Les variantes habillé-déshabillé (version chaste)
Variantes dans lesquelles le déshabillage n’a rien du dévergondage…
Saint Sébastien miséricordieux Benozzo Gozzoli, 1464, fresque,San Gimignano, Sant’Agostino. |
Benozzo Gozzoli, Martyre de saint Sébastien, 1465, fresque, 525 x 378 cm, San Gimignano, Duomo |
---|
Nous citons ici l’étude de Karim Ressouni-Demigneux [1], qui a expliqué pourquoi Saint Sébastien, habillé en 1464, est représenté nu en 1465. Ces deux iconographies, l’une exceptionnelle, l’autre très courante, correspondent à deux conceptions de l’intercession du Saint auprès de Dieu pour protéger les hommes de la Peste.
La version habillée
« En mars 1464, des nouvelles alarmantes signalent que la peste se rapproche de la cité. Benozzo interrompt alors son travail (un cycle consacré à la vie de saint Augustin) et réalise en quatre mois cette fresque impressionnante de 5 m 27 sur 2 m 48. Dans la partie inférieure du ciel, des anges couronnent saint Sébastien tandis que d’autres l’assistent en brisant les flèches décochées depuis le ciel. Entre Sébastien et Dieu qui, courroucé, lance sur l’humanité les flèches de la peste, la Vierge et son Fils intercèdent au nom de leur propre douleur et en raison des mérites de saint Sébastien qu’ils désignent chacun de la main. »
Précisons que les deux dénudent leur poitrine :
- le Christ pour offrir à la colère divine la plaie de son flanc,
- la Vierge pour lui rappeler ses seins nourriciers.
Cette double exhibition, assez fréquente, a été étudiée par P.Perdrizet ([0], p 237, Comment le Moyen-Age a figuré l’Intercession de Marie).
La version dénudée
« Dès la fin de l’année Benozzo est au Duomo et commence un nouveau saint Sébastien qu’il signera le 18 janvier suivant, soit deux jours avant la fête consacrée au saint. Si, de toute évidence, la fresque du Duomo est un pendant de celle de Sant’Agostino (les dimensions et l’encadrement sont identiques), on constate immédiatement que Benozzo est revenu à l’iconographie qui s’est imposée dans les décennies suivant la peste noire. La solution trouvée à Sant’Agostino, cohérente, va ainsi constituer un cas unique, sans antécédents ni descendances. »
Les deux iconographies
« Ces similitudes accentuent l’opposition radicale des deux images. Saint Sébastien est habillé à Sant’Agostino, il est nu au Duomo ; les flèches métaphoriques sont brisées dans un cas, elles sont tirées par des hommes et fichées dans le corps du saint dans l’autre cas. Enfin, le couple formé par le Christ et Marie ne joue pas le même rôle ici et là. C’est justement ce rôle joué par la Vierge et son Fils à Sant’Agostino que saint Sébastien prend en charge au Duomo et qu’il prend en charge depuis 1348. Son martyre est effectivement la souffrance physique, terrestre, qui lui donne la possibilité d’intercéder. Mais dès lors que la peste est matérialisée par une volée de flèches à laquelle les hommes souhaitent échapper, cette même sagittation cristallise bien d’autres affects en devenant le lieu d’une métaphore simple et explicitement reliée à la maladie : il fut lui aussi perclus de flèches, il a enduré une souffrance similaire.
La très pertinente solution figurative de Sant’Agostino, qui n’évoque que de manière allusive cette sagittation, par une flèche et une palme brandie par deux anges, ne permet pas l’empathie que le corps nu et sagitté propose. L’écart entre la protection offerte par le manteau, évidente, et la sagittation, est ainsi du même ordre que celui qui, dans les deux fresques, distingue l’attendrissant geste de Marie qui se dépoitraille à Sant’Agostino de la simple prière qu’elle adresse au Duomo. Nous avons d’un côté une approche émotionnelle et de l’autre une approche rationnelle.«
Le songe du chevalier Raphaël, 1504, National Gallery, Londres |
Les Trois Grâces Raphaël, Musée Condé, Chantilly |
---|
On ne connaît pas la disposition initiale de ces deux petits panneaux, pratiquement de la même taille : étaient-ils présentés recto verso, ou l’un servant de couvercle à l’autre ? On bien formaient-ils le revers d’un diptyque conjugal (ce qui expliquerait la différenciation sexuelle manifeste ente les deux panneaux [2] ? Impossible de le savoir. Quant à leur iconographie, nous allons reprendre ici quelques éléments de la synthèse d’Inès Martin [2a].
Le songe de Scipion
« Il semble plausible qu’il puisse … s’agir de Scipion l’Africain – hypothèse largement partagée, d’après le poème épique La guerre punique de Silius Italicus, auteur latin du I° siècle après Jésus-Christ…. Dans l’incipit du livre XV, on trouve le topos du jeune héros mis face au choix entre le vice et la vertu : le héros est allongé à l’ombre d’un verdoyant laurier, lorsque « tout à coup, se dressent devant lui la Vertu et la Volupté, qu’il voit descendre des cieux, et qui se placent à sa droite et à sa gauche ». »
Dans la représentation de Raphaël, « la Vertu offre des cadeaux spirituels, c’est-à-dire le livre et l’épée, qui correspondent à la sapientia (sagesse) et potentia (pouvoir). La Volupté offre un cadeau sensuel, c’est-à-dire la fleur, qui correspond à la voluptas (plaisir)… Vêtue de manière élégante et avec des couleurs brillantes, elle a un vêtement rouge et bleu ciel, la tête couverte et embellie par un fil de corail et une fleur qui lui fixe les cheveux sur la nuque. Avec la main gauche, elle tient le fil d’un collier qui lui ceint la taille et les seins. «
Les Trois Grâces
Dans Les Trois Grâces, « la Castitas (Chasteté) porte un pagne et n’a point de bijoux autour du cou. Voluptas (Volupté ou Plaisir), à l’opposé, se distingue par son long collier muni d’un joyau. Pulchritudo (Beauté), avec un bijou plus modeste, est la connexion entre les deux allégories les plus extrêmes : elle touche la Chasteté à l’épaule, mais elle se tourne vers le Plaisir. »
Relation entre les deux panneaux
« Selon Panofsky et Chastel, la peinture des Trois Grâces est la conclusion logique de l’épisode : les pommes des Hespérides, symboles d’immortalité, sont le prix accordé au héros qui vient de choisir la vie vertueuse. »
Une autre interprétation, moins moraliste, repose sur les symétries des deux panneaux :
⦁ au couple Vertu/Volupté du premier correspond le couple Chasteté/Volupté du second ;
⦁ au chevalier endormi sous le laurier correspond la figure centrale, la Beauté.
Si l’on présente les deux panneaux l’un au dessus de l’autre, le trio des Grâces semble illustrer, dans le domaine particulier de l’Amour, les pôles contraires entre lesquels, dans la vie pratique, l’Homme doit trouver son équilibre, entre Vertu et Volupté. Il ne s’agit pas tant d’être vertueux que victorieux. Et atteindre la Victoire sur terre, c’est comme atteindre la Beauté dans l’idéal.
Issues du songe du chevalier, les trois Grâces apparaissent comme les fruits oniriques du laurier, telles les pommes qu’elles portent.
Pour être complet, signalons que l’analyse se complique encore si l’on veut tenir compte [2b] :
- du motif original, révélé par la réflectographie infrarouge de 1986, où une seule des femmes nues tient une pomme ,
- de l’inventaire de la collection Borghèse (1615-1630), qui nomme les deux panneaux Les Trois Vertus et Les Trois Grâces.
Ce schéma récapitule les trois grandes interprétations concurrentes, dont aucune n’est entièrement satisfaisante :
- le Jugement de Pâris et les trois déesses (en jaune) ;
- le Songe de Scipion et la récompense de la Vertu – les pommes d’or des Hespérides (en blanc) ;
- Les Trois Vertus et les Trois Grâces (en bleu).
Diptyque avec le Christ et la Mater Dolorosa,
Hans Holbein, 1521, Kunstmuseum, Offentliche Kunstsammlung, Bâle
Il existe de nombreux diptyques où la Mère et le Fils sont mis en regard. Celui-ci, un morceau de virtuosité perspective datant de la jeunesse de Holbein, les met en scène dans un décor somptueux sensé être le palais de Pilate. Un contrepoint géométrique s’établit entre – côté Marie, le pilier et le portique arrondis – côté Jésus le pilastre et le portique carré, dont les voussures préfigurent la croix. Entre les deux, la pièce ouverte à la fois vers l’arrière-plan et vers le haut, vers la Terre et vers le Ciel, appelle la présence divine.
Mais c’est l’opposition entre les étoffes proliférantes et la chair offerte aux regards, entre l’enchâssement pudique et la nudité tragique, entre la douceur et la douleur, qui fait toute la force de cette extraordinaire composition.
Double portrait d’Eugenia Martínez Vallejo
Carreno de Miranda, 1680, Prado, Madrid
Eugenia était âgée de six ans et pesait environ 70 kilogrammes lorsqu’elle arriva au palais du roi Charles II, à Madrid.
« Le Roi notre Seigneur ordonna qu’elle soit vêtue à la mode du Palais, d’une robe somptueuse de brocard rouge et blanc avec des boutons d’argent, et il commanda au second Apelles de notre Espagne, son peintre, le distingué Juan Carreño, de faire deux portraits d’elle : l’un nu et l’autre habillé ». Juan Cabezas, témoignage d’époque
Ainsi, le double portrait vise à immortaliser à la fois la singularité de la nouvelle attraction et la magnificence du cadeau royal. En la déguisant en Bacchus, le peintre légitime le nu : à l’époque, la mythologie reste un meilleur alibi que l’anatomie comparée.
Il y a probablement une ironie discrète dans le fait de faire tenir à la monstresse d’un côté des pommes et de l’autre une grappe. Comme si le fruit de l’Ivresse, qui fait oublier, compensait à l’avance celui de l’Amour, qu’elle risque fort de ne pas connaître.
1853, Collezioni Comunali d’Arte, Bologne (139 x 101 cm) | Vers 1853, Musée de la collection de Jean-Paul II, Varsovie (159 x 123 cm) |
---|
Ruth, Hayez
La version dénudée est certainement la première : il s’agit d’une commande du collectionneur bolonais Severino Bonora, qui avait simplement demandé à Hayez une scène orientale mettant en scène une belle bédouine [2c].
Ruth, une étrangère réduite à la mendicité, est en train de glaner dans le champ de Booz, qui à la suite de cette rencontre va la prendre pour femme. La main droite ouverte suggère l’offrande de soi, en contrepartie de la gerbe. Dans l’esprit de l’art orientaliste, le bracelet d’esclave et la poitrine dénudée appartiennent au registre de la disponibilité sexuelle. Mais le regard de côté désamorce le caractère provocant de la pose, et autorise une lecture chaste, où les seins nus s’ajoutent à la gerbe pour symboliser la fécondité (de l’union de Ruth et Booz descendra le roi David). Ainsi le tableau échappe à l’Enfer des oeuvres pour collectionneur averti (il a été exposé au public de Bologne en 1853).
Néanmoins Hayez a peint, probablement la même année, la version soft, moins ambigüe et plus facile à commercialiser.
L’Espérance Puvis de Chavannes, 1872, The Walters Art Gallery, Baltimore |
L’Espérance Puvis de Chavannes, 1871-72, Musée d’Orsay, Paris |
---|
Juste après la guerre de 1870, Puvis de Chavannes réalise deux versions de l’Espérance, sans doute en parallèle, car la version nue ne peut pas être considérée comme une ébauche de l’autre. Le modèle est Emma Daubigny, âgée de vingt ans à l’époque. On ne connaît pas la raison de cette conception en double, sinon peut être le souvenir des deux majas de Goya (voir Les variantes habillé-déshabillé (version moins chaste)).
La version habillée
c’est cette version que Puvis a choisi d’exposer au Salon de 1872, avec un succès mitigé : nombre de critiques trouvèrent que cette Espérance était bien maigre. D’autres furent touchés par le symbole, ainsi Armand Sylvestre qui consacra au tableau un poème :
« Blanc vêtue et si frêle, ainsi qu’une enfant née
Aux jours sombres, assise aux Champs où nos morts froids
Gisent sous le funèbre alignement des croix
L’Espérance est-ce toi, douce vierge étonnée ?
Dans nos champs ruinés où rode la belette,
Si pâle qu’en tes yeux rêve l’étonnement
De vivre encore, oh ! c’est bien toi l’ange
Qui frissonne au vent clément de l’aube violette. »Armand Sylvestre, à Puvis de Chavannes
Inutile de chercher la belette, elle n’est là que pour la rime.
Le paysage se développe vers la droite, de sorte que le rameau d’olivier se découpe à mi-distance des deux ruines, et à mi-distance des deux talus hérissés de croix. Tout en montrant l’Espérance assise dans un camp, cette oeuvre n’oublie pas l’existence de l’autre camp.
La Paix (détail de la fresque des Effets du Bon Gouvernement)
Ambrogio Lorenzetti, 1337-40, Sienne
Elle est manifestement inspirée de la fresque de Lorenzetti,
La version nue
Elle n’a été exposée qu’en 1887, dans la galerie Durand Ruel. Il n’y a qu’une seule ruine et le cadrage est resserré sur la jeune fille en fleur, assise sur un tas de gravats où justement des fleurs commencent à repousser.
Ici, la nudité attire le regard sur l’Espérance, tandis que dans la version habillée, la plage blanche de la robe le faisait ricocher vers la branche d’olivier, au centre de la composition.
Nature morte à L’Espérance
Gauguin, 1901, Metroploian Museum, New York
C’est la version nue, moins rationnelle et plus sensuelle, que Gauguin admirait beaucoup. Il en possédait une photographie qui l’a accompagnée partout, de Paris à Tahiti, puis à Atuana. Il l’a faite figurer en bonne place dans cette nature morte tardive, hommage aux peintres qu’il admirait le plus [3] : Puvis, Van Gogh et son tournesol…
Le petit cabinet de toilette
Degas, 1879-80
… ainsi que Degas, représenté ici par une jeune femme nue regardant vers la gauche : raison peut être pour laquelle le visage de l’Espérance a été retourné lui-aussi vers la gauche.
On peut aussi consulter les études récentes de Franz Slump « Gottes Zorn – Marias Schutz, Pestbilder und verwandte Darstellungen als ikonographischer Ausdruck spätmittelalterlicher Frömmigkeit und als theologisches Problem » http://www.slump.de/l5.htm
https://books.google.fr/books?id=TGk9eetaEEYC&pg=PA41&lpg=PA41&dq=hope+puvis+de+chavannes+two+versions&source=bl&ots=fRqoNu7Qq6&sig=3xXb3O2tVVoxKKrMLfnwkMK0Rdo&hl=en&sa=X&ved=0ahUKEwjVi4fJucbRAhXE6RQKHYNNCYcQ6AEINjAJ#v=onepage&q=hope%20puvis%20de%20chavannes%20two%20versions&f=false
Aucun commentaire to “Les variantes habillé-déshabillé (version chaste)”