Le miroir transformant 3 : hallucination
Parfois, le miroir se déconnecte de la réalité, et fait surgir une hallucination.
vers 1404, BnF ms. fr. 829, fol 1, Gallica | 1475-1500 Soissons – BM – ms. 0208 fol 1 IRHT |
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Le pélerinage de la vie humaine, Guillaume de Digulleville,Paris,
Durant son sommeil, le moine Guillaume de Digulleville a vu la Jérusalem Céleste lui apparaître dans un miroir, comme il l’explique dès le début du récit :
Avis m’ert si com dormoie
Que je pelerins estoie
Qui d’aler estoie excité
En Jherusalem la cité.En un mirour, ce me sembloit,
Qui sanz mesure grans estoit
Celle cite aparceue
Avoie de loing et veue.
Rêverie (Daydreams) Thomas Couture, 1859, Walters Art Museum in Baltimore |
Les bulles de savon (soap bubbles) Thomas Couture, 1859, MET, New York |
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Réalisées la même année, ces deux Vanités confrontent la beauté d’un jeune garçon avec la fugacité des enfantillages (les bulles de savon), la robustesse de l’étude (les livres de classe liés, le cartable accroché au fauteuil), et la gloire (la couronne de feuilles pendue au clou).
Avec pratiquement les mêmes éléments visuels, les deux versions fonctionnent, grâce au miroir, de manière totalement antagoniste.
Rêverie
Le mur qui s’écaille, le tiroir qui baille, la poche décousue, la bandoulière rafistolée avec une ficelle, dénoncent l’ambiance de négligence dans laquelle vit ce galopin.
Confirmée par cette sentence comminatoire : « Le Paresseux indigne de vivre ». Mais contrairement à ce que disent les commentateurs, le papier n’est pas coincé dans le cadre : c’est bel et bien un reflet, puisqu’il est traversé par la fissure en diagonale.
Un reflet impossible, calligraphié à l’endroit d’une belle écriture d’écolier,
le reflet d’un papier qui n’existe pas.
Sauf dans la rêverie du beau blond : peut-être la sentence apprise en classe vient-elle le hanter dans son sommeil de feignant ? (remarquer l’analogie entre le miroir et une ardoise).
Bulles de Savon
Dans Les Bulles de Savon, on lit sur le papier « Immortalité de l’un », la seconde ligne est illisible, peut être délibérément. Ici, impossible de décider si le papier est sur ou dans le miroir. Un reflet de lumière triangulaire vient, derrière la mousse du verre, mettre en valeur le mot « mortalité ».
Le beau brun est un philosophe en herbe, qui médite sur l’éclatement des bulles et la chute inéluctable de la toupie.
Le miroir nous donne à voir sa pensée, encore fixée sur la mortalité, laissant dans l’ombre le préfixe.
Les deux garçons, le blond et le brun, sont deux figures antagonistes : l’indignité de vivre de l’un fait contraste avec l’immortalité de l’autre. Et leurs couronnes, qui ne sont pas de laurier, ne sont clairement pas de la même feuille.
On aimerait que la couronne de l’un soit faite de feuilles de pommier (la paresse est un péché capital),
et celle de l’autre de lierre (le symbole de l’immortalité).
http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436030
http://art.thewalters.org/detail/12349/daydreams/
Vanitas
Leo Putz, 1896, Collection privée
Au dessus de la fille allongée flotte un miroir ou un bouclier circulaire, qu’escaladent des femmes nues pour aller décrocher la lune.
Le visage effrayant est-il celui du destin fatal qui, comme dans toute Vanité, menace la beauté des filles, et auquel celle-ci tente d’échapper en mettant sa main devant ses yeux ? Est-il le cauchemar de la dormeuse ? Ou bien – puisque celle-ci nous dissimule sa face – est-il le véritable visage de cette rousse incendiaire, que le miroir durant son sommeil nous révèle ?
Somov
Enchantement
Constantin Somov, 1898–1902, gouache, Musée d’Etat de Russie, Saint-Pétersbourg
Cette fée vénéneuse en robe à paniers officie entre deux colonnes : l’une porte un philtre fumant, l’autre un esclave nu tenant un miroir. On y voit le destin des jeunes gens qui, à l’arrière-plan, flirtent sur la pelouse : l’enchantement amoureux, une étreinte au milieu des flammes.
L’enchanteresse
Constantin Somov, 1915
Un crapaud dans le calice, un diable nu qui soutient le miroir dans le dos de l’enchanteresse, toujours entre deux colonnes : Somov s’autocite dans ce pendant nocturne réalisé quinze ans plus tard, où le miroir transforme la fumée en une orgie ardente.
Le miroir paradoxal
Nature morte au miroir, Escher, lithographie, 1934Exploitant son homologie avec un cadre, Escher donne au miroir le pouvoir de faire advenir l’extérieur dans l’intérieur. Trois objets attestent qu’il s’agit bien d’un reflet, et non d’une image encadrée :
- deux objets prosaïques :
- la brosse à dents avec son tube de dentifrice PIM,
- la corbeille suspendue avec son éponge ;
- un objet sacré, l’image pieuse de Saint Antoine de Padoue avec ses « orazione », qu’il serait presque possible de déchiffrer sur le verso.
Avec ses objets de toilette (la boîte de cirage, le flacon de parfum, le peigne fiché dans la brosse), la table nous montre le quotidien du voyageur. Avec son unique bougie posée sur le napperon de dentelle, elle nous parle d’une célébration.
Demain sera Jamais (Manana sera Nunca), 1986 | Incube, 1992 |
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Dino Valls
A gauche, le miroir montre le futur désiré. A droite, le tableau d’ancêtre se transforme en un faux miroir qui propulse dans le réel un double somnambulique.
1998 |
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Jan De Maesschalck
A gauche, la vitre du train fait apparaître un livre que la voyageuse tente de déchiffrer. A droite, la vitre fait au contraire disparaître la voyageuse, mais conserve le journal que lit un voyageur caché.
Toujours associé à la lecture, on pourrait croire que le miroir montre ici son avenir à la jeune femme. Mais les pièces de part et d’autre étant dissemblables, on peut aussi comprendre qu’il s’agit de deux femmes qui se ressemblent, de part et d’autre d’une vitre.
Steven J. Levin
Cet artiste met en scène des dispositifs de duplication qui font semblant de créer un effet hallucinatoire tout en restant parfaitement réalistes.
Coming and Going | Metamorphosis |
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Une porte-tambour transforme une vue de face en vue de dos, et un super-héros en homme normal.
The Metro North | Quiet Restaurant |
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A gauche les deux guichets transforment une femme en homme. A droite la vitrine du restaurant mime un miroir révélant un couple fantôme.
Genevieve Dael
Reflet Improbable | Reflet Intérieur |
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Le reflet révèle une femme vue de dos qui regarde par la fenêtre, comme dans les intérieurs danois énigmatiques de Hammershøi ou Horsoe.
Dans le tableau de droite, le miroir, non content de faire apparaître le fantôme, déforme les lignes des carreaux et escamote le poêle.
Photo de nirrimi joy hakanson (Pretty as a picture)
Saisir, ou être saisie ?
Le miroir d’Halloween
En regardant dans un miroir à minuit pile, à la lumière d’une bougie, les jeunes filles pouvaient entrevoir l’image de leur futur mari.
Attention pourtant : ne pas se retourner, sinon il peut se passer des choses !
Bien sûr la satisfaction n’était pas garantie dans tous les cas…
Sur ces cartes postales d’Halloween, voir http://theskullpumpkin.blogspot.fr/2011_03_01_archive.html.
Le miroir trans-temporel
Appliqué à la lettre, ce thème produit un effet de naïveté qui le rend impropre à la composition courante. Paula Vaugham l’a néanmoins exploité dans tous les sens :
- sens rétrospectif...
Through A Mother’s Eyes | Through A Father’s Eyes |
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Through A Mother’s Eyes II | Mama s Little Girl |
…et sens prospectif.
May I Have This Dance | Beautiful Dreamer |
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Nutcracker Suite |
Le miroir faustien
Dans la tragédie de Goethe (1808), deux scènes ont comme accessoire un miroir :
Le miroir magique dans la cuisine | Gretschen devant le miroir |
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Faust de Goethe, illustrations de Willy Pogany, Boston Dana Estes & Company, 1908
Dans la cuisine de la sorcière, un singe, une guenon et leurs petits veillent sur une marmite où cuit un étrange breuvage. Faust doute de pouvoir rajeunir dans ce lieu répugnant. En attendant la sorcière absente, Faust regarde dans un miroir :
Que vois-je ? Quelle céleste image se montre en ce miroir enchanté ? … la plus belle image d’une femme !
Dans sa chambre, Greschen passe le collier laissé par Faust, et d’admire dans le miroir.
L’image – hallucinée ou réelle – que renvoie le miroir est dans les deux cas incomplète : Faust ne sait pas que la femme qu’il va rencontrer est Gretschen, et Gretschen ne sait pas que le collier est un cadeau de Faust.
Richard Roland Holst, affiche pour le Faust de Goethe, 1918 | Illustration de Hogarth Jr pour The Pact de Rockwell Kent, Vanity fair, septembre 1923 |
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Dans le premier cas, l’image est une pure hallucination, dans le second le reflet rationnel de la marionnette.
Gretschen à la sortie de la cathédrale | Grestschen à sa fenêtre |
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Faust, Murnau, 1926
Dans le film de Murnau, Faust rencontre Grestschen deux fois :
- une première fois intentionnellement, en l’attendant à la sortie de la messe de Pâques,
- une seconde fois par hasard, en passant devant sa fenêtre.
L’affiche américaine reprend la sortie de la cathédrale, mais en en faussant le sens : car loin de désigner Gretschen à Faust, Méphisto est dans le film hostile à leur amour et impuissant à l’empêcher.
L’affiche allemande va encore plus loin en montrant la scène du miroir magique, qui ne figure pas dans le film.
Dans les deux cas, l’illustration privilégie un message simpliste : la belle fille est un cadeau du diable.
Représentation à Covent Garden, 1864 | Publicité pour la sauce à la viande Liebig, 1892 |
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La vision de Marguerite
A noter que dans l’opéra de Gounod, Marguerite n’apparaît pas dans un miroir, mais dans un effet spécial plus visible pour le spectateur.
Bonjour,
Merci pour ce site très intéressant.
Je pense que dans les deux premières œuvres, il s’agit non pas d’un miroir mais d’une ardoise d’écolier.
Isabelle
Bonjour
C’est une possibilité intéressante, merci. Et une ambiguité visuelle qui a peut être été voulue par Couture. Cependant :
– le format me semble trop grand pour une ardoise,
– le fond n’est pas noir,
– l’écolier a passé l’âge d’apprendre à écrire (voir son paquet de livres),
– dans « Rêverie », la zone rectangulaire éclairée sur le mur semble évoquer la réflexion par un miroir.
Deux tableaux décidément bien mystérieux.
Sur le miroir de la deuxième rêverie, je lis plutôt « immortalité de l’âme ».
« immortalité de l’un » est la lecture du MET. Ce pourrait être aussi « immortalité de l’an » avec une confusion volontaire entre « an » et « âme ». A ma connaissance, il n’y a pas de témoignage d’époque sur ce que Couture avait en tête.