je leur donnerai des enfants pour princes, et des efféminés les domineront. Tout le peuple sera en tumulte; l’homme se déclarera contre l’homme et l‘ami contre l’ami; l’enfant se soulèvera contre le vieillard, et les derniers du peuple contre les nobles. Isaïe 3,2-5
Christian Heck suggère que les jeunes gens portant le polylobe, et placés au dessus des vieillards, pourraient se référer à ce dernier passage. Par ailleurs, le fait qu’ils soient vus de dos s’expliquerait par deux autres citations :
Ayant dit au bois: Vous êtes mon père; et à la pierre : Vous m’avez donné la vie. Ils ont tourné vers moi le dos et non la face. Et ils n’ont voulu ni m’écouter, ni recevoir le châtiment. Jérémie 2,27
Ils ont tourné vers moi le dos et non la face, lorsque je prenais un grand soin de les instruire et de les corriger. Ils ont mis des idoles dans la maison où mon nom a été invoqué, pour la profaner. Jérémie 32,33-34
Cette artillerie de citations, disséminées dans les textes de deux prophètes et s’attaquant de près ou de loin aux idolâtres, peut convaincre.
Mais on passe ainsi à côté du point essentiel, la différence d’éclairement entre les deux têtes, l’une dans l’autre et l’ombre dans la lumière : seconde polarité sur laquelle nous reviendrons bientôt.
Un paysage de lumière ?
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Sous la tribune, la porte par laquelle entre l’ange laisse entrevoir un paysage avec un ciel bleu très pâle, avec quelques oiseaux. Sur la route qui serpente vers la ville, on devine un cavalier qui se dirige vers elle, suivi par un piéton et un chien.
La ville a été diversement interprétée : Jérusalem resplendissante, Aix-en-Provence, le monde de l’ère sub lege (époque de l’Ancien Testament). Christian Heck, qui réfute vigoureusement les interprétations basées sur la dichotomie sub lege/ sub gratia, y voit « un paysage de lumière » ([1], p 95) : ce qui est quelque peu exagéré, eu égard à la tonalité relativement assombrie de ce passage.
Par ailleurs, il rappelle que les ailes de l’ange sont celles d’un hibou des marais ([1], p 151), ce qui le rattache aux « forces démoniaques sombres » de cette partie du tableau, et le rapproche de la chauve-souris.
Dans son compte-rendu du livre de Christian Heck, Dominique Poirel [14] va plus loin en qualifiant de crépusculaire le petit monde de la tribune :
« Je serais tenté de voir dans la partie gauche du panneau central une certaine ambivalence. L’ambiance y est paisible mais nocturne et rappelle l’antienne biblique, tirée de Sagesse 18, 14 et appliquée d’ordinaire à l’Incarnation : « Alors que tout gardait un silence médian et que la nuit était au milieu de sa course, ta Parole toute-puissante, Seigneur, descendit du ciel, depuis les demeures royales ». D’un côté, l’annonce à Marie accomplit les prophéties : c’est ce qu’affirme la présence d’Isaïe et Jérémie. De l’autre, l’Incarnation, qui s’accomplit au même moment, inaugure le salut par le Christ : c’est, je crois, ce que manifeste la tonalité crépusculaire et les signes ambivalents du côté gauche. Puisque a débuté la victoire sur le mal et la mort, ceux-ci sont esquissés à travers des figures traditionnellement négatives, mais empreintes ici d’une certaine sérénité. Les forces de l’ombre demeurent, mais sont comme désamorcées, anesthésiées. Les prophètes signalent gravement l’importance de l’heure : c’est un tournant dans l’histoire. »
Une aube prématurée (SCOOP !)
Je pense pour ma part que Barthélemy d’Eyck a voulu montrer à travers la porte un paysage non pas crépusculaire, mais auroral : le ciel blanchit, les oiseaux commencent à voler, le voyageur se dirige vers la ville au moment où elle ouvre ses portes. Et deux hybrides font mouvement en parallèle : l’ange aux ailes de nocturne passe le seuil pour annoncer l’arrivée d’une nouvelle lumière, tandis que le mammifère aux ailes d’oiseau quitte la scène par les cintres.
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Les trois compagnons arrivent à l’aube à la maison de Grief soupir, fol 46r |
Les trois compagnons arrivent au crépuscule à l’ermitage, fol 47r |
Barthélemy d’Eyck, Livre du Cœur d’Amour épris, Vienne, ONB, cod. 2597
En 1445, Barthélemy d’Eyck n’était pas encore le spécialiste reconnu des effets de lumière et de contrejour qu’il deviendra à la fin de sa vie, dans ses miniatures pour Le Livre du cœur d’amour épris, et ses moyens graphiques n’étaient pas encore à la mesure de ses ambitions : c’est ce qui a empêché de reconnaître, dans le Triptyque d’Aix, la première et unique tentative d’une Annonciation à l’aube.
La composition du panneau central (SCOOP !)
Tout le monde s’accorde sur la tripartition du décor : la tribune, l’étude de la Vierge, et l’église où l’on commence à lire l’Evangile : la projection / inversion (en bleu) du livre de l’Ancien Testament dans celui du Nouveau est un procédé qu’on retrouve, exactement à la même époque, dans deux oeuvres de Konrad Witz (voir Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz).
Dominée par les deux prophètes, la tribune représente le Monde de l’Ancien Testament, d’une manière qui n’était compréhensible que par les habitants d’Aix : à la guise des mausolées de l’église Saint Jean de Malte, mais vus de l’intérieur, côté gisant (ce pourquoi les jeunes gens portant le polylobe sont vus de dos). Nous sommes ici très proche des vers de Guillaume le Clerc :
Donc se monstra Dex a nos, genz
Qui estion las et dolenz,
En tenebrose region,
En l’ombre de mort seion.
Les deux couples antagonistes de la tribune (en noir et gris) habitent dans ce monde sépulcral de l’Ancien Testament, où luisait seulement une faible lumière :
- les deux barbus affrontés symbolisent les Hébreux, ceux qui ont rejeté la lumière divine et ceux qui ont cru ;
- de la même manière, les deux chauve-souris, l’une difforme et l’autre réaliste, opposent ceux qui préfèrent l’erreur et l’obscurité à ceux qui tolèrent la lumière dans la nuit.
La composition devient très cohérente dès lors qu’on l’analyse dans son dynamisme : non pas deux, mais trois hybrides positifs (en gris) font mouvement en même temps (flèches grises) : l’arrivée de l’Ange coïncide avec l’essor contrarié de la chauve-souris sculptée vers le rayon de lumière, et la montée possible du singe vivant (intermédiaire entre le quadrupède et l’homme) vers ce même rayon.
C’est sur ce mouvement ascensionnel du singe que nous allons revenir, en étudiant en détail un élément central, mais négligé par la critique.
Avatars de la roue à livres (SCOOP !)
La roue à livres, mobilier courant dans les lieux d’étude, est fréquemment représentée dans les manuscrits médiévaux. Mais celle de l’Annonciation d’Aix est si particulière que son origine précise a pu être retracée : elle remonte aux frères Limbourg, enlumineurs de la génération précédente, dont l’oeuvre était bien connue de Barthélemy d’Eyck.
Dans les Belle Heures
Dans le premier manuscrit enluminé par les frères Limbourg pour le Duc de Berry, trois meubles à livres se succèdent, avec des différences significatives.
Sainte Catherine d’Alexandrie dans son étude, fol 15r
Frères Limbourg, 1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET
Cette page ouvre le cycle consacré à Sainte Catherine, qui jouit dans ce manuscrit d’une faveur particulière, puisque son histoire s’insère avant même la section des Heures de la Vierge. La sainte est représentée dans son étude, et le texte la présente comme « la fille du roi Costus, à la fois érudite dans les arts libéraux et admirable aux yeux de tous pour son incroyable beauté ».
Deux statuettes de Moïse ornent l’autel de l’oratoire et le haut de la roue à livres. Cette dilection particulière, qui peut sembler étrange dans le cas d’une sainte chrétienne, s’explique par le fait que Moïse n’est pas ici présent en tant que symbole de l’Ancien Testament, mais pour rappeler un point commun : le Prophète a reçu les tables de Dix Commandement en haut du mont Sinaï, et c’est sur ce même mont que les anges ont transporté le corps de la Sainte après sa mort ( [15], p 94).
Les deux étages de la roue à livre compensent cette sur-représentation mosaïque : le petit plateau, au plus près de sa statuette, porte probablement les livres de l’Ancien Testament, et le grand plateau, à portée de main, ceux du Nouveau.
On notera le caractère approximatif de la perspective, aussi bien pour le pupitre que pour la roue.
Annonciation, fol 30r
La présence de Moïse en haut du pupitre se justifie ici par le fait que Marie ne pouvait connaître que l’Ancien Testament. Le pupitre est à deux étages, celui du bas pour lire et celui du haut, réglable en hauteur par une vis, pour écrire : la banderole posée dessus représente probablement la prophétie émise par le prophète-atlante qui supporte la loge de Dieu le Père. Au dessus des arcades, le motif caractéristique des Limbourg, le double rinceau en feuilles d’acanthe, sera repris et magnifié par Barthélemy d’Eyck pour l’arcade de sa tribune.
Saint Jérôme, fol 187v
Saint Jérôme est en train de lire dans son étude, face à son lion. Le texte résume les deux périodes de sa vie : quatre ans de pénitence dans le désert, puis 55 ans et six mois de travail d’écriture à Bethléem.
La roue à livres ne comporte qu’un seul plateau, réglable en hauteur grâce à la vis. Il est ici en butée contre la base fixe, puisque la vis n’est pas visible en dessous.
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Saint Luc, Livre d’Heures, Maitre de la Mazarine, 1410-1415, Bibliothèque Mazarine 469 folio 7 |
Saint Luc, Horae ad usum Romanum, 1420-25, BNF NAL 3111 fol 13 |
Dans ces deux miniatures, on voit bien la vis de part et d’autre du plateau. Dans le second cas, elle porte en haut une lampe.
L’identification de l’oiseau en haut de la vis n’est pas immédiate.
Certains y voient un phénix, qu’on représente souvent perché en haut d’un palmier (même mot en grec). Cet oiseau, qui renaît de ses cendres, symbolise habituellement la résurrection du corps : il pourrait signifier ici la régénération de Saint Jérôme lors de son séjour au désert, mais cette métaphore n’est attestée par aucun texte. De plus, si les Limbourg avaient voulu qu’on identifie un phénix, il l’auraient posé sur un nid de flammes, ce qui est sa représentation habituelle dans les Bestiaires.
Le plus probable est que l’oiseau est un aigle. Puisque le Moïse en haut de la roue à livres de la Vierge symbolisait l’Ancien Testament, la figurine choisie pour Saint Jérôme devrait évoquer le Nouveau Testament, ou l’ensemble des Ecritures. Or l’aigle, en tant qu’emblème de Saint Jean l’Evangéliste, semble rompre cette signification globalisante. De plus, Jérôme a révisé la traduction latine des quatre Evangiles (Vetus latina) et son oeuvre ne marque pas de préférence particulière pour Saint Jean.
En fait, les Limbourg ont simplement voulu représenter un lutrin-aigle.
En aparté : le lutrin-aigle
Ce type de pupitre d’église, sur lequel on posait un antiphonaire ou la Bible, apparaît à l’époque gothique [16]. Dans sa description des offices divins du XIIIe siècle, Guillaume Durand, évêque de Mende (mort en 1296), indique qu’il est courant que le diacre lise (ou chante) l’Évangile sur un pupitre en forme d’aigle, dont il donne même l’explication :
« le symbole de l’aigle comme étant le Christ s’inspire vaguement du Psaume 17:11 et découle de la capacité du Christ à voler au-dessus des ailes des vents (« et volavit super pennas ventorum »). Cette interprétation christique de l’aigle s’accorde avec une vénération particulière du Christ pendant cette partie de la messe. Les acclamations du diacre – Gloria tibi domine (Gloire à toi, Dieu), Laus tibi, Christe (Louange à toi, Christ), Benedictus qui venit in nomine Domini (Béni soit celui qui vient au nom de Dieu) – renforcent toutes le rôle dominant du Christ. Maia Wellington Gahtan [17]
« Lutrin pour lire l’evangile dessus«
Album de Villard de Honnecourt, 1225-50, BNF FR19093, fol 7r
Villard de Honnecourt a représenté un tel lutrin, qui se compose de trois sections :
- en bas, deux plateaux reposent chacun sur trois dragons (sarpens) séparées par des colonnettes avec une arcature trilobée ;
- au centre, deux diacres agitent un encensoir ;
- en haut, un plateau triangulaire porte trois scribes assis devant un pupitre, à l’abri de la puanteur des dragons.
Lassus ( [18], p 81) suppose qu’il s’agit des trois évangélistes synoptiques, et que l’aigle sommital représente Saint Jean. En fait, les trois figurines décomposent en trois stades l’activité de l’écrivain : tailler sa plume avec un rasoir, écrire en se tenant le menton pour réfléchir, corriger avec le rasoir. L’aigle ne représente donc pas le quatrième évangéliste, mais un élément commun à tous, à savoir le Christ, qui protège les scribes et les diacres de l’influence maléfique des dragons. Le seul emplacement disponible pour poser l’Evangile est le dos de l’aigle, que Villard a omis de représenter les ailes déployées.
Aigle articulé
Album de Villard de Honnecourt, 1225-50, BNF FR19093, fol 44r
Il a corrigé cette erreur dans cet autre dessin, qui détaille le mécanisme d’un aigle articulé :
« Ainsi fait-on tourner la tête de l’aigle vers le diacre lorsqu’il lit l’évangile« ([18], p 173).
Selon Jean Wirth ( [19] , p 169), il s’agissait de retourner la tête de l’avant vers l’arrière, en direction du diacre placé derrière le pupitre, et le mécanisme s’actionnait probablement en posant le livre sur l’aigle. En ôtant le livre, le contrepoids de la seconde poulie replaçait la tête dans sa position initiale, en direction des fidèles.
Evangelistario, cathédrale de Messine (avant 1908)
Quelquefois, c’est un pélican, autre symbole christique, qui surplombe les symboles des quatre Evangélistes. Dans ce modèle, chacun, y compris l’aigle, est équipé de la banderole caractéristique de l’écrivain, a les ailes déployées et peut tourner sur son axe. En posant le livre sur l’un des quatre pupitres, on indiquait au public quel Evangile était lu.
Le Saint Matthieu des Très riches heures
Saint Mathieu
Frères Limbourg, 1410–16 , Très riches heures de Jean de Berry, Musée Condé, Ms 65 fol 18v
Dans leur dernier manuscrit réalisé pour le duc de Berry, les frères Limbourg ont équipé Saint Luc avec le mobilier de la Sainte Catherine des Belles Heures : sa chaire quasiment identique, son pupitre au système de fixation légèrement amélioré, sa roue à livre à deux étages avec le Moïse sommital, tout indiqué pour un Juif de Galilée.
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Sainte Catherine d’Alexandrie dans son étude, fol 15r |
Saint Jérôme, fol 187v |
Frères Limbourg, 1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET
Le socle et la vis, en revanche, sont empruntés au Saint Jérôme des Belles Heures, avec une différence notable :
la vis fichée dans le socle est composée de trois sections de diamètre décroissant, celle du haut étant non filetée. La raison de cette sophistication semble purement esthétique, puisque un pas de vis unique permettait déjà de régler indépendamment la hauteur de chaque plateau.
Le Saint Jérôme de la Bible Moralisée
Saint Jérôme
Frontispice de la Bible moralisée de Philippe le Hardi, BNF FR 166
Ce dessin remarquable, qui a fait l’objet d’attributions et de datations divergentes [20], serait de la main d’un suiveur des frères Limbourg, vers 1420. Plusieurs artistes l’ont copié, intégralement ou en partie, y compris Pisanello et Barthélemy d’Eyck : il a été établi que le manuscrit figurait dans la bibliothèque du roi René, où Barthélémy d’Eyck pouvait le consulter à loisir. La grande nouveauté du dessin est le développement magnifique de la tribune, dans le style gothique flamboyant, avec :
- au couronnement, la Synagogue, Moïse et quatre prophètes ;
- sur l‘entablement, des prophètes alternant avec des anges musiciens.
On comprend mieux que Barthélemy d’Eyck n’ait pas jugé utile de caractériser et de nommer les deux prophètes de sa tribune.
Le mur du fond s’ouvre sur une étroite chapelle équipée d’un autel, selon le même dispositif que pour la Sainte Catherine des Belles Heures mais avec, à la place de la statue de Moïse, un Crucifix encadré par la Vierge et Saint Jean.
La perspective reste encore approximative, puisque, dans la roue à livres, le socle et le pupitre sont vu l’un de dessus et l’autre de dessous. Enfin, l’échelle n’est pas respectée : la tribune est trop basse pour Saint Jérôme et la porte de la chapelle trop étroite.
Le mobilier – la chaire, le pupitre et la roue à livres – vient clairement du Saint Matthieu des Très riches Heures, comme le montre le détail des deux filetages avec des diamètres décroissants. On a même conservé le rayon de lumière et la colombe, qui confèrent à Saint Jérôme la dignité d’un Evangéliste.
Du Saint Jérôme des Belles Heures, on a repris l’idée de l’aigle sommital. Situés à bonne distance, la colombe et le rapace n’entrent pas en confrontation fâcheuse : de plus, l’une est vivante et l’autre est statufié.
Le petit mystère de la roue à livres (SCOOP !)
Par comparaison avec la vis unique du Saint Matthieu, l’utilité pratique des deux filetages ne saute pas aux yeux, puisque les deux plateaux ont été remplacées par un grand pupitre hexagonal coiffé d’une logette, et d’une petite plateforme à laquelle est assujetti l’aigle aux ailes déployées. La seule explication possible est que les deux vis sont disjointes, comme on a voulu sans doute le faire remarquer en ne les plaçant pas sur le même axe : ainsi la vis du haut sert à régler la hauteur de l’aigle, ce qui confirme son rôle de pupitre pour placer l’Evangile. Il est ici en position basse, et le plafond surbaissé, suite au problème d’échelle déjà mentionné, ne permettrait guère de le faire monter plus haut : ce pourquoi ce rôle de pupitre n’a pas été vu par la critique.
Dans l’Annonciation d’Aix, vingt ans plus tard, la perspective s’est nettement améliorée, sans devenir totalement exacte. Barthélemy a recopié à l’identique le mécanisme des deux vis, y compris le décalage des axes. Mais il devient ici totalement inutile puisque le singe, animal vivant et bien trop petit, ne peut pas servir de pupitre.
Il faudra attendre le chapitre suivant pour voir s’éclaircir ce petit mystère.
Une dernière résurgence
Boccace relatant l’histoire d’Adam et Eve
Maitre du Boccace de Geneve, vers 1460, Genève, BPU ms. 191, fol. 1
Ce manuscrit a été probablement enluminé à Angers pour le roi René, rien d’étonnant qu’on y trouve une nouvelle fois la roue à livres, débarrassée de ses vis problématiques. L’aigle, maintenant fixe, est réduit à une simple figurine décorative, fixée sur la sphère du monde. Il symbolise clairement le Fils, en écho à Dieu le Père qui figure en faut de la fontaine du Paradis (imitée de celle de Van Eyck dans le retable de Gand).
L’idée de la composition est de présenter l’étude de Boèce, irriguée par le savoir que renferme la roue à livres, comme une sorte de nouveau Paradis, puisque la Fontaine de Vie est désormais inaccessible aux hommes.
Le singe réhabilité
Le retable de Lucas Moser (SCOOP !)
La communion de Marie-Madeleine dans la cathédrale d’Aix en Provence
Lucas Moser, 1431, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn
Lucas Moser est un artiste énigmatique dont on ne connaît que cette seule oeuvre. Signalées par Panofsky, les sculptures de l’arcade présentent, de haut en bas, une étonnante régression, à la fois chronologique et hiérarchique :
- le Christ en croix
- Jésus dans les bras de la Vierge
- un atlante à la face brisée, qui la supporte (Antiquité) ;
- un singe qu’il tient au bout d’une chaîne.
L’animal captif pourrait symboliser à la fois le pécheur et l’époque de la Chute, dont le Crucifié tout en haut est l’antithèse. Mais il constitue aussi, dans une extraordinaire trouvaille graphique, l’image en miroir et l’imitateur de la Madeleine couverte de fourrure.
En fait, la hiérarchie se poursuit encore de trois crans, de manière microscopique : car le singe tient dans sa patte un oiseau, lequel tient un escargot dans son bec, le tout posé sur un lit de salade. Ainsi se constitue, du plus haut au plus bas, une véritable chaîne en huit points : le Christ succède à Jésus porté par Marie portée par un atlante tenant un singe tenant un oiseau tenant un insecte posé sur un végétal. Dans cet étonnant étagement un raccourci de la Vie de Jésus se prolonge par un condensé de l’habituelle échelle des êtres (scala naturae), comme pour rappeler les deux périodes de la vie de Marie-Madeleine : d’abord accompagnant le Christ, puis retournant à la nature.
Le singe n’est donc pas dégradé au bas de l’échelle, mais promu comme le maillon intermédiaire entre l’homme entre l’animal : tout comme Marie-Madeleine, pêcheresse aux longs cheveux devenue pénitente pileuse, met en continuité la femme fatale et la femme sauvage.
L’Annonciation Friedsam (SCOOP !)
Annonciation
Petrus Christus (attr), vers 1445, MET
Ce tableau très connu a fait l’objet de nombreuses querelles d’attribution et d’interprétation [21]. Je ne retiendrai ici que deux aspects, qui ont été négligés ou mal compris.
Le singe dévalorisé
Selon l’interprétation classique de Panofsky :
- la partie de l’architecture en style roman, à senestre de la Vierge, symbolique l’époque de l’Ancien Testament, avec les deux colonnes de porphyre – Jachin et Boaz – du porche du Temple de Salomon (cadre rouge)
- en pendant, le monde du Nouveau Testament est symbolisé par l’architecture gothique, avec notamment le fleuron cruciforme du pilastre (cadre vert) ;
- au centre, la niche vide symbolise l‘attente du Christ, le pivot entre ces deux mondes (cadre blanc).
Le singe, situé du côté négatif et juste en dessous des colonnes bibliques, a été contaminé par cette interprétation, considéré par Panofsky comme symbolisant la Synagogue, et par d’autres comme rappelant la Chute et le Péché originel.
Le singe structurant
On peut objecter qu’il se situe en position dominante par rapport à la Vierge (rien n’empêchait de le placer au pied du même pilastre) et presque à la même distance qu’elle de la colombe de l’Esprit Saint : il est en somme illuminé par le rayon avant même qu’il n’atteigne la Vierge. Par ailleurs, le panneau a été largement tronqué à gauche et en haut, mais est intact à droite et en bas : le singe marquait donc un emplacement stratégique, sur le bord droit du tableau, et presque aux trois quarts de la hauteur
Tout le monde souligne le caractère exceptionnel, dans la peinture flamande, de cette vue plongeante. Elle est construite selon un point de fuite unique (ce qui est un des arguments de l’attribution à Petrus Christus plutôt qu’à Van Eyck). Mais seul Joel Morgan Upton [22] a noté que ce point de fuite se situe au niveau du singe, ce qui confère à l’animal le statut d’un objet-limite :
« Peut-être plus important encore, cet élément organisationnel crucial, ce point de fuite, ne se situe pas au cœur de l’espace fictif du panneau ni en hors champ sur la droite. Il a été délibérément placé au bord du cadre et sur la surface du panneau. Conceptuellement, donc, le rôle graphique joué par le singe est comparable en substance à la fonction intermédiaire de la mouche dans le Portrait d’un chartreux ou à tout autre dispositif utilisé par Christus pour matérialiser le lien entre l’espace pictural et l’espace réel. »
Le singe-peintre (SCOOP !)
Intimidé par l’interprétation négative dominante, Joel Morgan Upton n’a pas poussé son intuition jusqu’à réhabiliter le singe, comme d’ailleurs la mouche du chartreux : j’ai montré (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux profanes) que cet insecte a valeur de signature, et symbolise le pinceau expert de Christus. Il en va de même ici : la scène est vue à vol d’oiseau, ou plus précisément « à oeil de singe », qui coïncide avec l’oeil de l’artiste.
Nous sommes donc devant le tout premier cas où le peintre, spécialiste de la mimesis, choisit comme ambassadeur le singe, parangon de l’imitation.
Un sas énigmatique (SCOOP !)
Un autre symbolisme de haute volée mérite quelques compléments. On a dit que la Vierge campée devant l’édifice est une métaphore de l’Ecclesia, et que la porte derrière elle est fermée pour « indiquer que c’est seulement par l’intercession de la Vierge que l’on accède au royaume sacré » [21]. Mais la porte avant n’a pas assez retenu l’attention : elle est flanquée de deux poutres verticales fixées dans la maçonnerie par des pattes métalliques (en pourpre). On voit bien la tranche du battant à senestre, rabattu contre le mur et fixé par des charnières (en bleu sombre). En revanche le battant à dextre est absent, et les charnières aussi : on ne voit que de larges échancrures dans la poutre (en bleu clair). Une structure aussi étrange mérite réflexion.
Une interprétation serait une double synecdoque contenant/contenu : de même que l’édifice vaut pour Marie, le sas vaut pour son utérus. Ainsi la porte arrière symboliserait sa virginité, et la porte avant son acceptation de l’Incarnation : le battant « Ancien Testament » est déjà ouvert par obéissance, et le battant « ‘Nouveau Testament » va être rajouté lors de l’Incarnation, de manière à refermer le sas pour la durée de la gestation.
L’Annonciation d’Aix
Venons-en pour conclure au détail le plus bizarre de la composition de Barthélemy d’Eyck : le singe perché sur la roue à livres.
Le singe réhabilité ( Christian Heck )
Christian Heck a consacré de belles pages à la réhabilitation du singe d’Aix, auparavant présenté par Panofsky comme l’image de la Synagogue [21a], et par d’autres comme « démoniaque » ou « grimaçant » ([1], p 173 et ss.). Voyant dans sa main gauche une pomme (ce qui n’a rien d’évident), Christian Heck conserve l’idée que ce singe a à voir avec le Péché originel :
Dans le retable d’Aix, nous devons nous demander quel est le modèle possible pour l’homme : un animal, la chauve-souris, qui ne prend la lumière que mêlée aux ténèbres; ou un autre animal, le singe, qui tient encore dans sa main le signe de la Chute originelle, mais qui est sorti de l’édifice vétérotestamentaire, et qui a pris appui sur l’étude pour se dresser face à la diagonale de la lumière? On ne peut pas dire qu’il l’accueille, mais il ne lui tourne pas le dos. Dans ce qui est presque un face-à-face, et dans ce qui ne doit pas être vu comme une opposition, mais une confrontation très émouvante, le singe est placé sur les bords de ce chemin de lumière qui va droit vers la Vierge et sur lequel descend l’Enfant portant sa croix. Le singe n’est pas dans l’axe de cette voie de lumière, il ne lui fait pas barrage, il est effleuré par elle. On a l’impression qu’il se demande s’il ne s’agit pas là de l’acte qui met fin à la si longue attente vécue depuis l’expulsion du jardin des origines, l’attente de la réparation de la Faute. ([1], p 176)
L’aigle sous le singe ( Christian Heck )
La réflectographie à l’infrarouge a révélé, sous le quadrupède, la présence d’un volatile tourné vers la gauche, identique à celui du dessin de Saint Jérôme, dans la Bible moralisé. Christian Heck a supposé qu’il avait été éliminé parce que trop marqué comme emblème personnel du roi René [23] – ce qui est d’alleurs contradictoire avec le fait de reconnaître le roi dans la figure de Jérémie : ou bien le tableau rendait hommage à René – et l’aigle ne gênait pas – ou bien, comme le pense Jean Boyer [4], le tableau n’a pas de lien étroit avec le roi.
Christian Heck explique que, dans différentes oeuvres d’Albert le Grand, la chauve-souris et l’aigle sont pris comme métaphores de deux étapes vers la vision de Dieu par l’homme :
Une des formes de ce cheminement, pour l’intellect humain, est le passage du stade de la connaissance physique, comparée à la vision de la chauve-souris, au stade de la connaissance métaphysique, assimilée à la vision de l’aigle. Car l’aigle, duquel est rapproché Jean l’Evangéliste, représente, au contraire de l’animal volant nocturne, un oiseau qui peut voir le soleil dans la lumière pure, sans se blesser, de façon immédiate, sans avoir besoin d’une médiation … Nous découvrirons qu’Albert propose même une transgression des genres, n’excluant pas que la chauve-souris puisse être appelée à devenir un aigle ([1], p 164).
Si ces métaphores d’Albert le Grand étaient dans l’esprit de René et de Barthélemy d’Eyck, on comprend mal qu’ils aient renoncé au brillant appariement de l’aigle et de la chauve-souris pour une simple question de concurrence héraldique. Il a fallu pour cela une raison autrement plus forte.
L’aigle sous le singe ( SCOOP ! )
Pour ma part, je vois dans ce repentir une raison symbolique, possible, et une raison graphique, certaine.
D’une part, l’aigle, qui fonctionnait parfaitement auprès de Saint Jérôme en tant que symbole globalisant des Evangiles, ou symbole particulier du Fils, devenait anachronique dans une Annonciation. On aurait pu en revenir à la solution des frères Limbourg pour la roue à livres de la Vierge : une statuette de Moïse. Mais ne pouvant servir de pupitre, elle rendait incompréhensible le mécanisme des deux vis, qui était le clou de la roue à livres du dessin de Saint Jérôme.
D’autre part, un élément nouveau, l’homoncule descendant sur son rayon, se retrouvait en collision frontale avec le rapace, donnant l’impression fâcheuse d’être une proie. En plafonnant l’espace disponible, le rayon de lumière accentuait encore le problème d’échelle déjà présent dans le dessin et obligeait à réduire la taille de l’aigle. Perdant sa fonction de pupitre, il rendait là encore incompréhensible le mécanisme à deux vis.
Perdu pour perdu, Barthélemy d’Eyck a eu l’idée audacieuse de sortir du problème par le haut : en remplaçant la figurine par un animal vivant et incongru, la roue à livres bancale se transformait en une puissante machinerie symbolique, permettant l’ascension d’un animal similaire à l’homme vers un homoncule, image incarnée du divin.
Cette pirouette géniale avait pour autre avantage de s’accorder avec les « statues vivantes » des panneaux latéraux : à la fois objets et sujets, les prophètes des bords et le singe du centre partagent le même statut d’exterritorialité par rapport à l’historia du tableau, la scène de l’Annonciation.
Le projet initial était simplement de reprendre, en perspective améliorée, la roue à livres du dessin de Saint Jérôme. Il est tout à fait possible, si Barthélemy d’Eyck avait effectivement en tête les métaphores d’Albert le Grand, que la position centrale de l’aigle ait donné l’idée de placer la chauve-souris juste à côté, afin d’illustrer la progression en trois stades de l’intellect humain vers la lumière divine, avec trois volatiles : le monstre, la chauve-souris et l’aigle. L’idée du singe, non préméditée mais qui s’est imposée en cours de réalisation par un heureux effet de bord, conserve cette progression (tout en perdant en cohérence).
Mais une autre raison, plus décisive, explique selon moi le choix du singe.
Le singe éminent (SCOOP !)
Dans l’interprétation de Christian Heck, la réhabilitation du singe reste partielle, puisque l’animal est encore vu comme imparfait et entaché de péché. Ce qui cadre mal avec sa position sommitale, sur un meuble symbolisant le savoir, à un emplacement où il se substitue à Moïse et à l’aigle, et où il tangente le faisceau lumineux de l’Incarnation.
Cette position éminente avait pourtant été élucidée par Florence Colin-Goguel, que Christian Heck cite sans s’attarder :
« Le singe étonne car, même s’il est symbole médiéval de l’homme, une image animale dévalorisante ne saurait s’appliquer à l’humanité du Christ. Touché aussi par les rayons divins, il personnifie le peintre du tableau (Michel-Ange s’appellera lui-même singe de Dieu), capable d’imiter le geste de création de Dieu, de voir avec l’œil de l’esprit, et de traduire en formes idéales le sens caché du mystère de l’incarnation. » ( [24], p 41).
L’intuition de Florence Colin-Goguel se trouve désormais confirmée par le fait d’avoir reconnu un autre singe-peintre dans l’Annonciation de Petrus Christus, exactement contemporaine de celle de Barthélemy d’Eyck : autour de 1445, l’idée était donc dans l’air.
Le singe est le premier élément qui apparaît lorsqu’on entre-baille le triptyque. Il se trouve ainsi positionné non pas sur le point de fuite, comme chez Petrus Christus, mais en un point tout aussi crucial : au barycentre des quatre acteurs du triptyque, l’Ange et Marie d’une part, Marie-Madeleine et le Christ d’autre part. L’animal se pose en somme comme l’organisateur discret de ces deux rencontres sacrées. Dans les deux, il regarde vers la gauche, vers celui qui apporte (l’ange) ou qui reçoit (Marie-Madeleine) le message de l’Incarnation ou de la Résurrection : le singe-artiste imite donc, à son humble échelle :
- la Vierge, qui transforme une étincelle divine en matière vivante,
- le Christ, qui confère à cette matière une forme d’éternité.
En synthèse
Dans le monde de l’Ancien Testament, figuré comme un mausolée en grisaille, deux situations s’opposaient :
- se détourner de la lumière ou la recevoir (les têtes de la fenêtre) ;
- s’envoler vers l’obscurité comme un démon ou vers la lumière comme la chauve-souris (les figures des écoinçons).
Au moment de l’Annonciation, une nouvelle possibilité s’ouvre : s’élever comme le singe, cet hybride entre le quadrupède et l’homme, et ainsi se rapprocher de Jésus, spatialement mais aussi morphologiquement, puisque c’est sous la forme d’un homoncule qu’il se manifeste dans le tableau (flèche blanche).
Ce singe savant, en haut de la roue à livres, est aussi un singe-peintre, prélevant un peu de la lumière divine (flèche grise) pour la distribuer dans les livres, tel Barthélemy d’Eyck, l’enlumineur du roi René.
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