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7-3 Les donateurs dans l'Annonciation : à droite, la spécialité des Lippi

On conçoit que ce type de composition soit difficile à manier, puisque les donateurs, au lieu de se mettre dans le sillage de l’Ange, se trouvent en symétrie avec lui, donc en rivalité potentielle. Elle ne se présente donc que dans des cas très exceptionnels.

Quelques cas sporadiques

1350-1400 Boppard, musee municipal du monastere des Carmelites
Vierge de l’Annonciation avec un Saint Moine
1350-1400, Boppard, musée municipal du monastère des Carmélites

Seul le volet droit de cette Annonciation a été conservé. Le moine-donateur, avec sa banderole de supplication ( « o mater dei memento mei » ) se trouve pris en sandwich entre la Vierge et un saint personnage (peut être St Elias, le fondateur mythique des Carmélites) [1]. Aucun risque de faire le poids par rapport à l’Ange du panneau disparu.



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1503 Heures Autun - BM - impr. SR 347
Livre d’Heures
1503, BM Autun- impr. SR 347

S’agissant d’un folio recto, la donatrice se trouve mécaniquement dans la marge large, à droite. L’enlumineur, qui n’a pas voulu inverser l’Annonciation, a évité la concurrence d’une autre manière, en excluant la donatrice en contrebas.


Les Annonciations  des Lippi

Les deux seuls véritables cas de donateurs à droite se rencontrent chez ces deux champions toutes catégories des Annonciations compliquées que sont les Lippi, père et fils.

1466 ca Fra Filippo Lippi Corsham Court, Wiltshire, Methuen Collection
Fra Filippo Lippi, vers 1466, Corsham Court, Wiltshire, Methuen Collection

Cette Annonciation de la fin de la carrière de Filippo Lippi comporte peu de mystères : le donateur est casé discrètement à sa place la plus conventionnelle, à gauche, derrière l’ange, sans aucune interaction avec la scène. Seul impact de sa présence sur la composition : le petit parapet qui fait barrière, mais sert aussi à délimiter un couloir transversal menant de la colombe à la chambre. Une rareté iconographique est cependant à signaler : la tige de lys que Gabriel donne à Marie.


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Une composition exceptionnelle

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome

Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Par contraste, ce panneau du début de sa carrière est autrement original. On dit souvent qu’il marque la première fois où les donateurs sont représentés en taille humaine (en fait, compte-tenu qu’ils sont agenouillés sur la même estrade que Marie, ils ont une taille enfant comparés à l’Ange). Mais son caractère exceptionnel est ailleurs.

Seule autre Annonciation de Filippo Lippi à comporter des donateurs, elle est aussi la seule autre à comporter le motif du lys faisant contact entre l’Ange et Marie, sans qu’on sache s’il y a corrélation entre ces deux motifs.

De même, on peut soupçonner un rapport entre les deux donateurs et les deux personnages vêtus à l’antique¨(des servantes effarouchées ?) qui s’enfuient dans l’escalier. Malgré des recherches intensives, aucune interprétation convaincante n’en a été proposée [2] : il se peut que ces personnages fuyants aient un lien avec la biographie des donateurs (dont on ne sait rien) ou l’église pour laquelle ce tableau d’autel a été commandé (dont on ne sait rien non plus) .


Une ombre discrète (SCOOP !)

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail ombre
Outre la tige du lys, il existe un autre contact, plus subtil, de l’ombre de l’Ange avec le bout du pied de Marie, qui illustre manifestement cette partie de leur dialogue :

« Marie dit à l’ange: Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme? L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. » Luc 1:34-35


Trois événements simultanés (SCOOP !)

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 1
Dans les trois sections verticales matérialisées par les colonnes, le tableau nous montre simultanément :

  • la colombe qui descend au dessus de l’Ange (« le Saint-Esprit ») ;
  • l’ombre qui touche le pied (« la puissance du Très-Haut ») en même temps que la tige de lys fait contact entre la main de l’ange et celle de Marie ;
  • les deux personnages qui montent au dessus des deux donateurs.

A noter que, tout comme Lippi s’en souviendra dans l’Annonciation de Corsham Court, la composition comporte à l’arrière-plan un « couloir transversal », matérialisé ici plus clairement par les deux parapets et les deux paires de colonnes. Ce couloir passe à gauche derrière le lit, et conduit à droite à la porte latérale avec l’escalier, ce qui suggère visuellement l’idée de relier l’irruption de la colombe à la fuite des deux personnages.


Les deux fuyards

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome comparaison Martelli

Ils ressemblent assez aux deux anges de l’Annonciation Martelli, contemporaine stylistiquement : même tenue à l’antique, même serre-tête pour l’un des deux. La différence est qu’ils n’ont pas d’ailes et que se ne sont pas des enfants : la figure qui se retourne est clairement masculine, tandis que celle qui se détourne, à la croupe bien marquée, serait plutôt féminine.

On aimerait y voir Adam et Eve, comme dans tant d’Annonciations : mais il est clair que Lippi ou les commanditaires n’ont pas cherché à favoriser cette lecture simpliste. Retenons à ce stade seulement ce que l’image nous montre : un couple d’anges sans ailes qui s’enfuit devant la colombe.


Les voiles transparents (SCOOP !)

Un motif récurrent dans le tableau est celui du voile transparent tombant verticalement.


1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail tissu 1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail rideau bas

Un premier, sensé être le rideau du lit, est suspendu en l’air par une tringle invisible.

Il se casse bizarrement en bas, en trois marches formant comme un escalier de gaze, qui contraste avec l’escalier de pierre.

hop]

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail
Un deuxième voile tombe de part et d’autre du pupitre. Quant au troisième, il pend derrière la main de l’Ange, monte en une sorte de longue écharpe jusqu’à la coiffe de Marie, puis retombe de l’autre côté jusqu’à ses pieds, terminé par une broderie de lettres dorées en faux-coufique.



1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 2
En prenant un peu de recul, on remarque que ces voiles immatériels ont des positions bien précises par rapport aux subdivisions du panneau : le voile « trinitaire » se situe dans cette étroite bande sans symétrique, à gauche, qui constitue une sorte de « hors-champ dans le champ ».

Les deux autres se trouvent dans la section centrale, l’un autour du livre, l’autre autour du cou de Marie.



Filippo Lippi Annonciation Martelli detail carafe

 
Détail de Annonciation Martelli
 

Dans l’Annonciation Martelli, la carafe de cristal emplie d’eau pure appartient à la symbolique habituelle de la Virginité de Marie, avec l’originalité supplémentaire de se trouver sur la trajectoire de la tige de lys apportée par l’Ange.

Faisons l’hypothèse que, dans l’Annonciation Barberini, Lippi a expérimenté une autre métaphore de la Virginité, avec cet autre objet à la fois transparent et liquide qu’est le voile.

Alors le voile du pupitre, glissé sous le coussin qui porte le livre, traduit visuellement cette assertion :

la Virginité de Marie protège sa chair qui porte Jésus.


Un gant de gaze (SCOOP !)

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail main
En haute définition [3], on voit bien que le troisième voile entoure la main de Marie, en une sorte de gant presque immatériel, qui protège ses doigts du contact direct avec la tige (ou qui protège la tige du contact direct avec ses doigts).

Virtuosité technique ou virtuosité théologique ? Sans doute sommes-nous face ici à une de ces « inventions » de Fra Filippo où les deux se conjuguent : elle rappelle, en aussi bluffant mais discret, deux autres curiosités textiles : la « boutonnière merveilleuse » et le « fantôme doré » de l’Annonciation de la National Gallery (voir ZZZ).


Une théologie par les schémas

Outre d’isoler la main de Marie, ce « voile interminable » a une autre fonction, purement graphique cette fois : conduire l’oeil depuis le motif de marquetterie du banc jusqu’à celui du pupitre. Ces deux motifs crèvent les yeux, mais n’ont pas été remarqués : ils sont pourtant bien plus qu’une simple décoration : une véritable théologie par les schémas.


1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome maarquetteries
Le motif du banc représente, de manière stylisée, une tige fleurie prenant racine dans un vase : il schématise assez bien Marie avant l’Annonciation, lys hors sol, protégée de la contamination terrestre.

Le motif du pupitre est plus original : on y voit deux tiges coupées réunies en bas par un noeud, et en haut par leurs fleurs qui s’entremêlent. Je pense que ces deux fleurs schématisent très précisément la scène que nous avons sous les yeux : deux fleurs coupées en train de s’épouser, l’une venant du Ciel et l’autre de la Terre.

Au dessus, la tige de lys unique, qui passe de l’Ange à celle de Marie sans même toucher sa peau, représente le résultat , l’Incarnation, d’une manière similaire à l’Annonciation Martelli :


1445 Filippo_Lippi_-_Annunciation Martelli Basilique de San Lorenzo Florence schma

Annonciation Martelli,
Filippo_Lippi, 1445, Basilique de San Lorenzo, Florence

Celle-ci suggère (en éludant le caractère équivoque du geste) que l’Ange va déposer la tige de lys dans la carafe .



1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 3

Celle-là nous montre l’Ange la déposant dans le voile.

Dans cette lecture, le lys en marquetterie représente Marie, avant et pendant l’Annonciation : tandis que le lys réel représente Jésus, résultat de l’Incarnation.

Le couple repoussé dans l’escalier par l’arrivée de la colombe conserve son polysémisme : on peut y voir des divinités païennes non définies qui quittent la scène, tandis que les donateurs y entrent en bon chrétiens. Ou bien, si on considère la colombe au dessus de l’Ange comme matérialisant son Esprit (en l’occurrence le Saint), on peut voir ce couple dont la danse se transforme en fuite, comme les pensées sensuelles que la vision de la scène sacrée chasse de l’esprit des donateurs.



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Cinquante ans plus tard, Filippino Lippi n’a pas eu besoin de se souvenir de l’Annonciation Barberini de son père pour concevoir le second exemple d’Annonciation avec donateur à droite, tant l’esprit du temps avait changé.

L’influence de la peinture flamande fait qu’il n’est plus depuis longtemps novateur d’inclure à côté de la la Vierge des personnages de taille humaine. Quant à la position du donateur à droite, elle obéit à une logique narrative qui n’a plus rien à voir avec les finesses cryptiques de son père.


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1493 filippino-lippi Carafa Chapel Santa Maria sopra Minerva Mur droit Triomphe de saint Thomas d'Aquin sur les Heretiques

Triomphe de saint Thomas d’Aquin
Filippino Lippi, 1493, Mur droit de la Chapelle Carafa, Santa Maria sopra Minerva, Rome

Le mur droit de la chapelle est une grande machine militante dédiée à Saint Thomas d’Aquin, à l’iconographie complexe [4] : dans la lunette le Miracle du Livre, dans le panneau du bas le Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur les Hérétiques.


1493 filippino-lippi Carafa Chapel Santa Maria sopra Minerva ensemble

Triomphe de la Vierge
Filippino Lippi, 1493, Mur central de la Chapelle Carafa, Santa Maria sopra Minerva, Rome

Le mur central montre l’Assomption de la Vierge, autour d’un cadre sculpté renfermant notre Annonciation.


1493 filippino-lippi Carafa Chapel Santa Maria sopra Minerva

Saint Thomas d’Aquin présentant le Cardinal Carafa à la Vierge de l’Annonciation

Il et donc logique que Saint Thomas, quittant son Triomphe du mur de droite, pénètre par la droite dans le panneau de l’Annonciation pour présenter à la Vierge le propriétaire de la chapelle, le cardinal Carafa.

La symétrie entre l’Age et le Cardinal se révèle très économique, retrouvant la vieille formule du « deux en un » . Comme le remarque Gail L. Geiger [5] :

  • si l’on cache le cardinal, on voit que Marie, tournant modestement le dos comme dans d’autres Annonciations de Filippino, fait de sa main gauche posée sur sa poitrine le geste de l’acceptation ;
  • si l’on cache au contraire l’Ange, sa main droite levée bénit le cardinal.



Références :
[2] Une tentative récente l’explique par une forme d’humour : voir « Immersed in Things of the Body: Humor and Meaning in an « Annunciation » by Filippo Lippi », Barnaby Nygren Studies in Iconography Vol. 25 (2004), pp. 173-195 https://www.jstor.org/stable/23923589
[3] Pour une vue en haute définition : https://www.barberinicorsini.org/en/opera/annunciation/
[5] Pour un historique des donateurs dans les Annonciations, voir « Filippino Lippi’s Carafa « Annunciation »: Theology, Artistic Conventions, and Patronage » Gail L. Geiger, The Art Bulletin, Vol. 63, No. 1 (Mar., 1981), pp. 62-75 https://www.jstor.org/stable/3050086

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