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1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan

24 août 2025

Dès qu’ils ont commencé à maîtriser la représentation de l’espace, les artistes ont cherché à disposer les personnages dans la profondeur. Cependant, une scène a longtemps résisté à cette évolution naturelle : celle de l’Annonciation. Dans l’immense majorité des cas, les Annonciations de cette période positionnent l’Ange et la Vierge face à face, dans le même plan, avec la plupart du temps l’Ange à gauche, conformément au sens de la lecture : il a fallu de fortes raisons pour s’écarter de ces conventions.

Ces trois articles étudient les rares Annonciations en diagonale qui ont émergé dans le courant du XVème siècle, pour aboutir à deux gravures très originales d’Altdorfer. Ce sont souvent des oeuvres très commentées, mais les analyser sous cet angle leur apporte un éclairage nouveau.

Ce premier article présente les cas où c’est l’ange qui se décale au premier plan.

L’Annonciation en diagonale de Melchior Broederlam (SCOOP !)

Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, DijonMelchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, Dijon

Les volets externes de ce retable alternent un décor d’architecture et de paysage. Les quatre scènes, dont seule la première montre un événement surnaturel, ont été composées pour se répondre deux à deux, autour du personnage de Marie :

  • en intérieur :
    • elle reçoit le message de l’Ange (Annonciation),
    • elle offre l’Enfant au Grand prêtre (Présentation au Temple) ;
  • en extérieur :
    • elle sent son ventre tressaillir, au dessus d’un ruisseau sec (Visitation),
    • elle serre l’enfant contre son ventre, au dessus d’une source vive (Fuite en Egypte).

On a souvent opposé la perspective oblique de l’Annonciation, où les fuyantes entraînent l’oeil vers la scène suivante, à la perspective frontale de la Présentation au temple, où l’oeil est recentré vers l’Enfant. La perspective oblique a inspiré à Panofsky un beau passage sur la différence de perception de l’espace entre le Sud et le Nord [1]. Mais le point crucial, à savoir que cette perspective inhabituelle touche spécifiquement une Annonciation, n’a pas été suffisamment souligné : car cette Annonciation en diagonale n’a aucun précédent connu, et très peu de successeurs.



Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, Dijon Annonciation schema
En fait, il est faux de dire que le demi-panneau consacré à l’Annonciation est vu en perspective oblique : le jardin clos et le Temple, en arrière-plan, restent vus de face. La rotation ne touche que l’édifice gothique, à savoir le vestibule et la chambre : de sorte que le lit de Marie, qui devrait logiquement se trouver à l’intérieur du Temple cylindrique, se retrouve en un lieu indéfini, dans un espace surnaturel où se joue l’Incarnation. Cette imbrication de deux espaces disjoints se voit particulièrement dans le détail du rayon de lumière, qui s’interrompt au niveau du plafond du portique, et réapparaît mystérieusement au niveau de la fenêtre (en jaune).

L‘aigle sculpté du pupitre [2] entretient avec la colombe vivante un parallélisme visuel, qui traduit probablement un rapport de précédence : il symbolise l’omnivoyance du Père, portant sur ses ailes l’Ancien Testament, mais de manière invisible pour le lecteur. Cette interprétation est étayée par le détail très rare du rat de cave [3], dont Marie utilise la faible lumière pour déchiffrer le texte : de la même manière que l’aigle précède la colombe, cette flamme terrestre précède le rayon de lumière divine, qui vient enfin élucider l’Ancien Testament.

La composition en oblique (flèche bleu) a pour effet d’établir un parallèle avec le troisième être ailé : l’ange, porteur de la banderole dominus tecum réalise la prophétie portée par l’aigle, et conduit l’oeil non pas en hors champ, mais vers le drap blanc de l’autel (ou du lit) [3a] de Marie : là s’accomplit l’Incarnation, dans la pièce barrée qui métaphorise le ventre virginal, à côté mais en dehors du Temple. C’est seulement lors de la Présentation que celui-ci deviendra le nouveau réceptacle de l’Enfant.



L’Annonciation en diagonale du Maître de Rohan (SCOOP !)

Ce manuscrit, célèbre pour son originalité iconographique, compte deux exceptionnelles Vierges vues de dos.

Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-fol 227r-Gallica

Vierge à l’Enfant
Grandes Heures de Rohan, 1430-35, BNF Latin 9471 fol 227r (Gallica)

L’image secondaire montre « ceux qui meurent en luxure, en convoitise et en orgueil du monde, les morceaux en la bouche », comme le résume le diable qui vole au dessus, deux jambes s’échappant de sa gueule. Dans l‘image principale, les deux anges déroulant un parchemin remplacent la figure démoniaque, et la Vierge à l’Enfant tourne très logiquement le dos aux méchants qui agonisent.

La seconde Vierge vue de dos, celle de l’Annonciation, a elle-aussi une justification contextuelle. Mais il faut pour le comprendre remonter quelques folios en arrière.


Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f41r-GallicaLa Quinte Douleur de Marie
Grandes Heures de Rohan, 1430-35, BNF Latin 9471 fol 41r (Gallica)

Cette image pleine page constitue le frontispice de la section consacrée aux Cinq Douleurs et aux Cinq Grâces de Marie, avec la cinquième Douleur, la plus dramatique : « tout sanglant et défiguré je vous couchai en mon giron ». La miniature secondaire est la première d’une série de quatre miniatures sur les pages recto, qui accompagnent le texte des Cinq Douleurs et des Cinq Grâces.


Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f42v-GallicaFol 42v Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f43r-GallicaFol 43r

Elles s’intercalent avec une série de trois miniatures sur les pages verso, illustrant le sacrifice d’un veau tel que décrit dans le Lévitique. On a ainsi une série de trois bifoliums mettant en correspondance, de manière quelque peu grand guignolesque, le sacrifice du veau fait au Dieu de l’Ancien Testament et un le sacrifice d’un martyre, fait au  Christ.


Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f44v-GallicaL’Offrande du veau, fol 44v Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r GallicaL’Annonciation, fol 45r

La miniature pleine page de l’Annonciation, qui sert de frontispice aux Heures de la Vierge, constitue aussi le dernier bifolium de la série :

  • côté Ancien Testament, Dieu agrée par un rayonnement le sacrifice déposé dans le Temple ;
  • côté Nouveau Testament, Dieu envoie son rayonnement dans l’étude de la Vierge.

La vue de dos de Marie s’explique par le rôle terminal de cette miniature, comme si la jeune femme de l’Annonciation regardait en arrière, au travers du texte des Cinq Douleurs, son futur tragique, et le sacrifice de son Fils.

Millard Meiss ( [4], p 10) souligne le caractère céleste, plus graphique qu’architectural, et irrationnel spatialement, de la loggia conçue par le Maître de Rohan. Elle me semble au contraire tout à fait en cohérence avec les autres architectures présentes dans le manuscrit, à commencer par le Temple de la page de gauche.



Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f45r-Gallica schema
La page s’analyse plus fructueusement non pas comme une construction flottant dans le ciel, mais comme une image entourée par une bordure abritant douze angelots, dont seulement trois côtés sont matérialisés par un liseré doré (en jaune) : le bord supérieur est remplacé, comme souvent, par l’architecture elle-même. Seul Dieu le Père constitue un véritable débordement, ce qui est conforme aux conventions graphiques du gothique international (voir 10 Débordements dans le gothique international).

L’édifice est composé :

  • d’une chapelle dont on voit quatre travées, fuyant vers la droite derrière l’étagère aux livres ;
  • d’une antichambre à quatre pans (en bleu), dans laquelle se trouve l’ange, qui se raccorde latéralement à la loggia de Marie.

La composition en diagonale s’explique par le besoin de caser Isaïe, avec le texte de sa prophétie, en pendant à Dieu le Père dans l’angle opposé : il fallait donc placer Marie plus haut, quitte à ce que son auréole touche les voûtes.



L’Annonciation de Van Eyck (SCOOP !)

Cette oeuvre très complexe est ici abordé uniquement du point de vue de la composition en diagonale.

Annunciation_-_Jan_van_Eyck_-_1434-36 NGA schema

Annonciation
Van Eyck, 1434-36, NGA

La Vierge est parallèle au mur du fond, de structure ternaire (en blanc), avec au centre le Dieu de l’Ancien Testament (voir La Vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2) ). L’Ange est parallèle au mur de gauche, à l’aplomb de la fenêtre d’où tombent les sept rayons de l’Esprit Saint. En faisant abstraction de tous les détails des vêtements, on voit que l’ange (en rouge) et la Vierge (en bleu) font contact orthogonalement : l’ange n’est pas au niveau de la Vierge, mais un peu en avant, au niveau du tabouret à demi caché par la robe.

Cette rencontre en diagonale met particulièrement en exergue les deux carrés de carrelage placés au centre, avec Judas faisant s’écrouler le temple de Dagon, et le Combat de David et Goliath. Les médaillons qui les entourent ont résisté aux interprétations ([5], [6]).



Annunciation_-_Jan_van_Eyck_-_1434-36 NGA detail

Sur les sept médaillons des intersections :

  • quatre sont des signes du Zodiaque (en blanc, avec leur numéro d’ordre dans l’année), dans une disposition apparemment aléatoire (Scorpion ou Cancer, Lion, Sagittaire, Capricorne) ;
  • trois (en rouge) sont d’autres symboles.

Je pense que ces médaillons très mélangés ne cachent pas une puissante énigme astrologique ou typologique, mais qu’ils entretiennent avec les tableaux bibliques des liens quasi humoristiques (flèches bleus), à la manière des drôleries marginales :

  • la sirène avec Dalida, autre femme fatale ;
  • le scorpion à la queue coupante, avec ses ciseaux ;
  • le guerrier à queue de poisson avec Dagon [6] ;
  • le dragon à la gueule transpercé avec Goliath en cuirasse, le cou tranché ;
  • le Lion avec David,
  • le Sagittaire avec le cavalier qui poursuit Absalom ;
  • le Capricorne avec Absalom lui même, pris par ses cheveux dans un arbre, tel le bélier d’Abraham pris par les cornes dans un buisson.



L’Annonciation de Petrus Christus (SCOOP !)

Petrus-Christus-1445-ca-The_Annunciation-Friedsam_MET_DT1479
Annonciation Friedsam
Attribuée à Petrus Christus, vers 1450, MET

Il est très réducteur d’analyser cette oeuvre en tant qu’Annonciation en diagonale, car il s’agit d’une construction symbolique très aboutie (pour une synthèse de l’interprétation classique de Panofsky, voir 5.3 L’Annonciation du Prado ; pour une interprétation moins classique du singe, voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix).



Annonciation-Petrus-Christus-schema diagonale
Reste qu’un des éléments-clés de la composition est ce rectangle de terre nue, vers lequel tous les sentiers convergent, et que l’Ange et la Vierge flanquent orthogonalement : on y voit quelques bouts de pierres et un long bloc mal équarri, posé récemment devant la marche (il écrase une touffe d’herbe), sans nécessité pratique et sans équivalent connu.

La seule interprétation qui a été proposée est celle de John Malcolm Russell [7], qui voit dans ce bloc la pierre d’achoppement dont parle Isaïe (8, 14-15), pierre sur laquelle les incrédules trébuchent. Mais ce thème n’a pas de lien avec l’Annonciation.


Annonciation-Petrus-Christus-detail terre battue

Une piste plus fructueuse est donnée par la prière « Regina Caeli », dont les premiers mots sont inscrits sur les carreaux de céramique du seuil. Cette prière remplace en période de Pâques celle de l’Angelus, qui commémore quotidiennement l’Annonciation. En effet elle ajoute une référence à la Résurrection :

« Reine du ciel, réjouis-toi, alleluia. Car celui qu’il te fut donné de porter, alleluia, Est ressuscité comme il l’avait dit« .

Le spectateur du tableau pouvait donc comprendre que cette Annonciation particulière avait lieu à Pâques, et associer le bloc à la fin du Regina Caeli, donc à l’annonce par le Christ de sa Résurrection (« comme il l’avait dit »).

Un de textes où le Christ annonce implicitement sa Résurrection est la parabole de la vigne, telle que racontée par Mathieu : les vignerons ayant tué le fils du maître de la vigne, celui-ci les fait périr et embauche d’autres vignerons, qui eux sauront la faire fructifier. Jésus cite ensuite abruptement le psaume 117 :

Jésus leur dit: N’avez-vous jamais lu dans les Ecritures : La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l’angle. C’est du Seigneur que cela est venu, Et c’est un prodige à nos yeux ? C’est pourquoi, je vous le dis, le royaume de Dieu vous sera enlevé, et sera donné à une nation qui en rendra les fruits. Celui qui tombera sur cette pierre s’y brisera, et celui sur qui elle tombera sera écrasé. Matthieu 21, 42-44

Le bloc jeté devant le seuil est « la pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient », autrement dit le Fils tué par les vignerons. Mais, par la Résurrection, ce bloc deviendra la « pierre principale de l’angle » (caput anguli) : ce que le tableau démontre visuellement, puisque le bloc occupe l’angle entre le terrain non bâti et l’Eglise.



Le foyer germanique

Une Annonciation doublement tripartite (SCOOP !)

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Oberrheinischer_Meister_-_Verkündigung 1430-40 caMaître du Haut Rhin (attr), vers 1430-40, Musée Oskar Reinhart « Am Römerholz » Winterthur

Ce très petit panneau marque le début de l’influence du réalisme flamand dans le gothique tardif germanique. Malgré la simplicité apparente, les détails sont très étudiés :

  • le rayon de lumière comporte sept rayons, allusion au sept dons de la sagesse (comme dans l’Annonciation de Van Eyck, ou dans le retable de Mérode) ;
  • le mur du fond comporte trois fenêtres, dont l’une est voilée.

Ainsi, en passant devant ce fond rouge, la colombe du Saint Esprit, envoyée par le Père, se dirige vers le lieu encore caché du Fils.



Oberrheinischer_Meister_-_Verkündigung 1430-40 ca schema
La composition en diagonale permet une autre tripartition, cette fois dans la profondeur (rectangles blancs) :

  • le premier plan, avec la porte, est le lieu des envoyés de Dieu : l’ange et les trois récipients qui transportent, à l’intérieur de la chambre les merveilles de la nature : vase de fleurs, arbre topiaire, cassette à joyaux ;
  • le plan moyen, avec la banquette, est le lieu de l’absorption de la Parole, avec la serviette immaculée, les deux livres et Marie (sur l’équivalence entre l’eau et la Parole, voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées) ;
  • l’arrière-plan, avec le lit dont on ne voit que la courtine, est celui de l‘Incarnation.


Master of the Nuremberg Passion 1440-50Maître de la Passion de Nüremberg, 1440-50

La composition a dû avoir une certaine célébrité, puisqu’elle a été reproduite à l’identique dans une gravure connue en un seul exemplaire, et qu’on la retrouve un peu plus tard (sans la composition en diagonale) dans une tapisserie [8].


1450 Jost Haller Basel KunstmuseumAnnonciation
Jost Haller (attr), 1450-60 Basel Kunstmuseum

La fenêtre tripartite et le rideau rouge sur sa tringle, escamotant le lit, laissent penser que cet artiste a voulu moderniser « à la flamande » l’Annonciation de Winterthur, qu’il connaissait par la gravure. L’idée est très originale : dans le coin arrière gauche, nous est montrée la porte fermée qui donne accès à l’étude de la Vierge : l’ange apparaît miraculeusement dans le coin opposé, comme s’il venait de traverser le mur. Il tient une lettre fermée (mais non cachetée) et Marie reçoit ce messager extraordinaire du côté opposé à celui où elle s’assoit pour lire. La table entre les deux apparaît comme le morceau de bravoure de la composition : avec son livre et sa cuvette, elle évoque peut-être une table d’autel, qui présente l’Incarnation comme une pré-Eucharistie : avec le livre, mais sans les espèces.


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Des contraintes contextuelles (SCOOP !)

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Kleiner Albrechtsaltar 1435 ca Annonciation detruit en 1945 Kleiner Albrechtsaltar 1435 ca Visitation Belvedere

Annonciation (détruite en 1945)

Visitation, Belvedere, Vienne

Maître de l’AlbrechtsAltar, Kleiner Albrechtsaltar, 1435

La composition du retable complet n’est pas connu, mais ces deux scènes se trouvaient probablement côte à côte, formant une sorte de pendant :

  • les deux édifices (le dais de Marie, le temple d’Elisabeth) sont positionnés au centre, côte à côte  ;
  • les visiteurs en contrebas (l’ange, Marie) font un mouvement centripète.

La composition en diagonale de l’Annonciation répond donc à un souci de cohérence contextuelle. Par ailleurs, le mouvement ascensionnel, côté Annonciation, attire l’oeil vers le morceau de bravoure du tableau, le placard, peint dans le style tout à fait moderne du réalisme flamand : plat métallique avec ses reflets, encrier suspendu projetant son ombre sur le mur, chandelier double, feuille de papier portant une prière.


Albrechtsaltar 1438-39 Annnonciation Stift Klosterneuburg (c) IMAREAL Albrechtsaltar 1438-39 Visitation Stift Klosterneuburg (c) IMAREAL

Annonciation

Visitation

Maître de l’AlbrechtsAltar, Albrechtsaltar, 1438-39, Stift Klosterneuburg (c) IMAREAL

Cet autre retable du même maître viennois, dont les vingt quatre panneaux ont été conservés, montre cette fois une disposition en parallèle :

  • le siège-cible (avec un pupitre pour Marie et une quenouille pour Elisabeth) se trouve à gauche, indiquant l’occupation interrompue ;
  • le visiteur se dirige vers la gauche,  de plain-pied avec la personne visitée.

On remarquera que l’artiste a inversé l’Annonciation sans inverser les mains de l’ange, qui fait désormais de la main gauche le signe de la prise de parole. Dans l’autre main il tient un manuscrit roulé en forme de cône.

Selon Till-Holger Borchert ( [9], p 434) , cette composition reflèterait celle du panneau central d’une oeuvre perdue de Van Eyck, le triptyque Lomellini (vers 1436), influence que l’on retrouve aussi, un peu plus tard, dans cette Annonciation d’un peintre de Munich :

Master of the Munich Marian Panels 1445-50 Kunsthaus, ZurichAnnonciation
Master of the Munich Marian Panels 1445-50 Kunsthaus, Zurich

On notera le motif typiquement germanique des trois sceaux apposés par la Trinité sur le document de l’Ange, pour achever de convaincre Marie. Il relève probablement d’une particularité linguistique :

« La formule allemande standard pour le début d’un texte officiel comportait l’expression kund tun, « faire connaître », « annoncer ». Le mot kund est le radical de verkünden, qui signifie « annoncer » en allemand, et une variante de ce mot est bien sûr Verkündigung, ou « annonciation ». Ainsi, dans l’Allemagne de la fin du Moyen Âge, il existait un lien linguistique entre les documents juridiques et l’Annonciation. » [10]

Le fait que la composition diagonale n’apparaisse, pour des raisons contextuelles, que dans le Kleiner Albrechtsaltar, suggère que l’Annonciation perdue de Van Eyck ne suivait pas cette disposition diagonale.


Annonciation Allemagne du Sud, 1440-50, MET Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National Gallery

Annonciation, Allemagne du Sud, 1440-50, MET

Vierge à l’enfant dans un intérieur, Atelier de Campin, National Gallery

Ce panneau de format miniature (16 x 10 cm), qui reprend le détail des trois sceaux, s’inspire du même prototype eyckien. Mais il le déploie dans une espace à la Campin : la partie « étude », avec un plafond identique à celui de la Vierge à l’enfant dans un intérieur, se complète en arrière par une partie « chambre », et une fenêtre là aussi identique ( [11], p 264 )

L’Annonciation en diagonale apparaît comme naturelle dans cette conquête de la profondeur : sa grande rareté montre, a contrario, la force du schéma mental ramenant l’Ange et la Vierge dans le même plan : un peu comme un photographe hésiterait à montrer une rencontre officielle depuis le dos d’un des protagonistes (ce qui est presque le cas ici).


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Des natures mortes à la flamande (SCOOP !)

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1444 MEISTER-DER-POLLINGER-TAFELN_LINKER-FLUEGEL-DES-MARIENALTARS-AUS-DER-EHEMALIGEN-STIFTSKIRCHE-HEILIG-KREUZ-IN-POLLING-VERKUENDIGUNG--
Annonciation (panneau supérieur gauche du retable de La Vierge, provenant de l’église de la Sainte Croix à Polling), 1444, Alte Pinakothek, Munich

Le retable réalisé par ce peintre de Munich comportait quatre très grands panneaux de part et d’autre d’un retable sculpté, ce qui écarte les considérations de cohérence d’ensemble. L’Annonciation renvoie encore au modèle perdu de Van Eyck, mais la position basse de l’ange pourrait s’expliquer ici par le souhait de caser en bonne place le « trompe-l’oeil à la flamande », avec les mêmes objets que pour le Kleiner Albrechtsaltar :
1444 MEISTER-DER-POLLINGER-TAFELN_LINKER-FLUEGEL-DES-MARIENALTARS-AUS-DER-EHEMALIGEN-STIFTSKIRCHE-HEILIG-KREUZ-IN-POLLING-VERKUENDIGUNG detail-
On notera, en plus, le rat de cave qui s’éteint.


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Germania_meridionale Geburt Maria Lüttich Universitätsbibliothek Germania_meridionale,_annunciazione 1450_ca._galleria estense Modene Germania_meridionale visitazione,_1450_ca._galleria estense Modene

Naissance de Marie, Liège, Musée Wittert (inv 12037) [12]

Annonciation, Galleria Estense, Modene

Visitation, Galleria Estense, Modene

Allemagne méridionale, German-Netherlandish Altarpiece, vers 1450

La première scène conservée, la Naissance de Marie, est en vue plongeante, mais les personnages se font face. A noter le détail amusant de la sage-femme qui met un pied dans le bassin afin d’en vérifier la température : on retrouve un geste analogue dans la Vierge à l’enfant devant une cheminée, de Robert Campin (Ermitage), où Marie tend une main vers les flammes dans la même intention.

Dans une vue plongeante à la Broederlam, l’ange de l’Annonciation se trouve placé sur un palier en contrebas, qui permet de faire communiquer l’étude de Marie et la chapelle de gauche. L’inscription sur la tranche établit, de manière lapidaire, l’identité de celui qui a été prophétisé par Isaie (Emmanuel) avec Christus. Dans une idée très proche de celle de l’Annonciation du retable de Mérode, le livre ouvert sur le genoux de la Vierge (l’Ancien testament) s’oppose au livre encore à écrire, enveloppé dans son tissu de couverture comme un bébé dans ses langes (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées). Le lustre réglable en hauteur est quant à lui emprunté à l’Annonciation de Van der Weyden (Louvre, vers 1434), voir 3 Du lit marital au lit virginal.

Dans la Visitation, Elisabeth a quitté son siège pour accueillir Marie en haut du sentier pentu.


C’est le format particulièrement oblong des panneaux qui a dicté ces deux compositions en diagonale, mais aussi l’intention de mettre en pendant la scène en intérieur (l’Annonciation) et la scène en extérieur (la Visitation).


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Annonciation Retable-de-Schoppingen-Volets-Fermes
Retable de l’église de Schöppingen (fermé), vers 1453-57

Après le « foyer » autrichien et bavarois, on retrouve des Annonciations en diagonale plus au Nord, en Westphalie. L’Annonciation recopie celle du retable de Mérode (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament) dans une disposition selon la diagonale descendante destinée à faire pendant avec la diagonale montante de la scène en extérieur, ici la Nativité.


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Annonciation retable de liesborn 1466 National Gallery
Annonciation, retable de Liesborn, 1466, National Gallery

Ce retable a été démembré, mais la grande taille des autres panneaux, autour d’une Crucifixion, évite ici encore d’interroger la cohérence d’ensemble.

La maîtrise de la perspective centrale change totalement la donne : l’entrée de l’ange, par une porte latérale au premier plan, sert à accentuer la profondeur par effet repoussoir. La nature morte obligée, avec les objets habituels, se trouve placée au plus loin, donc au plus petit : l’artiste tente de compenser par la virtuosité la banalisation de la formule flamande.


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Stanisław Durink (attr) 1475-1485 Annonciation Our Lady of Sorrows Triptych Wawel Cathedral CracovieAnnonciation (volet extérieur gauche du retable de Notre Dame des Douleurs),
Stanisław Durink (attr), 1475-1485, Chapelle de la Sainte Croix, Cathédrale de Wawel, Cracovie

Ce retable présente des influences flamandes marquées, au point que certains ont proposé qu’il ait été réalisé à Bruxelles [13]. L’ange délivre son Ave Maria sous le forme d’un acte notarié, toujours authentifié par les trois sceaux rouges.

L’Annonciation en diagonale cumule les trois justifications que nous avons déjà rencontrées :

  • accentuer l’effet de profondeur (quoique la perspective soit moins rigoureuse que dans le retable de Liesborn) ;
  • faire converger l’oeil vers le clou du spectacle, la nature morte ;
  • s‘harmoniser avec la scène voisine, ici juste en dessous :

Stanisław Durink (attr) 1475-1485 circoncision Our Lady of Sorrows Triptych Wawel Cathedral Cracovie

Circoncision

Les deux panneaux s’organisent autour d’une colonne centrale, avec un agent à genoux face au récipient approprié à chaque usage : vase à fleurs de l’Annonciation, bassin et aiguière de la Circoncision On comprend que l’Enfant, dans les bras du Grand Prêtre, réalise ce qui était écrit dans le livre tenu par Marie.



Trois Annonciations italiennes

L‘Annonciation en diagonale est  inconnue en Italie au XVème siècle, mis à part trois exceptions notables.

L’Annonciation d’Alvaro Pires d’Evora

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Anunciação_Alvaro_Pires_d´Évora 1430-1434 Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne Lorenzo_Monaco_ Annonciation Bartolini Salimbeni ca._1425_Santa_Trinita_Florence

Alvaro Pires d´Évora 1430-1434 Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Lorenzo Monaco, Annonciation Bartolini Salimbeni, vers 1425, Santa Trinita, Florence

Ce peintre d’origine portugaise a peint en Toscane ce petit tableau de dévotion privée.

La partie Ange s’inspire du retable de Lorenzo Monaco, mais la suppression de la main gauche et du lys libère au centre une large plage dorée, qui met en valeur la trajectoire de la colombe.

La partie Vierge en revanche est très originale, avec ce brocard expansif qui masque le dossier de la chaise, noie dans un repli le lutrin à deux étages et se fond en bas avec le rouge de la robe

La composition en diagonale résulte de l’adaptation de la composition de Monaco à un format plus étroit :

  • décaler l’ange au premier plan permet :
    • graphiquement, d’allonger ses ailes et de laisser place à la main de Dieu dans le coin supérieur ;
    • symboliquement, de dédier ce premier plan au thème de l’Annonciation ;

Anunciação_Alvaro_Pires_d´Évora 1430-1434 Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne detail

  • déplacer Marie en arrière, sous le dais et sur l’estrade unifiés par le tissu rouge, la met en tête à tête avec la colombe, dans une strate plus profonde où se joue l’Incarnation.

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L’Annonciation de Giovanni Angelo d’Antonio (SCOOP !)

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Giovanni Angelo d'Antonio, Annonciation avec un donateur laïc,1455, Musée civique, Camerino lunetteAnnonciation avec un donateur laïc et une franciscaine (lunette)
Giovanni Angelo d’Antonio, ,1455, Musée civique, Camerino

La lunette de ce retable est tout à fait extraordinaire. On y voit, en symétrie de part et d’autre du Christ sortant du sépulcre :

  • Saint François (reconnaissable au stigmate de sa main droite) et Saint Antoine de Padoue ;
  • la Vierge et Saint Jean, affligés ;
  • deux anges entourant la colonne de la Flagellation (surmontée d’une bassine en cuivre sur laquelle est posé le fouet) puis deux anges entourant la croix ;
  • l’autoportrait du peintre en béret noir, rapprochant l’éponge de la plaie au flanc comme pour lui emprunter son rouge.

L’artiste se place ainsi dans une situation extraordinairement privilégiée, sans alter ego, au dessus des saints franciscains et à la dextre du Christ : la situation même de Saint Longin, retrouvant la vue au contact du sang qui sort de la plaie du flanc.



Giovanni Angelo d'Antonio, Annonciation avec un donateur laïc,1455, Musée civique, Camerino bas
Le panneau principal, en dessous, propose la vue en perspective d’une rue, avec les deux donateurs derrière l’ange, face à la chambre de la Vierge. Arasse a noté le caractère symbolique de la colonne, qui ne se situe pas dans le prolongement du mur ( [14] , p 195) : mais il n’a pas relevé qu’elle fait écho à la colonne de la Flagellation du registre supérieur : manière de signifier que l’Annonciation est l’antichambre de la Passion et, au delà, de la Résurrection.

Un aspect qui a échappé aux commentateurs est que la Vierge, derrière son pan de mur, ne peut pas voir l’ange. Réciproquement, ni les donateurs, ni même l’ange, ne peuvent voir la Vierge : tout au plus le bout de son pupitre qui, très artificiellement, dépasse d’une case côté rue. Ici la composition en diagonale semble un pis-aller, permettant au moins une communication par la parole, matérialisée par la salutation en lettres d’or qui surcharge le mur.

Trente ans plus tard, Crivelli, dans sa célèbre Annonciation avec Saint Emidius, restaurera la communication visuelle en ouvrant une fenêtre dans le mur, ce qui lui permettra de s’affranchir de la composition en diagonale (voir 7-2 Les donateurs dans l’Annonciation…à gauche ).



Giovanni Angelo d'Antonio, Annonciation avec un donateur laïc,1455, Musée civique, Camerino detail colombe
Un détail méconnu est celui de la colombe, sortant de la colonne christique comme pour illustrer l’unicité du Saint Esprit et du Fils, dans un jeu de mot columBa /columNa.

Un autre détail encore plus inattendu est celui de l’objet situé juste derrière, et qui semble bien être un rat de cave en train de s’éteindre, avec les ciseaux qui ont permis de le moucher. Ainsi, par un cheminement improbable, la rare métaphore flamande est descendue jusque dans les Marches.


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L’Annonciation de Cossa (SCOOP !)

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cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte MeisterRetable pour le couvent des Clarisses de l’Observance, à Bologne
Francesco del Cossa, 1470-72, Gemldegalerie Alte Meister, Dresde

Le second exemple italien a été étudié in extenso par Arasse ([14] , p 199 et ss, [14a]), sans insister sur la composition en diagonale. Il est improbable que le ferrarais Del Cossa ait connu le retable de Giovanni Angelo d’Antonio, à l’abri et au loin dans le monastère de Spermento ; mais il a dû affronter une topographie similaire : l’ange dans la rue et la Vierge dans sa chambre.

La colonne en plein centre prend une valeur symbolique massive : pointée du doigt par l’ange et à l’aplomb du bébé de la Nativité dans la prédelle, elle est le résultat même de l’Annonciation, le pilier qui supporte, encore en avant, en direction du spectateur, la première poutre d’un monde nouveau.

Arasse a bien montré comment la perspective centrale, en apparence implacable, est bricolée en de nombreux points.


Plan au sol de !'Annonciation de Francesco del Cossa (Loïc Richalet). Fig 19 De l4annonciation italienne, ArassePlan au sol de !’Annonciation de Francesco del Cossa (Loïc Richalet). Fig 19 ([14]

En avant de la chambre de la Vierge a été édifiée une architecture totalement artificielle :

  • un portique à quatre arcades, devant laquelle se tient Marie (le pilastre central arrière tombe en plein sur la roue à livres) ;
  • un portique corinthien, dans lequel se tient l’Ange, et dont on ne voit que la colonne centrale.

Le fait que la colonne empêche la Vierge de voir l’ange, et réciproquement, ne doit pas être surévalué : cet effet de masquage, qui n’est évident ni sur le panneau, ni sur le plan, n’est pas l’objectif de cette construction, tout au plus un effet de bord. Del Cossa a voulu créer une réalité virtuelle blufante, dont l’ange vu de dos au premier plan, inédit en Italie, est l’ingrédient majeur. L’effet repoussoir de son pied au ras du tableau est bien supérieur à celui de l’anecdotique escargot, dont l’importance au sein de la composition a été par trop exagérée.



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema
Car le gastéropode liminaire n’est pas le seul détail bizarre à expliquer :

  • pourquoi l’ange porte-t-il une auréole en dur, assujettie sur sa tête par un harnachement en cuir ?
  • pourquoi, à la place du lys habituel, masque-t-il dans sa main gauche une rose blanche et un bouton fermé ?
  • à quoi sert l’ouverture sur la corniche, sinon à suggérer le trajet de la colombe, directement vers le ventre de la Vierge (ligne jaune), et non vers sa tête ou son oreille, comme habituellement ?
  • le pli de la robe en forme de spirale, qui semble faire écho à l’escargot, n’est-il pas l’indice d’une signification cachée, utérine ou ombilicale ?

Un anthropologue du corps [14b] a tenté doctement de justifier tous ces écarts, à grand renfort d’analogies tous azimuts et d’alignements qui font fi des contraintes tridimensionnelles de la composition. Un théoricien de l’art [14c] a eu l’honnêteté de classer l’auréole de l’ange parmi ces détails qui résistent à toute explication, et dont les commentateurs évitent prudemment de parler.



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema 4
L’auréole du Gabriel de Cossa peut sembler étrange par sa matérialité, mais elle ne fait que cumuler de manière créative le disque incliné sur le haut du crâne et le diadème, que l’on trouvera chez d’autres artistes, jusqu’au boutistes de la perspective.



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema 2
Il faut admettre que Cossa est un peintre imaginatif, prodigue en détails bizarres, et apprécié pour cela par ses contemporains. Le pli « en forme d’escargot » se retrouve sur la Sainte Catherine qui faisait partie du même retable de l’Observance, ce qui relativise son importance dans l’économie de l’Incarnation. D’autres détails – l’auréole opaque de l’ange opposée à l’auréole transparente de la Vierge, le bouton de rose proéminent – seront repris par Cossa dans le Polyptyque Griffoni de 1472-73 [14d].



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema 3
Comme le remarque très justement Arasse ([14] , p 204), Dieu « est devenu une minuscule figurine et la colombe est pratiquement imperceptible : de façon très rare à l’époque, Francesco del Cossa a soumis la représentation de la divinité à la loi de la réduction perspective. »


Ce Dieu minuscule, ce bouton de rose à la taille d’un chien, cet escargot qui crève l’écran, mais surtout cet ange en saillie, dont l’aile et le pied frôlent le cadre, sont autant d’effets spéciaux, de démonstrations de force de ce nouveau système optique, qui éclipse définitivement les représentations hiérarchiques médiévales.


Article suivant : 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan 

Références :

[1] On peut dire que le Nord, comparé à l’Italie, ressentait même l’espace pictural comme une « masse », c’est-à-dire comme une substance homogène au sein de laquelle l’espace ouvert, à savoir l’espace occupé par la lumière, était ressenti comme presque aussi dense et « matériel » que les corps individuels qui y étaient distribués. Inversement, il devient maintenant clair que l’élaboration des méthodes de perspective géométrique était réservée aux Italiens : pour eux, la conquête de l’espace procédait d’abord du désir d’assurer la liberté de mouvement et de disposition des corps, et était donc plus un problème stéréométrique que pictural. L’incarnation artistique de l’espace homogène et infini ne pouvait donc être réalisée que par la collaboration du Nord et du Sud, car l’un était capable de saisir le problème sub specie qualis, et l’autre sub specie quantis.

Erwin Panofsky, Perspective As Symbolic Form, p 152 https://archive.org/details/ErwinPanofskyPerspectiveAsSymbolicForm/page/n75/mode/1up?q=broederlam<

[2] Dans un lutrin-aigle, meuble liturgique habituellement dédié à la lecture de l’Evangile, il symbolise habituellement le Fils. On l’évite dans les Annonciations (voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix), où sa présence serait anachronique puisque l’Incarnation n’a pas encore eu lieu. Le choix de Broederlam relève donc d’une intention spécifique à ce retable.
[3] Melchior_Broederlam 1394-99 The_Annunciation_(detail)_ Musee des BA de Dijon
Il ne s’agit pas d’une pelote de fil, comme on le lit souvent, mais d’un rat de cave, longue bougie enroulée en forme de pelote.
[3a] L’interprétation comme un lit ou comme un autel diffère selon les historiens d’art. Voir Micheline Comblen-Sonkes, Le Musée des beaux-arts de Dijon : Les Primitifs flamands (1988) p 86
Cette ambiguïté visuelle est probablement voulue.
[4] Millard Meiss, Marcel Thomas, « The Rohan Master : a book of hours », 1971 https://archive.org/details/rohanmasterbooko0000roha/page/10/mode/1up?view=theater&q=annunciation
[5] Panofsky, Early Netherlandish Paintings : Its Origins and Character. Vol. I , p 138 https://archive.org/details/earlynetherlandi0001erwi/page/138/mode/1up
[6] John L. Ward « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations » The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), pp. 196-220 https://www.jstor.org/stable/3049370
[7] John Malcolm Russell, « The Iconography of the Friedsam Annunciation », The Art Bulletin, Vol. 60, No. 1 (Mar., 1978), pp. 24-27 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/3049740
[8] Vera K. Ostoia « Tapestry Altar Frontal with Scenes from the Life of the Virgin », MET Bulletin ,VOLUME XXIV, NUMBER 10 JUNE i966 https://resources.metmuseum.org/resources/metpublications/pdf/The_Metropolitan_Museum_of_Art_Bulletin_v_24_no_10_June_1966.pdf
[9] Till-Holger Borchert « Reflecting Van Eyck : The Diffusion of an Optical Revolution in European Art around 1450 » dans 2020, Van Eyck: An Optical Revolution https://www.academia.edu/42214713/Reflecting_Van_Eyck_The_Diffusion_of_an_Optical_Revolution_in_European_Art_around_1450
[11] Maryan W. Ainsworth and Joshua P. Waterman, « German Paintings in The Metropolitan Museum of Art, 1350 –1600 » https://cdn.sanity.io/files/cctd4ker/production/84f8d5e6cd8581d363fe1de5f9c614fe3dd0a5a2.pdf
[12] Friedrich Winkler, « Jos Ammann von Ravensburg », Jahrbuch der Berliner Museen, 1. Bd. (1959), pp. 51-118 (68 pages) https://www.jstor.org/stable/4125615
[13] MAGDALENA ŁANUSZKA, « Tryptyk Matki Boskiej Bolesnej w kaplicy Świętokrzyskiej – najbardziej niderlandyzujące dzieło z fundacji Jagiellonów https://posztukiwania.pl/wp-content/uploads/2015/08/Patronat-Jagiellono%CC%81w.compressed.pdf
[14] D.Arasse, L’Annonciation italienne
[14a] D. Arasse, « Le regard de l’escargot » dans On n’y voit rien, p. 38
[14b] Dimitri Karadimas, La part de l’Ange : le bouton de rose et l’escargot de la Vierge. Une étude de l’Annonciation de Francesco del Cossa, Anthrovision.2013
https://journals.openedition.org/anthrovision/177
https://journals.openedition.org/anthrovision/676
[14c] Sandro Spiccati, Inesplicabilità dell’immagine, Antinomie, 11/11/2020 https://antinomie.it/index.php/2020/11/11/inesplicabilita-dellimmagine/
[14d] Aujourd’hui dispersé entre plusieurs musées. Pour une reconstitution, voir https://it.wikipedia.org/wiki/Polittico_Griffoni

2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan

24 août 2025

Ce dispositif pose immédiatement problème puisque la Vierge, personnage principal, ne peut être montrée de dos. On en arrive donc à la conception bizarre d’un ange arrivant en catimini, par derrière.

Article précédent : 1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan



Les Annonciations atypiques du Maître ES (SCOOP !)

Lehrs [15] a attribué six Annonciations à ce graveur allemand, entre 1450 et 1460 : elles suivent toutes la composition en diagonale et qui plus est cinq d’entre elles sont en configuration inversée (l’Ange à droite). Certaines ont été copiées (en les inversant) par Israhel van Meckenem.

Maitre ES Annonciation Lehrs 10 fig 164 METMaitre ES (Lehrs 10 fig 164) MET

Gabriel entre en scène dans le dos de la Vierge, les deux faisant face au spectateur. Le carrelage est toujours dessiné en perspective frontale et le décor du fond varie : Maître ES travaille en assemblant des morceaux, sans avoir les moyens d’obtenir une cohérence spatiale complète. Cette variante est la seule où il adopte, pour le décor du fond, la solution classique d’un mur oblique et d’un mur dans le plan de l’image.


Maitre ES Annonciation Lehrs 11Lehrs 11 Maitre ES Annonciation Lehrs 13Lehrs 13

Ici, il incline le mur par où entre l’ange de manière à former un dièdre symétrique. Les deux gravures, avec le château fort vu par la fenêtre, sont presque des images miroir. Seul le mobilier diffère : un autel plaqué devant la fenêtre, ou un vase posé dans son épaisseur.



Maitre ES Annonciation Lehrs 12 Städel Museum, Frankfurt am MainLehrs 12, Städel Museum, Frankfurt am Main

Compte-tenu des deux solutions précédentes, relativement cohérentes. cette gravure pose question, avec son espace totalement déstructuré. L’autel occupe un emplacement improbable, orthogonal à la fenêtre et placé au milieu, ce qui a pour effet de resserrer l’espace disponible : pour la première fois l’ange n’est pas en arrière, mais vient frôler Marie.



Maitre ES Annonciation Lehrs 12 Städel Museum, Frankfurt am Main schema
Il semble que l’artiste ait voulu varier sa composition habituelle en remplaçant le dièdre rentrant par un dièdre saillant. Pour cela, il s’est contenté d’inverser les obliques, l’idée étant que la rencontre se situe maintenant en avant de la pointe du dièdre : Marie compare la prophétie inscrite dans son livre avec le message apporté par l’ange (cercle jaune).


Maitre ES Annonciation Lehrs 8 fig 195Lehrs 8, fig 195 Maitre ES Annonciation Lehrs 9 fig 184Lehrs 9, fig 184

Enfin, dans ces deux composition similaires, le Maître a placé ses protagonistes devant un décor à trois pans.

Dans la gravure de gauche, l’ange vient de passer de seuil, dans le dos de la Vierge .

Dans celle de droite, la porte étant fermé, il s’est matérialisé au plus près de la Vierge, au moment même où l’homoncule rentre par la fenêtre, flanquée de quatre prophètes.



Laisser place au donateur (SCOOP !)

Dans plusieurs Annonciations, le décalage de l’ange sert simplement à laisser place à son alter ego humain : le donateur.

Museum-fur-Kunst-und-Kulturgeschichte-der-Stadt-Dortmund (c) MKK Foto Jürgen SpilerAnnonciation avec donatrice
1480-1500, Museum fur Kunst und Kulturgeschichte der Stadt Dortmund

L’artiste se rapproche de la composition en dièdre et du mobilier des gravures de Maître ES, tout en asseyant la Vierge face à l’Ange à la manière flamande. Le décalage en hauteur semble destiné à créer une homologie entre l’ange et la religieuse, qui présentent tous deux la même banderole, avec la salutation angélique.


1480-1500 Domschatz- und Diozesanmuseums Eichstatt
Annonciation avec donateur
1480-1500, Domschatz- und Diozesanmuseums, Eichstatt

Là encore, le décalage en hauteur de l’ange a été motivé par l’insertion en bonne place du donateur, dont la banderole de supplication fait écho au certificat notarié présenté par l’ange. Pour d’autres détails de ces compositions inventives, voir 7-2  Les donateurs dans l’Annonciation …à gauche .


1510 ca AllgauTirol Diozesanmuseus Rottenburg
Annonciation avec donateur (volets extérieurs d’un retable)
Vers 1510, région de l’Allgäu, Tyrol, Diözesanmuseum, Rottenburg

Lorsque l’Annonciation est inversée, le donateur, avec sa supplication, reste sous les pieds de l’ange, avec sa salutation. Pour une interprétation possible de la cage, voir 7-4 Le cas des Annonciations inversées .


1470-1500 Annonciation avec le duc d Albe Maitre Virgo_inter_Virgines Palacio de Liria
Annonciation avec le duc d’Albe
Maître des Virgo inter Virgines, 1470-1500, Palacio de Liria, Madrid

Le Duc d’Albe est dans le camp de l’Ange mais il imite également la Vierge, avec son prie-Dieu parallèle, et son casque en guise de vase.


1520 ca Ecole de Lucas de Leyde coll part
Annonciation avec une donatrice
Ecole de Lucas de Leyde, vers 1520, collection particulière

La pratique de surélever l’ange pour caser le donateur se poursuit au siècle suivant.



Les suiveurs de Van der Weyden

L’Annonciation de Dijon

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L'Annonciation Maître de la Rédemption du Prado attr ca 1470 Dijon_Musée_des_Beaux-ArtsL’Annonciation
Maître de la Rédemption du Prado (attr) , vers 1470, Musée des Beaux-Arts, Dijon

Marie se trouve en avant-plan dans un oratoire plafonné par deux voutes en berceau en bois. L’ange se tient sur la marche qui mène à la chambre. Il n’y a pas de point de fuite unique, car la composition s’attache avant tout à diviser la partie haute en deux sections symboliques : le lit derrière Marie, la porte fermée derrière l’Ange, et entre les deux la banderole portant le texte  « ave gratia plena dominus tecum » : il ne s’enroule pas comme d’habitude autour du bâton du messager, mais autour de la colonne centrale, la désignant ainsi clairement comme le symbole du Christ et de l’Incarnation, qui unit la terre et le ciel.

Il n’y a aucun précédent connu à cette composition dans la peinture flamande, l’antécédent le plus proche étant germanique, avec les compositions rustiques de Maître ES.


L'Annonciation Maître de la Rédemption du Prado attr ca 1470 Dijon_Musée_des_Beaux-Arts christ_appearing_to_the_virgin_NGA 1937.1.45

L’Annonciation, Dijon

L’apparition du Christ à Marie, NGA

Une étude récente [16] a montré que ces deux panneaux fonctionnaient en pendant, et qu’ils constituaient probablement les volets internes d’un grand retable à panneau central sculpté, datable plutôt des années 1450, par un peintre de l’atelier de Van der Weyden.

La colonne, qui était centrale, s’est dédoublée de part et d’autre, pour mettre à égalité de dignité le Fils ressuscité et sa mère, dont  le voile de la femme âgée a remplacé la chevelure dénouée de la jeune fille. Côté masculin, l’étendard de la Résurrection (un repentir ajouté durant la réalisation) a remplacé le bâton de l’Ange, et la porte s’est ouverte.


Reconstitution (c) M. S. TuckerReconstitution (c) M. S. Tucker [16]

Tandis que l’Annonciation plaçait le spectateur face à la colonne centrale, dans l’intimité d’un oratoire au fond d’une chambre close, l’Apparition est construite avec un point de fuite unique qui décale le spectateur en hors champ sur la gauche, contemplant latéralement une chapelle ouverte sur le monde : ce dispositif est cohérent avec le placement des volets aux deux extrémités d’un large retable, que le spectateur découvrait en progressant de gauche à droite.


1280px-Rogier_van_der_Weyden_-_The_Altar_of_Our_Lady_(Miraflores_Altar)_-_Google_Art_ProjectRetable de Miraflores
Van der Weyden, 1442-45, Gemäldegalerie, Berlin

L’apparition du Christ à gauche de sa mère lisant se trouve déjà dans le volet droit de ce retable, dont les trois panneaux sont d’égale largeur et vus en perspective centrale. La différence notable est que le Christ est ici sur le même plan que sa mère.

La composition atypique de l’Annonciation de Dijon, avec son ange à la fois à droite et en retrait, ne résulte probablement pas de l’influence hypothétique de Maître ES, mais de considérations de symétrie par rapport au volet de l’Apparition, qui suit le modèle de Van der Weyden : on a simplement décalé le Christ en arrière, pour tenir compte de l’exiguïté du panneau.


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L’Annonciation de Rothenburg ob der Tauber

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Friedrich Herlin, 1466 St._Jakob,_Zwölfbotenaltar_Rothenburg_ob_der_Tauber_vilet gauche interneVolet gauche interne du Zwölfbotenaltar
Friedrich Herlin, 1466, église St. Jakob, Rothenburg ob der Tauber

Les mêmes cause produisant les mêmes effets, c’est sans doute le format en hauteur du panneau de l’Annonciation qui a conduit ici à la disposition en diagonale, afin d’occuper toute la surface disponible. Les gravures de Maître ES avaient rendu admissible en Allemagne l’idée de l’ange arrivant par derrière, et Friedrich Herlin a pu s’en inspirer, tout en revenant à la formule traditionnelle de l’ange à gauche. Néanmoins, la présence du lit à courtines dénote l’influence de Van der Weyden, que Herlin a introduite en Souabe [17].



Friedrich Herlin, 1466 St._Jakob,_Zwölfbotenaltar_Rothenburg_ob_der_Tauber_vilet gauche interne schema
Le plafond en bois à double berceau en est également témoin, ainsi que la polarité entre la porte derrière l’ange et le lit derrière Marie : mais le décor est devenu ternaire avec la fenêtre  qui montre une seconde porte, dans le rempart cette fois : ainsi la ville de Rothenburg se trouve  promue comme jardin clos de Marie. Le lit a été repoussé dans une chambre en arrière de la colonnade : tout se passe comme si la partie oratoire de l’Annonciation de Dijon s’était agrandie vers l’avant, et la partie chambre rétrécie vers l’arrière.

Un détail renforce encore l’idée que Friedrich Herlin  s’est inspiré directement de l’Annonciation de Dijon : la colonne de droite, dont la base devrait tomber au niveau de la marche donnant accès au lit, tombe bien plus en avant, au niveau du pupitre de Marie : cette architecture impossible lui confère une valeur symbolique, celle de la colonne christique, ici décalée du centre vers le bord.


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Un suiveur de Van der Weyden (SCOOP !)

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Annonciation-Suiveur-de-Van-der-Weyden-coll-partAnnonciation, Suiveur de Van der Weyden, collection particulière

Le format du tableau n’est pas particulièrement oblong. Pour expliquer cette Annonciation en diagonale, il faut comprendre que l’artiste a procédé par collage à partir de deux Annonciations de Van der Weyden.



Annonciation Suiveur de Van der Weyden coll partic schema
Le surplis blanc de l’Ange et la vase du lys en cuivre ont été copiés sur l’Annonciation du Retable de Sainte Colombe (rectangle bleu). Mais l’essentiel (mobilier de la pièce, gestes des personnages) provient de l’Annonciation du Louvre : l’artiste a repris tel quel le lustre réglable, le bassin et le médaillon du lit (cercles blancs), en remplaçant cependant l’image du Christ trônant par celle de Moïse recevant les tables de la Loi. Le format plus étroit l’a obligé à tronquer des éléments importants de la composition du Louvre, mécanique symbolique de précision où tous les détails comptent (voir 3 Du lit marital au lit virginal).

En supprimant la fenêtre de droite, on ne comprend plus la position étrange du livre, incliné vers la nouvelle lumière venant de la droite : notre copiste a noyé le problème en rajoutant par terre (cercle rose) l’étui ayant contenu le livre, autre manière de suggérer que l’Ancient Testament est désormais dévoilé.

En supprimant la porte de gauche, par où l’ange du Louvre était entré, il déverrouille sa position verticale et lui évite de piétiner la robe. Par scrupule, il rajoute la porte manquante au fond du jardin (en rose).


On voit dans ce cas que la composition en diagonale ne porte en soi aucune valeur symbolique : c’est une manière pratique d’agencer les personnages, lorsque la place manque pour une rencontre frontale.


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L’Annonciation de Memling

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Memling Annonciation de Ferry de Clugny 1465-75 METAnnonciation, Memling, 1465-70, MET

Ce très grand panneau (186.1 x 114.9 cm) a été commandé par Ferry de Clugny (d’après les armoiries). L’opinion dominante est qu’il était destiné à la Chapelle Dorée, fondée par Ferry en 1465 dans la cathédrale Saint-Lazare d’Autun. Vu sa grande taille, il s’agissait non pas du volet d’un triptyque, mais d’une oeuvre autonome, correspondant bien à la prière que le chapitre devait réciter sur sa tombe ( [18], p 127) :

Ô Dieu, qui a voulu que ton Verbe prenne sa chair, lorsque l’ange l’a annoncé, depuis le ventre de la bienheureuse Vierge Marie , accorde à tes suppliants, qui croyons vraiment qu’elle est la Mère de Dieu, nous soyons aidés devant toi par ses intercessions.

Deus qui de beate Marie virginis utero verbum tuum angelo nunciante carnem suscipere voluisti, presta supplicibus tuis ut qui vere eam dei genitricem credimus eius apud te intercessionibus adiuvemur.

L’atypique composition en diagonale pourrait s’expliquer par le fait que le panneau était placé sur le mur gauche de la chapelle [19], mais Melena Hope ([18], p 121) a montré que ce mur était entièrement occupé par une fresque de la Transfiguration au dessus des portraits des donateurs, et que les autres murs étaient entièrement peints : le panneau du MET ne peut donc provenir de cette chapelle.



Memling Annonciation de Ferry de Clugny 1465-75 MET schema
Tout le monde reconnaît la filiation avec le Triptyque de Sainte Colombe de Van der Weyden, dont le jeune Memling était l’assistant. Une fois inversée et datée plus haut, l’Annonciation de Dijon devient un jalon crédible entre les deux. Pour permettre la comparaison, les tailles ont été ajustées d’après la dimension du lit (lignes blanches). Les trois compositions présentent la même bipartition : ange et porte d’une part, Vierge et lit de l’autre (ligne bleue). On notera également que dans les trois cas le bout des orteils de l’ange est visible, pour signifier qu’il est bien posé sur le sol.

La composition de Van den Weyden souligne la ligne médiane en y plaçant la colombe, juste au dessous du noeud de la courtine, dont la symbolique utérine est bien établie (voir  Du lit marital au lit virginal ).

L’Annonciation de Dijon supprime la colombe et le rayon de lumière, et accentue la bipartition grâce à la colonne, dont le symbolisme christique vient éclipser celui du noeud. La compacité de la composition en diagonale permet d’agrandir la taille des personnages, et d’éviter la place perdue au dessus du lit.

Dans le panneau autonome de lAnnonciation Ferry, Memling n’a pas besoin de l’inversion Marie / Ange de l’Annonciation de Dijon, qui n’était nécessaire que pour la symétrie d’ensemble du triptyque. Il garde l’idée de la colonne et des deux arcades, mais en la repoussant au fond de la pièce, comme Friedrich Herlin. Comme lui également, il rajoute la porte de la ville vue par la fenêtre. L’idée que l’ange doive franchir deux portes pour parvenir jusqu’à la Vierge, celle de la ville et celle de la chambre, se trouvait déjà dans le volet gauche du retable de Mérode (voir 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux). Friedrich Herlin et le jeune Memling ont donc pu avoir indépendamment la même idée de déplacer  cette seconde porte  du volet gauche au  panneau central.

Tout se passe ici comme si Memling citait, mais comme à regret, le symbolisme vieilli de la génération précédente. De l’Annonciation de Van der Weyden au Louvre, il reprend :

  • le détail de la fiole bouchée, mais en la cachant dans la pénombre au dessus de la porte ;
  • les trois coussins trinitaires du banc, mais en ne montrant plus que celui du centre.



Annonciation detail Memling 1465-70 MET
Le détail du rat de cave allumé dans la main de la Vierge, dont le seul autre exemple conservé est celui de Broederlam, perd ici toute sa charge symbolique, en l’absence du rayon de lumière.


Memling Annonciation 1480-89 MET

Annonciation, 1480-89, Memling, MET

Memling le réutilisera dix ans plus tard, mais éteint, dans cette Annonciation beaucoup plus conventionnelle, en pleine lumière près de la fenêtre.



Annonciation detail Memling 1480-89 MET
Les trois objets forment une sorte de rébus symbolique assez transparent : grâce à la Virginité de Marie (le flacon fermé) une chair intacte (la cire non allumée) va pouvoir alimenter le bougeoir vide. Sur ce type de métaphore cher à Robert Campin, voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume .

Il semble donc que le symbolisme, chez Memling, s’ajuste au goût plus ou moins moderne du commanditaire.


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L’Annonciation de Jean Hey (SCOOP !)

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rencontre a la Porte Doree jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-National gallery annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago

Rencontre à la Porte dorée , National Gallery

Annonciation, Art Institute of Chicago

Jean Hey (Maître de Moulins), 1490-95,

Dans ce triptyque, dont le panneau central est perdu, la Conception de Marie faisait pendant à l’Incarnation du Christ. La présence de Saint Charlemagne dans le volet gauche était équilibrée par celle d’un autre saint monarque devant la colonne du volet droit, découpé et partiellement repeint pour rendre la scène indépendante : on pense qu’il s’agissait de Saint Louis. Le triptyque présentait un paysage continu, comme le montrent le triangle de pelouse de part et d’autre et le fragment de brocard rouge côté Charlemagne.


annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago reconstitution by Rachel Billinge (c) national galleryReconstitution par Rachel Billinge (c) National Gallery [20]

Tandis que dans la volet gauche, l’enlacement de Sainte Anne et de Joachim laissait de la place pour Charlemagne, le nécessaire écartement entre l’Ange et la Vierge, dans le volet droit, posait un problème pour Saint Louis, décalé (à cheval sur le cadre) vers le panneau central. La disposition en diagonale de l’Annonciation répond à ce problème d’encombrement.

Cette reconstitution pose néanmoins problème, dans la mesure où Saint Louis tourne le dos à l’Annonciation. On peut imaginer qu’il était dirigé vers la droite, en témoin de l’Annonciation, remettant en cohérence le flux de lecture avec le mouvement de l’Ange. Mais cela laisse intact le problème du panneau central, qui devrait montrer une scène chronologiquement située entre la Conception de Marie et l’Annonciation.


1450-1475-Christine-de-Pisan-Epitre-Othea-La-sibylle-de-Tibur-Auguste-La-Haye-Bibliothèque-Meermanno-KB74G27-
Auguste et la Sybille
1450-1475, Christine de Pisan, Epître Othea, KB74G27, La Haye, Bibliothèque Meermanno

Il en existe une : la vision dite de l’Ara Coeli, où la Sibylle tiburtine montre à l’empereur Auguste celui qui lui succédera.


annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago reconstitution P.BousquetReconstitution P.Bousquet

Il faudrait admettre que l’empereur Auguste ait été francisé sous les traits de l’empereur Charlemagne, et que la vision céleste se soit rapprochée du sol. Mais cette solution très originale a pour elle :

  • la cohérence chronologique : l’Ange qui entre dans la chambre réalise la prophétie de la Sibylle ;
  • l’homogénéité : dans chaque panneau, un couple homme/femme prend part à un événement extraordinaire : la Conception de Marie, la Vision de Marie et de l’Enfant, l’Incarnation de l’Enfant.



annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago detail
Le petit tableau du Salvator Mundi, entre la colombe et le noeud du rideau, marque le point terminal de l’histoire.



La formule Bouts


L’Annonciation de Bouts, selon Robert Koch

Dirk_Bouts_-_The_Annunciation_1450-55 Getty Museum
Annonciation
Dirk Bouts, 1450-55, Getty Museum

Lors de sa réapparition, cette Annonciation a été considérée comme un faux par certains, du fait de son austérité, atypique pour l’époque. Les faits, rétablis par Robert Koch [21], sont les suivants :

  • le décor, celui d’une église, reprend une oeuvre perdue de Robert Campin, la Messe de Saint Grégoire ;
  • le baldaquin n’est pas celui d’un lit, mais d’une tente de prière qu’on installait à l’intérieur d’une église pour isoler les grands personnages ; le rideau noué tombe en avant de Marie ;
  • la tente est équipé de deux bancs, l’un au fond sous le tissu et portant un coussin, l’autre à droite nu et portant un livre ;
  • Marie est assise sur le sol, en position d’humilité ;
  • le geste des mains levées, déjà présent dans l’Annonciation de Van Eyck, est celui de l’acceptation.

Dieric_Bouts_-retable de la Crucifixion 1450-55 reconstitution Robert KochReconstitution [21]

L‘Annonciation se trouvait en haut à gauche d’un triptyque, dont tous les panneaux ont pour particularité d’être peints à tempera sur une toile de lin [22].


L’Annonciation de Bouts (SCOOP !)

Dirk Bouts (attr) Adoration des mages Offices FlorenceAdoration des mages
Dirk Bouts, Offices, Florence

La structure du retable donne une des clés du choix de la composition diagonale : elle fait écho au geste, dans le panneau en dessous, du second roi mage tendant un cadeau à Joseph, au dessus de Marie assise sur le sol. D’une certaine manière, les Trois Rois sont une expansion de l’Ange, et la sainte Famille dans la crèche une expansion de Marie dans la tente.

Une des particularités de l’Annonciation de Bouts est l’absence de tout élément surnaturel : Dieu le Père, le rayon de lumière, la colombe.



Dirk_Bouts_-_The_Annunciation_1450-55 Getty Museum schema
La composition suggère une analogie entre la partie nue et la partie couverte, entre l’unique livre et l’unique coussin. Une manière de la lire est de considérer que le livre va se projeter dans le coussin, en même temps que l’Ange est en train de refermer le réceptacle de tissu. L’idée serait que l’Incarnation – la transformation du parchemin du livre en une chair qui va occuper le coussin – doit s’effectuer dans l’ombre, comme le précise l’Evangile de Luc :

Marie dit à l’ange: Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme? L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu… Marie dit: Je suis la servante du Seigneur; qu’il me soit fait selon ta parole! Et l’ange la quitta. Luc 1,34-38

L’ambition de Bouts aurait donc été d’illustrer non pas le début de l’Annonciation avec la salutation angélique, mais la fin, avec l’acceptation de Marie.


L’influence de la formule Bouts

Maitre-de-1473-1473-Soest-Maria_zur_Wiese_retable-de-la-Sainte-Parente-annonciation-Retable de la Sainte Parenté
Maître de 1473, 1473, église Maria zur Wiese, Soest

Koch retrouve l’influence de Bouts dans l‘Annonciation de ce retable (premier panneau en haut à droite), où la composition en diagonale permet à l’ange de tirer le rideau. Le remplacement de la tente par un lit fait perdre l’idée profonde de Bouts et banalise le geste : l’ange ouvre le rideau pour montrer où Marie accouchera.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v.Livre d’heures de Jean sans peur , 1410-19, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v

On retrouve un équivalent de ce geste emphatique dans cette miniature, où l’ange tire le rideau pour montrer la Nativité aux bergers.


Dirck Bouts - The Annunciation vers 1475 - Musée Czartoryski, CracovieAnnonciation
Dirck Bouts, vers 1475, Musée Czartoryski, Cracovie

Tout à la fin de se vie, Bouts s’autocite dans cette autre composition diagonale, où l’ange entre dans la chapelle par la porte du fond. Le geste d’acceptation de Marie est renforcé, d’une manière très originale, par la main qui referme le livre comme pour clore l’épisode : c’est sans doute pour que ce geste-clé soit effectué de la main droite que Bouts a inversé Marie et l’Ange.



Dirck Bouts - The Annunciation vers 1475 - Musée Czartoryski, Cracovie schema
L’orthogonalité des bancs à deux coussins est mise au service d’une nouvelle idée : le lys de l’Annonciation se projette dans la croix du meneau, signifiant que l’acceptation de l’Incarnation implique, pour la Vierge, celle de la mort de son Fils : ce pourquoi le livre qu’elle touche se situe à dextre du meneau, la place-même qui sera la sienne lors de la Crucifixion.


Ce tableau, destiné à une dévotion privée et non à un retable, montre encore une fois avec quelle économie de moyens Bouts réussit à exprimer des idées originales et profondes.


Annonciation 1485-1500 Anonyme Boijmans van Beuningen Rotterdam schemaAnnonciation, Anonyme,1485-1500, Boijmans van Beuningen, Rotterdam

La composition de Bouts, inversée, a probablement inspiré cette Annonciation dont on ne sait rien.


1490-1500 Maitre de St Jean L'evangeliste Museo Poldi Pezzoli Milan
Annonciation (panneau central d’un polyptique)
Maître de St Jean l’Evangéliste, 1490-1500, Museo Poldi Pezzoli, Milan

La colombe tient dans son bec un anneau nuptial destiné à Marie, épouse de Dieu [23]. L’influence lointaine de Bouts se voit ici dans l’idée des deux baldaquins : un à gauche au dessus du prie-Dieu, un à droite au dessus du lit.


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Une Annonciation composite

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Coulange la Vineuse AnnonciationAnnonciation, église Saint Christophe, Coulange la Vineuse

Cette Annonciation isolée n’a pas été très étudiée, malgré sa composition atypique. Le plus étonnant est le banc-tournis : ce type de meuble réversible, qui apparaît dans plusieurs oeuvres de Campin, était placé soit devant une table, soit dans la plupart des cas devant une cheminée, afin de profiter de la position hiver (face au feu) ou de la position été (face au public) [17a]. On peut s’étonner de la voir ici plaqué contre le mur du fond, et surmonté d’un dais.


strycsitten jehan froissart britsh museum royal d v folio 8 Ung advis pour faire le passage d'outremer, ms 9095, fol. 1. Royal Library, Brussels, Belgium, around 1455.

Jean Froissart s’agenouille devant Gaston III Phébus, comte de Foix, British Library, Royal 14 D V f. 8

Ung advis pour faire le passage d’outremer, ms 9095, fol. 1. Royal Library, Brussels, Belgium, around 1455.

Dans l’exemple de gauche, on a bien un banc-tournis surmonté d’un dais, mais il est situé au centre de la pièce. Dans le second exemple, le banc tournis est plaqué contre le mur du fond, mais il n’est pas surmonté d’un dais.



Coulange la Vineuse Annonciation schema
L’Annonciation de Coulange la Vineuse reprend du triptyque de Sainte Colombe la pose des personnages, le vase en cuivre et l’emplacement de la colombe sur la ligne médiane (en bleu) ; mais le banc du fond, avec sa large plage rouge, rappelle l’Annonciation de Bouts. Le plus étonnant est que, malgré la porte située sur le mur du fond, l’artiste ait inversé la composition diagonale en plaçant la Vierge en arrière, au ras du banc, et l’ange au premier plan, ce qui laissait la place pour lui faire étendre les ailes à la verticale.

Toutes ces manipulations, y compris la transformation étrange du lit à courtines en un banc-tournis avec dais, ne visaient peut être qu’à placer les armoiries du commanditaire à un emplacement privilégié, au premier plan et à l’aplomb du livre, le caractère abstrait des armoiries autorisant cette proximité avec la Vierge.


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L’Annonciation du Maître de la Vie de Marie (SCOOP !)

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Maître de la Vie de Marie Annonciation 1463-80, Munich, Alte PinakothekAnnonciation
Maître de la Vie de Marie; 1463-80, Munich, Alte Pinakothek

Cet artiste de Cologne révèle l’influence de Van der Weyden et de Bouts. Dans cette composition très symétrique, il a pris soin de raccourcir le banc de gauche de manière à laisser place à la porte par où entre l’ange. Cependant celui-ci, au lieu d’aller tout droit rajouter son lys dans le vase marial, fait un crochet vers le haut : l’artiste a voulu introduire une composition en diagonale qui ne s’imposait pas, vu la largeur du panneau.



Maître de la Vie de Marie Annonciation 1463-80, Munich, Alte Pinakothek schema
La perspective est presque à point de fuite unique (lignes jaunes), mis à part pour les décorations internes des dossiers (lignes rouges). Il est probable que l’artiste a fait reculer l’ange afin d’accentuer l’effet de profondeur.

La reconstruction montre que le meuble de droite aurait dû reculer beaucoup plus, jusqu’à intersecter l’auréole de la Vierge. L’artiste a délibérément truqué ce meuble pour aérer la silhouette : nous sommes encore à une période où la perspective centrale ne règne pas en maître absolu, et peut céder à des compromis graphiques.


Master_Aachen_-_The_Annunciation_from_the_Stories_from_the_Life_of_Mary_-_Treasury at the Minster in Aachen 1485Annonciation
Maître d’Aaren, 1485, Trésor du Monastère, Aix la Chapelle

Dans cette copie, la perspective du mur côté Vierge a été rectifiée. Tandis que le drap d’honneur archaïque, barrant la pièce, appelait la composition en diagonale pour accentuer la profondeur, elle n’est plus nécessaire ici, avec le mur du fond remis à sa place correcte. Ses deux fenêtres symboliques, l’une ouverte et l’autre fermée, appellent à restaurer la symétrie entre l’Ange et la Vierge, et à supprimer, en plein centre, l’accident du coussin couché.


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L’Annonciation de Schongauer (SCOOP !)

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Annunciation Schongauer 1475-82 METAnnonciation, Schongauer, 1475-82, MET

On pense que, lors de sa formation, Schongauer est passé par les Pays-Bas méridionaux, où il aurait été en contact notamment avec Bouts. Ainsi s’explique le geste unique de la main gauche de Gabriel, tenant à la fois le bâton de messager et le rideau de la tente : Schongauer a voulu expliciter la composition très allusive de Bouts, en montant à la fois le rayon de lumière divine qui allume l’auréole de Marie, et le rideau tiré qui va protéger l’Incarnation.

Comme chez Bouts, Marie est en position d’humilité sur le sol, mais son geste d’acceptation a été totalement repensé, dans un contrapposto subtil avec l’Ange :

  • sa main droite baissée, répondant à la main angélique qui tire le rideau, ramène vers elle un pan de sa robe ;
  • sa main gauche levée, répondant à la main angélique qui prend la parole, plaque sur son sein,, à la manière d’un bébé, le tout petit livre qui était posé sur le coussin.

Annonciation d'apres Schongauer coll partAnnonciation, d’après Schongauer, collection particulière

La composition a été reprise en peinture, à l’identique…


Ecole de Gerard_David Annonciation 1500 ca Musee National Messine Maitre de la Sisla Annonciation 1500 ca Prado Grão Vasco 1501-06 Anunciacao_-_Poliptico_da_Capela_mor_da_Sé_de_Viseu Musée Grão Vasco

Ecole de Gérard David, vers 1500, Musée National, Messine

Maître de la Sisla, vers 1500, Prado

Grão Vasco, 1501-06, Polyptique de la Capela mor da Sé de Viseu, Musée Grão Vasco

… ou avec quelques modifications.



La banalisation à la fin du siècle

Les Annonciations en diagonale deviennent plus courantes, et les filiations se brouillent.

1480 Dirck BOUTS Richmond , Albrecht Bouts, Gemäldegalerie, Berlin schema

Atelier de Dirck Bouts, 1480-90, Richmond Museum of Arts

Albrecht Bouts, 1480, Gemäldegalerie, Berlin

Chez les suiveurs de Dirck Bouts, l’adoption de la perspective centrale rend mécanique la placement des personnages, et leurs postures se normalisent. Dans ces deux compositions, Marie est debout à gauche devant son livre, l’ange la salue en habit de diacre, avec son bâton à la main. Et qu’il entre par la porte du fond ou par celle de droite ne modifie pas substantiellement le message.


1490 ca Salzburg_-_Master_of_the_Virgo_inter_Virgines Annonc VisitAnnonciation et Visitation (volets gauche d’un polyptyque)
Maître de la Virgo inter Virgines, vers 1490, Salzburg

Cet artiste à une prédilection pour les Annonciations inversées. Celle-ci se caractérise par une diagonale particulièrement vigoureuse, qui s’explique par le geste très particulier de l’ange : il abaisse son bâton vers le livre de Marie, parallèlement au rayon de lumière qui amène la colombe, suivie par l’homoncule [24]. Jugé inapproprié, celui-ci avait plus tard été masqué par une seconde colombe [25].

La Visitation, où Elisabeth vient s’agenouiller devant Marie, suit le même mouvement de droite à gauche. On notera les deux portes derrière les deux femmes, manière élégante de suggérer les utérus que certains artistes médiévaux représentaient plus directement (par des bébés dans le ventre, des boutonnières ou des étoiles).


1491 michael-wolgemut Illustration pour le Schatzbehalter, fol 53Michael Wolgemut, 1491, illustration pour le Schatzbehalter, fol 53

Cette illustration largement diffusée entérine l’adoption en Allemagne de tous les éléments flamands : lit à courtines derrière Marie, porte derrière l’ange, ligne médiane soulignée par le noeud du rideau, le montant de la fenêtre, les lys et le pied du banc. La touche germanique se voit dans les deux sceaux qui officialisent la missive de Gabriel.


De manière générale, on notera que la composition en diagonale coïncide, bien plus souvent que les statistiques, avec l’inversion de l’Ange : comme si les deux raretés étaient corrélées. Sans doute les deux écarts aux conventions de l’Annonciation s’adressaient-ils à un même public, plus ouvert à l’originalité.



Quelques enluminures isolées

1450 Montfort-Gebetbuch Osterreichische Nationalbibliothek Cod. Ser. n. 12878, fol. 25v
Philippe le Bon devant l’Annonciation
Miniature de Willem Vrelant dans Jan Miélot, Traité sur la Salutation angélique,
1458, KBR MS 9270, fol 2v, Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles

Ici c’est la nécessité d’un contact direct entre grands, Philippe le Bon sous sa tente, et la Vierge dans son étude, qui a conduit a repousser l’Ange à l’arrière-plan.


Book of Hours of Louis of Orleans 1469-90 Atelier de jean Colombe Annonciation Bibliothèque nationale de Russie St Petersbourg Lat. QvI126. fol 11v Book of Hours of Louis of Orleans 1469-90 Atelier de jean Colombe Annonciation Bibliothèque nationale de Russie St Petersbourg Lat. QvI126. fol 12r

Création d’Eve fol 11v

Annonciation, fol 12r

Livre d’Heures de Louis d’Orléans, Atelier de Jean Colombe, 1469-90, Bibliothèque nationale de Russie, Saint Petersbourg, Lat. QvI126.

Ce bifolium illustre visuellement le parallèle EVA / AVE : la désobéissance d’Eve lors du péché originel est compensée par l’obéissance de Marie au moment de l’Annonciation. De haut en bas, on retrouve :

  • la grande arcade ;
  • le choeur d’anges ;
  • Gabriel imitant les gestes de Dieu créateur ;
  • Marie dans la même posture qu’Eve ;
  • son livre, faisant écho à celui du donateur (selon les uns, il s’agit de Louis d’Orléans, selon les autres d’un Toulousain anonyme dont la devise « A prier me lie » est peinte au début du manuscrit).



L’évolution vers l’Ange en vol

Rueland_Frueauf_l'Ancien (atelier) 1490 ca Annonciation Musee des BA Budapest Rueland_Frueauf_L'ancien 1490 ca Annonciation belvedere

(atelier), Musée des Beaux Arts, Budapest

Belvédère, Vienne

Annonciation, Rueland Frueauf l’Ancien, vers 1490

La version de Budapest suit le motif devenu très commun de l’ange arrivant par derrière. Dans la version du Belvédère, la porte fermée montre que l’ange vient de sa matérialiser, et la colombe piquant par le fenêtre suggère que l’ange est lui aussi en vol, même si l’intention de la composition est avant tout de montrer l’ombre qu’il projette sur la Vierge.


Gerard David, Annonciation, 1490 ca,Detroit Institute of Arts)Annonciation
Gerard David, vers 1490, Detroit Institute of Arts

Gérard David passe de l’ange au sol à l’ange en lévitation par le simple rajout d’une ombre sous ses pieds.


Jan_Joest Annonciation 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, Kalkar Jan_Joest_Geburt_Christi, 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, Kalkar

Annonciation

Nativité

Jan Joest, 1506-08, Volets extérieurs haut du retable de la Crucifixion, église Saint Nicolas, Kalkar

Dans le coin supérieur gauche, le rayon de lumière tombe sur la toison de Gédéon, image de la descente du Verbe dans le sein virginal de Marie. Guidée par le bras de l’Ange, cette lumière produit plus bas une ombre qui graphiquement montre que l’ange est en suspension, et symboliquement illustre la formule de Luc : la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.

La Nativité de nuit montre un jeu de lumière inverse, qui monte depuis l’Enfant jusqu’à la colonne manquante (voir Lumières sur la pierre).


veronese 1580 1930.120_anunciacion Thyssen Bornemisza Salomon_Koninck_-_The_Annunciation 1655 Hallwyl Museum Stockholm

Véronese, 1580, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Salomon Koninck, 1655, Hallwyl Museum, Stockholm.

Nous sommes aux prémisses d’une formule promise à un beau succès dans les siècles qui viendront : celle où l’ange fait irruption soudainement par derrière, en vol ou porté par un nuage.


Tintoret Vision de Ste Catherine 1560 Chicago coll part Annonciation, atelier de Veronese, vers 1585, Blanton Museum of Art, Austin

Vision de Ste Catherine, Tintoret, 1560, Chicago, collection particulière

Annonciation, atelier de Véronese, vers 1585, Blanton Museum of Art, Austin

On verra également, mais plus rarement, l’intrusion de l’ange survolant le spectateur : mise au point d’abord par Tintoret pour exprimer le caractère surnaturel de la Vision de Sainte Catherine, puis récupérée sans scrupule par Véronèse pour l’appliquer à la Vierge.

Mais bien avant ces innovations à grand spectacle, un artiste majeur va produire, tout en restant sur le plancher des vaches, deux gravures que l’on peut considérer comme l’apogée des Annonciations en diagonale.


Article suivant : 3 Annonciations en diagonale : Altdorfer et postérité

Références :
[15] Max Lehrs, Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstiches im 15 Jahrhundert : Meister E. S., Text und Tafelband, vol. 2, Vienne, Gesellschaft für vervielfältigende Kunst, 1910 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1910bd2text/0066/image,info,thumbs
[16] Griet Steyaert, Mark S. Tucker, « The Philadelphia Crucifixion, Dijon Annunciation, and Washington Apparition: A carved altarpiece’s painted wings from the workshop of Rogier van der Weyden » , Boletín del Museo del Prado 32, no. 50 (2014)
https://www.museodelprado.es/aprende/boletin/the-philadelphia-crucifixion-dijon-annunciation/b36615f1-a2c5-47a8-8713-de7e48a48e70
[18] Melena Hope, Ferry de Clugny’s Chapelle Dorée in the Cathedral of Saint-Lazare, Autun, Gesta , 2011, Vol. 50, No. 2 (2011), pp. 113-135 https://www.jstor.org/stable/41550553
[19] Voir la section Catalogue entry dans la notice du musée : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437490
[21] Robert Koch, « The Getty ‘Annunciation’ by Dieric Bouts », The Burlington Magazine , Jul., 1988, Vol. 130, No. 1024 pp. 509-516 https://www.jstor.org/stable/883375
[22] Sur l’historique de ce triptyque, voir la notice de Lorne Campbell : https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/catalogues/campbell-1998/the-entombment#LC_1998__NG664__fig__5
[23] Lavinia Galli, « Recto e verso di un polittico fiammingo in territorio sabaudo: note a margine di un restauro » 2023 https://www.academia.edu/105186074/_Recto_e_verso_di_un_polittico_fiammingo_in_territorio_sabaudo_note_a_margine_di_un_restauro_in_rivista_on_line_PALAZZO_MADAMA_2023
[25] Albert Châtelet, Les primitifs hollandais: la peinture dans les Pays-Bas du Nord au XVe siècle, p 233

3 Annonciations en diagonale : Altdorfer et postérité

24 août 2025

Ce dernier article analyse les deux Annonciations en diagonale  totalement atypiques, gravées par Altdorfer en 1513. Puis parcourt rapidement les rares Annonciations en diagonale, du XVIème au XXème siècle.

Article précédent : 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan 

Les deux Annonciations en diagonale d’Altdorfer

Un précurseur autrichien : Michael Pacher


Michael_Pacher_-_St_Wolfgang_Altarpiece_1471-81-_Resurrection_of_Lazarus_-Sankt Wolfgang im Salzkammergut Michael_Pacher_-_Altarpiece_of_the_Church_Fathers_1480 -_Vision_of_St_Sigisbert_-_Alte Pinalothek Munich
Résurrection de Lazare (panneau du retable de St Wolfgang)
Michael Pacher, 1471-81, Sankt Wolfgang im Salzkammergut
Vision de St Sigisbert ((panneau du retable des Pères de l’Eglise)
Michael Pacher, 1480, Alte Pinalothek Munich

On trouve déjà chez Pacher des procédés violentant les conventions visuelles habituelles :   vue en contreplongée, raccourcis violents,  et personnage de dos au premier plan, jouant le rôle de repoussoir. On n’a pas la certitude qu’Altdorfer avait vu ces oeuvres, mais il a employé, quarante ans plus tard, les mêmes procédés [26].


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La série « Chute et Rédemption de l’Humanité »


La publication de la série Chute et Rédemption de l’humanité, en 1513, s’inscrit dans un contexte germanique très concurrentiel, marqué par le grand nombre de cycles de la Passion gravés depuis le début du XVIème siècle. Altdorfer s’efforce de se distinguer des récentes gravures sur bois de Hans Schäufelin (1507), de Lucas Cranach (1509) et surtout de la Grande et de la Petite Passion publiées par Dürer en 1511, en faisant preuve d‘originalité, en matière  :
  • d’iconographie : quarante scènes représentées (soit trois de plus que la Petite Passion de Dürer) ;
  • de technique : la petite dimension de ces gravures sur bois en fait un tour de force ;
  • d’invention formelle : notamment par l’exagération de la perspective et la recherche de points de vue inhabituels.

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Les inventions formelles

Albrecht_Altdorfer_-_The_Fall_and_Redemption_of_Man_The_Embrace_of_Joachim_and_Anne_at_the_Golden_Gate 1513 ca Albrecht_Altdorfer_-_The_Visitation 1513

La rencontre entre Joachim et Anne à la Porte Dorée

La Visitation

Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité

L’ellipse sur les traits du visage, contrainte technique due à la très petite taille des planches, est aussi un procédé expressif, qui crée un effet d’énigme : seul le chapeau fait comprendre, dans la première gravure, que la personne vue de dos est Anne, et rien ne permet, dans la seconde, de distinguer Marie et Elisabeth : seule la figure de Zacharie, au fond, permet de supposer que la femme vue de face est son épouse  Elisabeth. La similitude de composition met en évidence la similarité des deux épisodes, la conception miraculeuse de Marie, d’une part, de Jésus et Saint Jean Baptiste, d’autre part.

Albrecht_Altdorfer_-_The_Fall_and_Redemption_of_Man-_Presentation de Marie au temple Albrecht_Altdorfer_-_The_Fall_and_Redemption_of_Man-_The_Circumcision_-_1932.330.11_-_Cleveland_Museum_of_Art

Présentation de Marie au temple

Circoncision, Cleveland Museum of Art

Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité

Un autre procédé-choc d’Altdorfer est de montrer de dos le personnage principal : Marie montant vers l’autel ou l’Enfant Jésus maintenu par le Grand Prêtre. Deux éléments circulaires en partie haute, le halo  autour du lustre et l’oculus, suggèrent  la présence divine.

annunciation_to_joachim_The Fall and Redemption of Man 1513 1943.3.329 NGA
Annonciation à Joachim, Altdorfer, 1513, NGA (inv 1943.3.329 )

Le spectateur se trouve  soumis à une identification contradictoire, puisqu’il entre dans la gravure comme l’ange, mais au niveau du sol comme Joachim.

Wolf_Huber_-_The_Annunciation_to_Joachim_1514 L'Annonce à Joachim Beham, Hans Sebald, Musée du Louvre,

Wolf Huber, 1514

Hans Sebald Beham, 1520, Louvre (c) RMN photo Tony Querrec

L’Annonce à Joachim

Cette composition très innovante sera reprise rapidement par  Wolf Huber, et quelques années après par Hans Sebald Beham.

Dürer The_Small_Passion 1511_32_Noli_me_tangere_PK-P-127.188 Noli-me-tangere_The-Fall-and-Redemption-of-Man-1513-MET

Dürer, Petite Passion, 1511

Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité

Noli me tangere

Même principe de champ-contrechamp dans ce duo, qui n’est pas sans rapport avec l’Annonciation (voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix). Dürer en avait eu l’idée, mais Altdorfer surenchérit, avec un Christ géant, encore rehaussé par l’étendard de la Résurrection, et une Marie-Madeleine le cul par terre dans le jardin.

L’Annonciation de la série « Chute et Rédemption de l’Humanité »


1513 Annonciation Aus Sündenfall und Erlösung des Menschengeschlechtes. Albrecht Altdorfer hamburger-kunsthalle
Annonciation (7,3 x 4,9 cm)
Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité, Kunsthalle, Hamburg

Pour la première et unique fois à ma connaissance, un artiste ose montrer Marie de dos,  plaçant le spectateur dans la position d’un voyeur qui observe la Vierge à son insu. La Colombe, arrivant en piqué depuis l’avant-plan, contredit la trajectoire de l’ange. Dans cette Annonciation muette, Marie ne lève pas les yeux vers l’émissaire sans visage qui se précipite vers elle, comme si son esprit était déjà entièrement obnubilé par la lumière de l’Esprit Saint.

1513 Annonciation Aus Sündenfall und Erlösung des Menschengeschlechtes. Albrecht Altdorfer hamburger-kunsthalle schema

Ce rayonnement explosif, côté lit, s’oppose à la faible lumière qui arrivait auparavant dans la pièce par la fenêtre grillagée. Tout en exacerbant radicalement la composition en diagonale, Altdorfer reste fidèle à la bipartition stricte entre la zone mariale et la zone angélique. Sa signature, discrète, est apposée sur le ciel de lit, à l’endroit le plus sacré.


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La Grande Annonciation de 1513

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1513-Annonciation-Albrecht-Altdorfer-MET
Annonciation (12.5 × 9.8 cm), Altdorfer, 1513

Le terme « grande » est tout relatif, et le foisonnement des détails est, pour une gravure sur bois, un exercice de pure virtuosité. Elle constitue le contrechamp parfait de son autre composition. Au lieu d’être placé au plus profond de la pièce, le spectateur est rejeté en dehors, dans le dos de l’ange qui vient à peine de mettre un pied à l’intérieur.

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET detail pied ange

Dans cette contreplongée spectaculaire, l’humble place du spectateur est tout en bas, à l’aplomb de la date, à côté du pied nu de l’ange. Celui-ci est habillé en diacre, avec une aube (en blanc) sous une dalmatique à galon (en bleu et jaune).

Master_Aachen_-_The_Annunciation_from_the_Stories_from_the_Life_of_Mary_Treasury at the Minster in Aachen 1485 detail table
Annonciation (détail)
Maître d’Aachen, 1485, Trésor du Monastère, Aix la Chapelle
Ce qu’on voit de la table de Marie est assez indistinct, mais elle devait ressembler à celle-ci, avec l’entretoise qui traverse le pied en jambage.

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET detail table

Comme dans l’autre Annonciation de 1513, Marie est absorbée dans sa lecture et ne regarde pas l’ange. La colombe est perchée sur son auréole. On distingue sur la table le vase de lys, une bougie allumée, et un accessoire à pied que les rares commentateurs qui en parlent nomment « écran ». Il est composé d’une tige filetée permettant de régler en hauteur un disque probablement opaque, puisqu’on y voit l’ombre portée de la tige. Il ne s’agit pas d’un miroir, accessoire de coquetterie impensable pour Marie, et pour lequel la vis de réglage serait d’ailleurs superflue.

Joos van cleve 1525 Annonciation MET detail Chadelier avec reflecteur (victorien)

Annonciation (détail), Joos van Cleve, 1525,  MET

Epoque victorienne
Chandelier avec réflecteur

Je n’ai pas retrouvé un tel accessoire d’époque, mais je pense qu’il s’agissait d’un réflecteur amovible, servant à  accroître la luminosité du bougeoir, et réglable en hauteur en fonction de la taille de la bougie.

Dans l’Annonciation de Joos van Cleve, la bougie allumée, avec son réflecteur fixe, est située en arrière de l’Ange, en compagnie d’autres objets bibliques : un triptyque représentant la rencontre entre Abraham et Melchisédech, et une image de Moïse. Elle symbolise très probablement la faible  lumière de l’Ancien Testament, éclipsée par le rayonnement de la Colombe.

Ce thème est plus courant dans les Nativités inspirées par la Vision de Saint Brigitte, qui précise explicitement que la lumière divine émanant du Nouveau né éclipse la lumière terrestre de la bougie (voir 3 Fils de Vierge) Mais il a aussi percolé dans certaines Annonciations [27].

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET detail reflecteur

Altdorfer a développé cette métaphore de manière tout à fait originale : Marie, avec son auréole (en jaune),  est analogue au  réflecteur (en blanc) :
  • tourné vers la bougie de l’Ancien Testament, il en accroissait la lumière ;
  • tourné maintenant à l’envers, il projette la lumière nouvelle amenée par la colombe
    • sur le livre dont, il éclaire le sens ;
    • et au delà vers le ventre de la Vierge, déclenchant l’Incarnation.

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET schema

Altdorfer propose en somme une variante particulièrement inventive du miroir marial (speculum sine macula), transposé en un réflecteur orientable et réglable. Et pour attirer l’attention sur la trouvaille, il a suspendu sa signature juste à l’aplomb, et dans la même inclinaison.

La fortune du thème

Les Annonciations en diagonale ne sont guère devenues plus fréquentes par la suite : les artistes se sont plutôt intéressés à faire décoller l’ange, ce qui donnait de nombreuses possibilités de variation.

Voici néanmoins un panorama (partiel) de la postérité de trois formules dont nous avons décrit la Génèse :
  • l’Ange arrivant dans le dos de la Vierge (15ème siècle) ;
  • la Vierge ou l’Ange vu de dos au premier plan (Altdorfer, 1513)

L’Ange dans le dos de la Vierge

Au 16ème siècle, la composition qui a la vent en poupe est celle où l’ange est en suspension, ce qui rend moins sensible sa place dans la profondeur. Mais la composition traditionnelle en diagonale continue d’être pratiquée.

Les Annonciations en plan large

Certains artistes en restent au plan large, structuré par la topographie de la pièce.

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Une composition devenue standard


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Musée des Beaux Arts de Bordeaux  (photo L.Gauthier)

Eglise Saint Nicolas du Chardonnet

Anonyme flamand, 16ème siècle

Cette composition, connue en plusieurs variantes, est une bonne synthèse des acquis du siècle précédent.

Dans la version de Bordeaux, la médiane est fortement marquée symboliquement : colombe, colonne christique, coussins trinitaires, vase de lys.

Dans celle de  Saint Nicolas du Chardonnet, l’élargissement du format a obligé à dupliquer les fenêtres et à multiplier les coussins, et l’artiste a dû renforcer l’axe central en rajoutant sur le vase un aigle, en écho à la colombe.

D’autres détails sont immuables : la volée d’anges derrière Gabriel, la Visitation vue par la fenêtre, le coussin blanc sur le lit, l’image du livre de la Vierge (Moïse recevant les tables de la Loi).

1523 Frey Carlos Annonciation peinte pour la sacristie du monastère d'Espinheiro, , Lisbonne
Frey Carlos , 1523, peint pour la sacristie du monastère d’Espinheiro, Lisbonne

Frey Carlos  s’est plu à mettre au point une topographie originale : tout un parcours mène l’oeil du lit de la Vierge, à l’arrière plan, jusqu’à l’autel dont le tableau figure probablement Moïse et le Buisson ardent : cette scène biblique, considérée comme une métaphore de la Virginité de Marie, redonde le bouquet de lys.

Mais l’Ange n’a pas suivi ce parcours : il s’est matérialisé soudainement derrière la porte fermée, comme le montrent ses compagnons ailés restés au dehors.

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Annonciation
 Jacob Cornelisz. van Oostsanen, 1508, Musée d’Art, Indianapolis

On peut considérer ce tableau atypique comme la vulgarisation, cinquante ans plus tard, de la formule Bouts.  La Vierge prie à l’intérieur d’une tente, devant une statue de Moïse. Mais tandis que dans la formule originale, l’Ange restait au fond et refermait le rideau pour placer Marie sous son ombre,  Cornelisz van Oostsanen inverse la métaphore et déplace l’Ange au premier plan, ouvrant le rideau pour dissiper l’obscurité du judaïsme. L’étendard triomphal (avec la salutation abrégée) et la foultitude d’anges derrière la porte, attestent de cette victoire du christianisme.

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Une Annonciation en diagonale en Italie (SCOOP !)


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Annonciation
 Titien, 1519, Chapelle Malchiostro , Duomo, Trévise

L’autel central est la toute première Annonciation peinte par Titien, tandis que les deux apôtres qui la flanquent et la fresque du cul de four sont de Pordenone : cette scène complète l’Annonciation par son prélude : la vision d’Auguste, auquel la Sibylle montre l’apparition dans le ciel d’une femme tenant un enfant. Bien que les fresques aient été réalisées par Pordenone après le retable de Titien, il y a eu coordination quant au programme d’ensemble, l’annonciateur (la Sibylle ou l’ange) se trouvant du côté droit. Mais tandis que Pordenone a choisi un éclairage central, qui projette symétriquement les ombres des Apôtres dans les niches, Titien a opté pour un éclairage venant du haut à droite, comme les fenêtres de la chapelle, sur le mur Sud. Ainsi la double inversion, par rapport aux conventions, de l’Annonciation et de la direction de l’éclairage, résultent de la topographie de la chapelle.

1520 Duomo_(Treviso)_-_Interior_-_Annunciation_by_Titian schema

On a proposé que l’idée que l’Annonciation en diagonale, si rare en Italie, ait été inspirée à Titien par l’Annonciation de Bouts (voir 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan)  qui se trouvait  probablement à Venise. Pourquoi pas ? Mais cette composition dissymétrique a aussi pour propos d’échapper à l’écrasante centralité de la chapelle, propagée à courte distance par le cadre de marbre (en bleu).   Titien a opté pour une perspective latérale qui place l’ange sur le point de fuite (en jaune), au niveau des yeux de la Vierge. De sorte que la diagonale angélique, dans le plan (flèche jaune), et la diagonale divine, dans le cube (flèche blanche) convergent vers le même point : le livre fermé devant Marie.


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Une seconde Annonciation en diagonale en Italie (SCOOP !)


Lotto 1528 ou 1533 Annonciation Museo Civico Recanati
Annonciation (peinte pour l’église Santa Maria dei Mercanti)
Lotto, 1528, Museo Civico Villa Colloredo Mels, Recanati

Vu la double rareté des Annonciations avec l’ange à droite, et des Annonciations en diagonale en Italie, la comparaison s’impose avec l’Annonciation de Titien, que Lotto connaissait nécessairement.  Il est devenu classique de les opposer ( Argan [28], Arasse [29]), mais on ne sait rien sur les intentions réelles de Lotto. Plutôt qu’une comparaison artificielle, il est plus fructueux de se concentrer sur ce qui est spécifique dans le panneau de Lotto : à savoir qu’il pastiche les natures mortes des Annonciations flamandes.

1528 ou 1533 Lorenzo_Lotto_-, Museo Civico, Recanati detail nature morte

L’étagère du haut monte le bric-à-brac habituel : livres, lampe à huile, bougie éteinte et nécessaire d’écriture.

Le niveau médian est plus original, avec ses objets suspendus : un bonnet de dentelle (qui pourrait bien être une kippa) et un voile rituel – un talit (et pas un torchon, comme on le lit souvent), le troisième objet étant probablement le cordon du rideau vert du placard.

Le niveau inférieur est une énigme à la Lotto, avec un sablier  couvert d’un voile (à la manière d’un calice) et posé sur un tabouret. Pour ajouter aux bizarreries, on notera la petite fenêtre lumineuse qui s’ouvre derrière Marie, lui faisant une sorte d’auréole carrée. Que tirer de tout cela ?

  • 1528 ou 1533 Lorenzo_Lotto_-, Museo Civico, Recanati schema

Tandis que la perspective décentrée construisait véritablement  la composition de Titien, les fuyantes ici sont rares (en jaune) : tout au plus permettent-t-elles de situer le yeux du spectateur au niveau du parapet, soit en contrebas de la Vierge et de l’Ange.  Ce qui frappe est avant tout la binarité de la composition (ligne bleue) :
  • à gauche l’obscurité, l’ambiance flamande et les objets rituels juifs ou pré-eucharistiques (le sablier / calice) ;
  • à droite la lumière de midi (voir les ombres courtes), le climat  italien et le jardin clos.

Il est étonnant que les historiens d’art, toujours prêts à détecter dans les Annonciations la dichotomie Ancien Testament / Nouveau Testament, ne l’aient pas remarquée ici. Elle est pourtant corroborée par la dynamique des gestes :   l’Ange à l’arrêt  montre Dieu qui désigne Marie du bras (flèches blanches), déclenchant la fuite rétrograde du chat fourbe vers les ténèbres . Sans doute le public local visé par  Lotto (probablement la Guilde des marchands de Recanati)  associait-il facilement le caractère vieilli et étranger du style flamand avec l’obscurité du monde juif,   et la lumière italienne avec le monde chrétien.

Retable de la Santa Casa, Andrea Sansovino, 1523, Loreto
Annonciation, Retable de la Santa Casa, Andrea Sansovino, 1523, Loreto
Il est probable que le chat animé de Lotto est un clin d’oeil au chat sculpté que Sansovino avait dérangé de son sommeil, quelques années plus tôt, à quelques kilomètres de Recanati.


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Les Annonciations en plan serré

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Retable de la Nativite vers 1500 Musee de Cluny

Retable de la Nativite (Bruxelles), vers 1500, Musée de Cluny

Cette grisaille très graphique situe la scène dans un espace abstrait, à la fois en intérieur pour la Vierge au lutrin, et en extérieur pour l’ange derrière le rocher. Une forte lumière projette au sol, en direction de l’Ange, l’ombre portée de la Vierge. Au dessus, le vol en biais de la colombe et l’hélice de la banderole renforcent encore l’effet diagonal, qui est manifestement l’idée-forte de cette composition.


1511-13-annonciation-lucas-cranach-the-elder-MET. 1523 Jacob-Cornelisz-Van-Oostsanen-Annunciation Petite Passion British museum

Lucas Cranach l’Ancien, 1511-13, MET

Jacob Cornelisz Van Oostsanen, 1523, Petite Passion, British museum

Au début du 16ème siècle, des gravures propagent des Annonciations en diagonale simplifiées, où le décor est réduit au strict minimum.


Trois Annonciations de Juan de Flandes


1500 ca Annunciation'_by_Juan_de_Flandes,_Cincinnati_Art_Museum 1508-19 Juan_de_Flandes,_The_Annunciation,NGA_46121 1519 juan_de_flandes_anunciacion catedral de Palencia

Vers 1500, Cincinnati Art Museum

1508-19, NGA

1519, Cathédrale de Palencia

Annonciation, Juan de Flandes

Destinées à être vues de loin au sein d’immenses retables, ces trois Annonciations de Juan de Flandes se concentrent sur l’essentiel : l’Ange debout, Marie à genoux, et le halo de la colombe pour compléter le triangle. On voit que le caractère diagonal est plus ou moins prononcé selon le format plus ou moins oblong du panneau.

Autour de 1900

1889 Arthur Hacker Le retour sur terre de Perséphone Torre Abbey Historic House and Gallery, Torquay The Annunciation 1892 by Arthur Hacker 1858-1919

Le retour sur terre de Perséphone, 1889, Torre Abbey Historic House and Gallery, Torquay

Annonciation, 1890, Tate Gallery

 

Arthur Hacker

Hacker récupère pour son Annonciation la formule qu’il avait mise au point l’année précédente pour Perséphone :
  • l’Ange du Printemps répand des fleurs,
  • Gabriel amène son lys.

1898 Arthur Joseph Gaskin The Annunciation, 1907-08 Oleksandr_Murashko_-_Annunciation_-_National Art Museum of Ukraine

Arthur Joseph Gaskin, 1898, collection particulière

Oleksandr Murashko,  1907-08, National Art Museum of Ukraine

Annonciation

Ces deux oeuvres ont pour particularité d’avoir été réalisées par des peintres peu intéressés par la religion, pour des raisons essentiellement plastiques.

Gaskin était un socialiste non conformiste, membre du mouvement Arts and Crafts. En 1898, il s’initie à la tempera, commence par un portait de sa femme puis passe à un sujet pour lequel les modèles ne manquent pas dans a peinture italienne. le résultat est un collage assez déconcertant de détails pris à droite et à gauche, et de deux faciès idéalement britanniques, un Gabriel roux aux joues rouges, et une Marie brune aux yeux bleus.

Oleksandr Murashko n’a peint qu’une seule oeuvre religieuse, cette Annonciation qui est un exercice de contrejour impressionniste. Il aurait été motivé par la scène impromptue, lors d’une réception, d’une jeune fille ouvrant un rideau.

1910, Desvallières, Annonciation, col privée 1912 Annonciation e George Desvallières

1910

1912

Annonciation,  Georges Desvallières, collection privée

Desvallières est en revanche un chrétien militant, revenu à la fois en 1905. Ces deux Annonciations intimistes sont peintes « dans sa maison, au milieu des siens, dans les meubles de son enfance »  [30].

1928 Desvallières annonciation St. John the Baptist Church Pawtucket
Annonciation
Desvallières, 1928,  église St. John the Baptist Pawtucket (Nouvelle-Angleterre)

Dans un format monumental, il reprendra de manière plus explicite  l’idée de l‘ange crucifié, esquissée en 1912.



La Vierge vue de dos

Ces cas se comptent sur les doigts d’une main, même en incluant l’époque moderne : il est quasi-sacrilège pour le spectateur d’espionner la Vierge par derrière.

1518 Lucas_van_Leyden_-_Saint_Matthew schema
Saint Matthieu, Lucas de Leyde, 1518

Dans la série des Quatre Evangélistes qu’il réalise en 1518, ce n’est pas par hasard que  Lucas de Leyde choisit la vue de dos pour l’évangéliste dont le symbole est l’Ange : sa composition imite celle d’Altdorfer, avec Marie lisant, indifférente à l’ange qui la pointe du doigt.

1904 vittorio-matteo-corcos-annunciazione Convento di San Francesco Fiesole 1907 Vittorio_matteo_corcos_portrait_of_yole_biaggini_moschini coll part

Annonciation, 1904,  Convento di San Francesco, Fiesole

Portrait de Yole Biaggini Moschini, 1907, collection particulière

Vittorio Matteo Corcos

Il faut attendre quatre siècles pour qu’un artiste montre à nouveau de dos la Vierge de l’Annonciation. Entre temps, la photographie a accoutumé l’oeil  à la profondeur de champ, et les peintres ont pris conscience du  prestige mystérieux et quelque peu provocant de la Rückenfigur féminine.

Dans l’esprit du temps, il n’y a pas tant de différence entre la jeune vierge qui rêvasse près de la fontaine tandis que son initiateur arrive du fond du tableau, et la femme du monde qui fait tapisserie près de la chaise aux lions, attendant qu’un interlocuteur intéressant  s’y arrête.

1923 Jacek Malczewski AnnunciationMuzeum Narodowe w Warszawie, Warsaw 1920-30 kalmakof coll part

Jacek Malczewski, 1923, Muzeum Narodowe, Varsovie

Nicolas Kalmakoff, 1920-30,  collection particulière

Annonciation

On pouvait attendre de ces deux grands originaux des détournements malicieux   :
  • le Polonais nous montre une couturière rurale prête à faire confiance   à un ange parfaitement niais ;
  • le Russe fait sortir d’une mandorle vaginale un ange androgyne et baraqué, avec lequel parlemente, devant une porte   accueillante, une orientale qui n’a plus trop l’air d’être vierge.



L’Ange vu de dos

Ces cas, plus anodins théologiquement, sont en fait restée exceptionnels, tant est puissante la prégnance de la confrontation frontale.

L’Annonciation de Boccaccino


1513-Annonciation-Albrecht-Altdorfer-MET 1516 BOCCACCINO, Boccaccio Annunciation to Mary Fresco Cathedral, Cremona

Altdforfer, 1513

Boccaccio Boccaccino, 1516, Fresque de la nef, Cathédrale de Crémone

Il est probable que Boccaccino a puisé son idée de l‘ange vu de dos dans la gravure d’Altdorfer, mais qu’il n’a pas osé aller jusqu’à reprendre la composition en diagonale. Tout se passe comme si, dans une Annonciation symétrique à l’italienne, parfaitement cadrée par la perspective centrale, Boccaccino avait fait pivoter chaque protagoniste de 45° en sens inverse : de sorte que le doigt de l’ange, pointant le centre du cul de four (qui est aussi le point de fuite), n’est pas visible par la Vierge.


On notera le détail du manteau de l’ange, qui frôle sur le sol le tissu rose tombant du pupitre, comme si le contact textile remplaçait le contact visuel.


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Une Annonciation de Joos van Cleve

1515 ca Joos Van Cleeve revers du triptyque de l'Adoration des Mages Capodimonte
Revers du triptyque de l’Adoration des Mages
Joos Van Cleve, vers 1515, Capodimonte

On connait plusieurs Annonciations en grisaille au revers de triptyques de Joos van Cleve, mais celle-ci a la double particularité :

  • d’être inversée – ce qui place, dans les banderoles exubérantes, la réponse de Marie avant la salutation de l’Ange ;
  • de montrer l’Ange vu de dos, ce qui en fait un alter ego du spectateur.



1515 ca Joos Van Cleeve revers du triptyque de l'Adoration des Mages Capodimonte schema
Ces deux particularités sont une incitation à commencer par ouvrir le volet droit : la Vierge de l’Annonciation contemple alors son avenir, tandis qu’à l’arrière-plan commence à arriver le cortège des Rois.


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Les Annonciations des Gentileschi (SCOOP !)


1622 Orazio-Gentileschi-Annunciazione-eglise San Siro Genes 1623 Orazio_Gentileschi_-_Annunciation Galerie Sabauda Turin

1622, Eglise San Siro, Gênes

1623, Galerie Sabauda, Turin

Annonciation, Orazio Gentileschi

La composition comporte  encore quelques éléments traditionnels, avec les symboles de la colonne et de la colombe, et surtout l’immense rideau rouge, rappelant les lits flamands, qui fait la célébrité de le seconde version. La construction perspective  permet encore un repérage spatial : le point de fuite est à hauteur des yeux de la Vierge mais très décalé sur la gauche : de sorte que le spectateur est debout comme Marie, mais voit de très loin l’arrivée de la colombe et de l’Ange qui s’agenouille. Une audace de la composition est d’inverser à la fois le sens conventionnel de la lumière (tombant de la gauche) et de l’Annonciation (Ange venant de la gauche), un peu comme Caravage l’avait fait dans La vocation de Saint Matthieu.

1623 Orazio_Gentileschi_-_Annunciation Galerie Sabauda Turin 1630 artemisia gentileschi Capodimonte

Orazio Gentileschi, 1623, Galerie Sabauda, Turin

Artemisia Gentileschi, 1630, Capodimonte

Lorsque Orazio peignait son Annonciation à Gênes, sa fille Artémisia était à Rome. Lorsqu’elle a peint la sienne à Naples sept ans plus tard, rien ne prouve qu’elle avait vu l’oeuvre de son père. Mais la similarité  est telle qu’au moins des croquis avaient circulé entre eux.


La composition d’Artemisia, plus baroque, abolit la spatialité, tout en revenant à des conventions anciennes (auréole de la Vierge, Ange et source de lumière à gauche). Le parti-pris d’une inversion en miroir oblige à modifier subtilement les gestes conçus par son père :
  • la Vierge, qui faisait de la main droite le geste de réception de la parole (paume en avant), le fait maintenant de la main gauche, ce qui oblige à donner à la main droite le geste plus important de l’acceptation (main sur le coeur), au lieu du geste de pudeur (remonter un pan du manteau) ;
  • l’ange, qui faisait de la main droite le signe de la prise de la parole (index levé) et tenait le lys de la gauche, le tient maintenant de la droite : de ce fait la gauche fait le geste plus vague de désigner le ciel qui s’ouvre.

Bien que la tendance actuelle des historiens d’art soit de proposer qu’Artémisia s’est inspirée d’autres sources,  la rareté de ce type de composition et la précision des adaptations effectuées montrent clairement qu’elle a retravaillé la composition de son père.


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Deux Annonciations de ter Brugghen


1624 Hendrick ter Brugghen coll part 1622 Orazio-Gentileschi-Annunciazione-eglise San Siro Genes detail ange INVERSE

1624, collection particulière, Hendrick ter Brugghen

1622, Orazio Gentileschi, église San Siro (inversé)


On a supposé [31]  que ter Brugghen avait fait en 1621-22 un second voyage en Italie, où il aurait pu étudier l’Annonciation d’Orazio Gentileschi à San Siro de Gênes. Il est vrai que la similitude des gestes de l’ange vu de dos est frappante. En rapprochant la colombe du bout de son index,  ter Brugghen construit un contraste puissant entre l’oiseau céleste et la plante des pieds crottée  de  l’ange descendu sur terre.


1621 jan_janssens_dirck_baburen_annunciation , Museum voor Schone Kunsten, Ghent 1629 Hendrick_ter_Brugghen_(d'après un tableau perdu de Dirck van Baburen)-_The_Annunciation Stadsmuseum De Hofstadt Diest

Jan Janssens, d’après Dirck van Baburen, 1621, Museum voor Schone Kunsten, Ghent

Hendrick ter Brugghen, 1629, Stadsmuseum De Hofstadt, Diest


Le tableau original de Dirck van Baburen est perdu, mais sa copie par Janssens montre que c’est à lui que ter Brugghen a emprunté les vêtements de son ange de 1624, avec sa robe jaune et sa ceinture bariolée, ainsi que le panier à linges posé au sol. Le geste d’offrir le lys vient en revanche de Gentileschi. En rehaussant la stature de l’ange et en rapetissant Marie et son pupitre, ter Brugghen introduit un rapport de domination tout à fait spectaculaire, qui n’est pas sans rappeler la composition d’Altdorfer.


Jacques de Gheyn II 1599 Annunciation Chicago art instituteAnnonciation
Jacques de Gheyn II, 1599, Chicago art Institute

Le motif, très Contre Réforme, de la gloire d’anges surplombant l’Annonciation, s’est répandu à Utrecht à partie de cette gravure ([31a], p 90).


Ter Brugghen y a a également trouvé l’idée du dévidoir.  Mais il l’a représenté de manière parfaitement symétrique et a supprimé les fils enroulés. De la même manière, il a expurgé du panier les ciseaux et la bobine (que Janssens avait conservés), comme pour dénier à ces objets, dévidoir et panier, le statut anecdotique d’accessoire de couture.



1629 Hendrick_ter_Brugghen_(d'après un tableau perdu de Dirck van Baburen)-_The_Annunciation Stadsmuseum De Hofstadt Diest schema
Au centre de la composition s’organise un étagement d’éléments puissamment symboliques, conduisant du dévidoir aux trois fleurs de lys à trois stades de maturité, puis à la couronne de lauriers dans le ciel, totalement inédite dans une Annonciation ([31a], p 91) :

Ter Brugghen suivait une tradition iconographique mineure mais persistante, initiée par Léonard de Vinci, qui utilisait le dévidoir, quelle que soit sa forme, comme symbole de la croix. Cette association symbolique se trouve corroborée par le placement par Ter Brugghen de son dévidoir directement sous la couronne ; il est significatif que la deuxième signification théologique d’une couronne soit le martyre. Le placement soigneusement étudié du dévidoir laisse penser que cette seconde référence symbolique était intentionnelle.

Ainsi, l’unicum iconographique que constitue cette couronne vise  à magnifier Marie, mais aussi, par sa position à l’aplomb du dévidoir, à préfigurer la Crucifixion au moment même de l’Incarnation.



1629 Hendrick_ter_Brugghen_(d'après un tableau perdu de Dirck van Baburen)-_The_Annunciation Stadsmuseum De Hofstadt Diest os et chien
Il faut inclure dans  cette Crucifixion symbolique le détail tout à fait incongru de l’os qui traîne au ras du tapis, tel le crâne d’Adam au pied de la Croix. Le chien noir tout aussi insolite, couché dans l’ombre du tapis, justifie la présence de l’os tout en évoquant le deuil. Tandis que dans le coin opposé, le panier répandant son linge est une image du  tombeau vide et du linceul.

Cette composition hors du commun constitue donc un exemple très élaboré, totalement original, et passé pratiquement inaperçu, d’inclusion dans une Annonciation du thème de la Préfiguration de la Croix.


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Autres Annonciations du 17ème siècle

17eme Ecole de Rembrandt (c) Harvard College 1932.197 1513-Annonciation-Albrecht-Altdorfer-MET

Ecole de Rembrandt (c) Harvard College 1932.197

Altdorfer


Sans doute un pastiche direct de la gravure d’Altdorfer.

1600-49 theodor-van-loon-the-annunciation M-Leuven Museum
Annonciation
Theodor van Loon, 1600-49, M-Leuven Museum

Dans ce cadrage très étudié, les mains de l’ange établissent un parallèle entre les ailes de la colombe et les ailes du livre, comme si l’une allait atterrir sur l’autre.


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Une Annonciation de Tiepolo


1767-70 Tiepolo Fuite en Egypte MET 1762-70 tiepolo_annonciation-Pedrola - Collection duchesse de Luna-Villahermosa

Fuite en Egypte, Tiepolo, 1767-70,  MET

Annonciation, Tiepolo, 1762-70, Collection duchesse de Luna-Villahermosa, Pedrola


A la fin de sa vie, en Espagne, Tiepolo utilise la même prosternation spectaculaire de l’ange pour une scène de la Fuite en Egypte et pour une Annonciation.


Contrairement à ce qu’énonce la notice du MET [32], il ne peut s’agir d’un retour d’Egypte, vu l’âge du bébé.  La stèle avec une inscription hébraïque montre que la Sainte Famille vit ses derniers instants en terre Sainte avant d’embarquer pour l’Egypte. L’ange et le nautonier, pieusement, se mettent à son service pour cette traversée.

Dans l’Annonciation, la Vierge a pratiquement la même posture mais l’ange est vu de dos, en raccourci.

1762-70 tiepolo_annonciation-Pedrola - Collection duchesse de Luna-Villahermosa schema

On notera la splendide discordance de perspective entre le carrelage et les poutres, probablement voulue pour dynamiser la composition :
  • en abaissant son regard vers le carrelage et l’ange, le spectateur se trouve expulsé en hors champ, par la porte (en bleu) ;
  • en l’élevant vers les poutres, il voit la colombe entrant pas la fenêtre et se dirigeant vers le livre (en jaune).


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Un Noli me tangere exceptionnel


Nous avons vu que Dürer, puis Altdorfer, ont ouvert la voie des « Noli me tangere » avec Marie-Madeleine vue de dos, une formule qui est restée par la suite très minoritaire.

1857 La Madeleine où Noli me tangerePierre Puvis de Chavannes musee Angers
La Madeleine où Noli me tangere,
Pierre Puvis de Chavannes, 1857, musée d’Angers

Mais Puvis de Chavannes est à ma connaissance le seul à avoir montré le Christ de dos, solution pourtant impeccable pour exprimer le mystère de la Résurrection.


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Deux Annonciations de Domenico Bruschi


1886 Domenico Bruschi The Annunciation, Cattedrale di Mdina, Malta 1889 amelia eglise du couvent de SS-Annunziata-Bruschi

1886, Cathédrale de Mdina, Malte

1889, église du couvent de SS-Annunziata, Amelia

Annonciation, Domenico Bruschi

Ce peintre de Pérouse, lié avec les préraphaélites anglais, applique dans ces deux Annonciations sa conception de la tradition en peinture :
« J’adore et j’étudie les classiques pour leur sentiment, sans toutefois les imiter grossièrement. Ils m’inspirent plutôt à devenir aussi original que possible sans sortir du cercle de la recherche classique. » [33]


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Au 20ème siècle


901-Jacek_Malczewski_-_Angel_I_shall_follow_thee_-_MP_374_-_National_Museum_in_Warsaw
Ange, je te suivrai,
Jacek Malczewski, National Museum, Varsovie

Comme souvent chez Malczewski, le symbolisme croise la caricature grinçante : l’ange, qui cache  sa canne dans son dos, baratine une petite gardeuse d’oie, devant une enfilade de cous dressés qui conduisent l’oeil, à travers une clôture défoncée, jusqu’à une tour phallique.

1927-the_painful_annunciation-Leon-Henri-Marie-Frederic annunciation Leon Henri Marie Frederic

L’Annonciation douloureuse, 1927

Annonciation

Léon Frédéric, collection particulière

Léon Frédéric s’est intéressé dans les années 20 au thème de l’Annonciation, en variant la vue de dos : tantôt l’ange et tantôt la Vierge. On voit à l’arrière-plan le village ardennais de Nafraiture, où le peintre séjournait en été.

1935 Eugene Berman Annunciation coll part
Annonciation
Eugene Berman, 1935,  collection particulière

Références :
[27] On lit souvent que la bougie allumée symbolise « la présence de la divinité dans le mystère de l’Incarnation », à cause d’une interprétation erronée de la bougie en train de s’éteindre du retable de Mérode. Voir David M. Robb , The Iconography of the Annunciation in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, The Art Bulletin , Dec., 1936, Vol. 18, No. 4 (Dec., 1936), pp. 480-526 https://www.jstor.org/stable/3045651
[28] « La Vierge du Titien est une reine en prière qui se tourne noblement pour accueillir le messager divin dans son palais. La Vierge de Lotto est une bonne fille ; le message la prend par surprise alors qu’elle prie dans sa chambre ; elle n’ose même pas tourner la tête ; son geste, presque défensif, est celui de quelqu’un qui se sent frappé par derrière par un appel soudain. »
Giulio Carlo Argan, Storia dell’arte italiana 3, Firenze, Sansoni, 2000, p. 152.
[29] « Le chat haineux et craintif était sans doute l’élément le moins étrange de l’image ; son diabolisme traditionnel justifie sa fuite devant Gabriel. L’étrange vient ici surtout de l’expression et de la gestuelle exacerbée qui soulignent une communication intense entre des personnages pourtant isolés. La disposition globale de l’image change profondément les données du modèle inventé par Titien ; dans l’Annonciation de Trévise , tout concourait en effet à la logique narrative et à l’impact dramatique sur le spectateur ; ici, l’impact est distancié par un aspect presque caricatural et par la simplification extrême du sol et des murs. Lotto veut, en fait, empêcher une lecture « anodine » ou même plaisante de l’image, il s’agit de renouveler un thème rebattu et de créer un choc moins esthétique (car l’image est gênante) que moral. L’Annonciation de Recanati oblige le spectateur à s’interroger sur l’étrangeté de la scène, c’est-à-dire finalement sur le mystère même de l’Incarnation. Il rejette l’élégance ou la virtuosité brillante pour faire appel à une dévotion exacerbée. »
D.Arasse, L’homme en jeu, Les génies de la Renaissance,2008, Éditions Hazan, p 110
[31] R. Ward Bissell « Orazio Gentileschi and the poetic tradition in Caravaggesque painting » p 67
[31a] Leonard J. Slatkes, Wayne Franits, « The paintings of Hendrick Ter Brugghen, 1588-1629 : catalogue raisonné » p 90

Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix

2 août 2025

Dans une monographie remarquée, Christian Heck [1] a récemment présenté une synthèse des connaissances accumulées sur Barthélemy d’Eyck, peintre et enlumineur majeur redécouvert par un siècle d’érudition, et proposé une interprétation d’ensemble de son oeuvre la plus énigmatique, le triptyque de l’Annonciation d’Aix (revers des volets exclus). Cette étude, qui verse au dossier de nombreux éléments inédits, discute avec rigueur des interprétations aventureuses et renverse quelques idées reçues, peut être considérée comme définitive sur de nombreux points, sur lesquels il est inutile de revenir.

Cependant, l’argumentation de Christian Eyck repose pour partie sur une analyse en profondeur de plusieurs textes – les prophéties d’Isaïe et de Jérémie d’une part, certains écrits du théologien Albert le Grand d’autre part – qui éclairent peu à peu les détails intrigants du triptyque.

Cet article a pour but de montrer que, sans remettre en cause les principaux acquis de l’étude de Christian Eyck, il est possible de se passer de ces sources textuelles et de parvenir à une interprétation d’ensemble de l’avers et du revers du triptyque, basée uniquement sur des arguments internes à la composition.


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyqueTriptyque de l’Annonciation d’Aix (reconstitution P.Bousquet).

Pour cela, nous procéderons du général au particulier en analysant :

  • la composition d’ensemble et les questions qu’elle pose ;
  • la tribune sculptée, côté ange ;
  • la roue à livres, côté Marie (un élément crucial, mais méconnu) ;
  • le singe juché à son sommet (très commenté, mais à rebours).



La composition d’ensemble et ses questions

Les éléments historiques

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Une offrande à la cathédrale

Aix Cathedrale St Sauveur emplacement autel Annonciation

De longues recherches archivistiques [2] ont fini par prouver que le panneau central provenait du retable de l’Annonciation, commandité entre 1442 et 1445 par le marchand drapier Pierre Corpici, fournisseur du roi René, pour l’autel qu’il avait fait construire près de la porte droite de la clôture du choeur de la cathédrale d’Aix, et devant lequel il souhaitait être enterré [2a].

L’église à deux nefs représentée dans le tableau n’est pas la cathédrale Saint Sauveur, bien que les chapiteaux s’inspirent de certains des chapiteaux du cloître ([1], p 85).



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail messe
La scène représentée au fond est très précisément le moment où les fidèles enlèvent leur bonnet et où le prêtre commence à lire l’Evangile, sur le pupitre à la droite du choeur ( [3], [1] p 73)

On peut ajouter que ce moment liturgique renvoie à la fois :

  • à l’emplacement prévu pour le panneau dans la cathédrale, du côté réservé à la lecture évangélique ;
  • au sujet même du panneau, l’Annonciation, cette scène inaugurale où la Vierge interrompt sa lecture pour écouter le message de l’ange.

Une reconstitution progressive

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque prophetes

Les volets ont été démontés entre 1623 et 1679, mais aucun texte ne précise leur sujet. On a d’abord retrouvé le prophète du volet gauche, qui avait été découpé, puis le volet droit au complet, avec la nature morte et le nom (Ieremias), ce qui a permis de rattacher au volet gauche une nature morte déjà connue.


L’identification des prophètes

Les théologiens ont retrouvé chez plusieurs prophètes des passages évoquant l’Incarnation. Pour Jérémie, la phrase est assez obscure :

Jusques à quand seras-tu errante, Fille rebelle? Car Jéhovah a créé une chose nouvelle sur la terre. Une femme entourera un homme. Jérémie 31,22

Mais le prophète de l’Incarnation le plus célèbre est Isaïe, qui s’exprime plus directement :

« La vierge concevra et elle enfantera un fils «  (Isaïe, 7,14)

C’est pourquoi on n’a pas hésité à le reconnaître dans le personnage du volet de gauche, bien que l’appariement Isaïe/Jérémie soit bien moins naturel qu’on ne le dit.


Annonciation Biblia Pauperum 1480-85 British MuseumAnnonciation, Biblia Pauperum 1480-85, British Museum

Dans cette gravure souvent évoquée, Isaïe est apparié avec le roi David (en haut) et Ezéchiel avec Jérémie (en bas).

Au dessus de l’Annonciation du retable de l’Agneau Mystique, Van Eyck a choisi un autre couple de prophètes, Zacharie et Michée.


Maître des Heures de Charles le Noble, The_Annunciation_1406-07_Book_of_Hours_BL_Add_MS_29433 fol 20Annonciation
Maître des Heures de Charles le Noble, 1406-07, Livre d’heures (Paris), BL Add MS 29433 fol 20

Enfin, dans cette enluminure parisienne, Jérémie figure à droite, en bonnet et robe rouge, mais le prophète qui lui fait pendant n’est pas Isaïe (situé au centre) mais Aggée, vêtu de vert et montrant du doigt Dieu le père, comme dans le retable d’Aix, avec pour phylactère : Le désiré de toutes les nations viendra.


Bien que personne ne la questionne, l’identification du prophète de gauche comme étant Isaïe n’est donc pas absolument assurée, d’autant plus que des préférences personnelles ont pu jouer dans le choix du couple de prophètes : leur physionomie très particularisée laisse penser qu’il s’agit de portraits de contemporains.


Les prophètes comme portraits cachés

L’hypothèse la plus répandue repose sur la ressemblance entre Jérémie et le roi René, qu’on a cherché à étayer par d’autres arguments ([3], p 95) :

  • la robe rouge serait un habit de chanoine, or René était chanoine d’honneur de Saint Sauveur ;
  • les deux clés qui pendent à sa ceinture seraient une allusion aux blasons d’Angers et du Mans.

Dans ce cas, l’autre prophète, en situation héraldique dominante sur le volet gauche, ne pourrait être que son père, Louis II d’Anjou. Ce qui respecterait également la chronologie biblique, Isaïe venant avant Jérémie.

Cette hypothèse a été vigoureusement contestée par Jean Boyer ( [4], p 137), sur la base d’arguments solides :

  • l’homme de droite semble avoir nettement plus de 36 ans, l’âge du roi René en 1445 ;
  • pourquoi se serait-il déguisé en prophète dans un retable commandé par son drapier, et sans aucun attribut monarchique [5] ?

Jean Boyer propose que l’homme de droite serait le commanditaire Pierre Corpici et l’homme de gauche son fils aîné et héritier, Elzéar Corpici, avec les présomptions suivantes :

  • à l’instar de Pierre, les Corpici ont été enterrés devant l’autel de l’Annonciation, qui fonctionnait donc comme une sorte d’épitaphe familiale ;
  • les objets des natures mortes pourraient tout aussi bien être ceux de marchands que de lettrés.

On peut objecter à cette hypothèse que, dans le cas d’un couple père / fils, le père aurait dû être situé en position d’honneur, sur le volet gauche. Cependant, dans le cas d’une Annonciation, la polarisation est différente que dans celui d’une Madone ou d’une Crucifixion : le plus souvent, les donateurs se placent, par humilité, dans le sillage de l’ange ; le fait plus rare de se placer dans le dos de la Vierge peut être considéré comme honorifique (voir 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi).

L’idée que les personnages des volets seraient le commanditaire et son fils est improuvable, mais semble la plus plausible, compte tenu de la filiation entre le triptyque d’Aix et deux retables de Van Eyck, tous deux comportant un couple de donateurs.


L’influence de Van Eyck

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand
Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé), Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand

Il est très probable que Barthélemy d’Eyck avait en tête ce célèbre retable, qu’il avait pu voir lors de sa formation dans les Flandres (l’hypothèse d’un lien familial avec les frères Van Eyck est possible, mais pas prouvée).

Le triptyque d’Aix apparaît comme la transposition horizontale de cette composition verticale, puisque ses volets fusionnent les prophètes, les donateurs en habits modernes, et les socles empruntées aux statues des deux Saint Jean.

L’une des innovations majeures de Barthélemy d’Eyck, l’idée de représenter les prophètes à la fois comme des contemporains et comme des statues, pourrait donc simplement résulter de cette réduction du polyptyque en triptyque [6].


Un retable perdu de Van Eyck, le triptyque Lomellini (vers 1436), a certainement influencé aussi Barthélemy, à l’instar de nombreux peintres italiens. Il a pu le voir à Gênes en 1438, très peu de temps après sa réalisation, en accompagnant le roi René dans son voyage à Naples ( [7], p 36). Ce triptyque, qui ne nous est connu que par une description de 1456 ( [8], p 36), comportait :

  • au centre une Annonciation ;
  • à gauche, Saint Jean Baptiste, avec au revers le donateur, Battista Lomellini,
  • à droite, Saint Jérôme dans son étude, avec au revers l’épouse du donateur.

L’influence du panneau de Saint Jérôme pourrait expliquer les deux natures mortes aux livres, ainsi que l’idée de représenter la Vierge dans son étude.


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Une composition novatrice

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Une redondance délibérée

La composition comporte deux couples de prophètes :

  • deux nommés, en couleur et en costume moderne sur les volets ;
  • deux anonymes, en costume de prophète et en pierre sur la tribune du panneau central.

Cette redondance, voire même cette opposition, pose question. On a proposé que les deux prophètes internes soient Ezéchiel et David, venant compléter Isaïe et Jérémie. Mais David devrait porter une couronne.

La solution de Christian Heck est simple et élégante : les deux couples sont les mêmes, et leur confrontation est voulue :

Représenter ces personnages ad vivum sur des socles de statues est ainsi une étonnante invention plastique, ainsi qu’une extraordinaire manière de servir une très profonde signification théologique. Nous avons sous les yeux, dans le retable ouvert, deux représentations d’Isaïe, et deux de Jérémie, mais ce ne sont pas des doublons. Au cœur de l’œuvre irradie une image qui se constitue en discours spirituel, et sur ses champs s’affirme un discours qui sort des mots pour devenir image incarnée. Il fallait le génie d’un immense artiste pour mettre les choix possibles de la peinture au service d’une telle expression d’une question spirituelle majeure. ( [1], p 119 )



Dans une formulation plus structurelle, on pourrait dire que :

  • les deux prophètes en grisaille renvoient à l’Ange et au temps passé de l’Annonciation (en blanc),
  • les deux prophètes en couleur projettent cette annonce dans le présent : en ce sens, les livres des natures morte et le socle fonctionnent comme des expansions de la roue à livres de la Vierge (en bleu).

Un certain manque d’homogénéité ?

En 1980, Barbara Hochstetler Meyer [9] a tenté de bousculer soixante ans d’érudition en soutenant que les volets provenaient d’un autre triptyque que le panneau central, sur la base d’arguments techniques et iconographiques qui ont été immédiatement réfutés par tous les spécialistes ([1], p 55). Cette tentative kamikaze a néanmoins eu pour mérite de souligner deux points intéressants quant à la conception d’ensemble :

  • les personnages des prophètes sont légèrement plus grands que ceux de l’Annonciation ;
  • la perspective des panneaux latéraux diffère de celle du panneau central.

Ces deux points, disparité d’échelle des personnages et perspective locale à chaque registre, s’observent également dans le retable de Gand (voir 1-2-1 Les donateurs dans le retable de l’Agneau Mystique (1432)), ce qui constitue un nouvel argument en faveur de l’influence eyckienne.



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque schema perspective
Comme chez Van Eyck, l’espace où se déroule l’Annonciation n’est pas entièrement construit avec un point de fuite unique, notamment pour les poutres et le bas des fenêtres (en rouge). Néanmoins, la majorité des fuyantes convergent, et la ligne d’horizon (en violet) est la même que pour les volets : cette volonté d’unification est remarquable pour l’époque, puisque c’est seulement Memling qui inscrira les volets et le panneau central dans la même construction perspective.


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque reversL’apparition du Christ à Marie-Madeleine (Noli me tangere)
Triptyque d’Aix fermé (reconstruction P.Bousquet)

Enfin, on peut aussi s’étonner du style plus libre du revers. Il a pu être exécuté par un collaborateur ou de manière moins minutieuse par Barthélemy lui-même ([1], p 57) : exposé aux dégradations, l’extérieur des triptyques est souvent moins abouti que l’intérieur.

Les gros motifs en fleurons permettent de déterminer l’écartement entre les deux figures.


1475 ca Chap. St Jean Baptiste Cathédrale de BourgesNoli me tangere
Fresque de la Chapelle St Jean Baptiste, Cathédrale de Bourges

Cette composition, centrée sur l’arbre et le vase, donne une bonne idée de ce à quoi ressemblait l’extérieur du triptyque d’Aix.


L’unité de conception entre intérieur et extérieur (SCOOP !)

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque avers revers
Il est possible que, du côté externe, l’encadrement n’ait pas été matérialisé mais peint en continuité avec la scène principale, comme ce sera le cas pour le retable du Buisson ardent dans la même cathédrale Saint Sauveur [10]. Dans ce cas, l’arbre dont on voit le feuillage et le tronc côté Christ, aurait pris une importance centrale, tout comme le chef d’oeuvre de menuiserie qui occupe le centre de l’Annonciation (en bleu). On aurait même pu rajouter le vase à parfum de Marie Madeleine, se superposant exactement au vase de fleurs de Marie (en vert).

Quoiqu’il en soit, l’unité de conception est surtout théologique. Tout comme l’ange est le messager de l’Incarnation, Marie-Madeleine est la messagère de la Résurrection (l' »apôtre des apôtres »), puisqu’elle est la première à qui le Christ apparaît, le dimanche matin :

Jésus lui dit: Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. Marie de Magdala alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. Jean 20,17-18

L’absence de contact physique et l’annonce d’un transfert imminent (arrivée sur terre, départ vers le ciel) font de l‘Annonciation et du Noli me tangere deux épisodes profondément symétriques.

Malgré son évidence, cette symétrie ne semble pas avoir été développée explicitement par les théologiens, et le triptyque d’Aix est la seule oeuvre d’art qui l’exploite : cette singularité, qui n’est pas la moindre du retable, dénote une ambition qui dépasse le cadre d’une commande privée : on sent un milieu intellectuel raffiné derrière la conception de ce retable, destiné à un emplacement prestigieux dans la cathédrale d’Aix, juste en face de la chaire à prêcher.



Les sculptures de la tribune

 

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation

L’idée de Christian Eyck est que les détails étranges de la tribune illustrent le thème de la détestation des idoles. Ce thème n’est pas habituellement associé à l’Annonciation, mais peut lui être rattaché indirectement via les deux prophètes Isaïe et à Jérémie, l’un annonçant la destruction des idoles, l’autre déplorant qu’elles aient envahi la maison du Seigneur.

Sans prétendre résumer un développement très intéressant de plusieurs pages ([1], p137 à 159), je vais reprendre les trois éléments principaux et proposer une explication alternative, sans faire appel aux textes de ces prophètes : l’avantage étant qu’elle ne repose pas sur l’identification d’Isaïe dans le volet gauche, très probable mais pas certaine.

La chauve-souris ambivalente

Le retable d’Aix est le seul cas d’une chauve-souris associée à une Annonciation, et les commentateurs y voient en général un être démoniaque ou maléfique.


Le Bestiaire divin de Guillaume Le Clerc vers 1270 BNF FR 14969 fol 12 rLe Bestiaire divin de Guillaume Le Clerc vers 1270 BNF FR 14969 fol 12 r

Dans ce poème, c’est un hibou (nycticorax) qui est associé à l’Annonciation, mais dans les textes médiévaux il est souvent confondu avec la chauve-souris (vespertilio), l’animal qui sort au crépuscule (vesper). Le texte le prend comme le symbole des Juifs, qui dans la miniature, inspirés par le démon, se détournent de l’Annonciation :

Et cest oisel sont figure
Le felon Jeve maleure,
Qui ne voudrent Deu esgarder,
Quant il vint ca por nos sauver;
De Deu, qui est verai solel,
Ne voudrent creirre le consel,
Einz (au contraire) le refuserent par tot,
Encontre lui furent debot (debout),
Et tot planiement diseient
Que nul rei fors Cesar n’aveient.
Donc se monstra Dex a nos, genz
Qui estion las et dolenz,
En tenebrose region,
En l’ombre de mort seion.
Quant la lumiere nos nasqui,
Qui de la seinte Virge essi (sortit);
Adonc fumes enluminez; [11]


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central detail tribune
La proximité des deux oiseaux nocturnes avec les deux prophètes anonymes, qui semblent les admonester, incite d’autant plus à y voir l’image des Juifs qui refusent « le vrai soleil« .

Tout en admettant que cette idée, explicitée dans le poème, puisse fournir un élément d’explication complémentaire ([1], p 153), Christian Heck consacre d’intéressants développements ([1], p 161 à 170) aux métaphores récurrentes de la chauve-souris dans les oeuvres d’Albert le Grand, qui sont nettement moins négatives : l’animal y est l’image des limitations de l’intellect humain, car elle ne peut supporter la lumière que mêlée d’ombre.

Cette promotion de la chauve-souris est originale et pertinente, mais Christian Heck la renvoie derechef dans la négativité en voyant  dans les deux volatiles des écoinçons l’illustration d’une citation d’Isaïe, qui les associe aux fausses idoles :

« En ce jour-là l’homme jettera ses idoles d’argent et ses idoles d’or, qu’il s’était faites pour les adorer, aux rats (taupes) et aux chauves-souris«  Isaïe 2,20

Séduisant à première vue, le rapprochement pose quatre problèmes :

  • dans le livre d’Isaïe, la citation en question est très éloignée du passage prédisant qu’une vierge enfantera ;
  • l’animal de l’écoinçon de gauche n’est ni une taupe ni un rat : Christian Eyck résout la question en supposant que la taupe, habitant sous la terre, était incompatible avec un placement en hauteur ; la figure hybride qui la remplace évoquerait « le monde de l’erreur et des faux dieux » ([1], p152) ;
  • les deux animaux sont placés dans l’ordre inverse du texte, manifestement pour valoriser la chauve-souris : on s’écarte donc de la lettre, mais aussi de l’esprit de la citation, dans laquelle les deux animaux sont égaux en indignité ;
  • l’élément graphique essentiel n’est pas pris en compte, à savoir que l’hybride de gauche est une chauve-souris ratée.

Nous expliquerons plus loin cette incontournable polarité.


L’oculus et les figurines de l’arcade

Détruits en 1794, deux tombeaux contribuaient à faire de l’église Saint Jean de Malte, à Aix, une sorte de Panthéon des Comtes de Provence.


Aubin-Louis Millin Voyage dans les départemens du midi de la France. Atlas, planche XLI gallica ST Jean de Malte Mausolee d'Alphonse II Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque detail oculus

Mausolée d’Alphonse II, planche XLI [12]

Louis-Philippe May [13] a monté que l’oculus de l’Annonciation d’Aix recopie la rose du Mausolée d’Alphonse II.


Aubin-Louis Millin Voyage dans les départemens du midi de la France. Atlas, planche XLIV gallica ST Jean de Malte Mausolee de beatrix de provence Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central porte

Mausolée de Béatrix de Provence, planche XLIV [12]

De la même manière, le motif des têtes affrontées, sur les redents du trilobe, se retrouve dans les deux tombeaux. Le motif plus rare des deux jeunes gens portant le polylobe provient également des deux tombeaux, mais celui de Béatrix de Provence en est plus proche, avec son polylobe à six lobes (cinq pour l’Annonciation).

Christian Heck analyse en détail les différences introduites par Barthélemy d’Eyck, et y trouve matière à justifier son interprétation ([1], p 154). Si les têtes sont âgées et affrontées (et non plus jeunes et regardant vers le bas) , ce pourrait être en référence à ces différents passages :

Ils ont rendu leur visage plus dur que la pierre, ils n’ont pas voulu revenir vers vous. Jérémie 5,3

Que chacun se méfie de son ami, que nul ne se fie à son frère, parce que le frère ne pense qu’à perdre son frère, et que l’ami use de tromperie contre l’ami. Jérémie 9,4

[…] les vieillards, […] les personnes d’un visage vénérable, ceux qui peuvent donner conseil […]. Je leur donnerai des enfants pour princes, et des efféminés les domineront. Tout le peuple sera en tumulte; l’homme se déclarera contre l’homme et l‘ami contre l’ami; l’enfant se soulèvera contre le vieillard, et les derniers du peuple contre les nobles. Isaïe 3,2-5

Christian Heck suggère que les jeunes gens portant le polylobe, et placés au dessus des vieillards, pourraient se référer à ce dernier passage. Par ailleurs, le fait qu’ils soient vus de dos s’expliquerait par deux autres citations :

Ayant dit au bois: Vous êtes mon père; et à la pierre : Vous m’avez donné la vie. Ils ont tourné vers moi le dos et non la face. Et ils n’ont voulu ni m’écouter, ni recevoir le châtiment. Jérémie 2,27

Ils ont tourné vers moi le dos et non la face, lorsque je prenais un grand soin de les instruire et de les corriger. Ils ont mis des idoles dans la maison où mon nom a été invoqué, pour la profaner. Jérémie 32,33-34

Cette artillerie de citations, disséminées dans les textes de deux prophètes et s’attaquant de près ou de loin aux idolâtres, peut convaincre.


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central detail tetes

Mais on passe ainsi à côté du point essentiel, la différence d’éclairement entre les deux têtes, l’une dans l’autre et l’ombre dans la lumière : seconde polarité sur laquelle nous reviendrons bientôt.


Un paysage de lumière ?

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central détail ville Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central détail cavalier chien

Sous la tribune, la porte par laquelle entre l’ange laisse entrevoir un paysage avec un ciel bleu très pâle, avec quelques oiseaux. Sur la route qui serpente vers la ville, on devine un cavalier qui se dirige vers elle, suivi par un piéton et un chien.

La ville a été diversement interprétée : Jérusalem resplendissante, Aix-en-Provence, le monde de l’ère sub lege (époque de l’Ancien Testament). Christian Heck, qui réfute vigoureusement les interprétations basées sur la dichotomie sub lege/ sub gratia, y voit « un paysage de lumière » ([1], p 95) : ce qui est quelque peu exagéré, eu égard à la tonalité relativement assombrie de ce passage.

Par ailleurs, il rappelle que les ailes de l’ange sont celles d’un hibou des marais ([1], p 151), ce qui le rattache aux « forces démoniaques sombres » de cette partie du tableau, et le rapproche de la chauve-souris.

Dans son compte-rendu du livre de Christian Heck, Dominique Poirel [14] va plus loin en qualifiant de crépusculaire le petit monde de la tribune :

« Je serais tenté de voir dans la partie gauche du panneau central une certaine ambivalence. L’ambiance y est paisible mais nocturne et rappelle l’antienne biblique, tirée de Sagesse 18, 14 et appliquée d’ordinaire à l’Incarnation : « Alors que tout gardait un silence médian et que la nuit était au milieu de sa course, ta Parole toute-puissante, Seigneur, descendit du ciel, depuis les demeures royales ». D’un côté, l’annonce à Marie accomplit les prophéties : c’est ce qu’affirme la présence d’Isaïe et Jérémie. De l’autre, l’Incarnation, qui s’accomplit au même moment, inaugure le salut par le Christ : c’est, je crois, ce que manifeste la tonalité crépusculaire et les signes ambivalents du côté gauche. Puisque a débuté la victoire sur le mal et la mort, ceux-ci sont esquissés à travers des figures traditionnellement négatives, mais empreintes ici d’une certaine sérénité. Les forces de l’ombre demeurent, mais sont comme désamorcées, anesthésiées. Les prophètes signalent gravement l’importance de l’heure : c’est un tournant dans l’histoire. »


Une aube prématurée (SCOOP !)

Je pense pour ma part que Barthélemy d’Eyck a voulu montrer à travers la porte un paysage non pas crépusculaire, mais auroral : le ciel blanchit, les oiseaux commencent à voler, le voyageur se dirige vers la ville au moment où elle ouvre ses portes. Et deux hybrides font mouvement en parallèle  : l’ange aux ailes de nocturne passe le seuil pour annoncer l’arrivée d’une nouvelle lumière, tandis que le mammifère aux ailes d’oiseau quitte la scène par les cintres.


Livre_du_cœur_d'amour_épris_-_vidobo2597_-_f46 Livre_du_cœur_d'amour_épris_-_vidobo2597_-_f47

Les trois compagnons arrivent à l’aube à la maison de Grief soupir, fol 46r

Les trois compagnons arrivent au crépuscule à l’ermitage, fol 47r

Barthélemy d’Eyck, Livre du Cœur d’Amour épris, Vienne, ONB, cod. 2597

En 1445, Barthélemy d’Eyck n’était pas encore le spécialiste reconnu des effets de lumière et de contrejour qu’il deviendra à la fin de sa vie, dans ses miniatures pour Le Livre du cœur d’amour épris, et ses moyens graphiques n’étaient pas encore à la mesure de ses ambitions : c’est ce qui a empêché de reconnaître, dans le Triptyque d’Aix, la première et unique tentative d’une Annonciation à l’aube.


La composition du panneau central (SCOOP !)

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central composition
Tout le monde s’accorde sur la tripartition du décor : la tribune, l’étude de la Vierge, et l’église où l’on commence à lire l’Evangile : la projection / inversion (en bleu) du livre de l’Ancien Testament dans celui du Nouveau est un procédé qu’on retrouve, exactement à la même époque, dans deux oeuvres de Konrad Witz (voir Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz).

Dominée par les deux prophètes, la tribune représente le Monde de l’Ancien Testament, d’une manière qui n’était compréhensible que par les habitants d’Aix : à la guise des mausolées de l’église Saint Jean de Malte, mais vus de l’intérieur, côté gisant (ce pourquoi les jeunes gens portant le polylobe sont vus de dos). Nous sommes ici très proche des vers de Guillaume le Clerc :

Donc se monstra Dex a nos, genz
Qui estion las et dolenz,
En tenebrose region,
En l’ombre de mort seion.

Les deux couples antagonistes de la tribune (en noir et gris) habitent dans ce monde sépulcral de l’Ancien Testament, où luisait seulement une faible lumière :

  • les deux barbus affrontés symbolisent les Hébreux, ceux qui ont rejeté la lumière divine et ceux qui ont cru ;
  • de la même manière, les deux chauve-souris, l’une difforme et l’autre réaliste, opposent ceux qui préfèrent l’erreur et l’obscurité à ceux qui tolèrent la lumière dans la nuit.

La composition devient très cohérente dès lors qu’on l’analyse dans son dynamisme : non pas deux, mais trois hybrides positifs (en gris) font mouvement en même temps (flèches grises) : l’arrivée de l’Ange coïncide avec l’essor contrarié de la chauve-souris sculptée vers le rayon de lumière, et la montée possible du singe vivant (intermédiaire entre le quadrupède et l’homme) vers ce même rayon.

C’est sur ce mouvement ascensionnel du singe que nous allons revenir, en étudiant en détail un élément central, mais négligé par la critique.



Avatars de la roue à livres (SCOOP !)

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail roue

La roue à livres, mobilier courant dans les lieux d’étude, est fréquemment représentée dans les manuscrits médiévaux. Mais celle de l’Annonciation d’Aix est si particulière que son origine précise a pu être retracée : elle remonte aux frères Limbourg, enlumineurs de la génération précédente, dont l’oeuvre était bien connue de Barthélemy d’Eyck.

Dans les Belle Heures

Dans le premier manuscrit enluminé par les frères Limbourg pour le Duc de Berry, trois meubles à livres se succèdent, avec des différences significatives.

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Limbourg 1405-09 Belles Heures MET Ste Catherine dans son etude fol 15r
Sainte Catherine d’Alexandrie dans son étude, fol 15r
Frères Limbourg, 1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET

Cette page ouvre le cycle consacré à Sainte Catherine, qui jouit dans ce manuscrit d’une faveur particulière, puisque son histoire s’insère avant même la section des Heures de la Vierge. La sainte est représentée dans son étude, et le texte la présente comme « la fille du roi Costus, à la fois érudite dans les arts libéraux et admirable aux yeux de tous pour son incroyable beauté ».

Deux statuettes de Moïse ornent l’autel de l’oratoire et le haut de la roue à livres. Cette dilection particulière, qui peut sembler étrange dans le cas d’une sainte chrétienne, s’explique par le fait que Moïse n’est pas ici présent en tant que symbole de l’Ancien Testament, mais pour rappeler un point commun : le Prophète a reçu les tables de Dix Commandement en haut du mont Sinaï, et c’est sur ce même mont que les anges ont transporté le corps de la Sainte après sa mort ( [15], p 94).

Les deux étages de la roue à livre compensent cette sur-représentation mosaïque : le petit plateau, au plus près de sa statuette, porte probablement les livres de l’Ancien Testament, et le grand plateau, à portée de main, ceux du Nouveau.

On notera le caractère approximatif de la perspective, aussi bien pour le pupitre que pour la roue.



Annonciation Belles heures de jean du berry folio 30r METAnnonciation, fol 30r

La présence de Moïse en haut du pupitre se justifie ici par le fait que Marie ne pouvait connaître que l’Ancien Testament. Le pupitre est à deux étages, celui du bas pour lire et celui du haut, réglable en hauteur par une vis, pour écrire : la banderole posée dessus représente probablement la prophétie émise par le prophète-atlante qui supporte la loge de Dieu le Père. Au dessus des arcades, le motif caractéristique des Limbourg, le double rinceau en feuilles d’acanthe, sera repris et magnifié par Barthélemy d’Eyck pour l’arcade de sa tribune.


Limbourg-1405-09-Belles-Heures-St-Jerome-MET-fol-187v.Saint Jérôme, fol 187v

Saint Jérôme est en train de lire dans son étude, face à son lion. Le texte résume les deux périodes de sa vie : quatre ans de pénitence dans le désert, puis 55 ans et six mois de travail d’écriture à Bethléem.

La roue à livres ne comporte qu’un seul plateau, réglable en hauteur grâce à la vis. Il est ici en butée contre la base fixe, puisque la vis n’est pas visible en dessous.


Saint Luc, Livre d'Heures, vers 1410-1415, Maitre de la Mazarine, Paris Bibliothèque Mazarine 469 folio 7  

 

Saint Luc Paris, BNF, Horae ad usum Romanum, 1420-1425, Paris, BnF, NAL 3111 folio 13 Gallica

Saint Luc, Livre d’Heures, Maitre de la Mazarine, 1410-1415, Bibliothèque Mazarine 469 folio 7

Saint Luc, Horae ad usum Romanum, 1420-25, BNF NAL 3111 fol 13

Dans ces deux miniatures, on voit bien la vis de part et d’autre du plateau. Dans le second cas, elle porte en haut une lampe.


Limbourg 1405-09 Belles Heures St Jerome MET fol 187v detail

L’identification de l’oiseau en haut de la vis n’est pas immédiate.

Certains y voient un phénix, qu’on représente souvent perché en haut d’un palmier (même mot en grec). Cet oiseau, qui renaît de ses cendres, symbolise habituellement la résurrection du corps : il pourrait signifier ici la régénération de Saint Jérôme lors de son séjour au désert, mais cette métaphore n’est attestée par aucun texte. De plus, si les Limbourg avaient voulu qu’on identifie un phénix, il l’auraient posé sur un nid de flammes, ce qui est sa représentation habituelle dans les Bestiaires.

Le plus probable est que l’oiseau est un aigle. Puisque le Moïse en haut de la roue à livres de la Vierge symbolisait l’Ancien Testament, la figurine choisie pour Saint Jérôme devrait évoquer le Nouveau Testament, ou l’ensemble des Ecritures. Or l’aigle, en tant qu’emblème de Saint Jean l’Evangéliste, semble rompre cette signification globalisante. De plus, Jérôme a révisé la traduction latine des quatre Evangiles (Vetus latina) et son oeuvre ne marque pas de préférence particulière pour Saint Jean.

En fait, les Limbourg ont simplement voulu  représenter un lutrin-aigle.


En aparté : le lutrin-aigle

Ce type de pupitre d’église, sur lequel on posait un antiphonaire ou la Bible, apparaît à l’époque gothique [16]. Dans sa description des offices divins du XIIIe siècle, Guillaume Durand, évêque de Mende (mort en 1296), indique qu’il est courant que le diacre lise (ou chante) l’Évangile sur un pupitre en forme d’aigle, dont il donne même l’explication :

« le symbole de l’aigle comme étant le Christ s’inspire vaguement du Psaume 17:11 et découle de la capacité du Christ à voler au-dessus des ailes des vents (« et volavit super pennas ventorum »). Cette interprétation christique de l’aigle s’accorde avec une vénération particulière du Christ pendant cette partie de la messe. Les acclamations du diacre – Gloria tibi domine (Gloire à toi, Dieu), Laus tibi, Christe (Louange à toi, Christ), Benedictus qui venit in nomine Domini (Béni soit celui qui vient au nom de Dieu) – renforcent toutes le rôle dominant du Christ. Maia Wellington Gahtan [17]



Villard_de_Honnecourt_Album 1225-50 BnF, FR19093, fol 7r« Lutrin pour lire l’evangile dessus« 
Album de Villard de Honnecourt, 1225-50, BNF FR19093, fol 7r

Villard de Honnecourt a représenté un tel lutrin, qui se compose de trois sections :

  • en bas, deux plateaux reposent chacun sur trois dragons (sarpens) séparées par des colonnettes avec une arcature trilobée ;
  • au centre, deux diacres agitent un encensoir ;
  • en haut, un plateau triangulaire porte trois scribes assis devant un pupitre, à l’abri de la puanteur des dragons.

Lassus ( [18], p 81) suppose qu’il s’agit des trois évangélistes synoptiques, et que l’aigle sommital représente Saint Jean. En fait, les trois figurines décomposent en trois stades l’activité de l’écrivain : tailler sa plume avec un rasoir, écrire en se tenant le menton pour réfléchir, corriger avec le rasoir. L’aigle ne représente donc pas le quatrième évangéliste, mais un élément commun à tous, à savoir le Christ, qui protège les scribes et les diacres de l’influence maléfique des dragons. Le seul emplacement disponible pour poser l’Evangile est le dos de l’aigle, que Villard a omis de représenter les ailes déployées.


Villard_de_Honnecourt_Album 1225-50 BnF, FR19093, fol 22v detail
Aigle articulé
Album de Villard de Honnecourt, 1225-50, BNF FR19093, fol 44r

Il a corrigé cette erreur dans cet autre dessin, qui détaille le mécanisme d’un aigle articulé :

« Ainsi fait-on tourner la tête de l’aigle vers le diacre lorsqu’il lit l’évangile«  ([18], p 173).

Selon Jean Wirth ( [19] , p 169), il s’agissait de retourner la tête de l’avant vers l’arrière, en direction du diacre placé derrière le pupitre, et le mécanisme s’actionnait probablement en posant le livre sur l’aigle. En ôtant le livre, le contrepoids de la seconde poulie replaçait la tête dans sa position initiale, en direction des fidèles.


Evangelistario, cathedrale de Messine (avant 1908)Evangelistario, cathédrale de Messine (avant 1908)

Quelquefois, c’est un pélican, autre symbole christique, qui surplombe les symboles des quatre Evangélistes. Dans ce modèle, chacun, y compris l’aigle, est équipé de la banderole caractéristique de l’écrivain, a les ailes déployées et peut tourner sur son axe. En posant le livre sur l’un des quatre pupitres, on indiquait au public quel Evangile était lu.


Melchior_Broederlam 1394-99 The_Annunciation_(detail)_ Musee des BA de DijonAnnonciation (détail)
Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, Dijon

L’aigle ici ne signifie pas le Fils – ce qui serait anachronique – mais il constitue un alter ego des deux autres êtres ailés, la colombe et l’ange. Sur l’analyse de cette composition, voir 1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan.





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Le Saint Mathieu des Très riches heures

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Limbourg-Tres-riches-heures-1410–1416-Saint_Mathieu-Ms65-f.18v
Saint Mathieu
Frères Limbourg, 1410–16 , Très riches heures de Jean de Berry, Musée Condé, Ms 65 fol 18v

Dans leur dernier manuscrit réalisé pour le duc de Berry, les frères Limbourg ont équipé Saint Luc avec le mobilier de la Sainte Catherine des Belles Heures : sa chaire quasiment identique, son pupitre au système de fixation légèrement amélioré, sa roue à livre à deux étages avec le Moïse sommital, tout indiqué pour un Juif de Galilée.

Limbourg 1405-09 Belles Heures MET Ste Catherine dans son etude fol 15r Limbourg-1405-09-Belles-Heures-St-Jerome-MET-fol-187v.

Sainte Catherine d’Alexandrie dans son étude, fol 15r

Saint Jérôme, fol 187v

Frères Limbourg, 1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET

Le socle et la vis, en revanche, sont empruntés au Saint Jérôme des Belles Heures, avec une différence notable :

la vis fichée dans le socle est composée de trois sections de diamètre décroissant, celle du haut étant non filetée. La raison de cette sophistication semble purement esthétique, puisque un pas de vis unique permettait déjà de régler indépendamment la hauteur de chaque plateau.


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Le Saint Jérôme de la Bible Moralisée

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Bible moraliséee de Philippe le Hardi BNF FR 166 frontispiceSaint Jérôme
Frontispice de la Bible moralisée de Philippe le Hardi, BNF FR 166

Ce dessin remarquable, qui a fait l’objet d’attributions et de datations divergentes [20], serait de la main d’un suiveur des frères Limbourg, vers 1420. Plusieurs artistes l’ont copié, intégralement ou en partie, y compris Pisanello et Barthélemy d’Eyck : il a été établi que le manuscrit figurait dans la bibliothèque du roi René, où Barthélémy d’Eyck pouvait le consulter à loisir. La grande nouveauté du dessin est le développement magnifique de la tribune, dans le style gothique flamboyant, avec :

  • au couronnement, la Synagogue, Moïse et quatre prophètes ;
  • sur l‘entablement, des prophètes alternant avec des anges musiciens.

On comprend mieux que Barthélemy d’Eyck n’ait pas jugé utile de caractériser et de nommer les deux prophètes de sa tribune.

Le mur du fond s’ouvre sur une étroite chapelle équipée d’un autel, selon le même dispositif que pour la Sainte Catherine des Belles Heures mais avec, à la place de la statue de Moïse, un Crucifix encadré par la Vierge et Saint Jean.

La perspective reste encore approximative, puisque, dans la roue à livres, le socle et le pupitre sont vu l’un de dessus et l’autre de dessous. Enfin, l’échelle n’est pas respectée : la tribune est trop basse pour Saint Jérôme et la porte de la chapelle trop étroite.

Le mobilier – la chaire, le pupitre et la roue à livres – vient clairement du Saint Mathieu des Très riches Heures, comme le montre le détail des deux filetages avec des diamètres décroissants. On a même conservé le rayon de lumière et la colombe, qui confèrent à Saint Jérôme la dignité d’un Evangéliste.


Bible moraliséee de Philippe le Hardi BNF FR 166 frontispice detail

Du Saint Jérôme des Belles Heures, on a repris l’idée de l’aigle sommital. Situés à bonne distance, la colombe et le rapace n’entrent pas en confrontation fâcheuse : de plus, l’une est vivante et l’autre est statufié.


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Le petit mystère de la roue à livres (SCOOP !)

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Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque schema roues a livres
Dans le Saint Jérôme, par comparaison avec la vis unique du Saint Mathieu, l’utilité pratique des deux filetages ne saute pas aux yeux, puisque les deux plateaux ont été remplacées par un grand pupitre hexagonal coiffé d’une logette, et d’une petite plateforme à laquelle est assujetti l’aigle aux ailes déployées. La seule explication possible est que les deux vis sont disjointes, comme on a voulu sans doute le faire remarquer en ne les plaçant pas sur le même axe : ainsi la vis du haut sert à régler la hauteur de l’aigle, ce qui confirme son rôle de pupitre pour placer l’Evangile. Il est ici en position basse, et le plafond surbaissé, suite au problème d’échelle déjà mentionné, ne permettrait guère de le faire monter plus haut : ce pourquoi ce rôle de pupitre n’a pas été vu par la critique.

Dans l’Annonciation d’Aix, vingt ans plus tard, la perspective s’est nettement améliorée, sans devenir totalement exacte. Barthélemy a recopié à l’identique le mécanisme des deux vis, y compris le décalage des axes. Mais il devient ici totalement inutile puisque le singe, animal vivant et bien trop petit, ne peut pas servir de pupitre.

Il faudra attendre le chapitre suivant pour voir s’éclaircir ce petit mystère.


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Une dernière résurgence

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Maitre du Boccace de Geneve 1460 ca Boccace relatant l'histoire d'Adam et Eve Genève, BPU ms. 191, fol. 1Boccace relatant l’histoire d’Adam et Eve
Maitre du Boccace de Geneve, vers 1460, Genève, BPU ms. 191, fol. 1

Ce manuscrit a été probablement enluminé à Angers pour le roi René, rien d’étonnant qu’on y trouve une nouvelle fois la roue à livres, débarrassée de ses vis problématiques. L’aigle, maintenant fixe, est réduit à une simple figurine décorative, fixée sur la sphère du monde. Il symbolise clairement le Fils, en écho à Dieu le Père qui figure en faut de la fontaine du Paradis (imitée de celle de Van Eyck dans le retable de Gand).

L’idée de la composition est de présenter l’étude de Boèce, irriguée par le savoir que renferme la roue à livres, comme une sorte de nouveau Paradis, puisque la Fontaine de Vie est désormais inaccessible aux hommes.



Le singe réhabilité

Le retable de Lucas Moser (SCOOP !)

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Lucas Moser, 1431, Dernière communion de Marie-Madeleine, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn a
La communion de Marie-Madeleine dans la cathédrale d’Aix en Provence
Lucas Moser, 1431, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn

Lucas Moser est un artiste énigmatique dont on ne connaît que cette seule oeuvre. Signalées par Panofsky, les sculptures de l’arcade présentent, de haut en bas, une étonnante régression, à la fois chronologique et hiérarchique :

  • le Christ en croix
  • Jésus dans les bras de la Vierge
  • un atlante à la face brisée, qui la supporte (Antiquité) ;
  • un singe qu’il tient au bout d’une chaîne.

L’animal captif pourrait symboliser à la fois le pécheur et l’époque de la Chute, dont le Crucifié tout en haut est l’antithèse. Mais il constitue aussi, dans une extraordinaire trouvaille graphique, l’image en miroir et l’imitateur de la Madeleine couverte de fourrure.



Lucas Moser, 1431, Dernière communion de Marie-Madeleine, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn
En fait, la hiérarchie se poursuit encore de trois crans, de manière microscopique : car le singe tient dans sa patte un oiseau, lequel tient un escargot dans son bec, le tout posé sur un lit de salade. Ainsi se constitue, du plus haut au plus bas, une véritable chaîne en huit points : le Christ succède à Jésus porté par Marie portée par un atlante tenant un singe tenant un oiseau tenant un insecte posé sur un végétal. Dans cet étonnant étagement un raccourci de la Vie de Jésus se prolonge par un condensé de l’habituelle échelle des êtres (scala naturae), comme pour rappeler les deux périodes de la vie de Marie-Madeleine : d’abord accompagnant le Christ, puis retournant à la nature.


Le singe n’est donc pas dégradé au bas de l’échelle, mais promu comme le maillon intermédiaire entre l’homme entre l’animal : tout comme Marie-Madeleine, pêcheresse aux longs cheveux devenue pénitente pileuse, met en continuité la femme fatale et la femme sauvage.


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L’Annonciation Friedsam (SCOOP !)

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Petrus-Christus-1445-ca-The_Annunciation-Friedsam_MET_DT1479Annonciation
Petrus Christus (attr), vers 1445, MET

Ce tableau très connu a fait l’objet de nombreuses querelles d’attribution et d’interprétation [21]. Je ne retiendrai ici que deux aspects, qui ont été négligés ou mal compris.


Le singe déprécié

Petrus Christus 1445 ca The_Annunciation Friedsam_MET_DT1479 detail
Selon l’interprétation classique de Panofsky :

  • la partie de l’architecture en style roman, à senestre de la Vierge, symbolise l’époque de l’Ancien Testament, avec les deux colonnes de porphyre – Jachin et Boaz – du porche du Temple de Salomon (cadre rouge)
  • en pendant, le monde du Nouveau Testament est symbolisé par l’architecture gothique, avec notamment le fleuron cruciforme du pilastre (cadre vert) ;
  • au centre, la niche vide symbolise l‘attente du Christ, le pivot entre ces deux mondes (cadre blanc).

Le singe, situé du côté négatif et juste en dessous des colonnes bibliques, a été contaminé par cette interprétation,  considéré par Panofsky comme symbolisant la Synagogue, et par d’autres comme rappelant la Chute et le Péché originel.


Le singe structurant

Petrus Christus 1445 ca The_Annunciation Friedsam_MET_DT1479 schema 1
On peut objecter qu’il se situe en position dominante par rapport à la Vierge (rien n’empêchait de le placer au pied du même pilastre) et presque à la même distance qu’elle de la colombe de l’Esprit Saint : il est en somme illuminé par le rayon avant même qu’il n’atteigne la Vierge. Par ailleurs, le panneau a été largement tronqué à gauche et en haut, mais est intact à droite et en bas : le singe marquait donc un emplacement stratégique, sur le bord droit du tableau, et presque aux trois quarts de la hauteur



Petrus Christus 1445 ca The_Annunciation Friedsam_MET_DT1479 schema 2
Tout le monde souligne le caractère exceptionnel, dans la peinture flamande, de cette vue plongeante. Elle est construite selon un point de fuite unique (ce qui est un des arguments de l’attribution à Petrus Christus plutôt qu’à Van Eyck). Mais seul Joel Morgan Upton [22] a noté que ce point de fuite se situe au niveau du singe, ce qui confère à l’animal le statut d’un objet-limite :

« Peut-être plus important encore, cet élément organisationnel crucial, ce point de fuite, ne se situe pas au cœur de l’espace fictif du panneau ni en hors champ sur la droite. Il a été délibérément placé au bord du cadre et sur la surface du panneau. Conceptuellement, donc, le rôle graphique joué par le singe est comparable en substance à la fonction intermédiaire de la mouche dans le Portrait d’un chartreux ou à tout autre dispositif utilisé par Christus pour matérialiser le lien entre l’espace pictural et l’espace réel. »


Le singe-peintre (SCOOP !)

Intimidé par l’interprétation négative dominante, Joel Morgan Upton n’a pas poussé son intuition jusqu’à réhabiliter le singe, comme d’ailleurs la mouche du chartreux : j’ai montré (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux profanes) que cet insecte a valeur de signature, et symbolise le pinceau expert de Christus. Il en va de même ici : la scène est vue à vol d’oiseau, ou plus précisément « à oeil de singe », qui coïncide avec l’oeil de l’artiste.

Nous sommes donc devant le tout premier cas où le peintre, spécialiste de la mimesis, choisit comme ambassadeur le singe, parangon de l’imitation.


Un sas énigmatique (SCOOP !)

Un autre symbolisme de haute volée mérite quelques compléments. On a dit que la Vierge campée devant l’édifice est une métaphore de l’Ecclesia, et que la porte derrière elle est fermée pour « indiquer que c’est seulement par l’intercession de la Vierge que l’on accède au royaume sacré » [21]. Mais la porte avant n’a pas assez retenu l’attention : elle est flanquée de deux poutres verticales fixées dans la maçonnerie par des pattes métalliques (en pourpre). On voit bien la tranche du battant à senestre, rabattu contre le mur et fixé par des charnières (en bleu sombre). En revanche le battant à dextre est absent, et les charnières aussi : on ne voit que de larges échancrures dans la poutre (en bleu clair). Une structure aussi étrange mérite réflexion.

Une interprétation serait une double synecdoque contenant/contenu : de même que l’édifice vaut pour Marie, le sas vaut pour son utérus. Ainsi la porte arrière symboliserait sa virginité, et la porte avant son acceptation de l’Incarnation : le battant « Ancien Testament » est déjà ouvert par obéissance, et le battant « Nouveau Testament » va être rajouté lors de l’Incarnation, de manière à refermer le sas pour la durée de la gestation.


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L’Annonciation d’Aix

Venons-en pour conclure au détail le plus bizarre de la composition de Barthélemy d’Eyck : le singe perché sur la roue à livres.

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Le singe dédiabolisé

A la fin du Moyen-Age, le singe est un familier des marges à drôleries, où il se livre à des pitreries variées.


1477 Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 24r 1477 Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 78v detail

Fol 24r

Fol 78v (détail)

Heures de Marie de Bourgogne, 1477, ÖNB, Cod 1857

Dans ce manuscrit qui en comporte un grand nombre, il s’essaye à joindre les mains, coiffé d’un capuchon rouge, sous les yeux attendris de la Madone. Et quelques pages plus loin, il s’intéresse à l’anus d’un chat, sous l’oeil inquiet d’un chien réfugié dans le feuillage.


Heures à l'usage de Rome. Flandres, 1475-99. Paris, Bibl. Mazarine, ms. 0502, fol. 37v Heures à l'usage de Rome. Flandres, 1475-99. Paris, Bibl. Mazarine, ms. 0502, fol. 37v detail

Heures à l’usage de Rome , Flandres, 1475-99. Bibl. Mazarine, ms. 0502, fol. 37v

Le motif du singe donnant le biberon à un chat, assis sur son billot mais libéré de sa chaîne, apparaît de manière isolée dans les Heures de Marie de Bourgogne (fol 73v). Il a été récupéré ici comme commentaire amusant à une Annonciation. Les deux anges de la tribune tiennent la prophétie d’Isaïe scindée en deux banderoles, l’homoncule du rayon a été gratté, et la colombe descend en piqué, précédée par son ombre sur le drap d’honneur.


Le singe réhabilité ( Christian Heck )

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail singe
Christian Heck a consacré de belles pages à la réhabilitation du singe d’Aix, auparavant présenté par Panofsky comme l’image de la Synagogue [21a], et par d’autres comme « démoniaque » ou « grimaçant » ([1], p 173 et ss.). Voyant dans sa main gauche une pomme (ce qui n’a rien d’évident), Christian Heck conserve l’idée que ce singe a à voir avec le Péché originel :

Dans le retable d’Aix, nous devons nous demander quel est le modèle possible pour l’homme : un animal, la chauve-souris, qui ne prend la lumière que mêlée aux ténèbres; ou un autre animal, le singe, qui tient encore dans sa main le signe de la Chute originelle, mais qui est sorti de l’édifice vétérotestamentaire, et qui a pris appui sur l’étude pour se dresser face à la diagonale de la lumière? On ne peut pas dire qu’il l’accueille, mais il ne lui tourne pas le dos. Dans ce qui est presque un face-à-face, et dans ce qui ne doit pas être vu comme une opposition, mais une confrontation très émouvante, le singe est placé sur les bords de ce chemin de lumière qui va droit vers la Vierge et sur lequel descend l’Enfant portant sa croix. Le singe n’est pas dans l’axe de cette voie de lumière, il ne lui fait pas barrage, il est effleuré par elle. On a l’impression qu’il se demande s’il ne s’agit pas là de l’acte qui met fin à la si longue attente vécue depuis l’expulsion du jardin des origines, l’attente de la réparation de la Faute. ([1], p 176)


L’aigle sous le singe ( Christian Heck )

La réflectographie à l’infrarouge a révélé, sous le quadrupède, la présence d’un volatile tourné vers la gauche, identique à celui du dessin de Saint Jérôme, dans la Bible moralisé. Christian Heck a supposé qu’il avait été éliminé parce que trop marqué comme emblème personnel du roi René [23] – ce qui est d’alleurs contradictoire avec le fait de reconnaître le roi dans la figure de Jérémie : ou bien le tableau rendait hommage à René – et l’aigle ne gênait pas – ou bien, comme le pense Jean Boyer [4], le tableau n’a pas de lien étroit avec le roi.

Christian Heck explique que, dans différentes oeuvres d’Albert le Grand, la chauve-souris et l’aigle sont pris comme métaphores de deux étapes vers la vision de Dieu par l’homme :

Une des formes de ce cheminement, pour l’intellect humain, est le passage du stade de la connaissance physique, comparée à la vision de la chauve-souris, au stade de la connaissance métaphysique, assimilée à la vision de l’aigle. Car l’aigle, duquel est rapproché Jean l’Evangéliste, représente, au contraire de l’animal volant nocturne, un oiseau qui peut voir le soleil dans la lumière pure, sans se blesser, de façon immédiate, sans avoir besoin d’une médiation … Nous découvrirons qu’Albert propose même une transgression des genres, n’excluant pas que la chauve-souris puisse être appelée à devenir un aigle ([1], p 164).

Si ces métaphores d’Albert le Grand étaient dans l’esprit de René et de Barthélemy d’Eyck, on comprend mal qu’ils aient renoncé au brillant appariement de l’aigle et de la chauve-souris pour une simple question de concurrence héraldique. Il a fallu pour cela une raison autrement plus forte.


L’aigle sous le singe ( SCOOP ! )

Pour ma part, je vois dans ce repentir une raison symbolique, possible, et une raison graphique, certaine.



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque schema roues a livres

D’une part, l’aigle, qui fonctionnait parfaitement auprès de Saint Jérôme en tant que symbole globalisant des Evangiles, ou symbole particulier du Fils, devenait anachronique dans une Annonciation. On aurait pu en revenir à la solution des frères Limbourg pour la roue à livres de la Vierge : une statuette de Moïse. Mais ne pouvant servir de pupitre, elle rendait incompréhensible le mécanisme des deux vis, qui était le clou de la roue à livres du dessin de Saint Jérôme.

D’autre part, un élément nouveau, l’homoncule descendant sur son rayon, se retrouvait en collision frontale avec le rapace, donnant l’impression fâcheuse d’être une proie. En plafonnant l’espace disponible, le rayon de lumière accentuait encore le problème d’échelle déjà présent dans le dessin et obligeait à réduire la taille de l’aigle. Perdant sa fonction de pupitre, il rendait là encore incompréhensible le mécanisme à deux vis.

Perdu pour perdu, Barthélemy d’Eyck a eu l’idée audacieuse de sortir du problème par le haut : en remplaçant la figurine par un animal vivant et incongru, la roue à livres bancale se transformait en une puissante machinerie symbolique, permettant l’ascension d’un animal similaire à l’homme vers un homoncule, image incarnée du divin.

Cette pirouette géniale avait pour autre avantage de s’accorder avec les « statues vivantes » des panneaux latéraux : à la fois objets et sujets, les prophètes des bords et le singe du centre partagent le même statut d’exterritorialité par rapport à l’historia du tableau, la scène de l’Annonciation.

Le projet initial était simplement de reprendre, en perspective améliorée, la roue à livres du dessin de Saint Jérôme. Il est tout à fait possible, si Barthélemy d’Eyck avait effectivement en tête les métaphores d’Albert le Grand, que la position centrale de l’aigle ait donné l’idée de placer la chauve-souris juste à côté, afin d’illustrer la progression en trois stades de l’intellect humain vers la lumière divine, avec trois volatiles : le monstre, la chauve-souris et l’aigle. L’idée du  singe, non préméditée mais qui s’est imposée en cours de réalisation par un heureux effet de bord, conserve cette progression (tout en perdant en cohérence).

Mais une autre raison, plus décisive, explique selon moi le choix du singe.


Le singe éminent (SCOOP !)

Dans l’interprétation de Christian Heck, la réhabilitation du singe reste partielle, puisque l’animal est encore vu comme imparfait et entaché de péché. Ce qui cadre mal avec sa position sommitale, sur un meuble symbolisant le savoir, à un emplacement où il se substitue à Moïse et à l’aigle, et où il tangente le faisceau lumineux de l’Incarnation.

Cette position éminente avait pourtant été élucidée par Florence Colin-Goguel, que Christian Heck cite sans s’attarder :

« Le singe étonne car, même s’il est symbole médiéval de l’homme, une image animale dévalorisante ne saurait s’appliquer à l’humanité du Christ. Touché aussi par les rayons divins, il personnifie le peintre du tableau (Michel-Ange s’appellera lui-même singe de Dieu), capable d’imiter le geste de création de Dieu, de voir avec l’œil de l’esprit, et de traduire en formes idéales le sens caché du mystère de l’incarnation. » ( [24], p 41).

Je n’ai pas trouvé trace d’une telle revendication de Michel-Ange, d’autant plus douteuse que l’expression « singe de Dieu » désigne Satan depuis au moins Saint Augustin. Néanmoins, l’intuition de Florence Colin-Goguel que le singe symbolise ici le peintre me semble exacte, d’autant plus qu’elle se trouve désormais confirmée par l’existence d’un autre singe-peintre dans l’Annonciation de Petrus Christus, exactement contemporaine de celle de Barthélemy d’Eyck : autour de 1445, l’idée était donc mûre.

Janson [25] a montré que l’idée de l’artiste comme « singe de la Nature » » (ars simia naturae) remonte à Boccace, et confère même à ce singe-artiste un brevet de moralité chrétienne :

« L’analogie entre l’artiste comme singe de la nature et le bon chrétien comme singe du Sauveur montre à quel point Boccace s’était éloigné du sens médiéval du singe ; pour lui, il ne suggérait plus un imitateur inepte et ignoble (comme le faussaire Copocchio) mais quelqu’un qui s’efforce de se rapprocher le plus possible d’un grand idéal, qu’il soit esthétique ou moral.« 

Il a fallu attendre que l’objectif de la peinture fût devenu suffisamment mimétique pour que deux artistes majeurs aient l’idée de donner forme à ce concept, qui plus est dans une « Incarnation ».



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque entrebaille
Le singe est le premier élément qui apparaît lorsqu’on entre-baille le triptyque. Il se trouve ainsi positionné non pas sur le point de fuite, comme chez Petrus Christus, mais en un point tout aussi crucial : au barycentre des quatre acteurs du triptyque, l’Ange et Marie d’une part, Marie-Madeleine et le Christ d’autre part. L’animal se pose en somme comme l’organisateur discret de ces deux rencontres sacrées. Dans les deux, il regarde vers la gauche, vers celui qui apporte (l’ange) ou qui reçoit (Marie-Madeleine) le message de l’Incarnation ou de la Résurrection : le singe-artiste imite donc, à son humble échelle :

  • la Vierge, qui transforme une étincelle divine en matière vivante,
  • le Christ, qui confère à cette matière une forme d’éternité.

En synthèse

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque synthese
Dans le monde de l’Ancien Testament, figuré comme un mausolée en grisaille, deux situations s’opposaient :

  • se détourner de la lumière ou la recevoir (les têtes de la fenêtre) ;
  • s’envoler vers l’obscurité comme un démon ou vers la lumière comme la chauve-souris (les figures des écoinçons).

Au moment de l’Annonciation, une nouvelle possibilité s’ouvre : s’élever comme le singe, cet hybride entre le quadrupède et l’homme, et ainsi se rapprocher de Jésus, spatialement mais aussi morphologiquement, puisque c’est sous la forme d’un homoncule qu’il se manifeste dans le tableau (flèche blanche).

Ce singe savant, en haut de la roue à livres, est aussi un singe-peintre, prélevant un peu de la lumière divine (flèche grise) pour la distribuer dans les livres, tel Barthélemy d’Eyck, l’enlumineur du roi René.

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail livre

Références :
[1] Christian Heck, Le retable de l’annonciation d’Aix : récit, prophétie et accomplissement dans l’art de la fin du Moyen âge, Faton, 2024
[2] Jean Boyer, « Nouveaux documents sur le triptyque de I’Annonciation d’Aix », Gazette des Beaux-Arts, déc. 1985, pp. 189-194
[2a] Jean Boyer , « Documents inédits sur le triptyque de l’Annonciation d’Aix » , in Gazette des Beaux – Arts , pp . 301-314
https://archive.org/details/gazette-des-beaux-arts_1959-12_54_1091/page/305/mode/1up?view=theater
[4] Jean Boyer, Personnages représentés sur les volets du triptyque de l’annonciation d’Aix, Gazette des beaux-arts, 1960 https://archive.org/details/gazette-des-beaux-arts_1960-09_56_1100/page/136/mode/2up
[5] Il est représenté en majesté sur le volet gauche du triptyque du Buisson ardent, qu’il a commandé en 1476 pour la même cathédrale d’Aix
[6] La raison classiquement alléguée est l’influence de Konrad Witz dont l’ange de l’Annonciation, dans le retable du Miroir du Salut, semble également un hybride de chair et de pierre : en fait, il s’inscrit, comme tous les autres personnages solo du retable, dans une étroite niche carrée.
[7] Nicole Reynaud « Barthélemy d’Eyck avant 1450 », Revue de l’Art Année 1989 84 pp. 22-43 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1989_num_84_1_347772
[8] Till-Holger Borchert, « The impact of Jan van Eyck’s lost Lomellini-Triptych and his Genoese Patrons » 2019, Colnaghi Studies , vol 4. https://www.academia.edu/38508238/The_impact_of_Jan_van_Eycks_lost_Lomellini_Triptych_and_his_Genoese_Patrons
[9] Barbara Hochstetler Meyer, A reexamination of the « Triptyque de l’Annonciation d’Aix », Gazette des beaux-arts, 1980 https://fine-arts-museum.be/uploads/pages/files/be_brl01_bulletin_mrbab_kmskb_1981_1984_1_3.pdf
[10]froment-triptyque-du-buisson-ardent-ferme-1476
Annonciation, Revers du retable du Buisson ardent, Cathédrale Saint Sauveur, Aix
[11] Célestin Hippeau , Le bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, trouvère du XIIIe. siècle, p 210 https://books.google.fr/books?id=BK1sNje6ggYC&q=tenebrose%20region#v=snippet&q=tenebrose%20region&f=false
[12] Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départemens du midi de la France, Atlas, Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114606n/f59.item
[13] Louis-Philippe May, « Observations sur le triptyque de l’annonciation d’Aix » ,Revue des arts 1953, N°1
[14] Dominique Poirel, Compte rendu de Christian Heck, Le retable de l’Annonciation d’Aix : récit, prophétie et accomplissement dans l’art de la fin du Moyen Âge, Dijon https://shs.hal.science/halshs-04843374v1
[15] Timothy Husband, J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry, p 226 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA226
[17] Maia Wellington Gahtan, The « Evangelistario » from the Cathedral of Messina, The Journal of the Walters Art Museum, Vol. 59, Focus on the Collections (2001), pp. 59-72 https://www.jstor.org/stable/20168603
[18] Lassus, Album de Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6212475p/f136.item.r=aigle
[19] Jean Wirth, Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle, https://www.academia.edu/36811578/Villard_de_Honnecourt_architecte_du_XIIIe_si%C3%A8cle
[21] Voir les sections Catalogue entry et References dans la notice du musée : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435899
[21a] Erwin Panofsky, The Friedsam Annunciation and the Problem of the Ghent Altarpiece, The Art Bulletin, Vol. 17, No. 4 (Dec., 1935), pp. 432-473 http://www.jstor.org/stable/3045596
[22] Joel Morgan Upton « Petrus Christus: His Place in Fifteenth-Century Flemish Painting », 1990, p 78 https://books.google.fr/books?hl=fr&id=ayHUD_2UcdIC&q=monkey#v=snippet&q=monkey&f=false
[23] Selon Christian Heck ([1], p 170), ce contrôle rapproché par le roi René, pour un tableau dont il n’était pas le commanditaire, est concevable dans la mesure où Barthélemy d’Eyck était son peintre attitré, logé dans sa propre demeure : le roi pouvait donc sans doute suivre de près la réalisation de l’oeuvre.
[24] Florence Colin-Goguel. L’Image de l’amour charnel au Moyen Age
[25] H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance, p 293 https://archive.org/details/apesapelore0000hwja/page/293/mode/1up?view=theater