Les pendants de Titien
Dans l’oeuvre immense de Titien, il n’existe que trois pendants : mais l’un d’entre eux, en 1556-59, est l’un des plus riches et des plus profonds jamais réalisés.
Ecce homo / Mater Dolorosa
Je résume ici l’article récent de Paul Joannidès, qui est un modèle d’enquête érudite [1]
La version pour Charles V d’Autriche
Ecce homo
Titien, 1547, Prado, 69 x 56 cm, sur ardoise
Titien amena avec lui cet Ecce homo, lors de son voyage à Augsbourg en août 1548, pour le présenter à l’empereur Charles V. Conçue comme une image isolée, cette demi-figure fusionne deux iconographies :
- celle de la Dérision du Christ, un moment précis de la Passion ;
- celle plus abstraite de l’Homme de Douleurs, image de piété montrant le Christ sortant du tombeau environné des instruments de la Passion.
Quelques années plus tard, Charles V eut l’idée de le faire monter en pendant avec une Mater Dolorosa du peintre flamand Michael Coxcie, peinte sur bois.
Ecce homo , Titien, 1547, Prado, 69 x 56 cm, sur ardoise | Mater Dolorosa, Titien, 1553, Prado 68 x 61 cm, sur bois |
---|
Piqué par la concurrence, Titien envoya en 1553 une Mater Dolorosa sur bois, pour remplacer celle de Coxcie.
Ecce homo , Titien, 1547, Prado, 69×56 cm, sur ardoise | Mater Dolorosa, Titien, 1555, Prado, 68 x 53 cm, sur marbre |
---|
Apparemment peu satisfait, l’Empereur envoya l’année suivante un modèle (aujourd’hui perdu) à Titien qui lui renvoya cette nouvelle version sur ardoise.
Les conditions très particulières de la réalisation de ce « pendant » excluent ici toute conception d’ensemble.
Le pendant pour Philippe II d’Espagne
Ecce homo et Mater Dolorosa, Anonymes, vers 1556, Prado [1]
Vers 1555, Titien peint pour le nouvel Empereur, Philippe II, un autre pendant aujourd’hui perdu. Selon Paul Joannidès, il devait se rapprocher de ces deux copies, de taille et de mains différentes.
Pour autant que la restitution soit exacte, ce pendant trahit une unité de conception :
- les deux personnages ont les yeux baissés, chacun abîmé dans sa propre douleur ;
- aux mains du Christ croisées vers le bas, réunissant ces trois objets de la Dérision que sont le manteau de pourpre, la corde et le roseau, s’opposent les mains vides de Marie, simplement jointes vers le haut.
La série des « poésies » pour Philippe II
Entre 1549 and 1562, Titien va produite pour Philippe II une série de sept grandes toiles mythologiques, qu’il nommait ses « poésies ». La série comporte un pendant probable, et un pendant confirmé.
De la Vénus d’Urbino à la Danaé de Naples
Vénus d’Urbino, Titien, 1538, Offices, Florence | Danaé et Cupidon, 1544, Museo Nazionale Di Capodimonte, Naples (radiographie) |
---|
Roberto Zapperi a montré que la Danaé et Cupidon réalisée pour Alessandro Farnese était une version édulcorée, pour les besoins du Cardinal, de sa très érotique Vénus d’Urbino [2]. La radiographie révèle qu’initialement, la femme nue se trouvait dans un intérieur d’époque : en rajoutant une colonne, un Cupidon et un nuage de pièces d’or, Titien transforma le sujet scabreux en un respectable sujet mythologique.
Danaé et Cupidon, 1544, Museo Nazionale Di Capodimonte, Naples, 120 × 172 cm | Vénus et Adonis, 1544-45, gravure de Stange, 1779 (inversée) |
---|
On sait que Titien peignit ensuite pour Alessandro Farnese une Vénus et Adonis aujourd’hui perdue. D’après un inventaire de 1680, la toile mesurait environ 123 x 149 cm. et était accrochée à côté de la Danaé. La plupart des spécialistes considèrent, malgré la différence de taille, qu’il s’agissait d’un pendant et qu’il nous est restitué par cette gravure de Stange (mais tous les spécialistes ne sont pas d’accord, voir un résumé de la discussion sur le site de la NGA [3] ).
Un excellent motif de jonction pourrait être le Cupidon, qui sort du premier tableau avec son arc et l’accroche dans le second à un arbre pour caresser une colombe. Mais la différence de taille entre les figures, et le déséquilibre inévitable entre un sujet à un seul personnage et un sujet de couple (qui plus est accentué par la présence des deux chiens) laisse très dubitatif. De plus les deux sujets n’ont rien à voir : d’un côté une des nombreuses métamorphoses de Zeus (ici en pluie d’or) pour féconder une mortelle, de l’autre Vénus tentant d’empêcher Adonis de partir à la chasse, où il va trouver la mort.
Que les deux Titien aient été accrochés l’un à côté dans la collection Farnese de l’autre n’en fait pas pour autant des pendants.
Un exemple de Paragone
Les deux premières toiles réalisées pour Philippe II reprennent les sujets précédemment mis au point pour Alessandro Farnese,
I Danae (version Wellington), 1553, Apsley House, Londres (114.6 x 192.5 cm) [4] | II Vénus et Adonis, 1554, Prado, Madrid (186 x 207 cm) [5] |
---|
Dans une lettre de septembre 1554 à Philippe II, le peintre fait valoir que les deux peintures offriraient des vues de face et de dos d’une femme nue, permettant ainsi à la peinture de rivaliser avec la sculpture (voir Comme une sculpture (le paragone)). Mais la taille très différente des deux toiles, et les problèmes de composition déjà évoqués, font qu’il ne parle pas de pendants, même s’il y songe peut-être déjà pour la suite de la série.
Un pendant possible
III Persée et Andromède, 1554-56, Wallace Collection, Londres (175 × 189.5 cm) [6] | IV Jason et Médée |
---|
On sait que les deux toiles suivantes devaient former pendant : à « Persée et Andromède » devait être associé un « Jason et Médée » qui ne fut sans doute jamais réalisé. La radiographie a montré que dans un premier état, Andromède était placée à droite, et fut déplacée à gauche à un moment inconnu.
VI La mort d’Acteon, 1559 , National Gallery (178.4 x 198.1 cm) [8] | VII Le rapt d’Europe, 1560-62, Isabella Stewart Gartner Museum, Boston (178 × 205 cm) [7] |
---|
Dans une lettre à Philippe II du 19 juin 1559, Titien dit travailler sur ses deux dernières « poésies » :
« Après leur envoi <des tableaux IV et V>, je me consacrerai entièrement à l’achèvement du Christ sur la montagne et des deux autres poésies que j’ai déjà commencées – je veux dire ‘« Europe sur les épaules du taureau » et « Actéon déchiré par ses chiens ». Dans ces pièces, je mettrai toute la connaissance que Dieu m’a donnée, et qui a toujours été et sera toujours consacrée au service de Votre Majesté. Qu’il vous plaise d’accepter ce service, pour autant que je puisse utiliser mes membres, vaincus par le poids de l’âge <71 ans> . » [9]
Mais travailler simultanément sur les deux ne signifie pas qu’il les concevait comme des pendants : rien dans la composition ne l’indique.
III Persée et Andromède, 1554-56, Wallace Collection, Londres (175 × 189.5 cm) | VI Le rapt d’Europe, 1560-62, Isabella Stewart Gartner Museum, Boston (178 × 205 cm) |
---|
En revanche, apparier l’Enlèvement d’Europe avec le Persée et Andromède réalisé cinq ans plus tôt prend tout son sens tant les compositions sont symétriques (c’est l’opinion de Panofski [10], bien qu’aucun texte ne le confirme).
La logique du pendant (SCOOP !)
Deux trios s’opposent :
- femme attachée et immobile, femme enlevée et en mouvement ;
- monstre marin vaincu, taureau triomphant (Jupiter métamorphosé) ;
- des guerriers en vol : Persée et son glaive, deux amours avec leur arc et leurs flèches.
Le dédoublement des amours, nécessaire pour équilibrer la masse de Persée, est aussi l’occasion d’un ingénieux motif de jonction :
l’amour de gauche mime la pose de Persée ;
l’amour de droite inverse celle d’Europe (la main sur l’arc imitant la main sur la corne) .
Un pendant confirmé
IV Diane à la fontaine surprise par Actéon (185 × 202 cm) [11] | V Diane et Callisto (187 cm × 204.5 cm) [12] |
---|
Titien, 1556-1559 , National Gallery, Londres et National Gallery of Scotland, Edimbourg
Pratiquement tous les historiens d’art considèrent ces deux toiles, peintes et livrées ensemble, comme des pendants assurés. Depuis Panofsky, on place en général l’Actéon à gauche, à cause de la symétrie entre le rideau rose et le dais doré qui ferment les deux bords.
Cette disposition, qui semble effectivement la plus logique, révèle une conception d’ensemble très structurée :
- l’éclairage vient des bords (voir la direction des ombres sous les pieds) ;
- dans le même sens que la lumière, les deux actions (flèches jaunes) convergent vers le centre : d’Actéon et son chien vers Diane, de Diane et son chien vers Callisto ;
- les deux cibles de la lumière et de l’action, Diane qui se voile et Callisto que l’on dévoile, sont ainsi mises en équivalence ;
- deux pilastres (en gris) séparent en deux camps inégaux les deux protagonistes de chaque action.
Après cet aperçu d’ensemble, il est temps d’envisager chacune des oeuvres dans ses particularités, avant de conclure par une autre vue d’ensemble.
Diane à la fontaine surprise par Actéon
Dans une fontaine au fond des bois, le chasseur Actéon (par désir selon certains, ou simplement « entraîné par le destin » selon les Métamorphoses Ovide) voit Diane qui se baigne avec ses compagnes. Pour le punir (de sa curiosité ou de son impudence), la déesse lui jette du l’eau, ce qui le transforme en cerf, puis le fait déchiqueter par ses chiens.
Titien innove par rapport aux représentations traditionnelles en s’arrêtant avant l’épisode spectaculaire de l’aspersion et de la transformation en cerf.
La déesse cachée (SCOOP !)
Tandis qu’Ovide précise que les compagnes font cercle autour de Diane pour la dissimuler, Titien invente le geste de se couvrir d’un voile, aidée par une servante noire. Celle-ci a été diversement expliquée : Marie Tanner [13], dans un bombardement iconographique à la Panofsky, y reconnait une image de la Fortune (autrement dit le Hasard qui a conduit Actéon à son malheur).
Je penche quant à moi pour un développement graphique à partir du texte d’Ovide :
« Tel que sur le soir un nuage se colore des feux du soleil qui descend sur l’horizon; ou tel que brille au matin l’incarnat de l’aurore naissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles aux regards d’un mortel. » Ovide, Métamorphoses, 3, 181-185
De même que le rose du rideau est une allusion au coucher ou au lever du soleil mentionné par Ovide, la servante noire est probablement une personnification de la Nuit, qui cache la Lune sous son « voile ».
Le présage des cerfs
La plupart de commentateurs considèrent que le grand crâne de cerf (dont les bois fusionnent visuellement avec les branches) est une allusion au destin funeste d’Actéon. Allusion redoublée par la peau et la seconde tête accrochées un peu plus loin.
On peut voir un autre écho de ce destin dans cette minuscule image d’un cerf pourchassé à l’arrière-plan (les chiens, trop petits pour être lisibles étant ingénieusement masqués par le tronc)
Il semble légitime de relier ces présages funestes au geste de recul qu’esquisse la main gauche d’Actéon.
La fontaine aux reflets (SCOOP !)
Le filet d’eau qui s’écoule au bas de la fontaine serait-il une allusion à l’aspersion non représentée ? James Lawson [14], qui a analysé en détail cette partie du tableau, note que le miroir reflète justement ce filet d’eau.Pour lui, le miroir et la carafe sont les attributs de Vénus : elle se dissimulerait sous les traits de la nymphe qui d’une main tient le miroir et de l’autre relève le rideau qui cache Actéon. Cette identification hasardeuse l’empêche de développer une idée qu’il note incidemment : « il se pourrait qu’Actéon ait d’abord vu Diane en reflet dans la fontaine« .
La double surprise (SCOOP !)
Si Titien a placé là le miroir, c’est certes pour attirer l’attention sur le filet d’eau qui menace déjà le pied d’Actéon (second présage de sa transformation). Mais surtout pour introduire l’idée de reflet, qu’il redonde par celui de la carafe sur la pierre) ou ceux des amours dans l’eau .
Actéon, caché derrière le rideau, lorgnait Diane par en dessous, via son reflet. La nymphe perspicace déclenche la double surprise qui est le thème du tableau, et qui se traduit visuellement pat le même mouvement inversé : le rideau qui se lève sur Actéon, le voile qui tombe sur Diane.
Le geste de la main droite d’Actéon est particulièrement révélateur. Voyez-vous de quoi il s’agit ?
Diane à la fontaine surprise par Actéon : synthèse
Ce schéma résume les différents points que nous venons de détailler :
- Diane voit Actéon à cause du rideau relevé (en vert) ;
- Actéon ne voit plus Diane à cause du voile baissé (en rouge)
- sa main gauche repousse le présage des cerfs (en gris) ;
- sa main droite marque sa surprise et sa défaite : chasseur maintenant désarmé, il est sur le point de se transformer en proie.
Diane et Callisto
Titien nous montre ici non plus le début, mais la fin d’un autre mythe lié à Diane. Callisto, sa nymphe préférée, a été engrossée par Jupiter qui avait pour se faire pris la forme de la déesse elle-même. Neuf lunes plus tard, celle-ci décide de prendre un bain :
« Tous les témoins sont loin ; plongeons nos corps nus dans ces ondes généreuses ». Callisto rougit ; toutes les nymphes se déshabillent ; elle seule se fait prier ; comme elle hésite, on lui ôte son vêtement, ce qui révèle son corps nu et met sa faute en évidence. Interdite, elle cherche de ses mains à cacher son ventre. « Pars d’ici, et ne souille plus ces sources sacrées », lui dit Diane, lui ordonnant de s’écarter de sa troupe. » Ovide, Métamorphoses, Livre II, 460-465
Plus tard, après la naissance de son fils Arcas, Junon la métamorphosera en ourse, mais ceci est une autre histoire.
Junon est la femme en rose, à la coiffure sophistiquée, à laquelle Diane désigne sa rivale et future victime.
Les données du problème (SCOOP !)
A l’aplomb du ventre dénudé de Callisto, la foudre au dessus des bois (Jupiter) et la statuette d’enfant (sa progéniture) rappellent les données du drame.
La chasteté de Diane (SCOOP !)
Le dais doré au dessus de Diane est orné de licornes blanches, symboles de sa virginité.
Mais un autre détail n’a pas été correctement interprété jusqu’ici : il s’agit des deux scènes gravées qui, juste sous la signature TITIANUS, ornent le socle de la statuette :
- en haut, devant une déesse en arme, une nymphe met un cerf en fuite (comprendre : chasser le masculin) ;
- en bas, une licorne est amenée à la même déesse dénudée (comprendre : coucher avec sa propre chasteté).
Des armes suspectes (SCOOP!)
A droite, deux nymphes manipulent des sortes de flèches manifestement surdimensionnées par rapport à celles qui emplissent les carquois : ce sont des javelots empennés, ou dards, une arme de trait rare dont Titien fait ici un usage déconcertant. Dans son Vénus et Adonis, celui-ci manipule un dard puissamment métaphorique qui « transperce » visuellement le corps de le déesse. Mais ici rien de tel : les deux dards pointes en bas ne visent que la terre.
Je pense qu’ils fonctionnent dans l’image comme l‘antithèse du foudre de Jupiter, sortes d’éclairs stériles opposés au principe fertile : le culte armé de la chasteté est une passion mortifère.
Diane et Callisto : synthèse
- Diane constate la faute de Callisto par un double dévoilement, et simultanément la bannit (en vert) ;
- l’origine et la conclusion du problème (Jupiter et l’enfant à naître) sont rappelés au dessus (en gris) ;
- les dards tenus pointe en bas s’opposent à la foudre fertile.
La logique du pendant
Dans les deux tableaux, des bottines rouges désignent la victime de Diane.
Entre les deux jets d’eau, le ruisseau en courbe établit une continuité. Il sert aussi à faciliter la lecture en séparant, dans chaque scène, celui ou celle qui voit (en grand, sur la rive côté spectateur) et celle qui est vue (en plus petit, sur la rive opposée.
Une fois réduites à leurs traits essentiels, les deux compositions révèlent l’exploit d’unification graphique accompli par Titien :
- la suite ou le début de l’histoire sont rappelés (en gris),
- l’action principale est traduite par un jeu de voiles (en vert et rouge),
- une arme résume le thème principal (en bleu) :
- l’arc lâché par Actéon dit sa surprise et sa transformation en proie ;
- les dards maniés par les nymphes dénoncent la chasteté stérile.
Le clin d’oeil final (SCOOP !)
Reste, dans le coin vénusien du tableau dédié à la victime masculine, un détail que personne n’a expliqué : quelle est cette plaque de pierre sous les orteils de la nymphe ?
Manifestement, cette sorte d’autel où s’étagent des objets lourds de sens doit être lu de manière symétrique : de même que les amours sculptés du bas tiennent entre eux un objet rond (un miroir ?), ceux du haut encadrent la carafe emplie d’eau pure.
Au registre inférieur, le mufle animal dissimulé sous la robe, avec son jet d’eau, s’oppose à la tête de vieillard d’où plus rien ne jaillit.
Au registre supérieur, le miroir tenu par une main féminine reflète le jaillissement ; tandis que la tablette opaque, foulée aux pieds par l’autre nymphe, cache au spectateur sa face ornée, au dessus de la bouche vide.
Entre transparence et opacité, entre reproduction mécanique et surface nue, entre jaillissement animal et vieillesse, le message muet de la tête chenue appartient à l’intimité du peintre.
https://www.paperturn-view.com/uk/colnaghi/cf-studies-journal-06?pid=NzU75965&p=37&v=3
https://books.google.fr/books?id=zhF0BgAAQBAJ&pg=PT21#v=onepage&q&f=false
Aucun commentaire to “Les pendants de Titien”