Le mouvement tournant chez Bruegel
A une époque où la peinture commençait à s’émanciper des sempiternels sujets religieux et mythologiques, le grand innovateur qu’est Bruegel est certainement l’artiste qui a poussé le plus loin la tactique du mouvement tournant. Elle sous-tend huit de ses compositions, parmi lesquelles certains de ses plus grands chefs d’oeuvre.
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La Chute d’Icare
Une gravure passée inaperçue (SCOOP !)
Paysage avec la chute d’Icare
Gravure de Hoefnaegel d’après Bruegel, Rome, 1553
Une des grandes spécialités de Bruegel, au début de sa carrière, était celle de grands paysages panoramiques vus en plongée, inspirés par sa traversée des Alpes lors de son voyage en Italie. Ils sont en général agrémentés d’une minuscule scène biblique, la seule exception étant la scène mythologique de la chute d’Icare. On le voit ici en train de perdre ses ailes et de décrocher, tandis que son père Dédale continue son vol.
La présence du large fleuve s’explique par la légende latine :
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Vole entre les deux, tu iras plus en sécurité au milieu. Pourquoi Dédale agita-t-il sans danger ses ailes, Ovide, Les Tristes, Livre III |
Inter utrumque vola, medio tutissimus ibis Qui fuit ut tutas agitaret Daedalus alas? |
Le titre n’est autre que le conseil de Dédale à son fils, qui perdit la vie en montant trop près du soleil.
Dans la gravure, le soleil est masqué par un nuage circulaire qui imite, dans le ciel, la montagne et son méandre, sur la terre. Icare chute parce qu »il n’a pas volé « entre les deux », mais s’est élevé en hors champ, au dessus du nuage.
L’absence du soleil, et la symétrie miroir entre les deux structures circulaires, sont donc des effets délibérés, qui illustrent le texte avec subtilité.
Une composition copieusement commentée
Paysage avec la chute d’Icare
D’après Pieter Bruegel l’Ancien, vers 1558, Musée royal des Beaux Arts, Bruxelles
On connaît par deux copies d’époque cette composition, unanimement attribuée à Pieter Bruegel l’Ancien. La version de Bruxelles comporte deux anomalies :
- le soleil couchant, qui contredit l’histoire ;
- l‘absence de Dédale.
Ces deux anomalies ont été corrigées dans la version d’Uccles, qui apparaît à la plupart des commentateurs comme une normalisation tardive des deux discordances voulues par Bruegel.
La source ovidienne
Pour une fois, personne ou presque [1] ne conteste que la composition repose étroitement sur un texte d’Ovide, tiré non plus des Tristes, mais des Métamorphoses :
Le pêcheur qui surprend le poisson au fer de sa ligne tremblante, le berger appuyé sur sa houlette, et le laboureur sur sa charrue, en voyant des mortels voler au-dessus de leurs têtes, s’étonnent d’un tel prodige, et les prennent pour des dieux… Ils se trouvaient à la droite de Lébynthos et de Calymné, en miel si fertile, lorsque le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s’élever jusqu’au cieux, abandonne son guide, et prend plus haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes; elle fond dans les airs; il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer, qui reçoit et conserve son nom. Ovide, Les Métamorphoses, livre VIII, 217 [2]
Dans la suite immédiate du texte, Ovide raconte comment Dédale, jaloux des inventions de son neveu Perdrix (la scie et le compas), l’avait tué en le précipitant du haut de la tour de Pallas.
« Mais Pallas, qui protège les arts, le soutint, et le couvrit de plumes au milieu des airs. »
Transformé en l’oiseau qui porte son nom, Perdrix prend sa revanche après la mort d’Icare :
« La perdrix, sur un rameau, fut témoin de la douleur de Dédale, lorsqu’il plaçait dans le tombeau les restes de son fils. Elle battit de l’aile, et par son chant elle annonça sa joie. » Les Métamorphoses, livre VIII, 236-259
L’ironie brughélienne

Bruegel condense l’histoire en nous montrant la perdrix assistant, non pas à l’enterrement, mais à la noyade d’Icare. Le pêcheur, près de la berge, ne remarque même pas l’accident. Les plumes tombent en diagonale, emportées par le même vent qui gonfle les voiles du bateau.
« Ce contraste entre technologie aérienne artificielle et naturelle, plumes et voiles, acquérait une ironie accrue au regard de l’affirmation de Pline selon laquelle Icare aurait inventé les voiles et la navigation » [3]

La « technologie naturelle » est également évoquée par les deux oiseaux qui tournoient, observés par le berger, en contre pied ironique au texte d’Ovide : « en voyant des mortels voler au-dessus de leurs têtes, ils s’étonnent d’un tel prodige ».
L’île et sa forteresse pourrait être, selon Beat Wyss ([4], p p 223) une allusion à la Crète et au palais de Minos, dans lequel Dédale avait construit son labyrinthe pour abriter le Minotaure.
Le « cadavre » dans le buisson

Pratiquement tous les commentateurs parlent de ce détail étrange, l’explication la plus courante étant un proverbe allemand :
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La charrue ne s’arrête pas parce qu’un homme meurt |
Es bleibt kein Pflug stehen um eines Menschen willen. |
Réflectographie infrarouge, Fig. 5 [5]
Mais l’étude des tracés sous-jacents a montré qu’il s’agit d’un repeint de décence : initialement, le « visage » était une des fesses d’un chieur, personnage fréquent chez Bruegel.
L’épée et la bourse

Il n’y a donc plus lieu d’associer ce supposé cadavre à l’autre détail incongru, l’épée et la bourse posés sur le rocher du premier plan.
L’explication communément admise est un autre proverbe :
« Épée et argent requièrent mains astucieuses. »
Narrativement, on peut comprendre que ces deux accessoires appartiennent soit au laboureur, soit au chieur, qui les ont posés là pour vaquer plus commodément à leurs affaires. Dans les deux cas, il s’agit d’une preuve de confiance, d’absence de danger dans une campagne paisible.
Le triomphe de la Paix (Cycle des Vicissitudes de des Affaires humaines)
Gravure de Cornelis Cort d’près Hemskerck, 1564
Comme la montré Robert Baldwin [3], le laboureur est à l’époque un symbole de la Paix. La bourse et l’épée déposés en toute confiance sur le rocher renforcent cette symbolique.
Les trois détails incongrus (SCOOP !)

Une manière nouvelle d’expliquer ces trois détails est de remarquer que :
- l‘épée fait écho au coutre de la charrue, dont le rôle est de fendre le sol, ;
- la bourse fait écho au sac de semence posé derrière le rocher ;
- le chieur engraisse la terre ameublie, tout en renvoyant de manière amusante à la croupe du cheval de trait.
La première association renvoie à la métaphore biblique de la paix du Seigneur :
De leurs épées, ils forgeront des socs et de leurs lances, des faucilles, Isaïe 2,4
La deuxième, entre bourse et sac, extrapole la même idée : les pièces, enjeux de conflits, sont remplacées par les semences, prometteuses de récoltes.
La troisième, typiquement brughélienne, est une plaisanterie visuelle dont l’idée vient peut-être d’une gravure de Holbein :
Le laboureur (série La danse macabre)
Holbein le jeune, 1538, MET
C’est ici l’un des percherons qui se charge d’enrichir la terre. On remarquera deux autres similitudes avec la composition de Bruegel : les sillons en courbe et le soleil couchant, au dessus de l’église. L’idée est ici que le laboureur a fini sa journée – autrement dit sa dure vie de travail et qu’il se dirige vers le clocher – autrement dit sa récompense, le royaume de Dieu. Cette figure du pieux laboureur repose sur une métaphore évangélique :
« Jésus lui répondit: Quiconque met la main à la charrue, et regarde en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu ». Luc 9,62
Par contraposée, celui qui laboure sans regarder en arrière a plus de chances d’accéder au royaume de Dieu.
Les deux mouvements (SCOOP !)

Il est probable que Bruegel a voulu traiter le même thème que Holbein, puisque le laboureur et sa charrue, par leurs ombres, sont associés au soleil couchant. Personne n’a remarqué que le soleil est présent une seconde fois dans la composition : sous la forme du halo en haut du ciel, qui suggère qu’Icare est montré trop haut, en hors champ, selon la même ellipse que dans la gravure de 1553.
Aucun commentateur ne s’est intéressé à la forme étrange de ces sillons : labourer en de telles courbes est pratiquement impossible, d’autant qu’il n’y a pas d’espace en bout de sillon pour permettre l’avancée du cheval, et le retournement de la charrue. Cette impossibilité pratique devait être tout à fait évidente pour les spectateurs de l’époque, qui comprenaient ainsi que ce labourage en courbes avait une portée symbolique : le laboureur imaginé par Bruegel est doublement évangélique : à la fois il ne se retourne pas au bout de son sillon, et ne tourne pas la tête pour regarder l’accident.
Au thème de la chute linéaire et brutale d’Icare (en rouge) se superpose donc un second thème [6], celui des sillons curvilignes tracés patiemment par le laboureur (en vert).
Celui-ci, ayant presque achevé sa journée de travail, se trouve isolé dans une sorte d’île. Bruegel a traduit, en circulaire, la métaphore linéaire du laboureur d’Holbein : à la place des sillons parallèles qui mènent vers le couchant, des courbes concentriques qui vont en se rétrécissant, comme une peau de chagrin.
Si la fuite d’Icare vers les cieux se solde par une chute fatale sur terre, les travaux terrestres du laboureur le mènent à la vie éternelle, au paradis. [3]
Un anti-Dédale (SCOOP !)
Par ailleurs, on peut voir dans ce motif régulier des sillons une sorte d’antithèse du labyrinthe :
« Minos veut dérober au monde la honte de son hymen : il enferme le Minotaure dans l’enceinte profonde, dans les détours obscurs du labyrinthe. Le plus célèbre des architectes, Dédale, en a tracé les fondements. L’œil s’égare dans des sentiers infinis, sans terme et sans issue, qui se croisent, se mêlent, se confondent entre eux. » Ovide, Les Métamorphoses, livre VIII, 152-168
Ainsi le percheron mené avec une précision surnaturelle est une sorte de Minotaure domestiqué, et le laboureur un anti-Dédale. Celui-ci est donc bien présent dans la composition, mais sous sa figure inversée : les pieds dans la glaise, il va vers une fin paisible tandis que son fils, à côté, garde les moutons en se contentant de regarder voler les oiseaux.
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Autres mouvements tournants
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Patinage devant la porte St. George à Anvers, d’après Bruegel, 1558, MET |
Vue d’Anvers (Inversée) |
Gravures de Frans Huys
La gravure d’après un dessin de Bruegel respecte la topographie de la porte Saint Georges (à l’inversion près). Le cadrage choisi met en évidence le contraste entre le mouvement tournant de la circulation, canalisé par le pont, et les mouvements désordonnés des patineurs en contrebas. Il est possible que l’opposition entre les deux attitudes, prudence et loisirs périlleux, ait eu une valeur morale. A noter que le second état de la gravure, un siècle après Bruegel, portait une légende moralisatrice ( [7], p 118), mais concernant uniquement les patineurs :
Apprends de cette scène comment nous traversons le monde, Glissant au passage, l’un insensé, l’autre sage, Sur cette impermanence, bien plus fragile que la glace.
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Le Combat de Carnaval et de Carême
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Kunsthistorisches Museum, Vienne
A gauche, les partisans de Carnaval viennent de la rue du fond et de l’auberge ; à droite, ceux de Carême sortent par les deux portes de l’église. Leurs champions se retrouvent au centre, s’affrontant avec un tournebroche bien garni et une pelle avec deux pauvres harengs. Pour plus de détails, voir La pie sur le gibet.
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Le Portement de croix
Pieter Bruegel, 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Le Christ se trouve à l’intersection des diagonales (en jaune), entre le moulin tournant sur sa plateforme et la roue du gibet (flèches bleues). Le grand mouvement circulaire de la foule se projette dans le cercle minuscule des spectateurs, attendant en haut du Golgotha l’arrivée des condamnés. Pour plus de détails, voir La pie sur le gibet .
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Le retour du troupeau (Octobre-Novembre)
Pieter Bruegel, 1565, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Du point de vue qui nous occupe dans cet article, la composition met en scène :
- le mouvement circulaire, en descente, du troupeau qui rentre passer l’hiver dans le village (en jaune) ;
- le mouvement en segments de droite, à plat, du fleuve qui rejoint un confluent, puis la mer (en bleu).
Au mouvement alternatif des humains, entre montagne et village, s’oppose le mouvement continu du fleuve, insensible aux saisons. Pour plus de détails, voir La pie sur le gibet .
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La Conversion de Paul
Pieter Bruegel, 1567 Kunsthistorisches Museum, Vienne
Ici le mouvement tournant de la troupe va en sens inverse, montant depuis la plaine près de la mer jusqu’au col. Les deux chevaux vus de dos mènent le regard jusqu’au cheval sans cavalier, et de là à Paul renversé sur le sol (points blancs). On remarque alors le rai de lumière à peine visible qui vient de le frapper (en blanc).
Cette Conversion totalement originale, dépaysée de Damas dans les Alpes, a pour intention d’opposer, au mouvement curviligne des hommes qui montent péniblement jusqu’au col , la diagonale de lumière qui tombe instantanément depuis le ciel.
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La pie sur le gibet
Pieter Bruegel, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt
Une année avant sa mort, cette composition terminale constitue une sorte d’apogée de la tactique du mouvement tournant chez Bruegel. L’oeil voit d’abord celui de la foule qui redescend du gibet du village, depuis le chieur du coin inférieur gauche. Puis celui du fleuve, au centre, qui serpente jusqu’à la mer. La composition est assez proche de celle du Retour du bétail.

Mais c’est seulement la réflexion qui permet de deviner un troisième chemin, plus occulte (en vert), qui descend du gibet au moulin, puis remonte jusqu’au second château, par les mêmes étapes que le chemin visible (en jaune). Voir La pie sur le gibet .
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Beat Wyss, Der Dolch am linken Bildrand. Zur Interpretation von Pieter Bruegels Landschaft mit dem Sturz des Ikarus, Zeitschrift für Kunstgeschichte , 1988, 51. Bd., H. 2, pp. 222-242 https://www.jstor.org/stable/1482443
« Dans son tableau d’Icare, Bruegel reprend le motif de Phaéton sous la forme du soleil couchant. Celui-ci symbolise Apollon, qui se retire dans ses champs derrière Messine. L’obscurité naissante du ciel témoigne de l’action divine qui plongera la terre dans la nuit pour un jour. L’éclipse exprime aussi, par métonymie, l’état d’esprit de Dédale. Bruegel peut donc s’abstenir de le représenter en chair et en os volant dans le ciel. Le soleil divinisé le représente ; il pleure, dans une circonstance similaire, aussi pour Dédale ».


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