Le peintre dans sa bulle : Vanité
La figure du peintre englobé dans son miroir comme une Tour Eiffel dans sa boule prend sa source dans les Vanités, et se prolonge dans un pur exercice de style.
Le Christ en Salvator Mundi
Joos van Cleve, vers 1516 – 1518, Louvre
Le globe sommé d’une croix représente le Microcosme, le Monde maintenu dans l’Harmonie par le Christ.
Le reflet de la fenêtre en haut à gauche est encore un pur artifice graphique, qui permet à la sphère cristalline de rivaliser d’éclat avec le bijou scintillant et la luminosité du fond d’or : inutile d’y chercher le reflet du peintre, impensable dans un contexte sacré.
Quatre vingts ans et quelques guerres de religion plus tard, un peintre très original va détourner le symbole triomphal en un symbole macabre.
Vanité
Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York
Le plus ancien tableau connu de Vanités met en scène une métaphore : sous le proverbe abrégé « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides « la niche montre effectivement deux objets vides, et les met en équivalence :
le crâne n’est pas plus durable que la bulle,
la bulle ne réfléchit pas plus que le crâne.
Car les images qu’on y voit ne sont pas des reflets, mais de purs symboles : en haut à gauche un soupirail grillagé, en bas à droite une roue de torture et une crécelle de lépreux.
Pour scruter de plus près les mystères de cette bulle, voir l’image en très haute résolution : http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436485
Pour une analyse détaillée de cette oeuvre très étonnante d’un peintre rare, voir La boule mystérieuse .
Vingt ans plus tard, un autre peintre va s’inspirer de De Gheyn et faire à nouveau évoluer le symbole.
Van Roestraten
Vanité
Pieter Gerritsz van Roestraten, 1627, Collection privée
Le crâne couronné de lauriers dérisoires règne sur :
- une montre qu’on ne remonte plus,
- des médailles futiles
- une bougie qui s’éteint.
Vanitas
Pieter Gerritsz. van Roestraten, 1666-1700 Royal Collection Trust
Cette oeuvre de la période londonienne, à la fin de la longue vie de Roestraten, témoigne de sa capacité à reproduire indéfiniment la même formule. Le crâne, la montre, les pièces sont identiques. Le vase d’argent ciselé marque la progression de son habileté, et la propension au luxueux qui caractérise ses productions tardives.
La seule originalité est ici le livre ouvert qui montre la figure de Démocrite, le philosophe qui rit de la folie des choses (De Insania). En bas de la page, on peut lire : « Tout le monde est fou de naissance, la Vanité ruine le Monde ». (Totus homo a nativitate morbus est. Totus Mundus disperiens Vanitas).
Le nettoyage du globe a très récemment fait réapparaître le reflet du peintre dans son atelier. Le globe chrétien a gardé pour trace vestigiale la forme en croix de son crochet de suspension. Suspendu à un fil, il évoque pour les connaisseurs d’emblèmes l’image de la contingence du destin humain, soumis à la volonté divine.
Abrumpam (Je romprai)
Gabriel Rollenhagen, Selectorum Emblematum Centuria Seconda, Emblème 55, 1613
La légende récupère une citation latine :
- « Toutes les choses humaines sont pendues à un fil ténu » « Omnia sunt hominum tenui pendentia filo » » (Ovide)
pour se conclure par une exhortation bien chrétienne :
- « Que Dieu coupera quand il veut : Soyez pieux » « Quod Deus abrumpet cum volet : Esto pius ».
On comprend qu’écouter en bas à gauche le prêche de Jésus, au pied d’un arbre foudroyé, suspend provisoirement l’action du divin rasoir.
Désormais métallisée, la Vaine Bulle a perdu de sa fragilité. Elle tend à devenir un objet de Superbe, qui célèbre l’habileté de l’artiste à reproduire son atelier en miniature, et la pérennité de son Image insérée à tout jamais dans son oeuvre.
La longue carrière de Roestraten met en évidence cette évolution : car l’artiste reprendra cet exercice de virtuosité dans plusieurs de ses orgueilleuses productions.
Nature morte au chandelier
Pieter Gerritsz van Roestraten, entre 1660 et 1685, Musée des Beaux Arts de Montréal, Canada
Dans cette composition courtisane :
- la bougie qui s’éteint est portée par un chandelier d’apparat, avec des lions, des anges et des fruits ;
- la rose ne s’étiole pas ;
- la montre n’est plus un symbole de la vie courte, mais un objet de luxe.
Quant à la médaille, elle n’a plus rien de futile : elle est à l’effigie du roi Charles II d’Angleterre, dont le peintre flatteur espérait obtenir des commandes.
Il faut vraiment se crever les yeux pour voir les très discrètes feuilles de laurier, résurgences d’une Vanité souterraine.
Nature morte aux deux boules
Pieter Gerritsz van Roestraten, Collection privée
La boule a beau surplomber les autres objets précieux, elle en fait néanmoins définitivement partie. L’amateur fortuné dont le tableau fait l’éloge est capable d’apprécier à la fois le trident du Dieu Neptune et la lance du paladin chrétien. La médaille romanisée à l’effigie de Charles II d’Angleterre, pendue à un solide ruban, crée un effet d’écho avec le globe tout aussi solidement pendu, et rend un hommage discret à la dimension mondiale du monarque.
Au comble de l’exercice de style, la boule réfléchissante se reflète à son tour dans un miroir. Et cette succession de reflets d’objets eux-mêmes réfléchissants finit par introduire, dans ce qui n’est sensé être qu’une nature morte tape-à-l’oeil, une incertitude métaphysique : et si tout ce luxe n’était lui aussi qu’un reflet ?
D’autant que le cadre doré n’est, lui-aussi, qu’un trompe-l-oeil.
L’effet spécial de la boule reflétant le peintre a été repris par plusieurs artistes flamands.
Simon Luttichuys
Les explications ci-dessous sont tirées de « Simon und Isaack Luttichuys: Monographie mit kritischem Werkverzeichnis », Bernd Ebert, München 2008
Allégorie des Arts et des Sciences, Simon Luttichuys, 1646, Collection Teresa Hainz, PittsburghLe peintre dans sa boule surplombe un étalage de productions de l’Art et de la Science, dans un coin d’atelier dont la cheminée sculptée représente Apollon, dieu des Arts, surmonté par la nymphe Daphné transformée en arbre.
Cimon et Iphigenie, Bartholomeus Breenbergh, collection privée | Buste classique, dessin de David Bailly, 1625, Rijksmuseum, Amsterdam |
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Certains détails sont empruntés à d’autres artistes : ainsi, le dessin de ce qui semble le cadavre d’un noyé, glissé sous le tableau de tempête, est la copie exacte d’une Iphigénie endormie. Et la sculpture du buste de femme est probablement reprise d’un dessin de Bailly.
Font partie des objets de la Science le globe terrestre, le livre de botanique, l’os (anatomie), le compas et la carte de géographie (West indische Paskaert, de Jacob Aertsz, 1646). Il s’agit d’une carte marine qui a été probablement choisie pour faire écho au tableau de marine, avec l’éléphant comme contrepoids amusant de la mouche posée sur celui-ci.
La tonalité apparemment tragique de cette partie du tableau (la tempête, le pseudo-noyé, le vieillard, la mouche) n’est peut être qu’un faux semblant savamment suggérée, tant le tableau semble conçu sous le signe de l’ambiguïté.
Ainsi l’os situé entre le portait de Rubens et la palette peut aussi bien être lu comme « même le plus grand peintre est mortel » que comme « la mort est vaincue par le grand peintre », voire même, plus prosaïquement : « le grand peintre maîtrise l’anatomie ».
De même, la sphère réfléchissante est à la fois un objet qui fait de l’ombre, et un objet qui fait voir (le peintre au travail).
On oscille donc entre une Vanité des Sciences et des Arts (la sphère est une bulle fragile) et une Apologie de la Peinture (la sphère est un miroir et un exercice de virtuosité). La mouche « qui marche sur le ciel », et que l’on peut comprendre au choix comme posée sur le tableau dans le tableau ou posée sur le tableau, illustre moins la mort que la toute-puissance de l’artiste à nous faire croire ce qu’il veut.
Rubens, gravure de Pontius, d’après Van Dyck début XVIIeme | Buste du Pseudo Sénèque |
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En définitive, l’oeuvre exalte la puissance de l’Art et les vertus du Stoïcisme, sous le patronage de l' »Apelle d’Anvers » et du philosophe antique.
Vanité avec un portrait de femme Simon Luttichuys, vers 1645, Muzeum Narodowe, Gdansk |
Vanité avec un portrait d’homme Simon Luttichuys, vers 1645, Collection particulière |
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On ne connaît pas la raison d’être de ces deux tableaux savants ; pendants destinés à une comparaison érudite, ou variations sur un thème à succès ? Ils sont en tout cas de la même taille et se composent d’éléments similaires, mais différents, excepté le crâne et la cheminée sculptée. La précision est telle qu’il a été possible d’identifier la totalité des objets représentés ( http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2004/old-master-paintings-part-one-l04033/lot.31.html ), sauf le grand tableau représentant une femme et un homme, qui ne semble pas copié sur une oeuvre d’époque.
La logique la plus probable est celle de la variation et de l’étalage d’érudition : les gravures de Rembrandt ou de Lievens sont remplacées par des équivalents visuellement similaires ; le livre d’anatomie est ouvert à deux pages différentes, pour montrer deux écorchées similaires ; les autres livres sont différents, un d’alchimie et l’autre de géographie, mais leur frontispice se ressemble. De même, les deux globes célestes, objets précieux, sont différents et montrent des constellations différentes.
A l’intérieur de chaque tableau s’opposent, horizontalement, deux manières de représenter : dans la moitié gauche celle du peintre, avec des portraits fortement individualisés (jeunes et vieux, hommes et femmes, animal) ; dans la moitié droite celle du savant : médecin, alchimiste, cartographe.
Verticalement, trois globes se superposent : la boîte crânienne (la réflexion humaine), la sphère céleste (l’ordre cosmique) et la boule réfléchissante : celle-ci, dans le contexte d’une composition dédiée à la théorie de la représentation, fournissant une image globalisée et fidèle du monde, pourrait bien représenter la vision divine du monde.
Dans la boule du tableau « féminin », le peintre s’est représenté en compagnie d’une autre personne, sa femme ou un apprenti.
Vanitas
Maître napolitain, XVIIeme, copie de Simon Luttichuys, collection privée
Quand le peintre lui-même a disparu seul le chevalet demeure au sein d’une Nature vraiment Morte : lampe qui s’éteint, paille qui se consume, fleur qui se fane. En tournant le dos au miroir, le crâne signifie l’aporie de la vision ; en cachant le point où les deux os se croisent, il fait croire que le second pointe hors du miroir : comme si mourir abolissait la limite entre le virtuel et le réel.
Lorsque la boule métallisée coupe le fil qui la rattache à la longue symbolique du globe et de la bulle de savon, pour se poser sur une table, elle devient un pur objet d’optique, une signature astucieuse, et un instrument de contrôle de l’artiste sur sa composition.
Pieter Claesz
Vanité au violon et à la boule de verre Pieter Claesz, 1625, Germanisches Nationalmuseum, Nurenberg
La boule montre Claesz à son chevalet, entre le lit et la fenêtre.
Ses meneaux projettent, de la boule au couvercle de la montre, puis au verre renversé, un quadruple signe de croix de plus en brouillé.
Le sens de la lecture, qui est aussi celui de la lumière, nous conduit donc la boule, qui réfléchit tout, au Crâne, qui ne réfléchit plus à rien. De l’Artiste vivant, immortalisé dans le reflet, au Mort anonyme.
Les objets sont répartis en deux groupes opposés : ceux du Plaisir – musique (violon) et bonne chère (noix, verre de vin) ; et ceux de l’Etude – montre, plumier, encrier, plume, lampe à huile, livre. Les domaines adverses s’imbriquent , sachant que, du point de vue de la Vanité, tous deux sont d’équivalentes impasses.
La boule métallique réside côté Etudes (habileté, science, perséverance). En face, côté Plaisirs, une autre boule dure lui fait concurrence : le crâne (siège de tous les sens).
Au dessous de chacune de ces deux grandes boules réfléchissantes, un objet-compagnon, lui aussi sphérique, les rappelle à la fugacité des choses : la montre ouverte fait voir sa mécanique, qui s’arrête si on ne la remonte pas ; et la noix fracturée dévoile sa cervelle périssable.
Le spectateur en a pour son argent : une autre lecture exhibe les Cinq Sens, une autre retrouve un Carré des Eléments qui, très classiquement, se combinent sur les côtés et s’opposent sur les diagonales.
Clé liée à sa montre, plumier lié à son encrier, plume d’oie frôlant son cahier, archet effleurant son violon : tous ces couples actif/passif convergent, dans le miroir sphérique, vers leur synthèse en miniature : le couple du peintre et de sa toile.
Vanité à la boule de verre, suiveur de Pieter Claesz, 1634, anciennement au Getty Museum
Dans cette composition plus simple, on retrouve l’encrier renversé, la plume, le roemer, et le crâne qui fait contrepoids à la boule. A la place du violon, l’objet précieux est ici un drageoir doré sommé d’un guerrier avec lance, et soumis à une double déchéance : renversé dans le réel, il se fait en outre tordre par le reflet. La boule révèle ainsi le caractère malléable et ductile de toutes ces richesses que nous croyons pérennes.
Deux remakes contemporains dans le style de Claesz, par le photographe Kevin Best.
Autres peintres flamands
Collection privée | Musée Pouchkine, Moscou |
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Vanité avec boule de cristal réfléchissante, Vincent Laurensz van der Vinne I
Le peintre se place en moraliste parmi les accessoires de la puissance (drapeau, bourses, épée, charte) et des plaisirs (roemer, flûte). La bulle de savon éphémère contraste avec la sphère de verre. L’Almanach, ouvert sur une vue d’Anvers, évoque le passage du temps. Au bas du portrait du roi Charles I d’Angleterre est inscrite une maxime qui livre la signification ironique du tableau :
« Ici on peut voir le rôle que joue l’homme dans le monde «
(Siet hier ten Deele afgebeelt/Wat rol den Mensch en Werelt speelt).
Dans la version simplifiée et recadrée du musée Pouchkine, à droite, le roi est remplacé par un homme en turban.
1661, Sinebrychoff Art Museum | Collection particulière |
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Vanité, Edwaert Collier,
Peintre prolifique de Vanités, Collier ne recule pas devant les symbolismes appuyés, tels que le crâne couronné de lauriers posé sur une couronne renversée, laquelle est posée sur une cliquette muette : futilité des gloires terrestres.
Dans la Vanité de droite, un nautile monté en coupe et une orange à demi pelée sont deux symboles, plus subtils, de la spirale des plaisirs brutalement interrompue. Au dessus plane le peintre, protégé par son Art dans sa bulle pérenne.
Vanité
Maria Van Oosterwyck, 1668, Kunsthistorisches Museum Vienne
Ici, plus de boule réfléchissante, mais la silhouette de la peintre apparaît dans le reflet sur la fiole (cette Vanité est analysée en détail dans Le crâne et le papillon)
Des Vanités sans boule
Très rarement, c’est un simple miroir plat qui s’intègre dans une Vanité.
La version de gauche combine l’exactitude optique avec la justesse métaphorique puisque le reflet vient en quelque sorte compléter l’armure réelle pour enserrer le torse invisible du disparu, dans cette Vanité des richesses et des honneurs,
A une époque où le genre de la nature morte n’est considéré que comme un artisanat amélioré, on ne sait pas pourquoi ni pour qui Willem Kalf a peint une seconde version avec son autoportrait, optiquement impossible puisque le point de fuite se situe très à gauche, à la fois en hors champ du miroir et du tableau.
Sauf à imaginer que ce « reflet » ne prétend en aucune façon saisir l’artiste en train de peindre, mais constitue au contraire une sorte de fantôme revenu contempler son oeuvre après sa mort : le véritable disparu de l’armure. Raison pour laquelle il n’a pas de présence matérielle et échappe aux lois de l’Optique.
Sur l’attribution récente du tableau du Mans à Willem Van Aelst plutôt qu’à Willem Kalf , on peut consulter https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/le-mans-72000/un-celebre-tableau-de-tesse-change-dauteur-1150762
Vanité et autoportait
Gustave Victor Cousin, 1859 ?, Collection privée
Dans cette très studieuse Vanité ont été répartis au premier plan, autour du crâne fatidique, les objets des Trois Vies : celle des Honneurs (vita pratica – le pistolet, la riche draperie), celle des Plaisirs (vita voluptuaria – le pichet, le verre de vin) et celle de l’Etude (vita contemplativa – le livre, la bougie éteinte).
Plus originale est la composition de part et d’autre du miroir : pourquoi cet inhabituel bouquet de roseaux si ce n’est pour introduire une affinité visuelle avec le bouquet de pinceaux dans la palette ?
Du coup, le peintre penché se trouve avoir pour alter ego non pas le crâne sur la table , mais l’écorché courbé dans l’autre sens, entre le roseau qui pense et le pichet qui fait oublier :
l’homme du miroir semble finalement refléter,
non pas le peintre qui se planque,
mais sa figure symbolique, cet écorché en tension entre l’Etude et le Plaisir.
Le miroir
Leo Whelan, 1912, Collection privée
Bien que n’étant clairement pas un « autoportrait furtif » ni une Vanité, ce tableau trouve sa place ici car il réinvente le procédé formel que nous venons de voir.
La sculpture devant le miroir représente un groupe de paysans récoltant des pommes de terre : allusion audacieuse pour l’époque, aux grandes famines irlandaises. Mais au delà de l’affirmation nationaliste, elle revêt une signification plus intime. Car le seul personnage du groupe sculpté qui se retrouve dans le reflet …
…est l’homme qui s’appuie sur sa pelle comme Whelan sur son propre instrument de travail : le pinceau.
Réuni au paysan par le rideau doré, le peintre se revendique comme trimant, lui aussi, pour la survie et la fierté de l’Irlande.
Merci pour votre présentation. En partage, je vous propose de découvrir ma série de dessins en cours de réalisation : « Vanité », dont le rapport du GIEC est à l’origine : https://1011-art.blogspot.com/p/vanite.html
Les vanités toujours d’actualité !