5.4 Fusion et juxtaposition
Maintenant que nous avons remis en place tous les éléments de la composition, prenons un peu de recul afin de comprendre le cheminement qui a pu amener Régnier à cette combinaison brillante.
La fusion de deux thèmes
Comment combiner deux thèmes
Régnier aurait pu peindre deux scènes de genre, très proches de tableaux que nous avons rencontrés :
- tableau 1 : « Le naïf attiré par une diseuse de bonne aventure et plumé par sa mère » (cf La diseuse de Bonne Aventure de Georges de la Tour, sinon que le vol est commis par les filles et non par la mère)
- tableau 2 : « Le naïf attiré par une courtisane et plumé par le souteneur » (cf Réunion dans un cabaret de Valentin, sinon que le vol est commis par une gitane complice)
La combinaison des deux thèmes conduit au schéma suivant (tableau 1 en rose, tableau 2 en bleu) :
Escamotage du naïf
L’idée géniale de Régnier est d’avoir escamoté le Naïf en tant que personnage séparé, et de l’avoir fusionné avec l’un des personnages de l’autre tableau. Plus précisément, celui qui joue le rôle de la victime dans un tableau sert de complice dans l’autre, et réciproquement :
Ainsi :
- la victime du tableau 1 est fusionnée avec la complice du tableau 2 (la courtisane)
- la victime du tableau 2 est fusionné avec la complice du tableau 1 (la gitane)
On obtient le schéma suivant :
Attirance entre femmes
Conséquence de cette fusion : l’attirance de la victime pour la complice, qui dans les thèmes de base était renforcée par une attraction sexuelle implicite, devient ici par la force des choses une attirance entre femmes. D’où peut être l’impression de malaise que provoque d’emblée la composition.
Bien que pondérée par la présence des autres personnages, nous ressentons intensément l’étrangeté de la relation de séduction entre ces deux éclatantes beautés, égales par la splendeur de leur mise mais rivales par la couleur de leur peau et les armes de leur profession (robe de voleuse contre voiles d’entraîneuse) : deux gladiatrices affrontées.
Un quatuor de coquins
L’escamotage du naïf a permis de faire apparaître deux personnages paradoxaux, à la fois victime et complice. Du coup au larcin primaire « la courtisane victime, la gitane complice » se superpose un larcin secondaire : « la courtisane complice, la gitane victime ».
Dans ce quatuor de coquins, c’est un peu comme si l’alto et le violon (i.e. la courtisane et la gitane) jouaient alternativement, l’une le thème (la victime) et l’autre le thème renversé (la complice). Tandis que le violoncelle et la contrebasse (i.e. la mère et le souteneur) entonnaient, successivement, le thème unique du voleur.
La voleuse volée
Elément de complexité supplémentaire : chacune des victimes/complices est elle-même une voleuse notoire, mais dans un vol antérieur (celui de la poule et celui de la bourse) qui nous est suggéré, mais pas montré.
Le thème du « voleur volé », renversement du thème du voleur, est donc également présent dans le tableau, mais de manière allusive.
Pour reprendre la métaphore musicale, c’est comme si le violon et l’alto, de temps à autre, jouaient pianissimo le thème renversé du violoncelle et de la contrebasse.
Un contrepoint pictural
Comme dans toute construction basée sur des symétries rigoureuses, apparaissent de manière quasi automatique de nouveaux types de relations :
- s’il y a complicité entre chaque voleur et la victime de l’autre larcin, il y a duplicité entre le voleur et la victime de son propre larcin : c’est ce que nous avons appelé l' »empathie maligne », cette manière qu’à le prédateur de synchroniser ses gestes avec ceux de sa victime ;
- s’il y a attirance entre la victime et le complice du larcin, il y a réciproquement répulsion entre les deux voleurs : en effet, le système ne peut fonctionner que si chacun des voleurs ignore ce que fait l’autre (sinon il préviendrait son complice/victime).
Complicité /Duplicité
Ces relations que la réflexion nous a livrées, nous pouvons les retrouver visuellement, inscrites dans la composition spatiale du tableau. Supposons que :
- les deux relations de duplicité correspondent au regard de chaque voleur vers sa victime,
- les deux relations de complicité lient la poitrine du voleur et celle de son complice
Alors se révèle la recette simple et géniale que Régnier a utilisée pour fusionner les deux larcins : tout simplement il les a croisés, c’est-à-dire qu’il a représentés le premier larcin dans le plan du tableau, et l’autre dans la profondeur.
Attirance / Répulsion
La relation d’attirance entre les deux victimes se prête également à une traduction visuelle : la gitane attire la main de la courtisane, tandis que celle-ci attire la gitane par son regard dominateur.
Enfin, la relation de répulsion entre les deux voleurs se traduit également de manière subtile et paradoxale : la proximité spatiale entre leurs deux visages donne une impression factice de rapprochement, car le mouvement de chacun obéit en fait à des logiques inverses :
- la mère se penche en avant pour accéder à la bourse,
- le voleur se penche en arrière pour extraire la poule de sa cachette.
La composition que Régnier a conçue est à la fois picturale et théorique. Le message moralisateur qui pouvait servir de prétexte dans les thèmes de base (« jeune homme, méfie-toi des maîtresses et des devineresses »), se trouve ici anihilé, au profit d’un exercice de virtuosité pure, choral plutôt que moral.
Le double larcin que nous voyons se commettre sous nos nos yeux n’est en rien une réparation, mais au contraire un accroissement du vol initial : la poule n’est pas retournée à son propriétaire, la bourse n’est pas restituée à l’amoureux dupé : les butins ne sont pas rendus, mais sur-volés. Au final, chacun des voleurs gagne et perd équitablement.
Le tableau de Régnier est donc parfaitement amoral, en ce sens qu’il ne cherche pas à se placer sur le terrain de la dénonciation édifiante, mais seulement de la démonstration bluffante. A l’apogée du caravagisme, il termine un cycle d’enrichissement permanent du sujet par la forme, et de la forme par le sujet. Chatoiement des étoffes, jeux d’ombres et de mains, postures théâtrales, vêtements typés, ambiguïtés sexuelles, sont ici exploités comme les ingrédients d’une combinatoire complexe, où les relations spatiales et formelles entre les personnages importent autant que le rendu d’une vérité psychologique.
La juxtaposition de thèmes
Joueurs de carte et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier 1620-23, Budapest
Un peu avant le tableau du Louvre, Régnier avait déjà testé les quatre personnages, mais sans penser encore au thème du double vol.
La brillante composition à neuf personnages du musée de Budapest constitue plutôt une juxtaposition qu’une fusion : on peut y distinguer deux tableaux quasiment disjoints :
- le tableau principal est consacré au thème du Jeu, avec un naïf à droite (le jeune homme au plumet jaune) confronté à quatre tricheurs : une courtisane qui nous montre son jeu, une autre qui essaie de lire dans celui du naïf, et deux soldats dont un tient dans sa main une carte supplémentaire.
- sur les marges en haut et à droite s’introduit le thème secondaire de la gitane, de la mère et du naïf.
L’homme de l’ombre est déjà là, mais trop éloigné de la gitane pour pouvoir lui voler quoi que ce soit. Sa position, au-dessus des joueurs mais regardant vers la gitane, en fait l’un des pivots qui fait communiquer les deux scènes.
L’autre pivot est le jeune joueur qui se retourne en direction du naïf, ce qui donne à sa voisine la possibilité de regarder son jeu.
Un peu après le tableau du Louvre, Régnier développe à nouveau une de ces compositions combinant plusieurs thèmes dont il est coutumier (on en trouvera d’autres exemples dans le livre de Annick Lemoine, Nicolas Régnier, Arthena, 2007).
Dans la moitié gauche du tableau, il reprend à l’identique le quatuor du double vol, maintenant parfaitement bouclé . Et dans la moitié droite il lui juxtapose une scène de jeu à quatre joueurs, un jeune homme et trois vieux renards.
Ici il n’y a plus qu’un seul pivot entre les deux scènes : la courtisane. Tournée vers la gauche, elle fait presque entièrement partie de la scène du double vol : seule sa main, posée sur la table, prouve qu’elle participe également à la partie de dés.
Depuis le duo simple de Caravage, le thème de la Diseuse de Bonne Aventure, tout en s’étoffant et en se complexifiant, a connu un glissement complet du centre d’intérêt : la méfiance envers la Bohémienne s’est peu à peu transformée en apologie de la vie de Bohème.
« Ce qui est visualisé dans ces scènes de taverne, ce n’est plus une Bohémienne que l’on conduit à l’auberge et que l’on fait poser de manière fictive, mais la représentation d’un mode de vie, l’autopromotion d’un entre-soi, un reflet mythifiant aussi des aléas de la vie de tous les jours ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 133
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