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La femme au poêle

6 novembre 2025

Le thème de la femme nue à côté d’une source de chaleur a donné lieu à beaucoup de facilités, mais aussi à quelques oeuvres majeures.

Commençons par le cas le moins « risqué », où l’appareil de chauffage encage et même dissimule la flamme dangereuse : celui de la Femme au poêle.

Les précurseurs

Dürer

Durer Songe du docteur
Le Songe du Docteur (la Tentation du Paresseux)
Albrecht Dürer, 1498-99, NGA

Cette iconographie ténébreuse a probablement une source précise, comme l’a découvert F.Ohly [1] : une légende médiévale dont il existe de nombreuses variantes [2], telle que racontée dans la Chronique impériale rédigée à Ratisbonne [3] :

Astrolabius jouait à la balle avec ses amis, et la balle était perdue derrière un vieux mur. Pour la retrouver, il grimpa à sa poursuite et aperçut une magnifique statue de Vénus : elle lui faisait signe de la main. Le jeune homme fut alors si enflammé d’amour pour elle que tous ses sens furent transformés. Le diable lui suggéra d’ôter son anneau de son doigt et de l’offrir à Vénus en gage de mariage.

Ainsi, le petit Cupidon montant sur des échasses et accompagné d’une balle rappellerait, au pied du dormeur, le début de sa mésaventure. Le démon lui suggère dans l’oreille la mauvaise idée de passer son anneau à l’auriculaire gauche de Vénus, qui le hèle de la main.


Durer Songe docteur schema

Du côté masculin de la composition, la balle renvoie à la pomme posée sur le poêle, attribut de Vénus mais aussi symbole du Péché. Du côté féminin, l’affinité entre la chevelure de Vénus et le queue écailleuse du démon trahit graphiquement qu’ils ont partie liée.

Une première interprétation serait donc que l’homme endormi s’identifie, en rêve, à Astrolabius. Mais elle n’explique pas le second thème, celui de la chaleur, matérialisé par la robe fourrée, le bonnet de nuit, les deux oreillers, et le grand poêle en majesté, à une époque où les représentations de ce meuble sont rarissimes [4].


1493 Dürer Le bain de Bettsabée illustration pour La Tour Landry, Der Ritter von ThurmLe bain de Bethsabée, illustration pour La Tour Landry, Der Ritter von Thurm
Dürer, 1493

Dürer lui-même l’a associé à la Luxure dans cette gravure de jeunesse, où Bethsabée expose sa nudité au regard du roi David, emmitouflé et accoudé sur un coussin. On trouve ici en germe le même thème, celui du confort thermique excessif, qui rend l’homme libidineux  et la femme  exhibitionniste.

Ainsi la Vénus du docteur et la Bethsabée de David constituent les deux prototypes du thème que nous nous proposons d’explorer : celui de la femme nue ayant commerce avec un poêle.


En aparté : Vénus frigida

Spranger 1590 ca Sine Cerere et Baccho friget Venus Kusthistorisches Museum Wien 1610 ca peter-paul-rubens (ecole) venus-and-cupid-warming-themselves Dulwich Picture Gallery

Sine Cerere et Baccho friget Venus, Spranger, vers 1590, Kusthistorisches Museum, Wien

Vénus et Cupidon se réchauffant, Rubens (école), vers 1610, Dulwich Picture Gallery

Dans les illustrations de l’adage de Térence : « Sans Cérès et Bacchus , Vénus a froid » [4a], le froid est quelquefois évoqué par une faible source de chaleur : simple torche chez Goltzius (voir Les trois autoportraits situés de Goltzius) ou flambée chichiteuse sur le sol.


Thomas Willeboirts Bosschaert Venus_warming_herself_by_a_fire coll part Giacinto_Gimignani_Pistoia_(1606_-_1681_Rome)_-_Sine_Baccho_et_Cerere_friget_Venus

Vénus se chauffant près du feu, Thomas Willeboirts Bosschaert

Sine Cerere et Baccho friget Venus, Giacinto Gimignani Pistoia (1606-81, Rome), collection privée

Très exceptionnellement, on peut aller jusqu’au parent pauvre du poêle : le brasero, bien inutile en extérieur. Mais le thème interdit, par nature, la représentation d’un moyen de chauffage plus conséquent.



Paulus Bor

1630-35-Paulus_Bor_-_Ariadne_-Poznan-national-museum 1640 ca paulus-bor seated-nude-bathing-by-a-stove-coll part

Ariane, 1630-35, National museum, Poznan

Nu se baignant près d’un poêle, vers 1640, collection particulière

Paulus Bor

Il faut attendre un siècle et demi après Dürer pour trouver une nouvelle candidate, chez Paulus Bor, peintre néerlandais excentrique connu pour la caractère particulièrement obscur de ses compositions. Par exemple, dans le tableau de Poznan, seul le fil dont la fille tient un bout dans sa main droite permet de reconnaître Ariane. De la même manière, c’est la lettre posée par terre à côté de l’éponge de la baigneuse qui identifie Bethsabée [5]. A noter, dans les deux tableaux, le même panier tressé et le fil à peine visible.

L’épisode de la lettre envoyée à Bethsabée par David ne se trouve pas textuellement dans la Bible (Samuel, 11, 4) mais s’introduit au XVIème siècle dans l’iconographie nordique de Bethsabée au bain [6]. L’originalité de Paulus Bor consiste à avoir transposé la scène en intérieur, où par définition David n’aurait pas pu voir Bethsabée : c’est en somme le spectateur qui le remplace. La chemise qui aurait pu faire rideau est mise à sécher à l’arrière-plan, de sorte que le poêle noir, avec son tuyau suspect qui se plante dans la cloison, devient le complice objectif de notre regard voyeuriste.

Rembrandt

1658 Rembrandt Femme devant poele 2eme etat 1658 Rembrandt Femme devant poele 7eme etat

Deuxième état

Septième état

La Femme devant le poêle, Rembrandt, 1658, BNF [7]

La femme a posé sa main droite sur la chemise qu’elle vient d’ôter, et son pied droit sur la chaussure, afin de faire profiter sa peau nue de la chaleur du poêle. Le déshabillage s’accentue entre le premier et le dernier état, avec l’élimination de la coiffe.

On trouve fréquemment des décorations pieuses sur les poêles en céramique, afin de sacraliser ce mobilier dangereux, porte d’entrée du confort coupable dans le foyer. D’où le motif de la femme en prière qui innocente la partie « chaleur » de l’ustensile. Sur le tuyau coudé, Rembrandt a apposé sa signature de plus en plus illisible, comme pour s’assimiler à la noirceur qui enfume progressivement la gravure.

1661 Rembrandt_van_Rijn_-_Nude_Woman_Seated_by_a_Stove rijksmuseum 1661-62 Johannes Raven II (attr) British Museum

Femme nue assise devant un poêle, Rembrandt, vers 1661, Rijksmuseum

Etude de nu, Johannes Raven II (attr), 1661-62, British Museum

Samuel van Hoogstraten, dans son traité de 1678 intitulé « Introduction à l’école supérieure de la peinture », mentionne que des élèves des académies de dessin d’Amsterdam dessinaient des modèles nus masculins et féminins d’après nature, posant près de poêles pour se réchauffer.[8]

Ces deux dessins qui montrent exactement la même pose (le pied droit posé sur un livre) témoignent que même les maîtres profitaient de ces modèles partagés. En écho à sa gravure de 1658, Rembrandt n’a pas omis le poêle, qui fait tout l’intérêt de son étude : la femme semble regretter que cette source de chaleur ne protège pas sa face la plus vulnérable, offerte au regards froids des dessinateurs.


1660-62 aert de gelder Boijmans van BeuningenAert de Gelder, 1660-62; Boijmans van Beuningen

Presque tous les artistes qui reprendront le thème par la suite montreront la modèle tournée vers le poêle, entre deux poses : occasion toute trouvée pour une rare vue de dos.


Le poêle et la toilette

Ces images sont rares, car limitées à un milieu populaire.

1830-40 Jean Alphonse Roehn Jeune femme à sa toiletteJeune femme à sa toilette, Jean Alphonse Roehn, vers 1835

Roehn a produit plusieurs scènes de genre alambiquées, flirtant de loin avec le grivois, et dont la clé est souvent donnée par la gravure pendue au mur (voir Pendants avec couple).

Il nous montre ici une jeune fille seule, relativement éduquée (le livre), coquette (le robe rouge, le sac à main), qui connaît quelqu’un (la carte glissée dans le cadre du miroir, la lettre par terre), qui reçoit de petits cadeaux (la boîte à bijoux, le bouquet sur la cheminée) et qui vit à l’économie (le papier peint décati, pas de feu dans la cheminée). Elle se livre à une occupation prosaïque, faisant chauffer l’eau de la cruche dans un petit brasero pour se lever les pieds, l’un après l’autre.


1835 Jean_Alphonse_Roehn La_Toilette_de_MannequinLa Toilette de Mannequin, Jean-Alphonse Roehn, 1835

La gravure du mur est une autocitation, avec une autre scène de genre sur le thème de la Toilette : la maîtresse et la servante partagent un moment d’amusement en poudrant un mannequin. L’idée sous-jacente, à savoir que les classes sociales peuvent se rencontrer dans un plaisir commun, est également celle de notre tableau.


La Grisette (Dimanche matin) (Titre inscrit (lettre))
La grisette (Dimanche matin), Charles Philipon, 1828, Carnavalet

Cette lithographie nous donne le port au rose : cette fille qui se fait belle au matin de son jour de repos est le prototype de la grisette, fille légère, mais pas vénale, libre de choisir un amant dans une classe sociale supérieure, et d’en changer :

Toutes ces filles du petit peuple, accoutumées dès l’enfance à un travail assidu dont elles doivent tirer leur subsistance, se séparent à dix-huit ans de leurs parents pauvres, prennent leur chambre particulière, et y vivent à leur fantaisie : privilège que n’a pas la fille du bourgeois un peu aisé. [8a]


1900 jacques Wely 1906 Emmanuel_Barcet_-_Illustration_for_Le_Rire

Toilette suspecte, Jacques Wely, 1900

Monsieur est servi, Emmanuel Barcet, 1906, Illustration pour Le Rire.

Ces deux images reprennent le même thème de la toilette parcimonieuse chez les filles du peuple.

Dans la première, la mère, aussi moche que le poêle, rentrant du marché avec une baguette et un poireau, interroge sa fille : « Et maintenant, je voudrais bien savoir pourquoi, depuis quelque temps, tu es devenue aussi propre ».

Dans la seconde, chez les socialistes, on ne se lave que pendant les grèves, pour faire « chauffer le rôti ».


Le poêle de la danseuse

 

1879 Degas Danseuse lisant coll part
Danseuse lisant
Degas , 1879, collection particulière

La petite danseuse profite d’une pause pour jeter un coup d’oeil au journal en faisant réchauffer son café. Cet alibi impeccable dissimule le vrai sujet :  la fragilité du tulle et du papier, organiques et combustibles,  attirés par cette machine obtuse qui réchauffe, mais qui peut brûler.

L’image se trouve être une magnifique application de ce mot de Degas :

« Un tableau est une chose qui exige autant de rouerie, de malice et de vice que la perpétration d’un crime. Faites faux, et ajoutez un accent de nature. »


1880 Degas La classe de ballet Philadelphia museum of art
La classe de ballet, Degas, 1880, Philadelphia museum of Art

L’année suivante, Degas reprendra l‘incongruité mineure, le journal au milieu des tutus. Mais jamais il ne s’attaquera à nouveau à l’incongruité majeure : le poêle mafflu  planté au milieu de la classe de danse.

Rops le maillot 1925 ca forain Danseuse et Abonne a l'Opera

Le maillot, Rops, non daté

Danseuse et abonné à l’Opera, Forain, vers 1925

D’autres expliciteront le thème que Degas se contente de suggérer : la confrontation entre une féminité fragile et une masculinité faussement protectrice : le chapeau « tuyau de poêle« , claqué chez l’un où perché chez l’autre, est l’organe de son intention éminente.


Xavier MauzanLe poêle
Xavier Mauzan, carte postale, vers 1925

Avec les mêmes ingrédients, cette carte postale retourne complètement la situation : la petite femme aux bas noirs domine le poêle blanc, coupant court à toute avancée du tuyau. La descente de lit en léopard réunit dans une complicité féline les deux amateurs de chaleur et de lait, la dame et son chat (voir Pauvre minet (XIX et XXème) ). Et le pot qui chauffe évoque humoristiquement, par sa forme, les deux postérieurs satisfaits.



Le poêle de l’atelier

Cette explication simple de la présence d’un poêle à côté d’une femme nue, apparue une première fois au temps du réalisme hollandais, sera totalement oubliée au XVIIIème siècle : trop prosaïque et mécanique, le poêle n’est jamais représenté, ni dans les ateliers d’artiste, ni dans les gravures galantes, ni même dans les natures mortes.

C’est seulement à la fin du XIXème siècle que le nu au poêle va faire brutalement florès, propulsé par l’académisme.

Un symbole indécent

1815 1er janvier Annales du ridicule ou scenes et caricatures parisiennes, chez E. Hocquart, Saintin et Delaunay Gallica Atelier de peinture./Songez bien que vous peignez l'histoire. (Titre inscrit (lettre))

Atelier d’une dame peintre, 1er janvier 1815, Annales du ridicule ou scènes et caricatures parisiennes, chez E. Hocquart, Saintin et Delaunay, Gallica

Leçon de peinture, 1824, Charles Joseph Travies de Villers, Carnavalet

La symbolique virile du poêle était bien évidente au début du XIXème siècle, puisqu’elle sert à ridiculiser de deux manières différentes ces dames qui se piquent de peindre.

Dans la première caricature, la femme peintre est croquée en dominatrice hérissée de pinceaux, et le modèle en victime contrainte par des cordes à une pose impossible, tentant du pied droit de relier les deux attributs de sa virilité – le chapeau abandonné sur le sol et le tuyau. Les deux élèves sont quant à elles bien placées pour étudier ce qu’une jeune fille bien éduquée ne doit pas voir.

La seconde image est plus humoristique que pornographique : un maître de dessin chenu, emperruqué, myope et aux courtes jambes, caricaturé en taupe au dos de la toile, exhorte noblement l’artiste en herbe : « songez bien que vous peignez l’histoire« . On comprend que la jeune fille, tout en baissant ostensiblement les yeux, se sert de ce maître ridicule pour contempler l’ « histoire » en question, magnifiée par le tuyau de poêle.


Un ustensile de l’atelier

1828-29-grandville-academie_de_dessin-Maison-de-BalzacAcadémie de dessin (série des Métamorphoses du Jour)
Grandville, 1828-29, Maison de Balzac

Un rapin est, au départ, un apprenti peintre chargé des bas travaux :

 » Il y a donc un rapin dans cette académie, un petit rat aux oreilles en noeuds de rubans, au museau barbelé, qui bourre le poèle avec des bûches, et ranime quelque-fois celles-ci avec les esquisses de ces messieurs. » [8b]

Le peintre le plus expérimenté, au centre, s’emploie à reconstituer de mémoire l’académie de la modèle. Tandis que la mine entendue et le geste du rat suggèrent une connaissance pratique de ce que ces messieurs les singes n’effleurent que du bout du fusain et du pinceau.


1822 Adrienne Grandpierre, L'intérieur de l'atelier d'Abel de Pujol_Musée_Marmottan_Monet 1836 Adrienne Marie Louise Grandpierre-Deverzy L'Atelier d'Abel de Pujol Musee de Valenciennes

1822, Musée Marmottan

1836, Musée de Valenciennes

Adrienne Grandpierre, L’intérieur de l’atelier d’Abel de Pujol

Adrienne Grandpierre fut l’élève, puis la responsable de l’atelier féminin d’Abel de Pujol, avant de devenir sa seconde femme en 1856.

Le tableau de 1822 montre la visite du maître dans l’atelier réservé aux dames. Une modèle habillée pose auprès du poêle, mais il semble que – bien que la question soit sensible-  le dessin d’après le nu n’était pas totalement prohibé pour les femmes, du moins pour celles qui se destinaient au grand genre de la peinture d’histoire [9].

Le tableau de 1836 montre l’atelier personnel d’Abel de Pujol, en train de travailler à une grande peinture d’histoire (Le tonneau des Danaïdes). La modèle demi-nue pose au milieu de la grande pièce, tandis que le vieil assistant est allé se réchauffer et rallumer sa pipe près du poêle. Autant sont décrits avec une grande précision les accessoires du métier – plâtres, chevalets, escalier roulant à marche réglable, lumière zénithale, rideau permettant de la réguler – autant l’artiste lui-même, par une modestie transcendentale, s’efface derrière son oeuvre.

Dans les deux tableaux le poêle, en porcelaine chez les dames ou en tôle chez le peintre, est présenté comme un détail purement technique de l’atelier, dépourvu de toute connotation sensuelle.


1824 Auguste Antoine Massé - The Studio of Baron Antoine Jean Gros Musee marmottan 1891 Bouguereau's_Atelier_at_the_Académie_Julian,_Paris_-_Jefferson_David_Chalfant San Francisco De Young Museum

L’atelier du Baron Antoine Jean Gros, Auguste Antoine Massé, 1824, Musée Marmottan

L’atelier de Bouguereau à l’Académie Julian, Jefferson David Chalfant, 1891, De Young Museum, San Francisco

D’un bout à l’autre du XIXème siècle, le poêle apparaît comme l’accessoire obligé des cours d’académie, qui ne mérite pas plus qu’une attention périphérique.


1845 av Antoinette Cécile Hortense Haudebourt-LescotModèle nu dans un studio d’artiste
Antoinette Cécile Hortense Haudebourt-Lescot, avant 1845, collection particulière

Cette composition fait exception, par la place centrale qu’elle accorde à l’ustensile :

  • aux deux extrémités, dans la zone froide, un dessinateur débutant prend les mesures d’un plâtre du bout des doigts, et un élève un peu plus âgé contemple son gribouillis sans prendre le moindre recul ;
  • au centre, dans la chaleur du poêle, sont groupés les deux vrais professionnels de la scène : le modèle masculin prise tout en touchant la tôle de son pied nu, tandis que sa compagne, dans un prétendu geste de pudeur vis à vis du plus jeune élève, réchauffe sa chemise sur le tuyau.

Cette toile souriante moque l’application des artistes qui se gèlent, comparés au laisser-aller des modèles qui se la coulent douce.



Le Repos du modèle

A la fin du siècle, le nu, qu’il fallait auparavant justifier par un prétexte académique, mythologique ou historique, voit s’ouvrir un nouveau sous-genre : le making of de la peinture, avec l’image aguichante de la modèle prise à son insu lors d’une pause, comme dans une photo volée. Ainsi se développe une nouvelle scène de genre : le Repos du modèle, instant de détente, d’intimité et de chaleur dans une activité mercenaire.

L’invention du thème (1880-1900)

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1890 ca Tito lessi 1890, OSCAR PEREIRA DA SILVA - Descanso do modelo, cena de ateliê

Tito Lessi, vers 1890

Oscar Pereira Da Silva, Le repos du modèle ( Descanso do modelo), 1890

Ainsi, la modèle qui pose est supplantée par une image plus pittoresque, celle de la modèle qui pose. Le poêle, qui permet un intéressant contraste métal-chair (voir A poil et en armure), devient l’attribut qui désigne la femme nue comme ce nouveau fantasme fin de siècle : la modèle d’atelier, fille facile mythifiée par les récits de la vie de bohême.


1891 Philip-Alexius-de-Laszlo Female-Nude 1891 paul-laureaux-blick-in-ein-maleratelier-mit-stehendem-weiblichen-rückenakt

Philip Alexius de Laszlo

Paul Laureaux

Nu debout dans l’atelier, 1891, collection particulière

L’étude de Philip de Laszlo date de sa formation à l’Académie Julian, et le poêle n’y figure qu’à titre documentaire. La même année en revanche, le dijonnais Paul Laureaux (trente quatre ans) utilise le poêle sciemment pour surfer sur la popularité du Repos du modèle : comme si, non content de se coller contre la fonte, la fille méditait sur la verticalité du tuyau.


1883 Alphonse-Étienne Dinet, Jeune femme nue à l'atelier, coll part 1880-1900 Valdemar_Irminger_-Le modèle tente de retser au chaud_Modellen_varmer_sig

Jeune femme nue à l’atelier, Alphonse-Étienne Dinet, 1883, collection privée

Le modèle se réchauffe (Modellen varmer sig), Valdemar Irminger, 1880-1900, collection privée

Un certain misérabilisme imprègne ces oeuvres rapinesques, où la pauvre fille ravale sa beauté pour quelques kopeks et quelques calories.


1890 ca HENRIQUE BERNARDELLI - O descanso do modelo Museu Nacional de Belas Artes, Rio de Janeiro 1890-1910 Ernest de Vleeschouwer

Henrique Bernardelli, vers 1890, Museu Nacional de Belas Artes, Rio de Janeiro.

Ernest de Vleeschouwer, 1890-1910, collection particulière

Le repos du modèle

Isolée du sol par une fourrure, la fille  profite d’un confort animal dans une pose qui n’a plus rien de plastique, se chauffant les mains ou les pieds.


1892 Obdulio Miralles Mon modèle Royal Casino of Murcia
Ma modèle, Obdulio Miralles, 1892, Casino royal, Murcie

Cette modèle, qui apparaît dans plusieurs tableaux du jeune artiste, aurait refusé son amour, causant son suicide deux ans plus tard. L’article de journal relatant ce suicide au revolver [10] ne mentionne que des soucis d’argent, liés à la fin prochaine de la pension versée par  la Province. Néanmoins le geste de soulever le couvercle de la pointe d’un pique-feu, comme pour attiser les flammes sans se bruler, cadre  bien avec cette légende noire.


1889 Dudley_Hardy_-_Idle_MomentsUn moment de repos, Dudley Hardy, 1889

Le peintre s’accorde une cigarette tandis que la modèle se détend. Cette oeuvre de jeunesse d’un artiste qui se fera surtout connaître comme illustrateur fait montre déjà d’une belle imagination graphique : le couple de pichets qui attend au dessus du poêle est comparé au couple dos nu/ blouse au dessus de l’estrade.


Les nus au poêle de José Malhoa

1894 José_Malhoa_ Avant la séance José Malhoa Museum Caldas
Avant la séance, Musée José Malhoa, Caldas
1893-94 José_Malhoa_Repos (L'Atelier de l'artiste) Musee d'art de Sao Paulo
Le Repos (L’Atelier de l’artiste), Musée d’art de Sao Paulo.
José Malhoa, 1894

Exposés l’un au dessus de l’autre en 1894 à l’Atheneu Comercial de Porto [11], ces deux tableaux, constituent deux moments d’une petite histoire :

  • derrière le rideau vert, la modèle prend auprès d’un brasero une dernière bouffée de chaleur, avant d’aller poser dans l’atelier ;
  • de l’autre côté du rideau,  la modèle se détend près du poêle en regardant dans le vide tandis qu’un fumeur de cigarette -l’artiste ou l’un de ses amis – examine des croquis sans lui jeter le moindre coup d’oeil : la pause dans la pose est une double interruption du regard.

Considérées en séquence, les deux toiles ne montrent pas tant l’entrée en piste de la modèle que l’intrusion du peintre dans le couple naturel qu’elle forme avec le brasero, à ses pieds, et le poêle qui trône au centre de l’atelier,  véritable maître et organisateur de l’espace : l’idée frappante  est que que la toile en cours, qui devrait se trouver au tout premier plan près de la chaise du peintre, est comme devenue transparente, remplacée par le cadre virtuel que forme le tuyau autour de la jeune femme.


1880-Maurice-Bompard-Le-repos-du-modele-Musee-de-Rennes 1906 Vienne

Le repos du modèle, Maurice Bompard, 1880 (exposé au Salon de 1889), Musée de Rennes

Vienne, 1906

L’ajout de ce poêle en situation dominante constitue la principale originalité de Malhoa, qui s’est inspiré pour le nu de la composition plus académique de Maurice Bompard. Un photographe anonyme viennois retrouvera la même idée du poêle s’accouplant avec la modèle.


1918 José_Malhoa_ Le repos du modèle coll part
Le repos du modèle, José Malhoa, 1918, collection particulière

A noter que Malhoa s’autocitera  vingt ans plus tard sans grande originalité, dans un atelier embourgeoisé.


Dans l’Empire russe

1890 Illarion_Pryanishnikov Tretyakov Gallery 1896 janis-rozentals the-artists-studio, Latvia museum of arts, Riga

Illarion Pryanishnikov, 1890, Galerie Tretyakov

Janis Rozentals, 1896, Latvia museum of arts, Riga

L’atelier de l’artiste

Dans l’Empire russe, la formule se teinte d’une nuance respectueuse : l’artiste contribue au confort du modèle en s’agenouillant pour rajouter un bûche dans le poêle.

Dans le tableau de Pryanishnikov, les rôles sont tenus par son élève Alexeï Korine et sa nièce Serafima Ammosova, qui venaient de se marier [12]. Le geste d‘alimenter le foyer a donc une valeur symbolique pour le jeune couple. L’année d’après, Pryanishnikov allait contracter une tuberculose dont il mourra en 1894.

Il est possible que le tableau de Rozentals s’inspire de celui de son devancier : à défaut de connaître les circonstances précise de la composition, on peut conclure qu’il véhicule l’idée d’un tribut de l’artiste à la Beauté, bien éloigné de la narration misérabiliste des ateliers parisiens.


Dans l’avant-garde française

1894 vuillard_nude_stove loc inconnueNu près du poêle
Vuillard, 1894, localisation inconnue

En réaction à la mentalité rapinesque, Vuillard traite le thème d’une manière totalement nouvelle : lumineuse, géométrique (le coude du tuyau en écho au coude du cadre) et dépourvue de condescendance (la modèle s’intéresse aux esquisse empilées contre le mur).

Ce nu au poêle restera unique, Vuillard déménageant par la suite dans des ateliers-appartements équipés de cheminées (voir La femme au foyer).


sb-line

Au début du XXème siècle

En se banalisant, le thème gagne ses lettres de noblesse et s’éloigne de la scène de genre. Il devient un sujet plastique à part entière, qui n’appelle plus de justification narrative.

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En France

Marquet a pratiqué une première fois le nu durant sa période de vaches maigres, en partageant souvent un modèle avec ses amis fauves, Manguin et Matisse. Mais ses deux femmes au poêle, qui renouvellent le thème de manière magistrale, datent de son retour au nu après 1910, alors que ses moyens lui permettent de multiplier les modèles et de vivre avec l’une d’entre elles, la très jeune et très libre Ernestine Bazin. Comme si le poêle consacrait cette période de confort et d’érotisme à domicile.


1910 ca Albert_Marquet_-_Nu_au_poeleNu au poêle, vers 1910

Ce nu assis vu de face confronte avec ironie les deux formes fortement charpentées, l’une noire et l’autre blanche : aux trois étages du poêle – le corps de chauffe au tiroir béant, la colonne au couvercle triangulaire, le tuyau, correspondent les trois étages de la femme – le ventre au pubis noir, le torse avec les triangles des clavicules, la tête. Le poêle est éteint et la femme aussi.


Nude_Woman_1910
Vers 1910

Pour créer cette originale analogie, Marquet a délibérément réduit la taille de l’objet et inversé sa symbolique habituelle, plus volontiers masculine.


1912 ca Marquet Nude_in_the_Studio_(also_known_as_Female_Nude_Reclining_on_a_Bed_
Nu dans l’atelier (Nu allongé sur un lit), 1912

Ce nu vu de dos reprend, en format horizontal, le même idée de correspondance tripartite, cette fois entre le décor et le corps : les portes du placard font écho aux plantes des pieds , le poêle énorme à la croupe, la boîte ouverte à la petite tête.


1910 Helene Funke Nu au poele
Nu au poêle 45.5 x 37 cm
Helene Funke, 1910

Cette artiste allemande s’est intégrée aux avant-gardes parisiennes de 1905 à 1913, influencée par le fauvisme, par Derain et par Van Dongen.


1913 Helene Funke sitting female nude at the fireplace signé Helene Funke Paris Poele de faience 1840, style prussien

Femme assise devant la cheminée, Helene Funke, 1913 51,5 x 37 cm

Poêle « prussien » en faïence blanche

Cette toile aux couleurs chaudes apparaît comme l’antithèse de la précédente, la femme vue de dos dans le salon succédant à la modèle vue de face dans l’atelier. Signée « Helene Funke, Paris », la toile a été réalisé l’année même où l’artiste a quitté Paris pour Vienne.

Il est possible que l’accolement entre cette parisienne sans jambe et ce poêle d’allure germanique symbolise ce retour aux sources.


Hors de France

1901 Carl Larsson Leontine sitting in the Atelier x 1905 ca Carl Larsson Leontine debout

Léontine assise dans l’atelier, 1901

Léontine debout, vers 1905

Carl Larsson

Carl Larsson échappe à tout regard condescendant lorsqu’il peint Léontine assise prêt du poêle, écrasant par sa beauté naïve celle de la Vénus statufiée ; ou bien debout face au même poêle, victorieuse du concours de courbures. Larsson raconte dans ses mémoires comment il a encouragé « Nina » à échapper à sa condition misérable en devenant infirmière, puis mère d’une famille nombreuse [13].


1909 avant Constantin_Artachino_-_Model_in_repos 1903 Zorn_Before_the_Stove_l

Le repos du modèle, Constantin Artachino, avant 1909

Devant le poêle, Zorn, 1903

Au début du XXème siècle, le nu au poêle intéresse deux types d’artistes :

  • les scolaires qui se souviennent de la classe de nu à l’académie Julian, comme le roumain Artachino ;
  • les spécialistes du nu à la recherche de variantes, comme le suédois Zorn.

L’atelier n’est que succinctement évoqué, par un châssis posé le long du mur.


1906 Anders Zorn Girls from Dalarna in the Sauna Nationalmuseum, Stockholm 1909 Anders_Zorn_-_Mor_och_dochte Zorn Collections,

Filles de Dalarna au Sauna, 1906, Nationalmuseum, Stockholm

Mère et fille, 1909, Zorn Collections

1915 Anders Leonard Zorn - Le chaudron de pommes de terre Potatiskitteln 1916 anders-zorn-in-front-of-the-fire-place-(framför-brasan)

Le chaudron de pommes de terre (Potatiskitteln), 1915, collection particulière

Devant le feu (Framför brasan), 1916, collection particulière

Anders Zorn

Zorn préférera exploiter, au recto comme au verso, un motif plus scandinave : celui de la nudité au sauna.


1903 Max_Feldbauer_-_Akt_am_Ofen 1917 Max Feldbauer Weiblicher Ruckenakt

1903

1917

Nu au poêle, Max Feldbauer

Le premier tableau, de facture impressionniste et en appartement, échappe aux poncifs du repos du modèle. Le second, une étude sur carton, est en revanche beaucoup plus scolaire, alors que Feldbauer vient de quitter Münich pour enseigner à Dresde.


1912 Cuno Amiet Rückenakt vor roter Apfelernte 1912 Cuno Amiet roter Apfelernte Kunstmuseum Berne

Nu de dos devant « Récolte de pommes en rouge » (aquarelle)

Récolte de pommes en rouge (huile)

Cuno Amiet, 1912

Dans une première lecture, l’aquarelle fixe le souvenir de la modèle qui a posé pour le tableau. Dans une lecture plus « symboliste », on peut supposer que la vue de dos met en évidence ce qui, dans son physique, évoque le fruit défendu.


1917 pyotr-konchalovsky the-model-by-the-stove fusain 1917 pyotr-konchalovsky the-model-by-the-stove

Nu au poêle, Pyotr Konchalovsky, 1917

Il fallait bien que que quelqu’un tente une femme au poêle cubiste : voilà qui est fait, avec quelques années de retard.


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Après la première guerre mondiale

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1920 ca Bernard Karfiol 1930 Cesare Bacchi Petit Modele

Bernard Karfiol, vers 1920

Petit modèle, Cesare Bacchi, vers 1930

Le thème de la modèle frileuse resurgit sporadiquement, dans des styles et avec des bonheurs variés.


1928 James Abbe. The actress Bessie LoveL’actrice Bessie Love,
James Abbe, 1928

Ce cliché a été pris à Paris par le photographe de mode James Abbe, pendant une séance de poses pour la maison Patou, pendant que l’actrice se réchauffait entre deux robes au poêle du studio. C’est sans doute le seul exemple authentique de Repos du modèle. [14]


1925-ca-Lindsay-Bernard-Hall-model-reading-at-studio-fire
Modèle lisant devant le radiateur de l’atelier, Lindsay Bernard Hall, 1928

Le progrès fait irruption dans l’atelier et la littérature vient à la garçonne, sans produire de renouvellement bouleversant.


1920 ca Jacques Biederer
Jacques Biederer, vers 1920

Grand producteur de photographies « parisiennes », Biederer joue encore sur un semblant de chic artistique en épinglant au mur un vague Renoir, en écho à la pose de la dame. Mais son costume ne prétend pas être celui d’une modèle pour peintre.


1930 ca Studio Biederer Salamandre 1930 ca Studio Biederer Salamandre B

Studio Biederer, vers 1930

La question thermique concerne aussi les modèles plus spécialisés. Le poêle Salamandre, au tuyau barré par un bras ou par une jambe, évoque le bon gros client, facile à chauffer et à dominer.


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Après la seconde guerre mondiale

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1939 Brassai Picasso Near the Stove in His Workshop, rue des Grands Augustins, Paris 1944 Marcel Gromaire Woman sitting in front of a stove

Picasso dans son atelier rue des Grands Augustins, Brassai, 1939

Femme assise devant un poêle, Marcel Gromaire, 1944

De part et d’autre des années sans chauffage, ces deux poêles monumentaux servent de faire-valoir l’un au peintre, l’autre au modèle.


1948 Robert Knight Ryland the-chilly-model 1948_ Esquire November – Exposure, Ren Wicks

Le modèle frileux, Robert Knight Ryland, 1948

Exposure, Ren Wicks, Esquire, Novembre 1948

Trop vu dans l’atelier du peintre, le poêle va trouver un dernier souffle comme partenaire des pinups.


1952 Gil Elvgreen Blanket Coverage (And Now's the Time to See if Frozen Assets Can Be Thawed)
Blanket Coverage (And Now’s the Time to See if Frozen Assets Can Be Thawed)
Couverture globale (et il est maintenant temps de voir si les actifs gelés peuvent être dégelés)
Gil Elvgreen, 1952

Malgré la complexité du titre, l’image se résume à un incident de canotage.


1960 ca Duane Bryers Hilda Pin-Ups a 1960 ca Duane Bryers Hilda Pin-U

Hilda, Duane Bryers, vers 1960

La pinup Hilda, en particulier, va adopter le poêle comme compagnon ordinaire dans d’innombrables images, du fait d’une analogie manifeste entre les deux anatomies :

  • dans la première image, le poêle rubicond complète le babygros écarlate, et produit un café bien mérité ;
  • dans la seconde image, particulièrement inventive, le soufflet agresse la porte du poêle et le chien, aguiché par les deux lapins, a attaqué le pont arrière du pantalon : on comprend que le feu qui ne veut pas prendre est celui du plaisir de Hilda.

Article suivant : La femme au foyer

Références :
[1] Friedrich Ohly « Sage und Legende in der Kaiserchronik: Untersuchungen über Quellen und Aufbau der Dichtung« , 1968, p 210
[2] Claudio Galderisi « Le récit du mariage avec la statue. Résurgences et modalités narratives », Romania (Paris), 2001, 119 (473), pp.170-195. https://shs.hal.science/halshs-01482118/document
[3] Der Kaiser und der Könige Buch oder die sogenannte Kaiserchronik … publié par Joseph Maria Mayer p 225 https://books.google.fr/books?id=e-FgAAAAcAAJ&pg=PR6&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=1#v=onepage&q=astrolabius&f=false
[4] Danièle Alexandre-Bidon, Le poêle : une histoire en images (fin XVe-XVIIe siècle) dans Archéologie du poêle en céramique du haut Moyen Âge à l’époque moderne https://books.openedition.org/artehis/20253
[6] Voir par exemple la gravure publiée en 1579 par Gerard de Jode dans le Thesaurus Sacrarum : « Dum lauat et recreat gelido sua flumine membra Bersabee regis litera missa datur 2. Reg. cap. 11  » La référence biblique est imaginaire. https://harvardartmuseums.org/collections/object/342408
[8b] Métamorphoses du Jour, éditions Gustave Havard libraire, Paris, 1854
[9] Alain Bonnet, France Nerlich « Apprendre à peindre: Les ateliers privés à Paris 1780-1863 » p 77 https://books.google.fr/books?id=rOd3DwAAQBAJ&pg=PA77
[10] « El Diario de Murcia « , 23 de diciembre de 1894 https://prensahistorica.mcu.es/es/catalogo_imagenes/grupo.do?path=2000559068

La femme au foyer : jusqu’au XIXème siècle

6 novembre 2025

Parfois la femme nue quitte le poêle prolétaire pour la cheminée du salon. Symboliquement prometteur, ce thème n’a pas eu, pendant très longtemps,  la fortune qu’il méritait.

Article précédent : La femme au poêle

Les précurseurs

La représentation de la nudité est extrêmement rare au Moyen-Age, en dehors de l’Enfer et des bains. Et les cheminées brûlantes ne se trouvent que dans l’iconographie de l’Hiver où de la Nativité.

Niederrhein. Mstr., Der Liebeszauber
Le Philtre d’Amour (Der Liebeszauber)
Vers 1480, Meister des Bonner Diptychons , Museum der Bildenden Künste, Leipzig

La combinaison des deux est donc tout à fait exceptionnelle. La clé de ce tableau, souvent mal interprété, est une métaphore galante : de la même main la femme enflamme le Coeur avec les escarbilles de son briquet, et le modère avec les gouttes d’eau de son éponge. La métaphore est reprise en écho, dans la chambre, par l’opposition entre le mur chaud et le mur froid, la cheminée qui brûle et le bassin qui nettoie : le Coeur amoureux se retrouve coincé entre l’Enfer et le Paradis.
Pour un analyse plus approfondie, voir 1 Le perroquet et le chien : une vieille histoire.


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Un thème dangereux

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1523 hans_baldung_grien-zwei_hexen staedel museum 1880-90 Edward John Gregory Fanny fanning

Deux sorcières, Hans Baldung Grien, 1523, Staedel museum, Francfort

Fanny à l’éventail (Fanny fanning), Edward John Gregory, 1880-90

En Occident, la proximité des femmes et des flammes renvoie à un imaginaire chargé.

C’est donc avec circonspection, enveloppée dans sa robe fourreau et sous la protection de l’éventail que cette femme fatale recule vers le foyer qui lui ressemble, surplombée par un oeil de sorcière. Le thème de l’artiste pris dans l’orbe, signifiant à la fois sa compétence technique et sa réduction à l’infime devant la féminité triomphante, est particulièrement prisé à l’époque victorienne ( voir 3a Le peintre dans sa bulle : Virtuosité).


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Une symbolique assumée, sous Louis XIII

Parmi les innombrables gravures d’Abraham Bosse, neuf comportent une cheminée allumée. Ce large échantillon nous donne une bonne idée de la manière dont on percevait cet équipement encore luxueux et réservé aux classes supérieures.

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1633-bosse_abraham-Le-Mariage-a-la-ville-laccouchement-Carnavalet 1633 bosse_abraham Le Mariage à la ville La visite de la nourrice British Museum

L’accouchement, Carnavalet

La visite de la nourrice, British Museum

Abraham Bosse, 1633, série Le Mariage à la ville

La cheminée allumée joue ici deux rôles différents :

  • dans la première gravure, elle évoque les tourments infernaux de l’accouchée : « Mon corps s’en va mourant et (il) n’est point de remède aux peines que je sens » ;
  • dans la seconde, elle sert au confort du nouveau-né, en chauffant ses langes ; mais le commentaire étonnamment polisson [14a] suggère qu’elle illustre surtout l’ardeur sexuelle du spectateur, aguiché par ces beautés ancillaires.

1633-ca-bosse_abraham-La-femme-qui-bat-son-mari-CarnavaletLa femme qui bat son mari, Abraham Bosse, vers 1633, Carnavalet.

Ici le feu violent attise les comportements contre nature : la poule qui monte sur le coq, la soeur qui bat le frère, la femme qui bat le mari, et l’amant qui attend derrière le lit qu’elle l’ait chassé par la porte.


1636-bosse_abraham-Les-quatre-ages-de-lhomme-la-vieillesse-Carnavalet- 1637-ca-bosse_abraham-Lhyver-Carnavalet.

La vieillesse (série Les quatre âges de l’homme), 1636

L’hyver (série Les quatre saisons), vers 1637

Abraham Bosse, Carnavalet.

Plus classiquement, Bosse utilise aussi la cheminée allumée dans ses deux iconographies traditionnelles :

  • celle de la Vieillesse, où elle permet de contrarier le froid de la Mort qui menace ;
  • celle de l’Hyver, où elle donne de la joie ; le Mardi-gras, les jeunes filles font des crêpes pour les jeunes gens, qui tentent de profiter de cette proximité autour du feu :

Monsieur, dict une Maistresse
Si vous touchez mon tétin,
Je repandray de la graisse
Sur votre habit de satin.

A noter qu’une des jeunes fille se protège le visage par un pare-feu circulaire.


1636 ca Bosse A braham The_Prodigal_Son_in_a_House_of_Ill_Repute_MET 1638-40_bosse_abraham_tactus._le_toucher-Carnavalet

Le fils prodigue dans la maison mal famée, vers 1636, MET

Le Toucher (Tactus), série des Cinq Sens, 1638-40, Carnavalet.

Abraham Bosse

L’association entre chaleur et plaisir sexuel se retrouve de manière encore plus nette dans ces deux gravures :

  • dans la salle à manger, on « allume » le Fils prodigue, et près du fourneau embrasé de la cuisine, on consomme ;
  • le Toucher entre les amants est aussi puissant que la sensation de la chaleur sur le pied.

1635-45-bosse_abraham_les_vierges_folles-jour-Carnavalet 1635-45-bosse_abraham_les_vierges_sages-jour-Carnavalet

Les vierges folles, le jour

Les vierges sages, le jour

Abraham Bosse, 1635-45, Carnavalet

Enfin, Bosse invente une métaphore inattendue pour la cheminée qui flambe, celle du gaspillage chez les vicieuses, et de la paix du coeur, chez les vertueuses.

Le jour :

  •  les vierges folles « s’amusent inutilement » auprès d’une cheminée allumée par pur caprice,
  • les vierges sages étudient devant une cheminée éteinte, « et cherchent le souverain bien / Dans les livres qu’elles lisent / Le coeur bruslant de charité ».

1635-45-bosse_abraham-Les-vierges-folles-somnolent-en-attendant-larrivee-de-lepoux 1635-45-bosse_abraham_les_vierges_sages-Carnavalet

Les vierges folles, la nuit

Les vierges sages, la nuit

Abraham Bosse, 1635-45, Carnavalet

La nuit :

  • les vierges folles s‘assoupissent devant une cheminée qui gaspille ses flammes sans les éclairer : « Leurs lampes sans huile et sans feu / sont pesle-mesle renversées… dans l’obscurité du péché » ;
  • en revanche les vierges sages, ayant allumées leur cinq lampes, « raisonnent et veillent, attendant leur céleste Espous ».


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Une symbolique édulcorée, sous Louis XIV

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1678-1700 Le Feu, Henri Bonnart II British MuseumLe Feu
Henri Bonnart II, 1678-1700, British Museum

L’élément dangereux est ici réduit à la fabrication de confitures, qui produisent chez la belle Phillis « empressement pour vos ardeurs ».


1678-1700 l'Hiver, Henri Bonnart II British Museum 1678-1700 Décembre, Henri Bonnart II British Museum

L’Hiver

Décembre

Henri Bonnart II, 1678-1700, British Museum

La disette, le froid les neiges les frimats,
Font de cette saison le plus bel appanage
Mais quand on est ainsi dans des chaudes maison
Il me paroit qu’on peut se moquer de l’orage.

Quand la rigueur de la saison
Tient au coin de la cheminée
Dorine souffle le tison
Jusqu’à la fin de de la Journée.

La cheminée n’évoque qu’un plaisir bien innocent : celui de se chauffer les pieds tandis que les autres se gèlent. La femme de qualité, dans l’Hiver, prend soin de se protéger le visage avec un pare-feu à main.


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Trop vulgaire pour le XVIIIème siècle

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1780 ca Nicolas-Réné Jollain La toilette Huile sur cuivre musée Cognacq-Jay 1784-85 Louis_Marin_Bonnet_-_La_Toillette Gallica

Nicolas-René Jollain, vers 1780 (huile sur cuivre), Musée Cognacq-Jay

Gravure de Louis Marin Bonnet

La Toillette

Le thème très XVIIIème siècle de la toilette est une occasion manquée : l’accessoire libidinal obligé est le miroir, tandis que le feu dans l’âtre, trop vulgaire, est escamoté et mis à distance de la maitresse par une croupe ancillaire – la chaleur directe, tout autant que le soleil, étant à proscrire chez une dame de qualité.


D'après Louis_Marin_Bonnet_-_La_ToiletteLa Toillette, Gravure de Louis Marin Bonnet, 1781, NGA [15]

C’est seulement dans la version en couleur que le cadrage s’élargit pour inclure la flambée matinale, qui n’a donc probablement aucune valeur symbolique : il s’agit simplement d’une notion de luxe et de confort, indispensable pour la lente opération de l’habillage, dès sept heures du matin.


Boucher_toilette_1742La Toilette du matin
Boucher, 1742, Fondation Thyssen-Bornemisza, Madrid

Chez Boucher, le feu est moins innocent : surplombé par un ruban rose et à demi démasqué par le paravent, il est l’analogue du chat sous le ruban démasqué par la robe. On comprend que c’est du réveil du désir animal qu’il s’agit. La pince bien mise en valeur dans l’âtre suggère d’ailleurs que la dame est habile à entretenir les flammes. Pour une interprétation détaillée de cette composition débordante de sous-entendus gracieux, voir Le chat et l’oiseau.


Gravure de Jean Charles Levasseur d'après A.Krause La chauferette Gravure de Jean Charles Levasseur D'après G.M. Krause La gayetté sans embarras

La chaufferette, d’après A.Krause

La gayetté sans embarras, D’après G.M. Krause

Gravures de Jean Charles Levasseur, 1781-1789 [15a]

Chez les filles du peuple, le luxe de la cheminée est remplacé par le confort discret de la chaufferette, qui permettait également des effets de chevilles affriolants. C’est encore en relaçant son bas que la grande soeur révèle le pot aux roses, au chat comme au spectateur.


Carte postale, vers 1900 1931 Jules_Marie_Auguste_Leroux_-_Illustration_for_memoirs_of_Casanova

Carte postale, vers 1900

Illustration pour les Mémoires de Casanova, Jules Marie Auguste Leroux, 1931

Une époque moins raffinée illustrera de manière plus directe la rhétorique du désir attisé.


1755 ca Gabriel de Saint Aubin L'Académie particulière Frick Collection 1878-81 Félicien_Rops_-_La_Belle_et_la_bête Cincinnati Art Museum

L’Académie particulière, Gabriel de Saint Aubin, vers 1755, Frick Collection

La Belle et la Bête, Félicien Rops, 1878-81,  Cincinnati Art Museum

En bref : du XVIIIème à 1880 (Rops y compris), la cheminée restera presque toujours noire, servant au mieux à mettre en valeur les courbes et la blancheur de la dame.


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Un cas particulier : le thème de la croupe enflammée

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1785 Angélique Papavoine d'apres Lenain Eduard Fuchs, L'élément érotique dans la caricature p 154 Eduard Fuchs, L'élément érotique dans la caricature; un document à l'histoire des moeurs publiques p 153

Le mal placé, 1785, gravure d’Angélique Papavoine d’après Lenain Eduard

Le curieux abbé [16]

Dans la profusion de natures galantes du XVIIIème siècle, le thème de la croupe enflammée reste marginal et purement pornographique.



Fragonard_ma_chemise_brule_louvre

Ma chemise brûle
Fragonard, dessin, Louvre

Fragonard le traite par l’humour, sans montrer grand chose : on comprend que la jeune femme s’est assise dans le fauteuil trop près du feu. Sur le détail de la « cage des filles », voir La cage à oiseaux : y entrer.


1791 Henry_Fuseli Femme en costume du XVIIe siècle esquisse 1791 Henry_Fuseli Femme en costume du XVIIe siècle

Femme en costume du XVIIe siècle, Johann Heinrich Füssli, 1791

Füssli traite le thème par l’allusion :

  • dans l’esquisse au lavis, les deux statues posées sur le manteau suggèrent d’imaginer la femme nue, et de voir dans cette robe extravagante ce qu’elle symbolise vraiment : un sexe féminin de la taille d’une cheminée ;
  • dans l’aquarelle terminée, l’escamotage de l’âtre rend la métaphore moins perceptible.


1795 James Gillray - A keen sighted Politician warming his Imagination 1800 J. Gillray the Comforts of a Rumpford stove Benjamin Thompson, Count Rumford

A keen sighted Politician warming his Imagination, 1795

The Comforts of a Rumpford stove, 1800

James Gillray

La première caricature s’en prend à William Wyndham Grenville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, représenté comme un « Lord Pogy » (profiteur) qui, plutôt que de s’occuper de la guerre avec la France, laisse son large postérieur s’épanouir sur banc du Trésor ou devant une cheminée bien fournie [17].

La seconde montre en revanche une cheminée qui ne chauffe pas, pour ridiculiser Benjamin Thompson, Comte Rumford, inventeur au maigre derrière.


1801 Charles Williams Luxury or the Comforts of a RumpfordLuxury, or the Comforts of a Rumpford
Charles Williams, 1801

L’année suivante, la caricature est-elle même parodiée avec cette jeune femme exposant ses fesses à la flamme, en tenant à la main le roman gothique Le Moine. D’autres mauvais conseillers l’environnent, comme le tableau représentant Danaé au mur, la pendule où des puttis se bécotent comme des pigeons et deux autres livres inconvenants :

  • Les Baisers ouvert sur la table à côté de la bouteille de liqueur,
  • L’Économie de l’amour posé par terre sur le dos, à côté du chat qui jouit.

Le prétexte moralisateur n’est bien sûr qu’une grosse ficelle pour tourner autour d’un thème interdit.


1810 - 1820 Queen Hortense de Beauharnais in her Private Apartments RijksmuseumUne favorite de Madame Hortense Eugène Beauharnais, ancienne reine de Hollande Anonyme 1810-20, Rijksmuseum

Le sujet continue sa course en Hollande, avec cette charge contre l’immoralité française : les livres sont, de haut en bas : Thérèse philosophe, La Pucelle d’Orléans et Le cabinet des dames.



Un pendant improbable

 

jean-baptiste-mallet (attr)-Femme à la cheminée Louvre frileuse houdon refusee au salon de 1783 Musee Fabre Montpellier

Femme à la cheminée, Jean-Baptiste Mallet, Louvre

La Frileuse (L’Hiver), Houdon, 1783, Musée Fabre, Montpellier

La femme reprend, devant la cheminée, la pose qui avait valu à La Frileuse d’être refusé au Salon de 1783. Plusieurs toiles similaires, de petit format, montrent également une femme nue debout, dans différentes activités. On en a tiré une série de dix gravures, visiblement conçues pour permettre la composition de séries et de pendants [15b] :

1817 Gravure de Cardon d'après jean-baptiste-mallet La Frileuse 1817 Gravure de Cardon d'après jean-baptiste-mallet La Somnambule

La Frileuse

La Somnambule

Gravures de Cardon, d’après Jean-Baptiste Mallet, vers 1817

La Frileuse, vue de dos, un pied sur un tabouret devant l’âtre, avec sa boisson chaude posée sur le guéridon, était mise en pendant avec une antithèse inattendue : cette Somnambule sortie du lit, ayant posé par terre sa bougie pour jouer de la harpe devant une fenêtre grande ouverte, à la clarté de la lune.

Une vague symbolique Cigale / Fourmi pourrait justifier cet appariement improbable, mais sans doute ne faut-il pas aller chercher plus loin que l’attrait pour « les nudités de M. Mallet; d’abord la Toilette, gravée par M. Cardon; et le Bain par M. Gérard fils; ensuite sont venues la Frileuse et la Somnambule, de sorte que ces figures, qui toutes n’ont d’autre costume que celui de la Vérité, nous montrent les femmes par les quatre côtés … Il n’y a pas de mal. Tout cela ne nuit à personne et fait plaisir à bien du monde. » [15c]



Entre 1880 et 1900 : un bon sujet impressionniste

1876-77 Degas Femme nue se chauffant MonotypeFemme nue se chauffant (monotype), Degas, 1876-77, collection particulière

Cette composition aborde frontalement le thème totalement nouveau d’une femme nue dans un fauteuil, exposant son entrecuisse à une cheminée qui flambe : elle affirme graphiquement que la femme, pattes en l’air, est comme une cheminée à l’envers.


1880 Degas la cheminee monotype MET 1880–90 Degas Femme devant une cheminee monotype NGA

La cheminée, 1880, MET

Femme devant une cheminée, 1880–90, NGA

Degas, monotype

La version de gauche flirte avec le lesbianisme, puisqu’une autre femme nue, tournant le dos à la cheminée, ouvre le lit comme pour une invitation.

La version de droite exprime le confort après la toilette, tandis que la servante sèche les cheveux et que le miroir de la coiffeuse, à droite au dessus des flacons, renvoie le reflet du foyer.

Certains monotypes de Degas sont des reprises de tableaux ou de pastels, mais ce n’est pas le cas pour ces trois-là, bien trop osés pour l’époque : la technique est de facto confidentielle, puisqu’elle ne permet de produire sur papier qu’un seul bon exemplaire. Et Degas a gardé ses monotypes secrets, jusqu’à sa mort, en 1917.


1885 Federico Zandomeneghi, pastel The-model-resting-in-the-studio-nude-before-a-fireplace 1898 Federico_zandomeneghi-woman_drying_herself-s 1911 Federico Zandomeneghi In front of the fireplace

Modèle se reposant dans l’atelier (nu devant une cheminée), Exposition impressionniste de 1886 (huile)

Femme se séchant, 1898 (pastel)

Devant la cheminée, 1911 (huile)

Federico Zandomeneghi

Si Degas n’a jamais traité le thème en dehors de ses monotypes, son ami Zandomeneghi s’est intéressé à sa composante intimiste. La cheminée est coupée par le cadrage serré et les éléments narratifs sont réduits au strict minimum, la serviette blanche, qui justifie la nudité par le thème de la toilette.


1896 Nikolai Sergeevich Matveev La cheminée Russian Art Center, Kaliningrad

La cheminée, Nikolai Sergeevich Matveev, 1896, Russian Art Center, Kaliningrad

Le thème atteint presque une dimension symboliste  avec cette jeune russe qui se prosterne pour glisser un quartier de bouleau dans le feu, comme une offrande à un dieu barbare dans dans un lieu baptismal.


Delphin Enjolras (French, 1857-1945) - Catherine La Rose (36) pastel

pastel

huile

Delphin Enjolras, vers 1900

Enjolras se fait connaître par ses huiles ou pastels de femmes en intérieur avec effet de lumière, dont celle de la cheminée. Le cadrage large permet d’inclure une bonne partie du mobilier, de très bon goût, et l’érotisme bourgeois de ces dames en déshabillé de soie n’a plus rien de commun avec celui des modèles frileux.


Delphin Enjolras (French, 1857-1945) - Catherine La Rose LES JEUNEs CHATS huile Delphin_Enjolras_-_Près du feu huile

Les jeunes chats

Près du feu

Des clins d’oeil à Boucher, tel que le chaton au ruban ou la pince à bûches, ajoutent à la respectabilité du thème.


1895-1900_Louis_Amedee_and_Goldschmidt_Edmond__Female_Nude_Seated_by_Fireside_c(mantochrome)Nu assis près d’une cheminée (mantochrome), Louis-Amedée Mante et Edmond Goldschmidt, 1895-1900

Même en photographie, l’incongruité de la nudité se fait oublier par l’accumulation éclectique de richesses (le bahut à marqueteries, le miroir et la cheminée démesurés, la chaise curule), parmi lesquelles la fille n’est qu’une porcelaine supplémentaire.


1896 albert-dagnaux-femme-qui-se-chauffe 1895 Gervex Parisienne a sa toilette musée national des Beaux-Arts Buenos Aires

Femme qui se chauffe, Albert Dagnaux, 1896

Parisienne à sa toilette, Gervex, 1895, Musée national des Beaux-Arts, Buenos Aires

Dagnaux en reste à un traitement authentiquement impressionniste, qui privilégie le prosaïsme du quotidien : la femme lève le pied en prenant appui sur le manteau, ignorant la pose plastique de la statuette dans le miroir.

En revanche, fidèle à sa réputation (voir 1 Les objets d’un scandale), Gervex exploite la composante scandaleuse du thème avec cette rousse flamboyante qui exhibe sa cambrure en s’effeuillant devant la glace, entre des bougies qui ne demandent qu’à s’enflammer.


1898 Camille Claudel Femme agenouillée devant une cheminée (La profonde pensée) 1899 camille-claudel eve-au-coin-du-feu

Femme agenouillée devant une cheminée (La profonde pensée), 1898

Eve au coin du feu, 1899

Camille Claudel

A la toute fin du siècle, les rituels de la vie quotidienne inspirent à Camille Claudel ces deux fortes sculptures…


1900 Julien Caussé
Julien Caussé, 1900

…rapidement imitées.

Article suivant : La femme au foyer : au XXème siècle 

Références :
[14a] La mine de cette accouchée / Me semble si fort en bon point, / Que volontiers pour mon pourpoint / Je voudrais la voir empêchée.
A cette gentille nourrice, / Coiffée de son bavolet, /Quand on devrait troubler son lait / Ferait bon lui rendre service.
Et pour cette jeune servante / Qui chauffe la couche à l’enfant, / Qui lui voudrait en faire autant / Je crois qu’elle serait contente.
J’entends à faire le ménage / Et surtout à dresser un lit. / Mais pour y prendre son déduit Je fais mieux encor cet ouvrage.
[15] Herold, Jacques. Louis-Marin Bonnet (1735-1793): Catalogue de l’oeuvre gravé. Paris: La Societé pour l’étude de la gravure Francaise, 1935, N°654 p 263 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1910064j/f287.item.r
[15a] D’après les dédicaces, ce pendant gravé a été constitué à la toute fin de l’Ancien Régime, à partir de tableaux dus à des peintres différents. Voir Émile Delignières « Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Jean-Charles le Vasseur, p 32 https://books.google.fr/books?id=b1wOAAAAYAAJ&pg=PA32
[15b] Le Lever / Le Coucher ; Les Cartes / La réussite ; La Toilette / Le Bain ; La Frileuse / La Somnambule ; Le Jour de noces / Le Lendemain de noces (voir Deux moments d’une histoire)
[15c] Armand Henri Ragueneau de la Chainaye « La chronique indiscrète: Juillet-Decembre 1818 » p 170 https://books.google.fr/books?id=OXBFAQAAMAAJ&pg=PA170
[16] Fuchs, L’élément érotique dans la caricature p 97 et 98 https://archive.org/details/lelementerotique00fuch/page/n151/mode/2up

La femme au foyer : au XXème siècle

6 novembre 2025

Au tout début du siècle, trois peintres majeurs, trois amis issus du groupe des Nabis, vont donner, chacun dans son style, un coup de neuf au motif. D’autres peintres moins fameux suivront, escortés par quelques photographes, jusqu’à ce que le motif s’éteigne au début des années 60, en même temps que les cheminées.

Article précédent : La femme au foyer : jusqu’au XIXème siècle 

Au foyer de Vallotton (SCOOP !)

 

1896 vallotton-intruments-musiques-3-violon
Le violon, série des Instruments de musique
Vallotton, 1896

Fort des acquis de sa période Nabi – japonisme, formes stylisées – Vallotton va illustrer deux fois, à partir de 1899, le thème de la femme nue à la cheminée, dans un esprit bien différent de celui de l’impressionnisme. C’est l’année de son mariage, mais aussi d’un grand tournant dans sa carrière : il s’éloigne de la gravure et du groupe des Nabis et revient à la peinture, sa première vocation.


Avant la mariage : l’appartement de la rue Jacob

Felix-Vallotton-La chambre rouge 1899 Félix_Vallotton,__-_Intérieur,_femme_en_chemise coll part COPIE

La chambre rouge, 1898, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Intérieur, femme en chemise, 1899, collection particulière

Vallotton

A la toute fin de la période où Vallotton vit encore en union libre avec Hélène Chatenay, La chambre rouge est encore une critique du mariage à travers sa conséquence inévitable, l’adultère.

Dans les deux tableaux, un même dispositif théâtral – le miroir entre les deux rideaux – fait de la cheminée une sorte d’autel domestique (voir Des reflets incertains). Ce décor est sans doute composé à partir d’éléments de mobilier de l’appartement du 11 rue Jacob, que Vallotton occupait avant son mariage ( [18], II p 158).

Dans le second tableau, la symétrie de cet intérieur – à laquelle fait écart seulement la prêtresse blonde en chemise – créé autour de la cheminée brûlante un espace ritualisé : il n’est pas question ici de repos ou de chaleur, mais d’une sorte de sacrifice, de prière devant la flamme, en tout cas d’une activité occulte à laquelle la vue de dos confère son aura de mystère.


Félix_Vallotton,_1899_-_Femme couchée jouant avec un chat coll part Félix_Vallotton,_1900_-_Femme_se_coiffant musée d'Orsay

Femme couchée jouant avec un chat, 1899, collection particulière

Femme se coiffant, 1900, musée d’Orsay

La même fille blonde apparaît dans ce tableau empli des classiques symboles galants hérités du XVIIème siècle : mule, rubans, lettre et surtout chat (voir Pauvre minet). Mais comme par un dernier geste de liberté, Vallotton a emprunté, pour coucher cette fille amoureuse, le lit XVIIème de sa future épouse, bien visible dans le tableau de l’année suivante.


Après le mariage : l’appartement de la rue de Milan

Car le 10 mai 1899, Vallotton a fait une fin : à la grande surprise de ses amis, l’anarchiste protestant a épousé une juive aisée, Gabrielle Rodrigues-Henriques, fille du grand marchand de tableaux Alexandre Bernheim, et quitté la rive gauche pour s’installer rive droite, dans l’appartement de la rue de Milan où la jeune veuve vivait avec ses trois enfants.


1899 Valloton La Chambre rouge Etretat Art Institue chicagoLa Chambre rouge, Etretat (Madame Vallotton et sa nièce Germaine Aghion)
Vallotton, 1899, Art Institute, Chicago

L’été juste après leur mariage, les deux époux louent le château d’Etretat, dans lequel Vallotton peint une nouvelle Chambre rouge tout à fait maritale cette fois : la cheminée, fermée en été, est équipée du poêle que l’on voit sur la photographie. Le bébé, rajouté lors de l’élaboration du tableau, ne peut être la nièce de Gabrielle, Germaine Aghion (âgé de six ans en 1899), mais possiblement sa petite soeur Marie-Louise ([18], II p 163). On pourrait tout aussi bien y voir le symbole du désir d’enfant du peintre, et dans les papiers déchirés une sorte de nostalgie de son anarchisme originel.


1900 vallotton Max Rodrigues dans l'atelier de Felix Vallotton Cologne, Collection RauMax Rodrigues dans l’atelier de Félix Vallotton, son beau-père, au 6 rue de Milan à Paris 9ème (huile sur carton, 51 x 69 cm)
Félix Vallotton, 1900, Collection Rau, Cologne

A l’automne, après un détour par la Suisse, le couple revient à Paris et Vallotton installe son atelier sous les toits, où il se hâte de reconstituer son décor laraire : il place sur la cheminée un vase et les deux abat-jours, promus lampes à huile, autour d’un souvenir de l’été, Le bain à Etretat. L’âtre a lui aussi été promu puisqu’y est allumé un poêle Salamandre, synonyme de confort bourgeois. Sur les deux placards latéraux, Vallotton a punaisé ses Courtisanes d’Utamaro. Dans les cadres plus à gauche on reconnaît un portrait de Dostoïevski et une copie, faite par Vallotton, du Vieillard au bonnet rouge de Dürer.

Le jeune homme vu de dos, qui fait semblant de donner la dernière touche aux Saules (la palette étant prudemment placée de l’autre côté de la cheminée), est Max, le second fils de Gabrielle, alors âgé de quinze ans. Cette toile complexe peut être interprétée comme une sorte de bilan, où Vallotton contemple, à travers Max, le jeune homme qu’il était lui-même à son arrivée à Paris, entouré des cadres qui résument ses diverses influences artistiques ([18], II p 201). Mais elle a clairement aussi une signification familiale : en le faisant asseoir à sa place dans son atelier, Vallotton souhaite introniser Max dans un rapport de filiation. Au centre du tableau, la Salamandre allumée symbolise leur nouveau foyer, à tous deux.


1885 Salamandre Renaissance 1886-Publicite-de-Cheret-pour-La-Salamandre

Poêle Salamandre, modèle Renaissance

Publicité de Chéret pour La Salamandre, 1886

Cette « cheminée roulante » a été inventée en 1885.


1900 Valloton La salamandre collection priveeLa Salamandre
Félix Vallotton, 1900, collection privée

Peint l’année d’après l’aménagement rue de Milan, ce tableau est probablement le plus célèbre représentant du thème qui nous occupe. Pris isolément, il soulève des interrogations sans fin :

« Vient-elle d’essayer des robes en attendant son amant, ou se réchauffe-t-elle après son départ précipité ? Dans l’un et l’autre cas, son attitude déroute. Pourquoi l’attendre dans le froid en s’ôtant d’emblée tout mystère, dans le premier, et rester nue si l’on gèle, dans le second ? Le poêle est-il là pour évoquer le foyer dont elle rêve, ou la brûlante intimité dont elle vient de jouir ? La braise dirait alors la puissance inquiétante du désir et la fonte, la froide objectivité de la machinerie masculine. À moins que le nom du poêle, qui donne au tableau son titre, ne désigne l’aptitude de certaines femmes à traverser, intactes, les incendies de l’amour... » [18]

Pris dans son contexte, à savoir la série des « tableaux au foyer » de 1899-90, il serait logique de reconnaître, après Max, sa mère Gabrielle : ce serait alors le seul cas où Vallotton l’aurait représentée nue, dans l’anonymat de la vue de dos. Le titre qu’l a donné au tableau, La Salamandre, aurait alors une valeur symbolique : car si la femme est Gabrielle, la capacité générique de traverser les « incendies de l’amour » prend une signification particulière :

  • la résilience après le décès de son premier mari Isaac David Bernheim, la laissant veuve à 31 ans avec ses trois enfants ;
  • la capacité à animer un nouveau foyer – soit la mobilité même de la « Salamandre ».

Mais la lecture inverse est tout aussi possible : cette fille dépouillée de sa chemise bleue, qui a jeté sa robe en vrac à l’opposé des draps bien repassés mis en pile dans le placard, et à la coiffure châtain bien différente de celle de Gabrielle, pourrait représenter la nostalgie du passé libertaire de Vallotton, contemplant la flamme mise en cage.

Dans son ambiguïté, le tableau synthétise l’état d’esprit du peintre en ces années charnière : voulant croire à son nouveau foyer mais encore attaché à son ancienne vie.


L’appartement de la rue des Belles-Feuilles

1903,Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire, Vallotton, Musée d'Orsay 1520 Albrecht_Dürer_Viellard au bonnet rouge Louvre

Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire, Vallotton, 1903, Musée d’Orsay

Vieillard au bonnet rouge, Albrecht Dürer, 1520, Louvre

Trois ans plus tard, dans l’hôtel particulier au 59 rue des Belles-Feuilles (16e arrondissement), cette toile froide entérine la victoire de Gabrielle : engoncée de pied en cap dans sa chemise bleue, elle contemple dans le placard entrouvert les toiles mises en rang de son mari. Relégué dans le coin, le Vieillard au bonnet rouge regarde la porte.



Le cas Vuillard, ou le nu en appartement

L’appartement de la rue Truffaut

Entre 1899 et 1904, Vuillard loue au 28 de la rue Truffaut un appartement qui lui sert aussi d’atelier. Dans de nombreuses toiles, il campe,  à côté d’une cheminée, Madame Vuillard mère, ou bien une visiteuse. Mais quelquefois on y voit une modèle nue.


1900-01 Vuillard Modèle nu près de la cheminée dans l'appartement de la rue Truffaut coll part 1900 Vuillard_-_La_maisonnette_à_l'Etang-la-Ville Musee de l'Oise Beauvais

Modèle nue près de la cheminée dans l’appartement de la rue Truffaut, collection particulière

La maisonnette à l’Etang-la-Ville, Musée de l’Oise Beauvais

Vuillard, 1900

Ce tout premier opus oppose le petit âtre rouge avec son bois de chauffe et le grand tableau bleu traversé par une branche, les deux partiellement masqués par des cartons à dessin. Le modèle dans un des fauteuils, et le bouillonnement de ses vêtements dans l’autre, introduisent un élément organique dans ce monde quadrangulaire.

Dans le paysage, la maisonnette perdue au sein d’un monde végétal joue le même rôle d’accident, mais en sens inverse.


1902-03 vuillard_nu-devant-une-cheminee 1902-03 Vuillard Modele assis près de la cheminee

Nu devant une cheminée

Modèle assis près de la cheminée

Vuillard, 1902-03

Le Catalogue raisonné [20] date de 1902-03 une série de petites huiles (sur toile ou carton) sur le même thème.

La première composition enferme le corps nu dans le cadre de la cheminée, tandis qu’un fouillis de vêtement prend possession du fauteuil de droite.

La seconde exploite la même opposition ordre/désordre, mais c’est cette fois l’oeil du peintre dans le miroir qui préside au monde réglé de la cheminée, tandis que la modèle habite le monde du laisser-aller, du fauteuil mou à l’empilement de châssis.


1902-03 Vuillard Nu debout devant une cheminee Carnegie Museum of Art Pittsburgh 1902-03 vuillard Modèle lisant devant la cheminée Israel museum Jerusalem

Nu debout devant une cheminée, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh

Modèle lisant devant la cheminée, Israel museum, Jérusalem

Vuillard, 1902-03

Debout, le modèle fait mine de se diriger vers la porte de gauche, ou lit le journal à la chaleur du foyer pendant que le peintre s’est absenté, laissant sa palette sur la chaise.


1903 Vuillard-model_undressing_in_the_studio_rue_truffaut Kimbell Art Museum schemaModèle se déshabillant dans l’atelier de la rue Truffaut
Vuillard, 1903, Kimbell Art Museum

Dans cette dernière composition, plus élaborée, les éléments s’équilibrent deux à deux :

  • au bouquet de fleurs correspond la palette accrochée au mur ;
  • à la Léda de Maillol la modèle ;
  • à l’âtre rouge dans le manteau noir, le carton à dessin bleu dans le châssis jaune.
  • au seau de cendres le fauteuil avec la robe noire ;

Tout en semblant s’inscrire dans le thème du Repos du modèle, ces compositions le renouvellent par leur dynamisme : Vuillard est en effet connu pour ne pas avoir fait poser longuement ses modèles, les saisissant plutôt dans des croquis pris sur le vif.


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L’appartement de la rue de Calais

Vuillard revient brièvement au thème après guerre, entre 1922 et 1925 [21]. Pour les grandes toiles, il dispose d’un atelier au 112 boulevard Malesherbes, équipé d’un poêle. Mais c’est devant la cheminée de son atelier-salon, dans l’appartement du deuxième étage du 26 rue de Calais (où il vit entre 1911 et 1926) qu’il va inviter ses modèles à se déshabiller.

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Jacques Salomon, Auprès de Vuillard Avec 74 dessins inédits de Vuillard, dont 6 rehaussés de couleurs et 12 photographies, p 79 1924 Madame Vuillard lighting a 'Mirus' Stove, 1924. (c) Flint Institute of Arts, Flint

Jacques Salomon, Auprès de Vuillard: Avec 74 dessins inédits de Vuillard, dont 6 rehaussés de couleurs et 12 photographies, p 79

Madame Vuillard allumant le poêle Mirus, Vuillard, 1924, (c) Flint Institute of Arts, Flint

Plusieurs oeuvres montrent cette cheminée, sur laquelle trônait, à côté de la Léda de Maillol, un grand buste de la Vénus de Milo. Vuillard s’est amusée dans un cas à confronter la statue avec la petite dame, dans l’autre avec sa vieille mère, prosternée dans la parodie amusée d’un culte à la Beauté.


1922-25 Vuillard Modele se deshabillant (atelier de la rue de Calais) 1922-25 Vuillard Modele mettant ses bas devant la cheminee (atelier de la rue de Calais)

Modèle se déshabillant

Modèle remettant ses bas devant la cheminée

1922-25 Vuillard nude-seated-in-front-of-the-fireplace 1922-25 Vuillard Femme nue près de la cheminée coll part

Nu assis devant la cheminée

Femme nue près de la cheminée

Vuillard, 1922-25

Le miroir  reflète la fenêtre en anse de panier, qui donnait sur la place Vintimille et son square. C’est le fait que Vuillard soit resté célibataire, ne partageant l’appartement qu’avec sa mère, qui a rendu possible ce déshabillage des modèles à domicile. Quant à sa maîtresse, il la peignait dans l’atelier du boulevard Malesherbes.

Contrairement à son ami Vallotton, Vuillard ne cherche pas à  creuser la symbolique ou l’érotique de la chair dénudée près de l’âtre. Il peint des scènes de sa vie quotidienne dans son appartement-atelier,  quelquefois des nus, et il se trouve que la cheminée, éteinte ou allumée, se rajoute parfois dans son champ de vision.


Les deux amies anglaises (SCOOP !)

Malgré cette approche sans calcul, la cheminée de la rue de Calais va devenir le décor d’un tableau aussi important que La Salamandre de Vallotton, bien qu’il n’ait pas retenu l’attention qu’il mérite : car le journal de Vuillard explique en détail sa genèse.


1923 Vuillard Les deux amies anglaisesLes deux amies anglaises, Vuillard, 1923, collection particulière

Devant la cheminée que nous connaissons bien, une femme nue rajuste son chignon en se regardant dans le miroir, tandis que sa compagne, vêtue et assise par terre, tient entre ses mains un tissu jaune, peut être un jupon. Elle ne la fait pas sécher devant le poêle allumé, et sa compagne semble attirée plus par le miroir que par la chaleur, de sorte que, narrativement, la scène n’a guère de sens. Plastiquement, le montant vertical de la fenêtre sépare la femme nue, qui se déploie à côté d’un grand mur blanc, et la femme habillée, qui se ratatine sous un bouquet de fleur multicolores. Enfin, humoristiquement, on constate que l’anglaise longiligne supplante la Vénus en plâtre, comme si la femme moderne éclipsait la Beauté classique. Mais tout cela ne nous mène pas loin.

Il faut savoir que ce tableau mystérieux a pour point point de départ une gageure : les deux anglaises sont des amies de Lucy Hessel, la maîtresse de Vuillard, et lui ont proposé de peindre une version art déco de la toile énigmatique de Titien, lL’Amour sacré et l’amour profane.

  • Mercredi 25 avril 1923 : soir dîner chez Lucie avec Mrs Booth et Courtot, singulière proposition qui prend corps.
  • Jeudi 26 : préoccupé de la séance de l’après-midi… Mrs Booth et Courtot, deux dessins assez en train, quelques tons après leur départ, travail
  • Vendredi 27 : travaille l’étude Courtot, après-midi séance de pose avec elle, quelques tons après son départ, idée un peu de son caractère de visage [22]

Au départ, selon sa technique habituelle, Vuillard fait des croquis séparés des deux dames, et s’intéresse au visage de Mrs Courtot : celle pourtant qui finira nue et vue de dos.

  • Lundi 30 matin : séance Me Courtaud… Chez Lucie, dîner avec Bonnard chez Poccardi ; sort des Terrasse [23] ; besoin d’échapper aux tristesses ; Olympia ;
  • Mardi 1 mai : séance Me Courtot, en train mais commencement confusion tableau 2 personnages. [24]
OLYMPIA manet 1863 Musee Orsay La_Blanche_et_la_Noire_-_Félix_Vallotton_-_1913

Olympia, Manet, 1863, Musée d’Orsay

La blanche et la noire, Vallotton, 1913, Villa Flora, Winterthour

Ce passage est important car il montre qu’au moment de mettre en place la composition avec deux femmes, l’une nue et l’autre habillée, Vuillard a en tête des références moins lointaines que Titien : l’Olympia de Manet, mais certainement aussi le pastiche qu’en avait fait dix ans plus tôt son ami Vallotton (après une premier pastiche dans Le repos des modèles de 1905, voir Des reflets incertains). Concurrence qui fait de la conception du tableau une affaire sérieuse, et qui va s’avérer très pénible par rapport aux habitudes de Vuillard, peu porté sur le nu et encore moins sur les tableaux à thème.

  • Samedi 5 mai : Courte séance Me Booth seule le matin, confidences, détente, solution des problèmes de peinture entrevu (?) simplement.
  • Dimanche 6 : Lumière radieuse, matinée libre au travail, m’énerve (?), recherche maladroite, tons isolés et gamme d’autres harmonies, fragments. Cours après compréhension et moyens d’expression, absorbé, préoccupé [25]
  • Vendredi 11 : matin, séance Me Courtot, reprend pose assise.
  • Samedi 12 : Me Courtot dos, étude ancienne, arrivé à un certain résultat illusoire de soin, qui dégénère vite et me fait horreur (?), impression confuse d’ancienne académie qui me plonge dans le doute. Descends déjeuner chez Weber, les Thadée et Bonnard ; m’énerve bêtement… Enervement grandit, remonte rue de Calais vers 9h. Travaille un peu désorienté (?) académie du matin ; lis sonnets de Michel-Ange, n’y comprends pas grand chose, m’énerve de plus en plus. [26]

Vuillard hésite donc, pour la femme nue, entre une vue de face comme ses devanciers ; ou bien une vue de dos, mais qui risque de paraître comme une « ancienne académie ». On touche là à une des explications de la rareté du nu à la cheminée chez les artistes véritablement novateurs : la crainte de renvoyer à l’exercice scolaire du Repos du modèle (voir La femme au poêle), qui a saturé les cimaises au siècle précédent.

  • Mardi 15 : Séance Me Courtot. Bon croquis d’abord, idée plus nette, nouvelle et ancienne, analyse du dos bras levés. N’ai vu que la couleur encore, puisqu’idée de la forme, autre danger ancienne mais nécessité aborder question, assez bonne séance, un peu trouble à la fin encore. [27]
  • Vendredi 18 : Me Courtauld le matin, beaucoup de croquis, gros intérêt pour finition.

Le journal s’interrompt le 20 mai et ne reprend que le 5 juin, sans nouvelle mention du tableau, qui ne semble pas avoir été totalement achevé.



Bonnard, ou la cheminée froide

Contrairement à ses amis Vallotton et Vuillard, et malgré ses innombrables nus, Bonnard n’a traité le thème que sporadiquement, sans accorder d’importance particulière à la cheminée. Sauf peut être dans son dernier opus.

 

1913 Bonnard Nu de Dos Devant la cheminée Beaubourg en depot au musee de l'Annonciade St TRopez 1913 Bonnard_-_Nude_in_front_of_a_Mantelpiece

La femme au miroir, ou Nu devant la cheminée, Centre Pompidou, en dépôt au musée de l’Annonciade, St Tropez [28a]

Nu debout vu de dos

Bonnard, 1913

Le tableau de gauche est le seul où la cheminée est allumée : Marthe nue, hormis ses habituelles mules, frotte son bras avec un gant de toilette ; le miroir à trois pans est décalé du côté droit de la cheminée.

La variante de droite supprime le miroir et oblitère le foyer avec la serviette qui sèche : probablement pour éviter le rendu hasardeux de la flamme.


1915 Bonnard, Nu devant la glace ou Baigneuse National Gallery of Ireland 1915 pierre-bonnard-nu-à l'etoffe rouge Kunstmuseum bale

Nu devant la glace ou Baigneuse, National Gallery of Ireland, Dublin

Nu à l’étoffe rouge, Kunstmuseum, Bâle

Bonnard, 1915

Même escamotage de l’âtre dans ces toiles réalisée deux ans plus tard. On voit que la cheminée est encadrée par deux portes et que le miroir à trois pans présente le même décalage sur la droite : il s’agit bien d’une pièce réelle, la salle de bains de La Roulotte, à Vernonnet.


1916 Bonnard Femme à demi-nue ou Nu se coiffant devant la glaceFemme à demi-nue ou Nu se coiffant devant la glace, Bonnard, 1916

Changement de lieu et de modèle (Lucienne Dupuy de Frenelle ?) avec cette jeune fille aux cheveux longs, ouverte en haut côté miroir et couverte en bas côté cheminée.


1919 Pierre_Bonnard_-_Jeune_fille_nue_devant_la_cheminee Kunst Museum Winterthur
Jeune fille nue devant la cheminée, Bonnard, 1919, Kunst Museum, Winterthur

Dans cette dernière toile, le grand nu a quitté la salle de bain pour la chambre, posant son pied chaussé sur le lit comme une vilaine fille : sa longue jambe en oblique semble encourager à pencher le cadre doré du miroir, et le lit, expulsé en hors champ sur la droite, revient dans le reflet sous la forme du divan, autre lieu de libertinage. Pour la seule et unique fois, à cette période ou commence sa liaison avec Renée Monchaty, le feu dans la cheminée pourrait symboliser, pour Bonnard, le plaisir et le péché.



Au début du siècle

En France

1906 Everett Shinn By the firePrès du feu, Everett Shinn, 1906

Cette proposition radicale, à la limite de la caricature, se situe à une époque où Shinn passe souvent par Paris, et est influencé par Degas et Toulouse-Lautrec. Le comparaison entre les deux arches, celle sous la robe et celle sous le manteau, est rendue d’autant plus grinçante que la dame a gardé, en haut, son manteau et son chapeau.


1909 Guy Rose Bowers museum 1912 Julius_Le_Blanc_Stewart_-_Before_the_Fire,_

Nu à la lumière du feu, Guy Rose, 1909, Bowers museum

Devant le feu, Julius Le Blanc Stewart, 1912

Ces deux autres peintres américains, l’un de passage à Giverny, l’autre vivant en France depuis l’enfance, prolongent le goût impressionniste pour les effets de matière et de lumière sur une chair dénudée, inacceptable outre-Atlantique.


1910 Jean_Metzinger,_,_Nu_à_la_cheminée,_published_in_Les_Peintres_Cubistes,_1913Nu à la cheminée
Jean Metzinger, 1910 (photographié dans Les Peintres Cubistes, 1913)

Ce tableau a eu une certaine importance, puisque c’est la première oeuvre cubiste à avoir été montrée au grand public, au Salon des Indépendants de 1910 [28]. On n’en a conservé que cette photographie en noir et blanc, qui permet tout de même de distinguer, de part et d’autre de la femme nue :

  • à gauche la volute d’un fauteuil, et un trépied portant un vase de fleurs ;
  • à droite une pendule et un autre vase, sur le manteau de la cheminée.


1913 Marquet Nude_by_the_Fireplace (Nu lisant debout)
Nu à la cheminée (Nu lisant debout), Marquet, 1913

Cette composition très charpentée place la modèle en équilibre entre deux objets inutiles : la chaise vide, qui contredit sa verticalité, et la cheminée close, qui ne la réchauffe pas. La brochure, sur laquelle se concentre toute son attention, se multiplie horizontalement dans les cadres : comme si cette modèle esthète lisait dans la revue la critique de l’exposition.


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Hors de France

1906 Carl Andreas Seeber akt-am-kamin
Nu devant la cheminée
Carl Andreas Seeber, exposé à la Grossen Berliner Kunstausstellung de 1906

On ne sait rien sur ce peintre berlinois d’origine polonaise (1855-1915, qui renouvelle avec finesse le thème éculé du Repos du modèle. Entortillonnée par son boa de fourrure, la fille d’Eve porte la main vers le brasier, et tous les péchés qui s’ensuivent. Mais la symbolique péjorative est contredite par la composition : car la fille tourne la dos au mur froid, où pendent des plâtres morts et une collection d’équerres, pour s’incliner vers la chaise, la palette, et le tissu chatoyant. Les pinceaux se prolongent dans les deux objets métalliques posés sur la plaque rougeoyante : la clé pour ouvrir la porte du poêle et la tirette pour faire tomber les cendres, accessoires que complètent le racloir et la pelle posés par terre, frôlant les pieds nus.

La modèle se révèle ainsi être, non pas une pêcheresse combustible, mais une sorte de Prométhée femelle, qui maîtrise le feu et transfère son énergie au peintre.



Après la Première guerre mondiale

En France

1900 Helleu_-_Madame_Helleu_Seated_at_her_Secretaire 1920 ca paul cesar helleu femme_nue_se_rechauffant_devant_cheminee

Madame Helleu assise devant son secrétaire, 1900

Femme nue devant une cheminée, vers 1920

Paul César Helleu

Ces deux compositions illustrent bien l’évolution des moeurs : la même pose serpentine et la même vue plongeante encastrent l’épouse dans son secrétaire et la jeune fille déshabillée devant l’âtre. Même chez un peintre mondain comme Helleu, la nudité en appartement, sans feu ni serviette, n’a plus besoin des alibis d’avant-guerre.


1924 Aloys Hugonnet_A_Femme_nue_devant_la_cheminee Louis-Marie Joseph RIDEL Nu à la cheminee

Femme nue devant la cheminée, Aloys Hugonnet, 1924

Nu à la cheminée, Louis-Marie Joseph Ridel

Il existe encore une clientèle pour la nudité impressionniste, désormais bien embourgeoisée.


1906 Albert_Guillaume_-_Illustration_for_Le_Rire 1920-30 Albert Guillaume Chauffage central

Le Salon ou l’on cause, 1906, Illustration pour Le Rire

Chauffage central, 1920-30

Albert Guillaume

De la même manière, l’illustration de la Belle époque a à coeur de respecter visuellement les convenances, malgré l’audace du propos : la pendule gonflée de puttis et les deux souliers qui s’agitent dans le miroir nous font comprendre que Le Salon ou l’on cause est un bordel : la femme vulgaire, cigarette au bec et verre de rouge à portée de main, qui relève sa chemise contre la Salamandre, n’envie l’habit de religieuse que pour son confort thermique.

Après-guerre, l’audace passe du scénario à l’image : la garçonne qui fume autant que la vieille cheminée prend la pose, jambes grandes ouvertes au feu, que Degas n’avait osée que dans le secret de ses monotypes  (voir La femme au foyer : jusqu’au XIXème siècle ). Le titre assimile ce relâchement au confort moderne, à savoir le « chauffage central ».


1912 Paysanneries grivoises 1920 ca Val d'Es Le retour au foyer La vie parisienne

Paysanneries grivoises, JIL, 1912

Le retour au foyer, vers 1920, Val d’Es, La vie parisienne

L’image d’Avant-guerre ajoute à la quittance qui sèche de vieux et gros symboles (la chat, les brandons, la bougie) pour nous faire comprendre comment la paysanne paye son loyer.

Après-guerre, le même thème de la fille chaude se déplace à la ville, avec cette garçonne dont la jupe courte encourage la flamme à sauter d’un foyer à l’autre.


1925 ca DE GrouxNu de dos à la cheminée, De Groux (Victor Marais-Milton ?), vers 1925

Cet artiste, qui signe « De Groux », pratique impunément le mélange des styles, en incrustant sa garçonne délurée – clope, bouquins et café – dans un intérieur à la Boucher, sur une carpette en peau d’ours.


1929 wegener-sur-talons-rouge-011 1934 fortunio-wegener-016

Illustration pour Sur talons rouges, contes, 1929

Illustration pour Fortunio, 1934

Gerda Wegener

La même cheminée renflée, avec ses bougies éteintes, symbolise dans les deux images la bouche de la mort.

Dans la seconde illustration, le rouge du foyer s’oppose à la blancheur de Musidora, qui vient de se suicider en recevant la nouvelle de la mort de Fortunio :

…elle embrassa la boucle de cheveux de Fortunio, et se piqua la gorge avec la pointe de l’aiguille. Ses yeux se fermèrent, les roses de ses lèvres se changèrent en pâles violettes ; un frisson courut sur son beau corps. Elle était morte. Théophile Gautier, Fortunio, chapitre XXV.


1926 Icart L'ingenue libertine 1925 ca max-bruening-Mädchen bei einem Kamin, radierung,

Illustration pour L’ingénue libertine, Icart, 1926

Fille près de la cheminée, Max Brüning, vers 1925

Dans la gravure parisienne, Minne semble à la fois fascinée et repoussée par le chenet intéressant.

Dans la gravure berlinoise, c’est le reflet inexpliqué dans le miroir qui suggère ce à quoi pense la jeune fille.


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Aux Etats-Unis

 

1916 Albert Arthur Allen. Woman by the fireplace a 1916 Albert Arthur Allen. Woman by the fireplace b

Femme à la cheminée, Albert Arthur Allen, 1916

Ces deux clichés datent de l’ouverture du studio d’Allen à Oakland. Considérés comme pornographiques, ses nus étaient vendus par voie postale. La flamme invisible est probablement un simple projecteur, et la photo claire utilise une seconde source de lumière, pour éclairer le dos du modèle.


1924 Albert arthur allen From the Boudoir serieSérie « the Boudoir »
Albert Arthur Allen, 1924

Huit ans plus tard, l’esthétique Art déco impose des cheveux courts et des lumières géométrisées : un carré pour le corps, un spot pour la tête. Les deux chenets modernistes, à la fois longilignes et bombés, schématisent cette nudité magnifiée.


1925 ca Katherine Grant b 1925 ca Katherine Grant a

Katherine Grant, vers 1925 [29]

Ces clichés hollywoodiens font exactement l’inverse : ils censurent la chair nue mais exhibent autour d’elle tout un attirail de symboles agressifs. Les monstres à patte de lion de la cheminée, les dents du porte-bûches et celles de l’ours, les flammes et la fourrure, prennent en sandwich cette fille ambigüe, visage angélique et crinière de lion. Et la courbure de la grille suggère hypocritement un déhanché que, dans une situation analogue mais en France, une star de la Belle époque ne craignait pas d’exagérer :

Colette, Paris, ca. 1907Colette, Paris, vers 1907


1923 James van der Zee Nude by Fireplace 1926 James van der Zee Future expectations San Francisco Museum of Modern Art

Nu à la cheminée, 1923

Future expectations, 1926, San Francisco Museum of Modern Art

James van der Zee

Premier photographe noir américain, ce chantre de Haarlem aborde le thème prudemment et pudiquement. La cheminée n’a rien de brûlant : c’est la même qui symbolise le foyer dans ses photographies de mariage.


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En Angleterre

 

1920-30 Thomas Tennant Baxter The studio 1920-35 Lindsay Bernard Hall SEATED NUDE BY THE FIRE

L’atelier, Thomas Tennant Baxter, 1920-30

Nu assis près du feu, Lindsay Bernard Hall, 1920-35

Les Anglais entretiennent toujours la fiction du Repos du modèle, dans des ateliers qui n’ont plus rien de bohême.



Après la Seconde guerre mondiale

1948-willy-ronis-Mouche-chantal-Chateau-de-Neuilly-Saint-Fron

Mouche (Chantal), Château de Neuilly Saint Front
Willy Ronis, 1948

Le cadrage et l’inversion du tirage modifient subtilement la lecture du cliché :

  • dans la version « accroupie », la cheminée avec ses deux montants semble vouloir avaler la jeune fille, qui repousse de ses deux paumes la flamme menaçante ;
  • dans la version « assise », la courbure analogue place la fille et la cheminée dans le même camp : celles qui savent dompter la flamme.

Femme devant chemineePhotographie argentique anonyme, années 50

Les courbes contre le carré et le croisement des nylons contre le croisement des bûches.


Émile Savitry

1949 ca La famille Reinhardt chez Savitry 1 Boulevard Edgar Quinet 1952 Émile Savitry Brigitte Bardot chez elle avec sa famille

La famille de Django Reinhardt chez Savitry 1 Boulevard Edgar Quinet, vers 1949

Brigitte Bardot chez elle avec sa famille, 1952

Émile Savitry

Dans la première photographie, la cheminée symbolise le foyer que cette famille nomade n’a pas,  et oppose l’immobilité des courbures du marbre à la mobilité de la guitare.

La seconde photographie exploite, dans le sens ascendant, la même idée d’échelonnement des âges et des tailles. La cheminée symbolise ici aussi la famille, et la flamme ce qui sépare les petites filles de la grande.


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Balthus (SCOOP !)

La même idée de transition, via la flamme, entre la nymphette et la femme, travaille en profondeur les trois tableaux que Balthus a consacrés à notre thème.

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1944-46 the-golden-days-by-balthus Smithsonian Institution, Washington
Les beaux jours
Balthus, 1944-46, Smithsonian Institution, Washington

Ce tableau qui multiplie les symboles invite soit à des interprétations débridées [30], soit à rester coi.



1944-46 the-golden-days-by-balthus Smithsonian Institution, Washington schema
La diagonale descendante conduit pourtant à une lecture assez simple :

  • dans le triangle inférieur, la lumière blanche, le récipient d’eau et la main droite vide (une étude préparatoire montre qu’initialement elle caressait un chat) ;
  • dans le triangle supérieur, la lumière dorée, le récipient de feu, et la main gauche tenant un petit miroir, à savoir l’admiration de soi-même.

A cheval entre le domaine du froid – l’enfance – et celui du chaud – le désir sexuel – la jeune fille, ayant passé un collier, dénudé son épaule et relevé sa jupe, se contemple pour la première fois en femme :

La flamme naine perd sa fleur dans son miroir
Et ce rire est la fin du rire pour toujours
Et cette source est la première et la dernière
Eluard, A Balthus, Cahiers du Sud, 1947

A l’arrière-plan, le jeune garçon illustre la même transition, mais du côté masculin : entièrement englobé dans le domaine du désir – la cheminée embrasée, le pullover rouge – il abaisse sa main gauche au risque de la brûler mais se retient de la main droite au marbre et au miroir, à savoir la connaissance objective.


1949-51 Balthus Jeune fille à sa toilette coll partJeune fille à sa toilette, Balthus, 1949-51, collection particulière

Dans cette confrontation hiératique, le rectangle du papier peint rapproche graphiquement des formes homologues : les pieds de la table et les jambes de la modèle, la cuvette et le bassin, l’eau invisible et l’écoulement irrépressible de la chevelure.


1955 Balthus Nude in front of the fireplace dessin perparatoire 1955 Balthus Nude in front of the fireplace MET

Nu devant un manteau de cheminée, Balthus, 1955, MET

Quelques années plus tard, Balthus remplace la table par une cheminée et décomprime la composition en largeur : les fuyantes éloignent la jeune fille et le cadrage, décalé sur la droite entre le dessin préparatoire et le tableau réalisé, suggère que la cheminée est un terme et que la jeune fille vient de loin. Sa main droite, qui dans le dessin préparatoire tenait probablement un peigne disparaît complètement, dans un procédé de subtilisation (voir https://artifexinopere.com/blog/tag/subtilisation/ )

La corniche jaune du lambris maintient néanmoins l’idée d’une comparaison, moins formelle que symbolique : le bas de la jeune fille est assimilé à la cheminée fermée, le haut au miroir et au broc. Dans cette toile froide, la jeune fille esquisse un geste de femme, mais se trouve entièrement figée dans un monde encore absurde pour elle : un miroir qui ne la reflète pas, un broc qui ne la lave pas, une cheminée qui ne la réchauffe pas.


1955 Balthus La cheminée de l'atelier de Chassy 1956 balthus Frederique Tison Chassy reportage LIFE photo Loomis Dean

La cheminée de l’atelier de Chassy, Balthus, 1955

Frédérique Tison à Chassy, 1956, reportage LIFE, photo Loomis Dean

Réalisée la même année, cette toile chaude creuse le thème dans la direction opposée : en robe rouge, Frédérique Tison, muse au nom prédestiné, se réchauffe et s’instruit auprès de ces trois initiateurs que sont les gros volumes sur la table, les mystères de la cheminée, et le Peintre réduit au veston.


1952-53 Pierre Klossowski La Cheminée ill pour Roberte ce soirLa Cheminée, illustration pour Roberte ce soir
Pierre Klossowski, 1952-53

Ajoutons que le romancier Pierre Klossowski, frère de Balthus, a emprunté pesamment à Fragonard le thème de la chemise qui prend feu :

« Le dessin représente un pas de deux ambigu entre la femme du théologien Octave, Roberte, dont la jupe s’enflamme au contact de la cheminée alors qu’elle terminait une conférence sur la censure, et Vittorio, l’assaillant-sauveur qui lui arrache le pan de jupe pour éteindre la flamme. » [31]


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Gil Elvgren

Moins intellectuelles que les nymphettes de Balthus, les pinups d’Elvgren, devant la cheminée, n’en proposent pas moins d’intéressantes devinettes freudiennes.

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1953 elvgren sheer delight 1954 Elvgreen

Sheer Delight (This Soots Me), Décembre 1948

A Christmas eve, 1954

Gil Elvgren

La première fille de Décembre élabore sur le personnage de Cendrillon : la pauvre souillon qui trimait devant la cheminée se voit transfigurée en une princesse dont la robe est « un pur délice » et qui, telle la pantoufle de vair, « lui va bien », mais « la met en cendre » (jeu de mot entre This Suits Me et This Soots Me). On notera le chenet à la forme évocatrice.

La seconde fille joue du même effet de transparence pour nous faire comprendre qu’elle est un cadeau comme les autres, attendant devant l’âtre de se faire ouvrir.


1950-59 Gil elvgreen 1959 Gil Elvgren Pinup Girl A Warm Welcome

Merry Christmas, 1950-59

A warm welcome, 1959

Parmi toutes les pinups de Noël qui traînent bêtement devant une cheminée, en s’offrant ou en se faisant offrir, celles d’Elvgren se font remarquer par leur inventivité.

La première, une rousse incendiaire,  ne peut attendre minuit pour dépendre son bas et récupérer son cadeau. Les objets arrondis – le pouf, l’âtre incandescent et la couronne agrémentée d’un noeud clitoridien, s’associent à sa victoire sur la phallocratie ogivale des objets du haut – la pendule et les cinq bougies rangées par ordre de taille.

La seconde, une brune piquante qui vous accueille à son foyer en rôtissant des marshmallows, se sous-entend fondante, délicieuse, et prête à être embrochée.


1951 Marilyn Monroe b 1951 Marilyn Monroe a

Marilyn Monroe, photographie Don Ornitz

Marilyn Monroe est élue en décembre 1951 « The Present All GI’s Would Like To Find In Their Christmas Stocking ». D’où le bas qui l’enveloppe et la transforme en cadeau de Noël.


Marina Ducrey, avec la collaboration de Katia Poletti, Catalogue raisonné « Félix Vallotton, 1865-1925 : l’œuvre peint

[19] Claude Arnaud, catalogue de l’exposition Félix Vallotton, Le feu sous la glace , Grand Palais, 2-10-2013 – 20-1-2014
[23] Claude Terrasse, compositeur ami de Vuillard et Bonnard, est malade et mourra peu de temps après, le 30 juin.
[28a] Ce tableau est souvent daté par erreur de 1919. La catalogue raisonné de Jean et Henry Dauberville le replace avec raison en 1913 (voir https://archive.org/details/bonnard0000jean/page/n343/mode/2up ). Il est d’ailleurs reproduit, dès 1914, sous le nom de La glace à trois pans, dans le livre de Gustave Coquiot, Cubistes, futuristes, passéistes : essai sur la jeune peinture et la jeune sculpture (6e éd.), Ollendorf p 8 https://ia904608.us.archive.org/1/items/cubistesfuturist00coquuoft/cubistesfuturist00coquuoft.pdf
[29] Sur la courte et tragique vie de Katherine Grant, voir https://www.lordheath.com/menu1_430.html
[31] La Cheminée, analyse par Nathalie Roelens, https://imagesanalyses.univ-paris1.fr/la-cheminee/index.html

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