Les pendants complexes de Gérard de Lairesse
A la fin de l’age classique, les pendants de Gérard de Lairesse constituent un sommet de complexité et d’hermétisme. Je les présente ici non par ordre chronologique (qui est très incertain), mais par ordre de difficulté croissante.
Sauf indication contraire, le explications proviennent de l’ouvrage de référence d’Alain Roy, « Gérard de Lairesse (1640-1711) », que j’ai complétées comme j’ai pu. [1]
Le Jugement de Pâris | Le Jugement de Midas |
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Gérard de Lairesse, 1665-70, Corsham Court, Wiltshire (198 x 307 cm)
Le Jugement de Pâris
Le berger Pâris, avec son bonnet phrygien et sa houlette, s’agenouille devant Vénus, qu’il a reconnue comme victorieuse d’un concours de beauté. Entre les deux, les candidates malheureuses font la gueule, Junon avec son sceptre et Minerve avec son casque et sa lance. A gauche la nymphe Oenone, la compagne de Pâris, épie sa rivale avec colère ; en bas un vase renversé évoque le Mont Ida, « mère des fauves, montagne riche en sources« .
Le Jugement de Midas
Tmolos, roi de Lydie, est représenté à droite, barbu et couronné de lauriers, au dessus d’un dieu-fleuve qui est probablement le Pactole, fleuve de Lydie. Il est l’arbitre du concours qui oppose la Musique populaire (représentée par Pan avec sa flûte) et la Musique savante (représentée par Apollon avec sa lyre). Comme le montrent les deux amours tenant une couronne de laurier au dessus de sa tête, la victoire a été accordée à Apollon. Le roi Midas la conteste et Apollon, pour le punir de son mauvais goût musical, lui fait pousser des oreilles d’âne.
La logique du pendant
C’est ici la rigueur de la composition qui réussit à créer une unité entre deux scènes n’ayant pas grand chose à voir, sauf le concept du jugement.
Le héros principal, Pâris ou Midas, se situe sur la frontière d’un grand carré qui, à gauche ou à droite, regroupe la quasi-totalité des personnages. Le vainqueur du concours, Vénus ou Apollon, se trouve au centre du carré. Les personnages secondaires, Oenone et Tmolos, ferment les bords (cercles jaunes), de même que le groupe fluvial (cercles verts). Au centre, le duo de nymphes effarouchées (cercle blanc) crée une continuité entre les deux versants, descendant et remontant, du paysage.
Ulysse et Calypso (125 x 94 cm) | Mercure ordonnant à Calypso de libérer Ulysse (132 x 96) |
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Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam
Ces deux tableaux décoraient la salle à manger de Guillaume III à Soestdijk.
Le jeu consiste à étudier comment l’irruption de Mercure dans le trio que forment le héros subjugué, la nymphe énamourée et le petit amour, modifie les attitudes et le décor, de manière de plus en plus subtile :
- le casque et la lance d’Ulysse, dont Calypso s’étaient emparé, ont été récupérés par l’enfant, en prélude à leur restitution ;
- enfant qui se décale de haut en bas, pour laisser la place à l’arrivant ;
- Calypso, qui était assise et tournée vers le spectateur, s’allonge et se tourne vers Mercure ;
- réciproquement, Ulysse, qui était couché et tourné vers Calypso, s’assoit et se tourne vers le spectateur ;
- le rideau brun et l’arbre, symbolisant la Terre, se transforment en un rideau bleu et une colonne, évoquant la mer et la gloire ;
- de même le plumet et le manteau rouge, qui symbolisaient l’amour ardent, prennent la couleur de la mer.
La grandeur de Rome | La décadence de Rome |
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Gérard de Lairesse, 1689, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam ‘(286 x 215 cm)
Ces deux grandes grisailles décoraient probablement le palais Het Loo de Guillaume III. Lairesse a mis en place une correspondance rigoureuse entre les personnages des deux pendants. Le jeu consiste à les identifier grâce à leurs attributs et, par déduction, à identifier la femme qui a remplacé Rome sur son trône.
Rome déchue (en blanc)
Une femme sur son trône, en manteau, l’épée à la main, casquée, et un pied sur le globe.
Une femme à terre, à laquelle un soldat arrache son manteau en l’agrippant par les cheveux, assise sur un fourreau près d’un casque retourné et d’un globe réduit à une misérable pomme.
L’armée vaincue (en orange)
Le soldat romain qui brandissait l’étendard SPQR au dessus des peuples pacifiés, est remplacé par un soldat barbare qui foule aux pieds le même étendard et violente Rome sans défense.
La paix disparue
La Concorde, qui tenait réunis ses faisceaux, essaie en pleurant de les rassembler tandis qu’ils sont éparpillés par terre (en jaune).
Le fleuve Tibre, dont les eaux assuraient l’abondance, est remplacé par la Discorde, qui verse de l’huile sur le feu (en bleu).
La gloire disparue
La Vertu – avec sa palme [2] et sa couronne de lauriers (en vert) – faisait la Renommée de Rome – avec ses trompettes (en violet).
Maintenant la Flatterie – avec ses plumes de paon – appelle l’Envie – avec des serpents entre les mains.
L’Obéissance disparue (en rouge)
La reine exotique aux yeux masqués par un bras, prosternée avec sa coiffe de plumes et sa branche de corail en offrande, est remplacée par la Vengeance, un homme échevelé aux yeux bandés, brandissant un glaive et une torche.
Un autre peuple soumis, représenté par la femme de droite, vue de profil avec son diadème cornu, est remplacé par le soldat vu de profil, avec son casque et son bouclier.
Celle qui a succédé à Rome
Reste la femme prosternée, qui faisait soumission en inclinant son bâton de commandement devant le bas-relief de la Louve. C’est elle qui, transformée en harpie échevelée, s’est installée sur le trône.
Nous pouvons maintenant la nommer : à la place de Rome entourée par l’Obéissance, la Victoire et la Concorde, elle symbolise le Mauvais Gouvernement, inspiré par la Vengeance, la Flatterie et la Discorde.
Silène ivre | Fête bachique |
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Gérard de Lairesse, 1670-75, eau forte
Silène ivre
Vinum Cautis Innocuum |
Le Vin n’est pas nocif à ceux qui y prennent garde |
La planche s’inspire de la Sixième églogue des Bucoliques de Virgile. A l’ombre d’un grand arbre, Silène, ayant vidé son canthare, dort comme un enfant à côté de deux petits faunes. Au fond à gauche des bacchantes, rentrent la vendange ; en bas à droite un vase est décoré d’un danse de trois putti.
Au dessus la tête de Silène, la nymphe Eglé, accompagnée de deux compagnes, presse pour le réveiller une grappe (chez Virgile se sont des mûres). Une fois réveillé, Silène va les émerveiller par ses chants. D’où la moralité positive : bon vin ne nuit pas.
Fête bachique (SCOOP !)
Immoderatum dulce amarum |
Douceur sans mesure vaut amertume |
La seconde gravure est une invention de Lairesse, et ne se comprend que par comparaison avec son pendant.
Silène paisiblement couché près de son canthare vide est remplacé par une bacchante déchaînée qui entrechoque ses cymbales. Elle a renversé un panier de raisins sur lequel elle a abandonné son thyrse, vendange gaspillée qui s’oppose à la vendange rentrée.
Eglé pressant sa grappe goutte à goutte a laissé place à une servante qui verse abondamment du vin dans une écuelle.
En dessous, trois amours ivres font écho aux trois amours du vase : l’un fait un sort à son écuelle, les deux autres dansent au dessus de deux masques souriants, signifiant sans doute que la joie de l’ivresse est factice.
A gauche, les deux faunes sagement endormis ont été remplacés par trois sales gosses qui torturent un oiseau.
En tous points cette seconde planche prend le contre-pieds de la première, les méfaits de l’excès s’opposant aux bienfaits de la modération.
La compréhension de ce mode de composition par contraste va nous aider pour un autre pendant plus hermétique.
Allégorie des cinq sens
Daté 1668, Glasgow Museum, (139,5 x 183 cm)
Une fois le sujet connu, on trouve facilement les cinq sens :
- La Vue : petit amour montrant un miroir convexe ;
- L’Ouïe : petit amour frappant un triangle ;
- L’Odorat : petite fille tenant un bouquet de fleurs ;
- Le Goût : jeune femme tenant un fruit ;
- Le Toucher : jeune femme tenant un perroquet qui lui mord l’index (le perroquet est un symbole habituel du Toucher, voir Le symbolisme du perroquet);
L’autel à l’Amour
La partie droite est plus énigmatique : on y voit un autel dressé devant une statue de Cupidon qui tire une flèche de son carquois, mais sans son arc ; derrière les offrandes (le vase de fleurs et le plat de fruits), un singe grignote une grappe d’un air triste ; au pied de l’autel, des coquillages, une flûte et des partitions froissées composent une sorte de Vanité.
Traditionnellement, le singe symbolise le Goût (d’autant plus s’il mange une grappe). Les conques peuvent être associées à l’Ouïe (on y entend le bruit de la mer et elles sont l’instrument de musique des Tritons). Enfin, le Cupidon est doublement associé au Toucher : en tant que statue, et parce qu’il touche ses flèches, elles-même sortes de prolongement des doigts ; l’absence d’arc a probablement pour but d’évacuer l’idée de viser, qui l’aurait associé à la Vue.
Ainsi la moitié droite reprend les symboles des cinq sens, le miroir faisant double emploi comme pour nous indiquer que, d’une certaine manière, les deux moitiés se reflètent l’une l’autre.
Le miroir
Désigné par le jeune enfant, ce miroir apparaît donc comme le véritable pivot de la composition. Sa surface noire ne nous montre que la main qui se tend vers lui, et à laquelle fait écho, dans le bas-relief juste au dessus de la signature et comme désignée par la flûte, une main de femme qui se tend vers une cruche vide.
Sensibilité naturelle, sensibilité artistique
Cette main qui se tend vers un cadre vide, ce récipient dans lequel la flûte, perçant la convention picturale, semble prête à se plonger, évoquent irrésistiblement une autre main et un autre instrument : celle de Lairesse lui-même, et son pinceau.
Les fleurs dans le vase, les fruits dans la corbeille, les instruments sonores par terre, la statue de Cupidon revisitée et le miroir polysémique, toute la moitié droite nous montre un univers sensoriel entièrement manipulé par l’Artiste, une Nature Morte qui est en somme un extrait de réel ordonné par l’Art.
La moitié gauche, la Nature Vivante, nous montre en action la sensibilité ordinaire, celle des femmes et des enfants..
Un portrait familial
Dans un article récent [2a] , Robert Wenley a identifié les trois enfants, comme étant de la famille Van Ryn :Margrieta (9 ans en 1668), Pieter (2 ans) et Adam (12 mois). Les quatre amours ailés autour de la fontaine pourraient évoquer quatre enfants Van Ryn décédés avant 1668 .
Les quatre amours ailés (SCOOP !)
Lairesse utilise souvent de manière gratuite des amours pour animer ses compositions : le caractère enjoué de ceux-ci rend peu probable le fait qu’ils représentent des enfants décédés. En revanche, ils pourraient assez bien évoquer les Quatre éléments :
- la Terre (celui qui cueille des fleurs sur le parterre),
- l’Eau (celui qui domine la fontaine),
- le Feu (celui qui semble le défier, le seul à être ceint d’un tissu rouge).
- l’Air (celui qui est en vol).
Une allusion aux Quatre Eléments serait logique dans un tableau dédié aux Sens.
Le tableau de Cuba
Le Printemps de la Vie
Museo Nacional de Bellas Artes, La Havane (136,5 x 183 cm)
Ce tableau, exilé depuis le XIXème siècle à Cuba, a été très peu étudié : bien qu’il ait la même taille et beaucoup de points communs avec les Cinq sens, personne à ma connaissance n’a tenté une comparaison systématique. On y retrouve pourtant les mêmes ingrédients symboliques, mais dispersés.
Les sens dispersés
- L’Ouïe : les coups de tambourin remplacent le tintement du triangle, la flûte est disgraciée en baguette ;
- La Vue : le vase d’argent fait office de mauvais miroir ;
- Le Goût : les fruits sont tombés à terre devant le vase ;
- L’Odorat : deux fleurs sont tombées par terre devant le panier, une troisième est en train de chuter ;
- Le Toucher : il est évoqué par les gestes de la femme et d’un des enfants, sur lesquels nous reviendrons plus loin
La logique du pendant
Robert Wenley rejette l’idée d’un pendant, vu la taille discordante des personnages : mais si l’on tient compte de la profondeur, ces différences s’estompent :
- dans le premier tableau, les trois enfants sont situés au même niveau que les deux adultes : en avant du bâtiment et en arrière de l’autel à l’Amour ;
- dans le second, la femme est à l’arrière de la fontaine, et les trois enfants en avant de l’autel.
Par ailleurs, l’enfant au tambourin est clairement le même que celui au miroir, un peu plus âgé.
Un complément familial
L’hypothèse que ce tableau ait été réalisé environ trois ans plus tard, vers 1671, cadre avec l’âge des enfants : les deux garçons, Pieter et Adam, ont maintenant cinq et quatre ans, et la nouvelle petite soeur, Waintje, a deux ans (la grande soeur Margrieta n’a pas été représentée à nouveau).
Un complément symbolique
La partie gauche du tableau montre quatre amours aptères qui font la ronde en fixant du regard la couronne de fleurs que leur montre la femme ; tandis que deux amours en vol amènent l’un une autre couronne, l’autre une fleur isolée.
Si l’on considère ces quatre amours terrestres comme l’allégorie classique des Saisons, on peut comprendre que la femme leur reproche que leur ronde éternelle soit responsable du caractère éphémère des fleurs.
De même, le papillon qu’Adam montre d’un air grave à sa petite soeur rappelle que la Vie est fragile et fugace.
En aparté : la Symbolique du tambourin
Hercule entre deux chemins
Carrache, 1596, Musée de Capodimonte, Naples
Cliquer pour voir l’ensemble.
Dans ce tableau qui illustre le choix d’Hercule entre la voie de la Vertu et celle des Vices, le tambourin figure en compagnie de cartes à jouer, d’un violon avec sa partition, de masques et de fleurs jetées : petite Vanité sensorielle qui montre le caractère éphémère des Plaisirs.
La grande bacchanale
Gravure de Lairesse,
Fæcundi calices, amor immoderatus edendi, Enervant vires corporis atque animi |
Les coupes fécondes, englouties par amour immodéré, excitent les hommes du coeur et de l’esprit. |
Chez Lairesse, le tambourin (tout comme les cymbales) a une acception négative : dans cette gravure, il scande la danse sauvage de la bacchante. Par ailleurs, dans son Grand livre des Peintres, « Het groot schilderbook » (1707), Lairesse associe le « timbrel » à l’espièglerie, à l’enfance inculte et au vice [3].
Euterpe la dialecticienne (Euterpe de Reedewikster)
Hoogstraten, 1678, illustration de « Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst »
Autre théoricien de l’Art, Hoogstraten représente le tambourin aux pieds de la Muse de la Musique, accompagné des vers suivants :
« Cette gravure montre l’Art, dont les séductions
Attirent la jeunesse vers elle : c’est une tentatrice cajoleuse,
Qui piétine les osselets et les jeux d’enfant. » [3]
Autour du tambourin (SCOOP !)
De même que le miroir est le pivot de l’Allégorie des Cinq sens, c’est ici le tambourin qui est la clé de la composition. D’autant qu’il est frappé par une flûte, l’objet-même qui, dans l’autre tableau, substitut du pinceau de Lairesse, nous désigne ce que nous devons voir.
De manière générale, le Tambourin a comme nous l’avons vu une acception négative : Jouissance, Volupté. Ici, frappé par la flûte, associé au miroir déformant du vase et à une prodigalité qui confine au gaspillage (fleurs coupées, fruits tombées, eau qui s’écoule, ronde futile), il participe à une sorte de dérèglement généralisé : comme si tous les ingrédients de la sensorialité étaient là, mais dans le désordre.
Ici, frappé par la flûte, associé au miroir déformant du vase, à des symboles de la transience (fleurs coupées, fruits tombés, papillon) et de l‘Eternité (Ronde des Saisons, eau de la Fontaine), il est le symbole de la Vanité des Sens.
Apothéose des Sens
Vanité des Sens
En passant d’un tableau à l’autre, la partie allégorique se développe, remplaçant les quatre Eléments, bases du monde sensible, par les quatre Saisons, qui rythment les cycles de la vie. La partie sacrée en revanche se réduit : l’autel à l’Amour se marginalise en un simple bouquet et à un Dieu anonyme, réduit à une jambe.
On peut trouver cette interprétation hasardeuse – et assurément elle l’est. Mais un autre pendant de Lairesse met en scène une allégorie encore plus complexe, qui montre à quel point ce langage sophistiqué était compris, et apprécié, par les amateurs du temps.
Le Temple de la Vertu | Le Temple de la Sagesse |
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Gérard de Lairesse, 1655-68, Alte Pinakothek, Munich
Ce pendant nous est aujourd’hui parfaitement obtus, et les ouvrages modernes ne font qu’en effleurer la signification.
Minerve
Allongée en haut du premier autel, elle apparaît debout à l’entrée du second : comme si, de déesse principale, elle était devenue auxiliaire d’une divinité plus puissante.
Les femmes voilées
Dans le premier tableau, la femme voilée port un miroir circulaire qui permet de reconnaître en elle une Vestale : en effet, selon Plutarque (Vie de Numa Pompilius) : « les Vierges Vestales en souloient user, pour recouvrer le feu du Ciel, quand celui qu’elles gardaient sur terre venait à s’éteindre. ».
Cependant la femme voilée du second tableau n’en porte pas : à la place, elle tient dans sa main droite la main du jeune garçon.
Le jeune apprenti
Le jeune homme, d’abord agenouillé devant une femme qui l’introduit dans le premier Temple, se retrouve debout dans le second, devant une femme qui s’éclipse dans l’ombre. On comprend bien que le pendant décrit deux stades d’une sorte d’Initiation, mais laquelle ?
Une description ancienne
Heureusement nous disposons d’une description ancienne par Johann Christian von Mannlich [4] qui, bien que très romancée, est sans doute assez proche des intentions de Lairesse. Je me suis contenté de la traduire et de la segmenter pour en faciliter la lecture :
Allégorie de la formation de l’artiste
et de la façon dont il est conduit à la perfection
Premier stade
L’Art devant la Forme et l’Esprit de la Matière
« Dans le vestibule du Temple des Arts et des Sciences, un escalier monte du fond d’une sombre chapelle souterraine. Figuré par une belle femme en vêtements blancs, l’Art s’agenouille devant un autel derrière lequel se trouve la statue de Cérès, fille du Temps et de la Nature, qui représente ici la Forme de la Matière. Cette déesse tient de la main gauche une. corne d’abondance remplie de fruits et de plantes. Elle lève sa main droite et semble dire que sans effort ni constance, personne ne trouvera son secret. Du même côté se trouve un petit génie, qui s’accroche à la déesse et tient une faucille à la main pour exprimer la riche moisson que la Nature promet à ceux qui scrutent ses secrets.
Au-dessus de Cérès, Minerve flotte dans les nuages, non pas comme une statue matérielle, avec forme et figure, mais bien vivante. Elle représente l’Esprit qui doit animer la matière ; le ressenti et l’expression d’émotions et de passions intérieures ; la vie et le génie ».
Le jeune Artiste, guidé par la Sculpture
(noter le ciseau et le marteau dans les mains de la femme).
« L’Art, agenouillé devant l’autel de Cérès ou de la Nature, recommande le jeune homme à la déesse et semble lui demander de l’accepter parmi ses initiés. Il s’agenouille, frappé de stupeur, devant les marches de l’autel, pénétré par la présence de la déesse, ce qui indique sa réceptivité et son sens de l’art. La Sculpture, qui s’occupe de la forme et la symétrie, est son guide. C’est pourquoi la déesse de la nature (Cérès) est figurée comme une statue, qui lui apprend le premier degré de l’imitation. Bien que Minerve soit présente dès ce premier pas, elle est invisible pour l’élève : de l’endroit où il se trouve, il ne peut voir qu’un pied de la déesse. »
Les artistes médiocres
« À gauche du tableau, devant l’autel, deux autres jeunes gens exhibent des offrandes et de l’encens : la présence de la déesse n’a aucune influence sur leurs sentiments. Ils sont négligents et ne semblent destinés qu’à la médiocrité. »
Les amateurs d’Art (ou le Dessin)
« Au bas du tableau, au delà de la balustrade qui garde le vestibule, différent objets expriment l’admiration et l’amour des arts par leur mouvement et leur position. Depuis cet endroit, les deux déesses sont invisibles, entourées d’un nuage dense. L’artiste a peut-être voulu représenter les amateurs d’art. »
On peut noter que ces instruments évoquent tous le tracé : papier, compas, règle, sphère armillaire, buste renversé. Abandonnés à l’entrée du temple, je pense qu’ils représentent plutôt le stade élémentaire de l’éducation artistique : l’apprentissage du dessin.
Le premier tableau en résumé
« Dans toute cette composition, Lairesse décrit le premier degré dans l’éducation et la formation d’un jeune artiste, à savoir l’imitation mécanique de la nature dans sa forme et dans ses proportions. »
Von Mannlich a loupé le symbole du miroir circulaire de la Vestale, qui va dans le même sens : à ce stade, la pratique de l’Art a pour but de reproduire fidèlement le réel.
Second stade
Statue d’Hercule avec sa massue« La deuxième période fait suite à l’allégorie précédente.Ici, le jeune homme, parvenu à la maturité, semble conscient des secrets de l’art, dirigé qu’il est par une noble matrone qui représente l’Art. Il pénètre dans le temple d’Hercule, qui figure la Vertu, la Force et le Dépassement de tous les obstacles et de soi-même. »
« Deux génies, illustrant la conception et l’exécution de grandes oeuvres, planent au dessus du jeune homme, accompagné d’une jeune femme. »
« Devant eux va le Dieu du mariage et de la fertilité : couronné de roses et le flambeau à la main, il leur indique le chemin du temple de l’Honneur. »
Von Mannlich a bien senti le sous-entendu nuptial, mais il ne développe pas assez : tandis que dans le premier stade stade l’uniforme de vestale insistait sur la chasteté nécessaire, ici l’Art, véritablement devenu la Fiancée de l’Artiste, le conduit par la main devant l’autel.
« A l’entrée du temple, Minerve se tient à côté d’un sphinx posé sur une balustrade, dévoilée devant lui. Les nuages ont disparu et le mystère est résolu ».« Plus loin dans le temple, la Déesse de l’Honneur est assise sur un trône élevé, tenant dans une main la corne d’abondance et un javelot, dans l’autre une couronne de laurier. Les mots suivants sont gravés au pied de son siège : Virtute et sapientia parati ascendite et honorate Minervam ». ( Orné par la Vertu et la Sagesse, montez et honorez Minerve). Elle semble attendre le protégé des muses et lève la couronne pour la lui décerner. »
Le second tableau en résumé
Je laisse à Von Mannlich son envolée lyrique et anachroniquement maçonnique :
« Le parcours du jeune homme à travers le Temple d’Hercule ou de la Vertu ; les deux génies planant au-dessus de lui ; la jeune femme qui l’accompagne, l’Art qui le conduit et le dieu de la fécondité qui le précède dans le temple montrent clairement que, après un enseignement approfondi préalable dans tous les domaines de l’art, lesquels exigent mémoire, sens des proportions et de la forme, et pratique, l’esprit du jeune artiste s’est enrichi de connaissances. Il s’abandonne alors à des sentiments plus élevés et surmonte courageusement tous les obstacles contraires, l’envie, l’ignorance, la froideur envers le Beau et le Bien, et même ses propres passions, jusqu’à ce qu’il entreprenne et mène à bien, en recherchant constamment la perfection et la gloire, de grandes oeuvres par lesquelles il mérite enfin d’être présentée au temple de l’Honneur par la sagesse et la raison (Minerve) afin d’obtenir de la déesse elle-même la grande et noble récompense de l’Immortalité. »
La logique du pendant (SCOOP !)
Von Mannlich n’est pas loin d’une compréhension d’ensemble, mais sa notion de Déesse de l’Honneur n’est pas claire : quelle est l’énigme que le sphinx nous suggère, quelle est précisément la déesse qui trône dans le second temple ?
Pour essayer de le comprendre, il faut comme comme nous l’avions fait pour la Chute de Rome, mettre en correspondance les éléments des deux tableaux, et voir comment ils se transforment.
- la fumée devient un rideau qui s’ouvre, et la boîte à encens fermée une torche (en bleu) : il s’agit bien de la révélation d’un mystère ;
- les spectateurs du fond deviennent des amours qui volent au dessus du Jeune Homme (en rouge) : il il s’agit bien d’une initiation, du passage du profane au sacré ;
- la sphère armillaire posée sur les sol (à huit divisions) s’est aplatie en une étoile à huit branches inscrite dans le pavement (en vert) : un processus d’abstraction et d’intériorisation a eu lieu ;
- le marteau de la Sculpture est devenue la massue d’Hercule (en orange) : il ne s’agit plus de mettre en forme la matière, mais d’écraser les vices ;
- la main qui tenait le miroir tient maintenant la main du Jeune Homme (en violet) : L’Art-Vestale est devenu l’Art-Compagne, et il n’est plus question de reproduire fidèlement le réel
Mais ce sont les évolutions contraires des deux déesses qui sont la clé principale du pendant.
- Minerve, allongée en haut de l’autel, est maintenant debout en bas (en jaune) ;
- Cérès, statufiée en contrebas dans l’ombre, a été remplacée par une jeune déesse vivante et en pleine lumière ; sa couronne d’épis de blés par une couronne de laurier ; sa corne d’abondance indistincte par une corne bien remplie ; quant à l’enfant craintif qui s’agrippait aux jupes, il éclaire maintenant le chemin (en blanc).
C’est le texte inscrit sur le trône qui nous donne la solution : « montez et honorez Minerve » . La déesse, reconnaissable à sa lance, est donc représentée sous deux aspects : casquée, comme la Raison combattante ; et couronnée de lauriers, incarnation de la Vertu :
« Vertu : Cette jeune fille, qui ne parait pas moins agréable que belle, est la vraie image de la Vertu ; qui a des Ailes au dos, une Picque en la main droite, en la gauche une Couronne de Laurier, et un Soleil au milieu de son beau sein » Ripa, Iconologie
La Vertu, personnifiée par Minerve
Corrège, 1531, Louvre, Paris
Le pendant décrit donc bien une sorte de « cursus honorum » du Peintre, très typique de la conception classique de la Peinture d’Histoire comme sommet de l’Art :
- dans son apprentissage, l’Artiste, tout comme le sculpteur, s’intéresse aux volumes, aux tracés, à la reproduction spéculaire du réel ; il valorise la rationalité et ne voit pas les aspects secrets de Mère Nature ;
- dans sa maturité, l’Artiste a modifié ses valeurs : il ne manie plus le ciseau de l’Intellect, mais la massue de la Vertu ; la Raison, qu’il déifiait, est maintenant simple sentinelle ; et son seul but est la Vertu.
Concluons par un couple de gravures où le maniement expert des symboles aboutit à une véritable rhétorique visuelle, très rigoureuse mais délibérément opaque, conçue pour procurer au spectateur les délices du déchiffrement.
Una et eadem, Rikjsmuseum | Ubi Necessitas Speranda Benignitas, Philadelphia Museum of Arts |
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Lairesse, 1668-70
On voit tout de suite que la seconde gravure remploie de nombreux éléments du Temple de la Vertu, mais que la première n’a rien à voir avec le Temple de l’Honneur. On ne peut donc espérer que le déchiffrage du pendant peint nous aide pour le pendant gravé, réalisé une dizaine d’années plus tard.
Deuxième constatation : contrairement au cas précédent, la Vestale avec son miroir figure dans les deux gravures, à la différence de tous les autres personnages. Si le pendant gravé raconte lui-aussi une histoire, le héros ne peut en être que la Vestale.
« Une seule et même »
Le vestibule
On reconnait au centre Minerve, avec son bouclier orné de la tête de Méduse, qui pétrifie celui qui la regarde. Elle a arrêté au seuil du vestibule deux guerriers armés l’un d’un poignard et l’autre d’une torche ; ils sont aveuglés par la fumée qui s’échappe d’un brûloir à encens renversé.
L’Entrée du Temple
Dans le coin opposé, un bénitier (reconnaissable à son goupillon à brosse) marque l’entrée du Temple. La Vestale y pénètre en dernier, précédée par deux autres femmes :
- une jeune fille avec un lys dans sa main droite (emblème de la Pudicité selon Ripa) et avec à ses pieds un agneau (l’Innocence selon Ripa) ;
- une femme aux yeux bandés portant dans sa main droite une balance et dans sa main gauche une épée, soit les attributs classiques de la Justice (Impartialité, Capacité à trancher, Equité).
Des symboles et un titre énigmatiques
Au dessus de la tête de Minerve, un dodécaèdre étoilé est suspendu.
Au dessus des trois femmes, un héron et un angelot portant deux torches pénètrent également dans le Temple. Ces symboles, très inhabituels, ne figurent pas dans l’iconologie de Ripa.
Ajoutons que le caractère elliptique du titre « Une et une seule » n’aide pas : le mot qui manque peut être au choix « chose », « substance », « matière », « religion », parmi ceux qui viennent immédiatement à l’esprit. Il est clair qu’ici la légende est conçue non pour expliquer l’image, mais au contraire pour être expliquée par elle.
La crainte de Dieu
Dans les ouvrages anciens, l’explication donnée pour la gravure est la suivante :
- « Timor Domini a Minerva seu Virtute contra invidiam defensus » [5]
- « La crainte du Seigneur, défendue par Minerve, ou la Vertu contre l’Envie » [6]
La traduction correcte du latin est la suivante :
- « La Crainte de Dieu, défendue contre les Vices par Minerve, c’est-à-dire par la Vertu.
La Vestale, qui remonte sa robe contre sa poitrine en levant les yeux vers le ciel, manifeste effectivement sa frayeur.
Le dodécaèdre : un symbole érudit
Dans le Timée, Platon associe quatre des cinq polyèdres réguliers aux Eléments.
« Et comme il restait une cinquième combinaison, Dieu s’en servit pour tracer le plan de l’univers » Platon, Timée, 55c
Le dodécaèdre est donc ici un symbole érudit inventé par Lairesse pour représenter le Dieu antique que craint la Vestale.
Le héron et les deux torches
Il s’agit là encore de deux symboles imaginés par Lairesse, d’où l’incertitude pour les interpréter.Situés au dessus de La Crainte de Dieu, ils représentent probablement la Vigilance ( qualité souvent attribuée au héron) et la Persistance (une torche rallumant l’autre).
Une lecture d’ensemble
La Crainte de Dieu, telle la Vestale entretenant son feu, nécessite Vigilance et Persistance. De même que deux autres vertus fragiles, la Justice et la pudique Innocence, elle a besoin de la Vertu en armes pour se protéger des Vices.
La logique de l’image (Minerve faisant corps avec la Vestale) éclaire finalement la légende : Vertu et Crainte de Dieu sont une seule et même chose.
« Où il y a nécessité, on peut espérer bienveillance »
Temple de l’Honneur (image inversée) |
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La seconde gravure est identique au tableau pour la composition, mais diffère dans les détails :
- La femme de gauche, avec un marteau mais sans son ciseau, ne représente plus la Sculpture ;
- il n’y a plus de Minerve allongée au dessus des fumées ;
- la statue n’est plus celle de Cérès, mais celle d’une déesse non identifiable, avec pour seul attribut un rouleau de parchemin (il ne s’agit pas de la déesse Vesta) ;
- la tête des deux jeunes gens est couronnée de lauriers et la boîte à encens que l’un d’eux présente est ouverte ;
- le socle du brûloir à encens est décoré d’un caducée (emblème de la guérison).
Un titre éloquent
A l’inverse de l’autre gravure, les trois substantifs du titre sont destinés ici à identifier les trois groupes de personnages :
- Necessitas (l’Obligation) : représentée par la femme au marteau qui pousse le jeune homme dans le dos ;
- Benignitas (La Bienveillance) : représentée par la déesse qui soulage (caducée) et distingue (rouleau de parchemin) ceux qui lui rendent hommage (les deux porteurs d’encens).
Quant à la Vestale qui fait le lien entre des deux, les ouvrages l’ont bien reconnue :
« Devotio necessitate promota » [5] |
« La Dévotion, promue par l’Obligation » |
La Dévotion définie par Lairesse, c’est donc Celle qui espère (Speranda).
La logique du pendant
Par le personnage de la Vestale, Lairesse illustre les deux faces de la Dévotion, et ses deux indispensables moteurs :
- d’une part elle est Crainte de Dieu : pour se protéger des Vices qui menacent le culte (le brûloir renversé par les deux soldats), son auxiliaire est la Vertu (avec qui finalement elle ne fait qu’une) ;
- d’autre part elle espère la Bienveillance divine, laquelle s’acquiert par l’Obéissance aux Obligations du culte (le brûloir alimenté par les lauréats).
[1] J’ai repris tous les pendants identifiés ou proposés par Alain Roy, sauf celui-ci :
Somnia fallaci ludunt temeraria nocte: Et pavidas mentes falsa timere jubent | Surge, age, et in duris haud unquam defice caelo – Mox aderis, teq. astra ferent |
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Malgré leur similitude apparente, les deux gravures n’ont pas la même taille, et les textes n’ont rien à voir. Le premier provient de la Quatrième Elégie de Tibulle : « Des songes hasardeux se moquent de la nuit trompeuse: Et font craindre des choses fausses aux esprits effrayés. » Le second provient de l’Argonautique ou Conquête de la Toison d’or de Valerius Flaccus (Livre IV) : « Allez, lève-toi, et dans les peines ne te détache jamais du ciel.Bientôt tu y seras et les astres te porteront »
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