3 Devant les ponts d'Asnières
En 1885, Paul Signac, jeune peintre autodidacte de 22 ans, habitant à Asnières, rencontre Seurat, qui l’éblouit par ses théories sur l’Art et ses connaissances techniques. Le nouveau converti n’arrêtera plus de peindre, en style néo-impressionniste, les paysages de sa ville.
Les ponts d’Asnières vus par Seurat
Dans la <Baignade de 1884, (voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade) Seurat avait représenté les ponts dans un lointain fusionnel, où même le contraste entre les fumées parallèles, la blanche du train et la noire de l’usine, s’adoucissait en une harmonie moderniste.
Une carte postale, plus manichéenne, nous montre que la scène n’avait rien d’imaginaire : lorsque le train revient dans l’autre sens, la fumée blanche et la fumée noire s’opposent.
Les deux ponts
Mais le plus intéressant dans cette photographie, c’est qu’elle nous montre un autre contraste que Seurat n’avait pas développé, mais qui sera désormais pour les artistes le principal intérêt des ponts d’Asnières : l’imbrication entre le pont ferroviaire à l’avant, avec ses quatre piles, et le pont routier à l’arrière, avec ses six piles.
Le photographe n’a pas seulement attendu qu’un train passe : il a aussi planté son trépied à l’endroit d’où, visuellement, les piles du pont routier divisent exactement en deux les arches du pont ferroviaire.
Les Ponts aujourd’hui
De nos jours, le pont routier n’a plus que quatre piles : mais il est toute de même possible de trouver un point de vue où les ponts s’imbriquent l’un dans l’autre… tandis que le transilien passe.
Arrière du Tub, Opus 175
Signac, 1888, Collection particulière
Le Tub était un cat boat que possédait Signac, avec lequel il amenait ses amis naviguer sur la Seine. Ce qui lui a permis ce point de vue depuis l’eau, selon le même principe que dans la carte postale : six arches s’inscrivant exactement dans quatre. Et Il y a même un train qui passe pédagogiquement, afin de signaler aux spectateurs non-asniérois que le pont de devant est ferroviaire.
D’autres symétries par six
On devine, au travers de la troisième arche, six piles qui se reflètent dans l’eau : il ne s’agit pas d’un troisième pont, mais d’une curiosité bien réelle : le ponton de transbordement de l’usine à gaz de Clichy, sur lequel nous reviendrons (voir 5 Du pont de Clichy aux ponts d’Asnières).
Autre jeu sur le nombre six, cette fois voulu par le peintre : l’enfilade des six barques de la rive, trois rouges et trois jaunes.
Enfin, l’arrière du Tub comporte exactement six planches : sorte de calembour visuel par lequel le peintre-marinier semble nous signifier que le pont de bois de son raffiot vaut bien le pont de pierre des piétons !
Un pont devant les ponts
L’unique ligne courbe de la composition est celle de la rambarde du bateau, ce qui renforce encore le calembour : l’arrière du Tub dessine sur la Seine, pour qui veut bien la voir, l’arche unique d’un pont immatériel, dans lequel les autres ponts s’effacent.
Avant du Tub, Opus 175
1888,Signac, Collection particulière
Bien sûr, Signac n’a pas manqué de peindre le pendant, en se tournant maintenant vers la proue de son bateau bien aimé. On reconnait au fond l’Ile de la Grande Jatte, et on distingue, à mi-chemin, le bac qui traverse la Seine.
La présence, en contrebas à droite, d’une barque qui bloque le passage, nous indique que le Tub est à l’arrêt, sans doute arrimé à un ponton comme celui qu’on voit un peu plus loin, avec ses deux flotteurs.
Remarquons que la proue du Tub pointe vers le bras de la Seine à gauche de la Grande Jatte, alors que la barque-obstacle est dirigée vers le bras de droite : là encore, peut être faut-il voir une intention pédagogique, les deux barques faisant écho à la division du fleuve, et soulignant la présence de l’Ile.
Des ambiances contraires
Mais le principal contraste entre les deux pendants tient aux ambiances lumineuses, exercices de haute virtuosité pointilliste :
- coté poupe, les ponts, saturés de couleurs chaudes, baignent dans une lumière dorée ;
- côté proue, les berges de la Seine, ont les teintes froides du soir.
Jour contre soir,
mise en relation contre séparation,
architecture contre nature,
dénombrable contre innombrable,
les oppositions foisonnent.
Chez Signac le coloriste, la binarité n’est pas entre le blanc et le noir : elle réside dans le contraste entre couleurs chaudes et couleurs froides.
Projet pour l’Hôtel de Ville d’Asnières
Paul Signac, 1899. Collection particulière
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Dans ce projet de décoration non retenu, Signac reviendra sur le rythme complexe des piles des deux ponts. La contrainte des trois niches impose d’étirer le paysage en largeur : même si le tablier assure la continuité, le panorama fusionne en fait trois points de vue différents : d’où les piles surnuméraires du pont routier.
Ici, le contraste entre couleurs chaudes et couleurs froides sert à opposer Asnières la douce et Clichy l’industrieuse. Mais pour pacifier les deux rives, Signac a pris soin de représenter deux trains qui se croisent à mi-route, ambassadeurs des deux communes.
Le Pont des Arts. Automne
Paul Signac,1928, Musée Carnavalet,Paris
Dans cette oeuvre tardive, Signac retrouvera les deux « trucs » expérimentés à l’époque du Tub :
- l’inscription exacte des arches du second pont sous celles du premier,
- l’opposition entre les couleurs chaudes de la rive au soleil, et les couleurs froides de la rive dans l’ombre.
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