Des reflets incertains
Ce court article regroupe quelques tableaux où le miroir produit un effet d’incertitude : soit suite à des maladresses de l’artiste face à une construction qui le dépasse, soit parce qu’il utilise délibérément le miroir pour semer le trouble.
La Peinture
Domenico Corvi, 1764, Walters Art Museum, Baltimore
En combinant les deux thèmes bien connus de l’Autoportrait du Peintre et de la Vénus au miroir, cette allégorie à tiroirs est conçue pour stimuler l’esprit. L’amusant est que le regard moderne en tirera probablement des interprétations très différentes de celle des contemporains.
Le masque à la chaîne dorée
La Peinture, Iconologie de Ripa, édtion de 1677 [1]
Pour Ripa, la Peinture porte « au col une chaîne d’or où pend un masque« . Le masque symbolise l’Imitation, et la chaîne montre que « les deux sont inséparables ». L’imitation est « ce discours qui, bien que faux, se proposait pour guide quelque chose qui pouvait être arrivée ». Mais tandis que la Poésie, autre manière de « tromper la nature », s’adresse directement aux sens, la Peinture selon Ripa est un exercice intellectuel « qui rend intelligible à l’esprit les choses signifiées ».
Autoportrait en allégorie de la Peinture, Artemisia Gentileschi, 1638-1639, Royal Trust, Windsor | Allégorie de la Peinture par Frans van Mieris le Vieux, 1661, collection privée |
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Ces deux oeuvres suivent l’iconologie de Ripa : chez Artemisia, le masque est réduit à un minuscule bijou (wikipedia y voit une tête de mort !). Chez Van Mieris, il se complète d’un modèle en plâtre, autre « imitation » destinée à l’artiste seul, afin de préparer son oeuvre.
Chez Corvi, le masque est vu en raccourci, n’a pas d’yeux et disparaît sous le turban, tandis que la chaîne est rejetée en arrière : l’idée est-elle que cette Peinture là s’est libérée des chaînes de l’Imitation ?
Le reflet de Cupidon
Nadia Tscherny [1] relie avec finesse ce rejet du masque avec le reflet que montre le miroir :
« Le masque est mis en position de subordination parce que cette Pictura s’intéresse moins à l’imitation de la nature qu’à ce que le miroir reflète précisément – elle-même et, grâce à un intelligent ajustement de l’angle, l’amoretto ».
Je la suis moins dans la suite de son interprétation, selon laquelle la fusion des deux thèmes (Vénus et la Peinture) illustrerait la conception néoplatonicienne selon laquelle Vénus est à l’origine des Beaux Arts :
« La présence de Cupidon dans le miroir, dont l’artiste tire son inspiration, démontre l’intervention de l’Amour dans le processus créatif, comme exprimé par Ficin ».
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Une interprétation moderne
Un regard moderne verra probablement dans le rejet du masque une recherche de la Vérité, dans le miroir une apologie de l’introspection, sans parler des prémisses de la libération de la Femme.
Je pense quant à moi que le tableau adressait aux amateurs d’art de son époque un message bien précis et parfaitement intelligible.
La Vénus au miroir
Vénus au miroir (inversé) Titien, vers 1555, NGA, Washington. |
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J’ai inversé de gauche à droite le célèbre tableau de Titien pour montrer que Corvi en a délibérément pris le contre-pieds : à la Beauté offerte aux regards (la main droite montrant son sein, la main gauche son sexe), s’oppose la Créatrice de beauté (la main droite tenant le pinceau, la main gauche la palette).
La Vénus de Titien nous semble autarcique, uniquement préocuppée d’elle-même, parce que nous voyons son reflet dans le miroir : alors qu’elle est en fait totalement ouverte vers l’extérieur, guettant le spectateur et lui montrant ses appas.
A l’inverse, la Vénus/Pictura de Corvi ne s’intéresse pas à nous, mais uniquement au miroir, afin de reproduire fidèlement ses traits : or cette image, justement, nous ne la verrons jamais, ni la réelle ni la peinte, puisque que le miroir est vu de biais et que le tableau dans le tableau est vu de dos.
Si Corvi inverse Titien, c’est justement pour nous dire que sa Peinture n’est pas Vénus : pas une Coquette, mais une Studieuse ; pas une praticienne des Masques et de l’Imitation, mais une technicienne qui nous démontre les apories de la Représentation de soi : car le tableau qu’elle peint n’est pas celui que nous avons sous les yeux, où son visage est vu de profil et où c’est sa main droite qui tient le pinceau.
Autrement dit, le tableau de Corvi est plus véridique que le tableau invisible que peint la Peinture elle-même !
1775, Offices, Florence | Vers 1775, collection privée |
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Vers 1775, collection privée | 1785, Accademia di San Luca, Palazzo Carpegna, Rome |
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Ce parti-pris d’observateur détaché de son sujet, de photographe avant la lettre, se voit bien dans les quatre autoportraits que nous avons de Corvi, et qui choisissent tous le même point de vue : de dos, et selon une contre-plongée avantageuse.
Sur la toile, Vénus a laissé place à Hercule : le peintre peint un modèle de plâtre en hors-champ, analogue à celui de Vénus dans la pénombre.
En pleine époque des Lumières, Corvi laisse tomber la peinture intellectuelle et les allégories masquées à la Ripa.
L’accessoire d’optique n’est plus le miroir et ses pièges, mais le projecteur qui éclaire non pas le modèle, mais l’oeuvre.
Modèle dans l’atelier
Cercle de Eckersberg, vers 1840, collection privée
La préparation d’un tableau
A droite, tout semble prêt pour se mettre au travail : la grande toile blanche, la palette et l’appuie-main. Le couvercle et un tiroir du nécessaire à peinture sont ouverts. Le peintre a posé son chapeau sur un tabouret.
A gauche, une esquisse est posée contre la cheminée : elle montre la jeune femme dans la même pose, mais habillée, tenant sa robe de la main gauche. On comprend alors que le linge que le modèle tient en l’air de manière peu naturelle est là pour simuler la robe absente.
Probablement, le peintre ne fait prendre la pose que pour le visage, les mains et les grandes lignes du corps : il utilisera ensuite un mannequin habillé pour peindre les détails du vêtement (voir Le Mannequin du Peintre).
Le sujet s’avère plus subtil que prévu : le peintre n’est pas en train de commencer le grand tableau (le tabouret le gênerait) : il vient juste de terminer le premier jet, a posé sa palette sur le meuble, et pris du recul pour comparer l’esquisse et le modèle.
Ce pourquoi le point de fuite se situe en hors champ à gauche.
Le miroir
Le reflet du verso de la jeune femme est exact (sauf le pied gauche et le bas du linge) : son point de fuite se situe sur la ligne d’horizon. La psyché n’a pas d’utilité directe, mais sa position entre le modèle et la toile lui confère la valeur symbolique d’un objet de transition :
la jeune femme va être projetée sur le tableau à peindre avec l’exactitude du miroir.
La préparation d’autre chose
Cette interprétation bienséante se double bien sûr d’une autre lecture : dans la moitié gauche, entre le modèle et l’esquisse se trouve un autre instrument de transition : on peut tout aussi bien comprendre que,
pour projeter le modèle dans l’esquisse, il a fallu passer par le lit.
Parce que tous les deux sont des instruments permettant de connaître le modèle à fond et sous tous ses angles, le lit et le miroir sont les conditions d’obtention, d’une part d’une esquisse inspirée, d’autre part d’un tableau parfait.
Réflexion dans le miroir
G.Soroka, vers 1850, Russian Museum, Saint Petersbourg
Le reflet nous révèle ce qui se passe dans une seconde pièce en arrière : la maîtresse de maison s’est arrêtée dans son ouvrage pour discuter avec la femme en robe blanche. A première vue, le tableau semble avoir pour but d’illustrer la métaphore entre miroir et porte : les deux ont des cadres identiques, qui facilitent l’équivoque.
A seconde vue, nous nous rendons compte que la boîte à ouvrage posée sur la table du fond est très semblable à celle du premier plan, posée sur une commode devant le miroir, avec son linge blanc piqué par une épingle, le fil les ciseaux et la boîte à aiguilles. La réflexion devant le tableau nous dit qu’il y a forcément deux boîtes, la réflexion dans le miroir nous suggère qu’il pourrait bien n’y en avoir qu’une.
De plus, pour rendre toute analyse impossible, il se révèle que la perspective est fausse :
- le point de fuite de la chambre du fond se situe très haut, sur la gauche (lignes jaunes) : le peintre est donc monté sur une échelle ;
- le point de fuite du premier plan est impossible à déterminer (lignes rouges ) : tout juste peut-on dire qu’il se situe vers le haut et vers la droite.
Les deux points de vue ne peuvent pas concorder : il faudrait pour cela que le miroir soit beaucoup plus de biais par rapport à la porte que ce que suggèrent les lignes bleues.
Vallotton
La chambre rouge
Félix Vallotton, 1898, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Vallotton, qui venait de se marier, s’en prend ici à l’adultère. La dominante rouge – le désir masculin – envahit toute le pièce, au mépris des livres sous verre et de la cheminée fermée.
Sur la table, les objets abandonnés – gants, mouchoir, ombrelle, réticule – indiquent que la femme a déjà posé les armes.
Sur la cheminée, protégé par deux rideaux rouges, un miroir reflète le buste de Vallotton, les vases et une bougie rose. On devine la silhouette d’une autre femme dans la pièce.
Intérieur avec femme en chemise, Vallotton, 1899, Collection privée
Ce miroir réapparaîtra d’ailleurs, l’année suivante, dans une décoration verte et bleue.
Il s’agit d’un vrai miroir, mais aussi – et c’est là la petite énigme de l’oeuvre – d’un vrai tableau de son ami Vuillard, peint l’année précédente, et qui montre l’avenir qui guette le couple adultère :
Grand intérieur aux six personnages
Vuillard, 1897, Kunsthaus, Zurich
La scène se situe dans l’appartement des Ranson, boulevard du Montparnasse. Sont présents Paul Ranson et sa femme, Germaine Rousseau, sa mère Ida, ainsi que Madame Vuillard. La réunion a été organisée à la suite de la liaison coupable entre Germaine Rousseau et Kerr-Xavier Roussel, le beau-frère de Vuillard.
Ker-Xavier Roussel, Édouard Vuillard, Romain Coolus, Felix, Vallotton, 1899
Le repos des modèles
Vallotton, 1905, Kunstmuseum, Winterthur
Dans ce tableau exposé au Salon d’Automne de 1905, Vallotton démarque la composition de l‘Olympia de Manet : la servante noire est remplacée par une alter ego assise de la modèle couchée, et le bouquet splendide par un unique bleuet.
Si l’Olympia correspond, selon l’interprétation courante, à l’annonce d’un rapport sexuel triomphant, le « Repos des Modèles« , avec son bleuet chichiteux, pourrait bien avoir pour sous-titre « Le repos du peintre » et évoquer le moment opposé, avec sa connotation habituelle de tristesse.
Les parents de l’artiste, Vallotton, 1886, Musée Cantonal des Beaux-Arts, Lausanne | Les chalands, bords de Seine, Vallotton, 1901, Collection privée |
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Le miroir reproduit fidèlement, en les inversant, deux tableaux emblématiques des attaches de Vallotton : sa jeunesse en Suisse, ses succès à Paris (à noter que le cadrage de la version des Chalands que nous connaissons est plus étroit que celui représenté dans le miroir).
Les reflets des deux femmes correspondent, en revanche, à deux positions différentes du peintre : comme s’il avait embrassé successivement chacune d’elles.
Homme courtisant deux jumelles
Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post, 4 mai 1929
Ici tout le monde est embarrassé : le jeune homme parce qu’il est incapable de reconnaître l’élue de son coeur, la soeur de gauche parce qu’il s’apprête à lui tendre le bouquet et qu’elle sait qu’il se trompe, la soeur de droite parce qu’il n’a pas compris le signe de son mouchoir.
Le triple miroir sert à corroborer cette lecture : les deux parties qui font couple sont celles de gauche et de droite, celle du centre étant à part.
Le miroir introduit aussi, par la bande, le thème du double :
comme si le reflet importun s’était retourné et extrait du miroir, pour venir s’interposer entre les amoureux.
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