Pendants paysagers symboliques
Quelques rares pendants montrent des paysages symboliques, dont la signification n’apparaît qu’en les accrochant comme il convient.
Repos pendant la fuite en Egypte (Ruhe auf der Flucht nach Agypten) | Paysage de la vallée du Nil |
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Philipp Otto Runge, 1805-06, Hamburger Kunsthalle, Hamboug
« De tous les genres, c’est le paysage qui selon Runge est le mieux à même de manifester cette communion entre homme, nature et Dieu… Tout d’abord parce que… la nécessité de représenter le paysage repose sur l’interdiction faite à l’homme au deuxième commandement du Décalogue de représenter Dieu…Ensuite parce que la notion rungienne de paysage est intimement liée au récit de la Genèse. A plusieurs reprises Runge cite le passage de la Genèse où Dieu, après avoir achevé l’univers, charge Adam de nommer les plantes du jardin d’Eden. Le peintre fait de ce passage une justification essentielle de la dignité première du paysage. Il y voit, en effet, le récit symbolique du transfert de « l’esprit » encore intact de l’homme, c’est-à-dire indirectement du souffle divin, et donc du sens, au monde végétal : en nommant une à une les plantes de la Création, Adam leur a transmis l’âme qu’il tenait lui-même de Dieu. Depuis ce geste fondateur, la nature présente selon Runge, un double aspect : elle est « animée », c’est-à-dire, au sens propre du terme, vivante puisque investie de l’âme humaine qu’Adam lui a transmise, et elle est signifiante, car habitée par le logos divin. » Élisabeth Décultot, [1]
Cette conception théorique d’une Nature informée par l’Homme justifie la superposition, presque unique dans l’Histoire de l’Art, entre les éléments du paysage et la Sainte Famille : une souche noueuse est Joseph, un talus est Marie, un coin d’herbe avec une branche plantée est l’Enfant-Jésus avec son bras dressé.
Sans parler des nuages qui flottent au dessus de la pyramide telle une silhouette ineffable.
Le poète à la source | Repos pendant la fuite en Egypte (Ruhe auf der Flucht nach Agypten) |
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Philipp Otto Runge,1805,Hamburger Kunsthalle,Hamburg
La Fuite en Egypte devait avoir un pendant, dont il ne nous reste qu’un dessin préliminaire.
« Dans cette œuvre, qui ne constituait pas à proprement parler un paysage, mais une étape préliminaire à son avènement, le peintre entendait faire du chêne « un héros » qui étendît ses ramifications sur le lis... Selon une idée très répandue à la fin du XVIIIème siècle et à l’époque romantique, le recours à un système de symboles pour l’évocation du paysage est fondamentalement motivé par la structure hiéroglyphique de la nature elle-même : puisque l’« esprit » ne s’exprime dans la nature que par hiéroglyphes, l’art ne pourra, à l’image de la nature, rendre compte de cet « esprit » que par l’intermédiaire de symboles. En d’autres termes, le langage symbolique de la nature induit et justifie le langage symbolique de l’art…Runge entend suggérer le « caractère humain » présent dans les végétaux depuis la Genèse en représentant à côté de chaque fleur des enfants qui « restituent réellement par leur présence physique le concept des fleurs… Par « Landschaft », Runge imagine un tableau qui d’emblée conférerait « forme et signification à l’air, aux rochers, à l’eau, au feu », c’est-à-dire qui manifesterait par la seule représentation végétale ou minérale l’esprit humain présent dans les éléments. » Élisabeth Décultot, [1]
La logique du pendant
Mis côte à côte, les deux panneaux évoquent d’un côté un monde antique, sombre, fermé, crépusculaire, païen ; et de l’autre un monde neuf, lumineux, ouvert,matinal, sacralisé par la pyramide et la présence de la Sainte Famille.
La Source en face de la vallée du Nil, c’est l’origine de l’Humanité contemplant son accomplissement.
Le Moine au bord de la mer (Der Monch am Meer)
Caspar David Friedrich, 1809-1810, Alte Nationalgalerie,Berlin
Cette oeuvre est célèbre pour sa très moderne volonté d’épuration :
« A l’origine, Friedrich avait peint un voilier de chaque côté de l’homme et les a recouverts d’une couche de peinture. Friedrich vise à générer une impression spatiale innovante d’infini, avec simplification radicale et une économie de moyens… L’infini devient le véritable contenu, tandis que, sur le plan émotionnel, le spectateur prend la place de cet homme qui médite, conscient de sa petitesse, sur l’immensité de l’univers (note de Friedrich : le moine ne serait autre que la personnification de l’artiste lui-même). Il décrit la silhouette comme une sorte de rêveur mélancolique, au sens faustien, face à l’au-delà insondable. » Catherine Lebailly[2]
L’Abbaye dans une forêt de chênes (Abtei im Eichwald)
Caspar David Friedrich, 1809-1810, Alte Nationalgalerie,Berlin
Le pendant, très touffu, se prête au contraire à un décryptage détaillé :
« Si le sapin toujours vert est pour Friedrich un symbole chrétien, le chêne est son opposé et symbolise le paganisme accolé ici au christianisme. Le cortège funèbre des moines passe devant une fosse (préfiguration de l’enterrement de l’artiste) et se dirige vers le portail ouvert de l’église où nous apercevons un crucifix éclairé par deux flambeaux. Seul l’horizon plus clair semble offrir la possibilité d’un monde meilleur, au delà de l’histoire et de la mort… La lumière au petit matin symbolise la vie éternelle, le croissant de lune est l’avènement du Christ, la ruine de l’abbaye est la critique voilée des institutions ecclésiales. » Catherine Lebailly [2]
Mais l’essentiel, qui n’a pas à ma connaissance été analysé, est l’accrochage singulier demandé par Friedrich : le Moine au bord de la mer était suspendu au-dessus de L’Abbaye dans une forêt de chênes.
Le pendant prend du coup une signification d’ensemble évidente :
- côté terrestre, le moine couché et enfermé dans son cercueil passe le seuil d’une ruine, entouré par des ombres dont les prières dérisoires sont semblables aux bras suppliants des arbres morts ;
- côté céleste, il se redresse et se libère face à une immensité consolante.
L’en-deçà et l’au-delà de la mort.
Le Pandémonium, Louvre (184 x 123 cm) | La Cité céleste et la Rivière de la Félicité, collection privée (194.3 x 123.1 cm) |
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John Martin, 1841
Comme de nombreuses oeuvres de John Martin, ces deux toiles s’inspirent du Paradis perdu de Milton [3] .
Pandémonium illustre un passage précis, où le Pandémonium, le Palais des démons, surgit d’un lac d’or en fusion, sous l’invocation de Mammon :
Soudain un immense édifice s’éleva de la terre, comme une exhalaison, au son d’une symphonie charmante et de douces voix : édifice bâti ainsi qu’un temple, où tout autour étaient placés des pilastres et des colonnes doriques surchargées d’une architrave d’or |
Anon out of the earth a fabric huge / Rose like and exhalation, with the sound / Of dulcet symphonies and voices sweet, / Built like a temple, here pilasters round / Were set, and Doric pillars overlaid / with golden architrave. Paradise Lost, Book 1, lines 710–15: |
La Cité céleste s’inspire de plusieurs passages. Lors de son exposition, il était accompagné de ces vers :
Roi éternel ; toi, auteur de tous les êtres, fontaine de lumière ; toi, invisible dans les glorieuses splendeurs |
‘Eternal King; thee Author of all being, / Fountain of Light, thy self invisible’ Book 3, lines 274–75: |
La logique du pendant
D’un côté un ciel noir et fumant transpercé par un éclair ; de l’autre, un ciel rosissant autour d’un soleil entouré d’étoiles. A l’immense palé de métal ancré dans la lave s’oppose la cité éthérée flottant au dessus de la mer.
Et le soldat géant qui, depuis son rocher, salue les démons flottant sur la lave, tourne le dos aux anges en vol, qui saluent anges et élus répandus sur la terre dorée.
L’esprit de la Paix, Woodmere Art Museum Philadelphia | L’esprit de la Guerre, NGA , Washington |
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Cropsey, 1851 (171,6 x 110,8 cm)
Cropsey a réalisé ce pendant monumental en réponse à la guerre avec le Mexique de 1845, à la suite de l’annexion du Texas par les Etats-Unis.
Côté Paix, un paysage maritime, à la fois biblique et antique, au lever du jour : le temple rond, le tombeau et le berger entre les deux renvoient à la sagesse païenne revivifiée par le Christianisme.
Côté Guerre, un paysage tourmenté, moyenâgeux et au soleil couchant. Une mer de nuages sépare les sommets éclairés de l’ombre qui envahit la vallée, où un village a été incendié. Sur le pic au-dessus du château un autre brasier est allumé, en signal d’alerte. Des cavaliers en armure noire sortent semer la destruction sur le monde, comme le présagent les arbres cassés.
La tempête (The Storm), Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford | Cerf dans un paysage orageux (Deer in a stormy landscape), The Amschutz collection Denver |
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Bingham, 1852-53
Ce pendant a été peint en hommage au chef de file des paysagistes américains, Thomas Cole, qui venait de mourir prématurément. Il transpose dans la figure d’un cerf et résume en deux temps le principe des grands cycles symboliques de celui-ci, Le Voyage de la Vie et le Pèlerin de la Croix (voir Les pendants paysagers de Thomas Cole) :
- d’abord l’épreuve et les dangers (le torrent, l’arbre brisé, la tempête) ;
- puis le salut, grâce à la Divine Providence.
A noter que les deux tableaux ne montrent pas le même point de vue pendant et après la tempête. Les deux paysages sont similaires, mais différents, illustrant la moralité très américaine que le salut ne se trouve pas en restant au même endroit, mais en voyageant malgré les dangers.
Lever de soleil | Lever de lune |
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Frederic Edwin Church, 1865, Olana State Historic Site
Ce pendant cache un drame personnel. Les deux premiers enfants de Church étaeint un garçon (Herbert Edwin, né le 29 October 1862 ) et une fille (Emma Frances le 22 octobre 1864). Malheureusement les deux moururent de diphtérie en mars 1865, et Church commémora la montée au firmament de ses deux petits astres personnels par un levers de soleil au dessus de la plaine, et un lever de lune au dessus de la mer.
Soir antique | Penthée |
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Vallotton, 1904, Collection particulière
Dans ce pendant très dynamique, la course commencée dans le premier panneau, canalisée par la pente des nuages, se prolonge dans le second, accélérée par la descente.
A gauche, sous un ciel bleu et parmi les bruyères en fleurs, des faunes bronzées courent après des nymphes pâles. A droite, puisqu’il s’agit de Penthée, un troupeau de ménades déchaînées poursuit pour le mettre en pièces l’audacieux qui a espionné leurs ébats.
En liant graphiquement les deux scènes, Vallotton nous laisse tirer une conclusion ironique : les histoires de fesse, qui commencent sous un ciel bleu, finissent mal sous un ciel gris.
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