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1-2-1 Le retable de l 'Agneau Mystique (1432)

30 mai 2019

Pourquoi consacrer un développement séparé à la question des donateurs chez Van Eyck ?

Exactement comme on étudierait la Fugue chez Bach, ou les leitmotivs chez Wagner : parce qu’il en est l’un des plus grands praticiens.

Les six oeuvres dans lesquelles figurent des donateurs sont très connues, ont été scrutées dans tous leurs détails, et je renvoie pour chacune à leur explication  dans  Wikipedia.   J’approfondirai simplement quelques détails iconographiques assez subtils, et présenterai quelques nouveautés.

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand

Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé)
Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand

Plutôt que d’aborder ce monument en tant que summum du thème de l’Annonciation -comme on le fait toujours – prenons-le par la base, à savoir un polyptyque à trois étages dont :

  • le rez-de-chaussée est habité par les deux donateurs et les deux Saints Jean,
  • l’étage par Gabriel et Marie,
  • les combles par deux prophètes et deux sibylles.

Deux éclairages contradictoires

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand detail bassin

Dans cette scène à trois plateaux qui se dresse devant nous, les donateurs, les statues, les acteurs et même les objets liturgiques que sont la serviette et le bassin, sont unifiés par la lumière naturelle de la chapelle où était situé le retable, qui tombe d’en haut à droite.


1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand detail rue 1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand detail carafe

En revanche, dans la ville de l’arrière-plan, la lumière vient de la gauche, comme le montrent les ombres portées des maisons sur la place, ou le reflet de la carafe ; c’est celle d’un soleil levant.

Dans une sorte d’effet guignol, le spectateur qui contemple le retable est le seul à voir ce qui se joue dans le dos des acteurs : l’arrivée d’une nouvelle Ere.


Une dissymétrie d’ensemble

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1
Ce schéma fait apparaître immédiatement la complexité de la composition, qui superpose de fortes symétries binaires (flèches jaunes) à une polarité masculin/féminin imparfaite (zones bleues et roses), et laisse place, au centre, à une des toutes premières nature morte de la peinture occidentale.

Certaines des symétries ont été voulues par Van Eyck. C’est le cas :

  • du livre ouvert de Zacharie et du livre fermé de Michée (ce dernier peut voir, en se penchant, la réponse de Marie ; l’autre doit se contenter de son livre) ;
  • de l’agneau de Jean-Baptiste en pendant aux serpents de Saint Jean (il aurait pu choisir pour Jean Baptiste son autre attribut; une croix en roseaux) ;
  • du pied nu de l’un opposé au pied chaussé de l’autre ;
  • et peut être du lys en pendant (imparfait) de la colombe.

Mais ces symétries assez mineures ne donnent pas une clé de lecture de l’ensemble.


Les contraintes structurelles (SCOOP !)

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1b

Composition naturelle : les donateurs autour de l’Annonciation

La composition la plus naturelle pour les Annonciations avec donateurs était ici impossible, à cause de l’exiguïté des panneaux centraux. Il était donc inévitable de les déplacer au rez-de-chaussée, ce qui créait mécaniquement le vide central entre l’Ange et Marie qui a fait couler autant d’encre (pour d’autres exemples d’Annonciations dans des polyptyques, voir 7-1 …au centre et sur les bords).

Une fois choisi de représenter l’Annonciation dans l‘ordre conventionnel (l’Ange à gauche), le couple des donateurs dans l’ordre héraldique (l’époux à gauche), et de rajouter les deux Saints Jean, la structure des volets du polyptyque amenait donc à une seule solution possible : celle que nous avons sous les yeux (Le Baptiste est pratiquement toujours à gauche de l’Evangéliste, en respectant l’ordre chronologique).


Des tailles échelonnées (SCOOP !)

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1c  

Composition alternative : les donateurs au centre

La seule alternative, en écartant les deux Saint Jean, aurait été de disposer les donateurs au centre : solution qui aurait créé une dissymétrie par rapport aux deux femmes du registre supérieur ; et aurait conféré aux donateurs une importance exagérée, juste en dessous de l’espace sacré de l’Annonciation.

Cette composition alternative a pour mérite de faire apparaître les tailles très hétérogènes des personnages, liées à la surface des différents compartiments, et qui ne sautent pas aux yeux dans la composition réelle . On peut ainsi classer, par ordre de taille décroissante :

  • 1) les donateurs agenouillés (l’épouse étant plus petite que son mari) ;
  • 2) les statues debout, de taille égale ;
  • 3) l’Ange et Marie agenouillés (celle-ci étant elle-aussi plus petite), et qui touchent quasiment le plafond de la tête) ;
  • 4) les deux prophètes à mi-corps ;
  • 5) Les deux sibylles agenouillées.

Cet effet flagrant de décroissance de taille, encore accentuée par la vision d’en bas, n’a pas été souligné à ma connaissance. Il constitue pourtant un point majeur pour la compréhension de l’ensemble.


Le camp de l’Ange, le camp de Marie (SCOOP !)

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 2

Ce schéma montre combien la sibylle de gauche mime les gestes de l’Ange, tandis que celle de droite mime ceux de Marie. Mais plus globalement, il est possible d’inclure les deux prophètes dans cette opposition, en remarquant que :

  • les trois personnages « angéliques » pointent de la main droite ;
  • les trois personnages « mariaux » la plaquent contre leur coeur, et dirigent l’autre à angle droit (Marie est la seule à plaquer les deux sur son coeur).

Un des points les plus commentée du retable est le fait que tandis que la salutation de l’Ange est écrite de gauche à droite, la réponse de Marie est inversée, comme pour être lue d’en haut : par le regard de Dieu (selon Panofsky) ou par celui du prophète Michée et de la Sibylle d’Erythrée (selon Ward [0]). Ce jeu d’écriture n’est pas unique : on le trouve dans l’autre Annonciation de Van Eyck, celle de Washington, et dans certaines Annonciations italiennes, (voir ZZZ) ; il est ici accompagné par les banderoles des deux sibylles, qui  comportent elles-aussi une moitié destinée à être lue « d’en haut » (en rouge). Ce jeu d‘inversion haut-bas se retrouve aussi dans les colonnes : celles derrière Marie (les seules dont on voit la base) montrent que cette base a la forme tout à fait incongrue d’un chapiteau.


Lire selon les textes (SCOOP !)

Ces six personnages sont accompagnés d’inscriptions latines : certaines sont des citations intégrales de texte connus, d’autres s’inspirent de textes connus mais les recomposent (pour une explication détaillée des sources et des modifications, voir la remarquable étude de Jean-Yves Cordier [1]).


1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 3
On voit clairement que la sibylle et le prophète de gauche « paraphrasent » la salutation de l’Ange, tandis que la sibylle et le prophète de droite font allusion à l’Incarnation (CARNE, EGREDITUR) et donc font écho à la réponse de Marie.

Parcourir le retable de haut en bas, dans le sens indiqué par les textes, c’est passer des personnages les plus petits aux personnages les plus grand, dans l’ordre que nous avons déjà relevé.

C’est aussi descendre du passé antique (les sibylles) au passé juif (les prophètes), jusqu’à l’instant de l’Annonciation, puis au temps de la vie de Jésus (le début et la fin signalés par les deux saints Jean), pour finir jusqu’au temps présent et au couple des donateurs.

C’est enfin, et de manière époustouflante, suivre la démonstration des différentes catégories maîtrisées par le maître :

  • des personnages emprisonnés dans leur cadre (les sibylles ) ;
  • des personnages qui cherchent à s’en échapper (les prophètes dans leur lunettes, en appui sur le parapet dont leur livre dépasse) ;
  • les personnages de l' »historia » (l’Ange et Marie, sur leur scène au plafond surbaissé) ;
  • des statues qui semblent en relief ;
  • le portrait d’un couple vivant.

Un des enjeux inattendu du retable n’est autre que la contribution de Van Eyck au problème du paragone (voir Comme une sculpture (le paragone)) !



Références :
[0] John L. Ward, « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), pp. 196-220 https://www.jstor.org/stable/3049370

1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)

30 mai 2019

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges

La Vierge au Chanoine Van der Paele
Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges [1]

Une donation à Saint Donatien

Joris van der Paele, revenu dans sa ville natale de Bruges comme chanoine de la cathédrale St. Donatien et songeant au salut de son âme suite à une maladie, commanda ce panneau à Van Eyck en 1434, en même temps qu’il faisait une donation à l’église pour se faire dire des messes.

Déposé un peu plus tard dans la cathédrale (1436 ou 1443), le tableau revêtait donc d’emblée un caractère officiel.


Un placement hiérarchique

Il était donc logique que Saint Donatien, en tant que patron de la cathédrale et de la ville de Bruges, occupe la place d’honneur à la droite de la Vierge. Ce qui laissait à Joris et à son patron personnel, Saint Georges, la place plus humble de gauche.



1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges detail chaussure

http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.

Cette humilité se traduit par le regard du chanoine, qui ne regarde pas directement les autorités supérieures, ainsi que par le détail du pied armé du saint posé sur son surplis : contact entre le Saint et l’Humain plus discret que celui du doigt qui, comme le montre l’ombre, le frôle mais ne le touche pas.


 Image mentale  ou anticipation ?

Pour certains, le détail des lunettes ôtées signifie que Van der Paele n’a pas besoin de ses yeux pour contempler les personnages  sacrés : l’ensemble doit être compris comme une image mentale suscitée par sa prière.

Pour d’autres ( [2] , p 38), la composition centrée, la présence du saint patron et l’absence de prie-Dieu suppriment tout côté subjectif : malade, Van de Paele a demandé à anticiper, par la peinture, sa présentation prochaine à la Madone.

Le débat ne sera jamais clos : je pense quant à moi que le détail du pied posé sur le surplis plaide pour la seconde interprétation : il a pour rôle d’affirmer la présence matérielle  de Van der Paele au sein de  cette architecture sacrée.


Les deux chapiteaux historiés

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges chapiteaux
Grâce aux travaux récents de Jamie L Smith [3], on sait maintenant que les quatre scènes suivent la chronologie biblique.


Le chapiteau de gauche

Abraham et Melchisedek ,Nicolas de Verdun, XIIeme siècle, Klosterneuburg
Abraham et Melchisédek ,Nicolas de Verdun, XIIeme siècle, Klosterneuburg

Episode peu connu aujourd’hui, la rencontre entre Abraham et Melkisédek était vue comme une préfiguration de l’Eucharistie, à cause du verset suivant :

« Melkisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut » Genèse 14:18


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges chapiteaux detail
On voit bien sur le chapiteau Melchisédek à genoux présentant un calice, et un serviteur debout derrière lui tenant un récipient.

La partie droite du chapiteau montre le sacrifice d’Isaac, qui était vu quant à lui comme une préfiguration du sacrifice du Christ, donc également de l’Eucharistie.


Le chapiteau de droite

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges chapiteau droite

La partie droite du chapiteau montre le combat de David contre le géant Goliath.

La partie gauche en revanche est plus controversée. On y a longtemps vu  le combat d’Abraham contre les quatre rois (à cause du bouclier orné d’une tête, très semblable à celui d’Abraham dans l’autre chapiteau). John L. Ward y voit plutôt Josuah conquérant la terre de Canaan ([2a], p 39) . Jamie L Smith, ayant reconnu un personnage féminin en longue robe dans la figure la plus à gauche, a montré qu’il s’agissait plus probablement de la victoire de Jephté sur les Ammonites [3].


Jephte et sa fille Psautier_dit_de_saint_Louis BNF Latin 10525 fol 53v Gallica

Jephte et sa fille, Psautier dit,de,saint Louis, BNF Latin 10525 fol 53v (Gallica)

En rentrant chez suite à sa victoire, Jephté fut contraint de sacrifier sa propre fille pour respecter le voeu malencontreux qui lui avait assuré sa victoire : « celui qui sortira des portes de ma maison à ma rencontre… je l’offrirai en holocauste. »

Il faut reconnaître que la version de Van Eyck, qui condense la bataille et le sacrifice en un demi-chapiteau, est particulièrement cryptique. On ne comprend bien sa nécessité qu’en prenant en compte la composition d’ensemble.


Un décor symbolique

L.Naftulin [3] a proposé une interprétation convaincante de la composition d’ensemble, en ajoutant aux chapiteaux les scènes de part et d’autre du trône de Marie.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges schema ensemble
A gauche, en montant depuis Adam (1a), l’oeil rencontre d’abord :

  • le meurtre d’Abel par Caïn (2a), premier sacrifice d’un innocent ;
  • puis deux scènes avec Abraham : le sacrifice d’Isaac (3a) et sa rencontre avec Melkisédek (4a), préfiguration de l’Eucharistie ;

A droite, en montant depuis Eve (1b) (celle qui a refusé de la lutte contre la tentation), l’oeil rencontre

  • la victoire de Samson sur le lion (2b), qui était interprétée au Moyen-Age comme une préfiguration de la descente du Christ aux Limbes, autrement dit de sa victoire sur la mort ;
  • deux autres combats victorieux  :  David contre Goliath (3b), et Jephté contre les Ammonites (4b).

Les deux thèmes du Sacrifice et de la Victoire se partagent la composition, illustrés par des épisodes  de la Genèse d’une part,   dues livres des Juges et de Samuel d’autre part.

En prenant un peu de recul, il devient clair que la thématique amorcée  par les épisodes bibliques s’entend également aux saints chrétiens :

  • Saint Donatien, évêque de Reims, représentant l’Eglise sacerdotale (celle qui célèbre dans l’Eucharistie le sacrifice du Christ) ;
  • Saint Georges, vainqueur du dragon (comme Samson du lion), représentant l’Eglise combattante.

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges schema continuite

Il n’est sans doute pas fortuit, comme l’a remarqué John Ward ([2a], p 40), que le denier personnage anonyme de chaque chapiteau établisse, entre les épisodes bibliques et les saints   :

  • une contiguïté spatiale ;
  • une collision de matières, entre la pierre obscure du calice ou du bouclier, et le métal doré de la croix épiscopale ou de la cuirasse ;
  • une continuité narrative,  puisque chacun d’eux, les mains jointes, regarde vers l’avenir chrétien.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges schema continuite 2

Il y a probablement une autre confrontation de matières, pierre-tissu cette fois, entre :

  • les rubans  du chapiteau de gauche et  le galon de la mitre ;
  • la croix du drapeau et le motif du chapiteau adjacent,  des rubans croisés retenant des démons prisonniers ([2a], p 43).

Comme si Van Eyck prenait soin de baliser, par des collisions de substances et des affinités de forme, un itinéraire circulaire pour le  regard,


Le perroquet et le bouquet

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges perroquet bouquet

Le point central du tableau est bien sûr le perroquet qui tourne sa tête vers le chanoine, et le bouquet de crucifères multicolores, rajouté dans un second temps, dont Marie tient une seule tige. Ces complexités iconographiques ont été élucidées par John Ward ([2a], p 24 et ss).

Références :
[2a] John L. Ward « Disguised Symbolism as Enactive Symbolism in Van Eyck’s Paintings » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 29 (1994), pp. 9-53 https://www.jstor.org/stable/1483484
[3] Jamie L. Smith, « Jan van Eyck’s Typology of Spiritual Knighthood in the Van der Paele Madonna » in « Imago Exegetica: Visual Images as Exegetical Instruments, 1400-1700 », BRILL, 17 mars 2014 https://books.google.fr/books?id=uN8zDwAAQBAJ&pg=PA54&lpg=PA54&dq=Jephthah%27s+sacrifice+Van+Eyck&source=bl&ots=FONl_plmhy&sig=t5DnuwauKCJrevkxw1pXqF1gF18&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjknsDF6PzeAhVFxoUKHfIuAi0Q6AEwB3oECAAQAQ#v=onepage&q=Jephthah’s%20sacrifice%20Van%20Eyck&f=false
[4] Lawrence Naftulin, « A note on the iconography of the van der Paele Madonna »,  Oud Holland Vol. 86, No. 1 (1971), pp. 3-8 https://www.jstor.org/stable/42710881

1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435) et son pavement asymétrique

30 mai 2019

1435 Eyck_madonna_rolin

La Vierge du Chancelier Rolin, 1435, Louvre, Paris [5]

Le tableau a été réalisé pour chapelle Saint-Sébastien de la collégiale Notre-Dame-du-Châtel à Autun : Rolin avait organisé la récitation de messes quotidiennes dans la chapelle, simultanément à la messe dite devant l’autel principal. Malgré sa petite taille et son caractère d’intimité, le tableau n’était donc pas destiné à une dévotion privée.

Comment prétendre dire quelque chose de neuf sur une oeuvre aussi commentée ? Peut être en nous focalisant sur les détails et en commençant par le décor, dans lequel on a depuis longtemps reconnu une construction à haute densité symbolique (comme souvent chez Van Eyck).

Pour une vue en macrophotographie :

 http://closertovaneyck.kikirpa.be/verona/#home/sub=map&modality=vis


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La moitié gauche

1435 Eyck_madonna_rolin chapiteaux gauche
Au dessus du chancelier Rolin, les chapiteaux racontent, dans l’ordre chronologique, trois épisodes de la Genèse :

  • la Chute,
  • l’offrande à Dieu d’Abel et de Caïn, et le meurtre de l’un par l’autre :
  • le déluge et l’ ivresse de Noë (dont on voit clairement la nudité).



1435 Eyck_madonna_rolin ivresse noe
Autrement dit l’Humanité dans son côté le plus imparfait.


1435 Eyck_madonna_rolin faubourg
Derrière le chancelier on voit des coteaux plantés de vignes, au dessus du faubourg d’une ville avec une église et un monastère. On devine une pleine lune  dans le ciel.



1435 Eyck_madonna_rolin lapins
Au bas de la colonne de gauche, des lapins écrasés par le fût sont parfois interprétés comme symbolisant la Luxure vaincue.


1435 Eyck_madonna_rolin renard

La présence d’un renard, de l’autre côté du boudin, suggère une autre interprétation : le Mal qui ruse et qui menace.


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La moitié droite

1435 Eyck_madonna_rolin detail couronne
Au dessus de Marie, un ange soutient une couronne resplendissante, qui relègue dans l’ombre le chapiteau situé derrière.


1435 Eyck_madonna_rolin cathedrale
Une ville aux nombreuses églises entourant une cathédrale, a été interprétée comme la Cité de Dieu. Des vignes montent jusqu’à un monastère.



1435 Eyck_madonna_rolin Enfant
L’enfant Jésus, en bénissant Rolin, sanctifie du même coup la colonne de droite, dont il masque la base (un repentir visible en infrarouge montre qu’auparavant son bras dépassait la colonne en direction du chancelier).


Le chapiteau-mystère

Pour la compréhension de l’ensemble, il devient crucial d’identifier le chapiteau qui fait pendant aux scènes négatives de la moitié gauche. La plupart des commentateurs le passent opportunément sous silence car, à la différence des autres, il ne renvoie pas à une scène biblique évidente. A cause de la robe du personnage agenouillé, Tolnay a suggéré Esther devant Assuerus (Le Maitre de Flemalle, 50, n. 67), Panofsky la Justice de Trajan (Early Netherlandish Painting, 139 and n. 2),


1435 Eyck_madonna_rolin chapiteau melchisedek

Comme l’épisode doit se situer chronologiquement juste après l’épisode de Noë dans le récit de la Genèse, un bon candidat est la rencontre d’Abraham et de Melchisédek : plusieurs historiens d’art ont souligné sa ressemblance avec le chapiteau de La Vierge au chanoine van der Paele: un guerrier debout avec un grand bouclier, devant lequel un personnage en robe s’agenouille.

Cependant, Christine Hasenmueller McCorke [6] a contesté cette assimilation :  « les deux chapiteaux sont quasi contemporains et assez similaires, mais ils ne sont en aucun cas identiques ».


Solution 1 : David et l’Amalécite

1470 ca Fouquet Antiquites judaiques Ms Fr 247 f059
David et l’Amalécite
Fouquet, Antiquites judaïques, vers 1470, Ms Fr 247 f059

Elle propose une solution astucieuse, par rapprochement avec cette miniature de Fouquet qui représente un épisode biblique dont l’iconographie est rarissime : après la mort du roi Saül dans une bataille contre les Amalécites, l’un d’entre eux rapporte sa couronne et sa cuirasse à David, qui de douleur déchire ses vêtements.

« Je m’approchai de lui et je lui donnai la mort, car je savais bien qu’il ne survivrait pas à sa défaite. J’ai pris le diadème qui était sur sa tête et le bracelet qu’il avait au bras, et je les apporte ici à mon seigneur. » Samuel 2:1-10.

Ainsi, en venant se superposer à la minuscule couronne de pierre que le chapiteau ne montre pas, la grande couronne de l’Ange viendrait donner la solution de l’énigme.

« De même que la couronne fait référence aux vertus auxquelles la Vierge doit sa position dans la moitié droite du tableau, de même les épisodes de l’Ancien Testament au dessus de la tête de Rolin rappellent ce qui a valu à l’Homme sa condition… Le Christ supprime les conséquences de la Chute, pourvu que l’Homme accepte le sacrifice fait pour lui. L’histoire des chapiteaux de gauche se termine sur l’ivresse de Noë et la réaction de ses fils, qui préfigure la Crucifixion et les trois réactions à celles-ci des Juifs, des Gentils et des Hérétiques. C’est précisément ce dilemme humain – la réponse appropriée à la Crucifixion – à laquelle Rolin se confronte, et dont la Vierge donne la solution «  [6]

Ce que Christine Hasenmueller McCorke ne dit pas – et qui irait pourtant dans le sens de son hypothèse – c’est la portée de l’épisode dans la généalogie de Marie, descendante de David : de même que la couronne rapportée par l’Amalécite est celle qui l’a fait vraiment roi, de même celle apportée par l’ange est celle qui la fait vraiment reine.


Solution 2 : Abraham et Melchisédek

Malheureusement, si séduisante soit-elle pour l’esprit, la macrophotographie vient démentir cette hypothèse :


1435 Eyck_madonna_rolin chapiteau melchisedek gros plan

Chapiteau de droite  : Abraham et Melchisédek

http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.

C’est bien un calice, et non une couronne, que présente l’homme agenouillé. Comment dès lors justifier cette scène au dessus de Marie, sans aucun rapport apparent avec elle ?

Notons que l’épisode Abraham/Melchisédek (Gen 14:18) s’insère bien plus naturellement que l’épisode Davide/Amalécite à la suite de l’Ivresse de Noë (Gen 9:20), puisqu’il s »agit de la suite de la Genèse.

En tant que préfiguration de l’Eucharistie, il s’insère aussi très bien dans le paysage, au dessus des vignes, de la ville aux nombreuses églises, et finalement de l’Enfant Jésus...


1435 Eyck_madonna_rolin moulins
http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.

…dont l’index prolonge le pont avec sa croix, au dessus de trois moulins flottant qui évoquent la farine et la pain.


Pour une analyse en profondeur du  thème de l’Eucharistie aux environs du chapiteau caché (notamment l’analogie de forme entre la Vierge à l’Enfant et la cathédrale, dont une des tours est opportunément cachée), voir John Ward [6a], p 32 et ss.

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Une architecture réunifiée (SCOOP !)

La plupart des commentateurs opposent les deux moitiés du tableau :

  • la gauche, avec ses chapiteaux négatifs et ses lapins luxurieux, représenterait la condition humaine, pécheresse ;
  • la droite, avec sa Cité céleste, serait le lieu de la divinité.

Notons tout d’abord que mis à part les chapiteaux et le minuscule détail des lapins, tout le reste de l’architecture est rigoureusement symétrique.


1435 Eyck_madonna_rolin rat
© KIK-IRPA, Brussels.

De plus, un autre détail jamais remarqué met à mal cette interprétation quelque peu manichéenne : la colonne juste derrière la Vierge comporte elle-aussi un animal nuisible écrasé : un rat.


1435 Eyck_madonna_rolin schema binaire
L’identification certaine du chapiteau de droite assure une cohérence et un continuité entre les deux moitiés : aux vignes du faubourg, à l’ivresse de Noë et à la lune, succèdent naturellement, les vignes de la ville, la proto-eucharistie de Melchisédek et la couronne solaire. Le rapport n’est pas d’opposition, mais de chronologie :

  • le faubourg sans remparts, peu peuplé, et avec son église modeste, vient avant la ville fortifiée et sa cathédrale ;
  • la découverte du vin (Noë) vient avant sa transsubstantiation (Jésus) ;
  • la lune s’éclipse devant le soleil.

Le tableau ne nous montre pas deux pages qui s’opposent,

mais un récit qui se poursuit.

Cette impression d’une unité d’ensemble va être confortée par une analyse inédite : celle du pavement.


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Un pavement à surprises (SCOOP !)

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage anomalies
Le pavement comporte deux anomalies, qui n’ont pas été remarquées (peut être parce qu’il semble inconcevable que Van Eyck ait pu se tromper) :

  • une travée tranche avec les autres : elle est composée de carreaux noirs et blancs, avec un seul carreau à motif ;
  • le motif de base est une étoile à huit branches, alternativement noires et blanches : du coup, le carreau de droite devrait être à pointes blanches.

Bien sûr, Van Eyck ne s’est pas trompé. Mais il masque délibérément certains éléments, pour nous obliger à réfléchir, et tout en nous montrant juste ce qu’il faut pour que nous puissions trouver la solution. La voici…


1435 Eyck_madonna_rolin carrelage solution

Il y a en fait quatre motifs différents : les motifs en étoile, A et B, presque partout ; et deux motifs C et D qui d’y ajoutent, uniquement dans les cinq travées centrales.


Les carreaux unis

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 1
Le pavage mis au point par Van Eyck est très complexe : si l’on considère uniquement les carreaux unis, le motif de base est une maille comportant 8 carreaux blancs, 4 gris, 2 noirs et 2 blancs. Les deux axes de symétrie sont inclinés à 45°.


Les carreaux à motif

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 2
Si on considère maintenant les carreaux à motifs, ils se répartissent en deux moitiés symétriques autour de l’axe central.

Imaginons cependant qu’on supprime les carreaux C et D, et qu’on fusionne les trois colonnes de la zone centrale (celles sur fond violet).



1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 3
On obtient un pavage ayant la même symétrie que celui des carreaux unis, avec une maille comportant deux motifs A et deux motifs B.


La logique du pavage

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 4
Le pavage complet a perdu toutes ses symétries et semble extrêmement complexe. On peut néanmoins le décrire comme la superposition de deux pavages réguliers (celui des carreaux unis, et celui des motifs A et B), puis comme l’insertion dans le second pavage des motifs C et D, le long de l’axe central.

Pure virtuosité gratuite, ou nouvelle construction symbolique ? Et dans ce dernier cas, comment pouvons-nous espérer accéder, sans aucun document ni référence, à la signification de cet agencement particulièrement abstrait ?

Nous allons voir qu’à six siècles de distance, Van Eyck a laissé à l’intérieur même de son oeuvre suffisamment d’indices pour une méditation fructueuse.


Les motifs en étoile

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage motifs etoile
Les commentateurs ont déjà noté que l‘étoile évoque les litanies de la Vierge : Stella matutina (Etoile du matin) ou Stella Maris (Etoile de la mer). Mais dans le contexte particulier du tableau, la référence mariale est confirmée par la ressemblance avec la couronne, qui comporte elle-aussi huit pointes.

Remarquons que la présence des zones jaunes et rouges fait que les deux motifs ne sont pas exactement l’inverse l’un de l’autre : on ne donc peut pas dire, par exemple, que l’un symbolise Marie et l’autre l’anti-Marie, à savoir Eve. Postulons que le pavage est à prendre dans son ensemble, et qu’il symbolise la Vierge : appelons-le le pavage marial.


1432 Ecole de Van Eyck The Fountain of Life Prado Madrid detail

La fontaine de la vie (detail)
Ecole de Van Eyck, 1432, Prado, Madrid 
Cliquer pour voir l’ensemble

A noter que le même motif apparaît le pavement de « La fontaine de vie », sans aucune connotation mariale : c’est le contraste avec les deux autres motifs qui lui donne ici cette signification.


Les motifs excédentaires

1435 Eyck_madonna_rolin motifs supplementaires
Le motif isolé, à gauche, se situe à l’aplomb du missel du chancelier. Son symétrique caché est donc à l’aplomb de l’Enfant Jésus. Or le livre, fait de parchemin, est très souvent une métaphore du « verbe fait chair » (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées).



1435 Eyck_madonna_rolin carrelage motifs losange
Le caractère christique de ce motif est confirmé par le schéma inscrit dans le carreau bien lisible du premier plan. Ainsi, tout comme les motifs en étoile renvoient à la couronne de la Vierge, l’un au moins des deux motifs en losange renvoie à l’autre objet d’orfèvrerie du tableau : la croix qui couronne le globe de l’Enfant Jésus.


La symbolique du pavage

Comme nous l’avons vu en décrivant la logique de sa construction, le pavage constitué des motifs en étoile, que nous savons maintenant être le « pavage marial », est perturbé par l’insertion des motifs en losange, ou « pavage christique », qui lui fait perdre la plupart de ses symétries.

Sans doute faut-il comprendre que la régularité, la répétition, la prévisibilité, sont des caractéristiques humaines : l’irruption de l’Enfant Jésus transforme Marie, femme parmi les autres, en Marie mère de Dieu, échappant à l’humaine condition.

Quant au pavage régulier constitué par les carreaux unis (blanc, rouge, gris et noir comme chair, sang, poussière, et cendre), il représente un homme non touché par le divin, un homme comme les autres : à savoir le chancelier Rolin.


sb-line

Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

 

1435 Eyck_madonna_rolin schema ensemble
La baie du milieu, depuis le fleuve jusqu’à la bande de carrelage excédentaire qui sépare Rolin et Marie, définit un lieu de transition, à la fois vide (comme la transcendance) et empli de symboles christiques : de la croix minuscule au milieu du pont jusqu’au schéma cruciforme dans le carreau du premier plan.

De même que le pont permet aux créatures minuscules de passer du faubourg humain à la cité céleste, de même la bande centrale, déroulée comme un tapis somptueux aux pieds du spectateur, l’invite à pénétrer orthogonalement dans le Sacré.


La fusion de deux iconographies

Clement_VII_en_priere
Clément VII en oraison, après 1378, Archives iconographiques du palais du Roure, Avignon

Bien que dans les Vierges à L’Enfant, le donateur apparaisse le plus souvent en position d’humilité, à la gauche de la Vierge, il existe une iconographie où il se tient à sa droite : c’est lorsqu’il ne se trouve pas dans une pure contemplation, mais participe véritablement à la scène, en recevant la bénédiction de l’enfant (voir 6-1 …les origines )

Ici c’est Saint Clément avec son ancre qui effectue la présentation, tandis que deux anges simultanément viennent coiffer l’antipape de sa tiare et la Vierge de sa couronne.


1430 Fra Angelico Couronnement Vierge Louvre detail
Fra Angelico, Couronnement de la Vierge, 1430, Louvre (détail)

Une autre iconographie est celle du Couronnement de la Vierge, épisode qui se situe après sa mort : Jésus accueille officiellement sa mère au Paradis, laquelle la plupart du temps se présente à la fois en position d’honneur (à droite de Jésus) mais en posture d’humilité (agenouillée).

Rolin et Van Eyck ont fusionné ces deux traditions, celle de la bénédiction du donateur et celle du couronnement de la Vierge, en une iconographie originale, profondément méditée, un couronnement intimiste où c’est la Vierge qui trône et le chancelier qui s’agenouille.



Références :
[5] Pour un aperçu d’ensemble : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vierge_du_chancelier_Rolin
Presentation animée sur le site du Louvre http://musee.louvre.fr/oal/viergerolin/indexFR.html
[6] « The Role of the Suspended Crown in Jan van Eyck’s Madonna and Chancellor Rolin », Christine Hasenmueller McCorke The Art Bulletin, Vol. 58, No. 4 (Dec., 1976), pp. 516-520
https://dokumen.tips/documents/the-role-of-the-suspended-crown-in-jan-van-eycks-madonna-and-chancellor-rolin.html
[6a] John L. Ward « Disguised Symbolism as Enactive Symbolism in Van Eyck’s Paintings » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 29 (1994), pp. 9-53 https://www.jstor.org/stable/1483484

1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437)

30 mai 2019

1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde

Triptyque de Dresde
Van Eyck, 1437, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden

Un donateur inconnu

Le donateur de ce tout petit triptyque de dévotion n’a pas été identifié [1] : ce qui rend très difficile la compréhension précise des intentions de Van Eyck.

Le donateur se trouve dans le volet gauche du triptyque, présenté par un Saint Michel dont l’équipement militaire est quasiment identique à celle du Saint Georges de la Madonne au chanoine Van der Paele. L’identité de Saint Michel est fournie par les textes inscrits sur le cadre [2] , mais il n’est pas certain que le donateur se soit prénommé Michel (ce saint pouvant être choisi simplement en raison de son prestige).


Dans le bas côté gauche

1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde perspective
L’ensemble du triptyque figure une église, selon une perspective sans point de fuite unique (comme toujours chez Van Eyck). La Vierge à l’Enfant, de taille gigantesque par rapport aux colonnes, occupe l’emplacement de l’autel. Tout autant qu’à une présentation officielle, c’est donc à une sorte de célébration, de Messe incarnée, que le dévot est convié. Mais il reste à distance respectueuse, retranché dans le bas-côté gauche, figé, à genoux entre l’archange et une colonne cachée dans l’épaisseur du cadre.

Le circuit des regards est étrange (flèches bleues) : tout en désignant de l’index son protégé, Saint Michel interroge du regard la Vierge et l’Enfant, qui regardent tous deux le donateur, tandis que celui-ci regarde Sainte Catherine qui, en face de lui dans l’autre bas-côté, regarde son livre. Dans la main gauche, l’Enfant tient un objet vert trop abimé pour être déchiffrable (raisins ou perroquet).



1437 Jan_van_Eyck_-_Triptyque de Dreste bas des volets

On lit souvent que l’archange se trouve sur une marche surélevée, mais il n’en est rien : Saint Michel et le donateur agenouillé, tout comme Sainte Catherine et la roue brisée sont de plain pied (la forme rouge posée sur le carrelage à côté de la roue n’a pas été identifiée).


L’esthétique d’un Livre d’Heures (SCOOP !)

Dans de rares Livres d’Heures, une banderole sert d’intermédiaire entre le donateur et la Madonne : soit le donateur y inscrit sa demande de salut, soit l’Enfant s’en sert pour lui répondre (voir 2-4 Représenter un dialogue).


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges banderole 

Discite a me, quia mitis sum et humilis corde

Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et recevez mes leçons : je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez du repos pour vos âmes, car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Matthieu (11:28-30)

Bien  qu’il dépasse la question  du salut personnel du donateur,  ce texte, avec son l’invitation à apprendre (« recevez mes leçons ») suggère un  commanditaire tourné vers l’étude et la pratique de la dévotion privée. Tout aussi parlants sont les longs textes inscrits sur le cadre, et qui exaltent Saint Michel, la Vierge et Sainte Catherine.

Plusieurs commentateurs se sont étonné de l’écart entre ces textes et les images.


1437 Jan_van_Eyck_-_Triptyque de Dreste arnolfini

Les Epoux Arnofini, Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres (détail)

En particulier, le texte du cadre de Sainte Catherine insiste sur son humilité  (« Nue, elle a suivi le Christ nu… elle s’est départie des biens terrestres ») alors que l’image nous la montre en princesse, dans des vêtements luxueux qui rappellent ceux de madame Arnolfini (y compris le geste élégant de la main remontant la robe).

Or ces textes sont des extraits littéraux de la Bible  (pour celui de la Vierge) ou des Bréviaires, le jour de la fête des deux Saints.

D’où l’idée que ce triptyque serait un objet portatif embarquant, dans sa structure repliable [3] ainsi que dans l’écart entre la liberté de l’illustration et le texte, l’esthétique d’un livre de prières.


Le pélican et le phénix>

 1432 Ecole de Van Eyck The Fountain of Life Prado Madrid detail fontaine

La fontaine de la vie (détail)
Ecole de Van Eyck, 1432, Prado, Madrid

Ce couple apparaît déjà dans La Fontaine de la Vie : traditionnellement, le pélican, qui se sacrifie pour donner de la nourriture à ses enfants, est une image de la mort du Christ : et le phénix, qui renaît de ses cendres, représente sa résurrection, autrement dit la Victoire contre la Mort.



1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde schema 1
Ils décorent ici les bras du trône, tandis que le haut des montants reprend à l’identique deux scènes des chapiteaux de la Madonne au Chanoine Van der Paele, dont nous avons vu que la composition répond à la thématique du Sacrifice et de la Victoire.

Cette lecture s’étend-elle ici aussi jusqu’aux personnages des deux Saints et du donateur ?


Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde licorne lion
Lynn F. Jacobs a remarqué que les deux animaux qui décorent la tenture du dais, un lion blanc et une licorne bleue, s’inscrivent dans la même thématique :

« Le pélican et la licorne signifient tous deux les souffrances et l’humilité liées à la condition terrestre, en contraste avec le phénix et le lion, qui représentent le triomphe glorieux et le salut que l’on peut attendre dans le ciel... ces symboles placent le coeur du sujet – le dualisme entre la terre et le ciel – au coeur même du triptyque » ([4] , p 83)



1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde schema 2
Le dualisme qui est ici en jeu me semble légèrement différent : en raisonnant plutôt en terme de Sacrifice et de Victoire (comme pour la Madonne au Chanoine Van der Paele), on y inclut tout naturellement la Sainte Martyre et l’Archange armé.

En notant l’analogie visuelle entre les différentes figures de la petitesse et de la fragilité (le donateur sous l’épée de Saint Michel , Isaac sous l’épée d’Abraham, David sous le bouclier de Goliath, la roue brisée sous l’épée de Sainte Catherine), on en vient par raison de symétrie à deviner le rôle du donateur : de même que l’épée et la roue sont pour la Sainte les instruments de son supplice, de même l’épée et le donateur sont pour l’Archange les instruments de sa Victoire.



437 Jan_van_Eyck_-_Triptyque de Dreste detail chapiteau gauche
En se désignant comme tel, le donateur nous livre une indication sur sa profession, ou du moins sur sa dévotion : militaire (ou militant en faveur des Croisades), il est dans le camp de ceux qui lèvent l’épée contre le Lion, comme le montre l’unique chapiteau à figures du tableau, au dessus de l’Archange :

« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon » Psaumes 91:13


sb-line

Une logique protocolaire

En définitive, lorsque le donateur n’est pas seul face à la Madonne (comme dans la Vierge au Chnacelier Rolin), c’est le choix des saints accompagnateurs qui détermine sa position :

  • dans le cas de la Madonne au Chanoine Van der Paele, le côté honorable est laissé au saint Patron de la Cathédrale, et le donateur se retrouve à gauche de la Madonne ;
  • dans le cas du Triptyque de Dresde, la présence féminine de Sainte Catherine polarise la composition et, le côté humble étant occupé par la Femme, le donateur se retrouve à droite de la Vierge à L’Enfant (bien que celui-ci ne le bénisse pas).

La même thématique du Sacrifice et de la Victoire sous-tend les deux compositions mais, dans le second cas, elle s’incline devant le protocole : la figure sacrificielle (la martyre) se trouve du côté Victoire (moitié droite) et les figures combattantes (l’archange et le doanteur) du côté Sacrifice (moitié gauche).

En principe, ce croisement aurait pu être évité en inversant les sculptures du trône : mais mettre David avant Isaac, et le phénix avant le pélican, aurait heurté la logique chronologique de l’Ancien et du Nouveau Testament.



Références :
[1] Beaucoup d’ingéniosité a été deployée pour identifier le donateur et préciser la fonction de l’oeuvre. Une des dernières tentatives est celle de Peter Heath, dont l’article fait le point sur les différentes tentatives et leurs difficultés. Voir : Peter Heath, « Justice and mercy: the patron of Jan Van Eyck’s Dresden Triptych », 2009
https://www.thefreelibrary.com/Justice+%26+mercy%3A+the+patron+of+Jan+Van+Eyck%27s+Dresden+Triptych%3A+the…-a0177266348
[3] Selon une théorie récente, il pourrait s’agir d’un autel portatif commandé par les Giustinani, des marchants de Bruges.
Noëlle L. W. Streeton, « Jan van Eyck’s Dresden Triptych: New Evidence for the Giustiniani of Genoa in the Borromei Ledger for Bruges », Journal of Historians of Netherlandish Art, Volume 3, Issue 1, 2011.
https://jhna.org/articles/jan-van-eycks-dresden-triptych-new-evidence-giustiniani-of-genoa-borromei-ledger-bruges/
[4] Lynn F. Jacobs « Opening Doors: The Early Netherlandish Triptych Reinterpreted »
https://books.google.fr/books?id=JiMIJEexMFsC&pg=PA83&lpg=PA83

1-2-5 Les Madonnes de Nicolas de Maelbeke (1439-41) et de Jan Jos (1441)

30 mai 2019



Ces logiques vont-elles se confirmer dans les deux dernières oeuvres de Van Eyck comportant un donateur ? Réalisées à la fin de sa carrière, l’une, restée inachevée, est aujourd’hui perdue, et l’autre a été en grande partie terminée après sa mort par son atelier.


1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck

Triptyque de Petrus Wijts (copie de la Madonne de Nicolas de Maelbeke de van Eyck, 1439-41)
Groeningue Museum, Bruges

Cette copie a été faite au début du XVIIème siècle pour Petrus Wijts, chanoine et chantre de Sint-Maartenskerk d’Ypres, où le triptyque de Van Eyck se trouvait jusqu’à sa disparition à la Révolution. On sait qu’elle comporte quelques modifications par rapport à l’œuvre originale : le portrait de Van Maelbeke a été remplacée par celui de Wijts, et dans le volet en bas à droite Aaron a été remplacé par un chantre [1].


Le panneau central

Pour la première fois chez Van Eyck , la Madonne est debout devant le donateur agenouillé, à sa taille et très proche de lui. Au dessus d’eux, la loggia-église, dont aucun chapiteau n’est historié, accentue encore leur intimité, bien plus étroite que dans la Vierge au chancelier Rolin.

La banderole de l’Enfant Jésus porte le même verset de Saint Matthieu (non tronqué) que dans le Triptyque de Dresde« Discite a me quia mitis sum el humilis corde iugum enim meum suave est et onus meum leve. »



Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck centre detail sceptre
Afin de montrer qu’il s’agit d’une réponse de l’Enfant, le texte part de sa main, tourné vers le haut, puis se retourne encore pour se poursuivre en transparence à l’envers, virtuosité graphique qui semble vouloir dépasser, dans ce triptyque destiné à un usage public, la formule inaugurée à usage privé dans le Triptyque de Dresde.

Le sceptre du prévôt est orné à son sommet d’un Saint Martin à cheval dans un croissant de lune, hommage au saint patron de l’église qui pallie son absence à taille humaine.


Les volets latéraux

Ils portent quatre scènes relatives à l‘Immaculée Conception : à gauche le Buisson ardent au dessus de la Toison de Gédéon, à droite la Porte fermée d’Ezéchiel au dessus d’Aaron (inachevé).


Le revers

1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck revers
Le revers est dédié à la prophétie de l‘Ara Coeli : la Sibylle de Cumes montre à l’empereur Auguste, dans deux ovales irisés comme des arcs-en-ciel, l’apparition de la Vierge à l’Enfant et de trois anges à trompette.

Ce thème, tout nouveau dans la peinture des Pays du Nord (voir 3-2-3 … entre lui et la Sibylle) est ici calqué sur les miniatures du Speculum Humanae Salvationis, traité dé théologie qui explique aussi le choix des images de l’avers [2].

Ainsi, en ouvrant le triptyque, la Madonne en grisaille laisse place à la Madonne en couleurs, et la prophétesse au prévôt.



1441 Jan_van_Eyck_Madonna of Jan Vos _Frick_Collection
La Vierge à l’Enfant avec Sainte Barbe, Jan Vos et Sainte Elisabeth
Jan van Eyck, 1441, Frick Collection, New York

Sainte Barbe

Jan Vos, prieur des chartreux du monastère de Genadedal, près de Bruges, a choisi Sainte Barbe pour le présenter à la bénédiction de l’Enfant : vénérée particulièrement par cet ordre cloîtré (à cause de son emprisonnement dans une tour), elle l’était également par les chevaliers teutoniques, en tant que patronne des artilleurs : or Jan Vos, dans sa carrière antérieure, avait justement été chevalier teutonique .



1441 Jan_van_Eyck_Madonna of Jan Vos _Frick_Collection detail Mars
La statue incongrue de Mars dans la tour de Sainte Barbe, au dessus de la tête du prieur, est sans doute une allusion à ce passé militaire. La palme est le second attribut de la Sainte, en raison de son martyre.


Sainte Elisabeth

Les chevaliers teutoniques s’étaient également occupé des reliques d’Elisabeth de Hongrie, souveraine de Thuringe qui avait renoncé aux biens de ce monde pour se faire soeur-franciscaine et se consacrer à la la charité. D’où la couronne dans sa main. La ville à l’arrière-plan, très inspirée par celle de la Vierge du Chancelier Rolin a donné lieu pour son identification à des querelles d’érudits, comme toutes les villes de Van Eyck.


La composition

La grande nouveauté du tableau est la posture de la Vierge : debout sous un dais, sans trône propice à des décoration symboliques.

Van Eyck étant mort deux mois après la commande, il n’a guère pu achever plus que la composition, qui ne recèle aucun mystère : dans une loggia à cinq arches, dont trois arches complètes, le donateur se trouve devant la deuxième, à droite de l’Enfant qui le bénit, présenté par la Sainte la plus prestigieuse en terme d’ancienneté. Du coup, comme la tour de Saint Barbe garnit la première arcade, la ville garnit celles de droite.

Un objet de dévotion officiel

Tout comme la Madonne au chanoine van der Paele, le panneau a été conçu pour servir de mémorial : placé au dessus de la tombe de Vos, il inciterait les passants à prier pour raccourcir son séjour au purgatoire. Mais bien avant sa mort, deux ans après la réalisation du panneau, Vos a obtenu de son évêque d’y attacher une indulgence de 40 jours : gagneraient cette réduction de peine, cette fois pour eux-mêmes, les passants qui diraient un Ave Maria pour la Vierge (prière dont le début est justement inscrit dans les broderies du dais) ou bien un Ave et un Pater devant Sainte Barbe ou Sainte Elisabeth [3]. Ce qui, tout comme un clic sur Internet, assurait la popularité du tableau et un bénéfice mutuel

1450 ca Petrus_christus,_madonna_exeter, Gemaldegalerie Berlin
Madonne Exeter,
Vers 1450, Petrus Christus, Gemäldegalerie, Berlin

Quelques années plus tard, Vos commanda à Petrus Christus, cette fois à son propre usage, ce petit tableau de dévotion. Le prieur est copié presque à l’identique, et la tour de sainte Barbe est rentrée, telle une maquette, à l’intérieur de la loggia surélevée ou de la tour dans laquelle se déroule la bénédiction de l’Enfant.



1450_ca Petrus_christus,_madonna_exeter,_. Gemaldegalerie Berlin detail sol
Détail significatif : Christus a remployé un des motifs de carrelage de La vierge au Chancelier Rolin et s’est souvenu, en la simplifiant, de l’idée de la bande centrale différente du reste du pavement.


1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde detail carrelage

Idée que Van Eyck avait d’ailleurs lui-même remployée dans le Triptyque de Dresde.


Petrus Christus Copie de la Madonne de Nicolas van Maelbeke Albertina, Vienna
Copie de la Madonne de Nicolas van Maelbeke
Petrus Christus, Albertina, Vienna

Pour la posture de la Vierge, Christus a repris celle du triptyque de Nicolas van Maelbeke, dont il avait effectué ce dessin.


En conclusion

Une grande liberté de composition

La comparaison des cinq oeuvres de Van Eyck montrant un donateur  en présence de la Madonne revèle une grande variété dans les compositions, quant au choix à effectuer par l’artiste (ou le commanditaire) dans ce type  assez codifié de production artistique  :

  • position du donateur par rapport à la Madonne  : seul le chanoine Van der Paele est en position d’humilité, les autres sont en position d’honneur ;
  • vue côte à côte ou face à face (dans ce dernier cas l’ordre héraldique ne joue pas, voir 2-1 En vue de profil) : seuls Rolin et  Nicolas de Maelbeke sont en tête à tête avec la Vierge
  • taille du donateur : il est toujours de taille humaine, sauf dans le Triptyque de Dresde où la Vierge est géante par rapport à la fois au donateur et aux saints ;
  • nombre de saints accompagnateurs (aucun ou deux) ;
  • posture de la Vierge : assise sur un trône, sur un simple banc ou debout ;
  • interaction entre l’Enfant et le donateur ; chez Van Eyck il y en a toujours une, même si dans le cas de Van der Paele il ne s’agit que s’un regard ;
  • panneau unique ou triptyque (dans ce cas, situation centrale ou latérale du donateur, voir 1-4-2 Tryptiques flamands) ;
  • fonction de l’oeuvre (publique ou privée).

Van Eyck Donateurs SyntheseJPG

Ce tableau comparatif donne le sentiment que Van Eyck a cherché à éviter de se répéter, en faisant varier les différents facteurs  avec une grande liberté. Ce n’était pas forcément possible, comme nous le verrons,  dans les siècles précédents.


Les facteurs de l’intimité

1435 Eyck_madonna_rolinVierge au chancelier Rolin 1475 Maitre de la vue de Sainte-Gudule, La Vierge à l'Enfant avec une jeune femme en priere et sainte Marie-Madeleine, Liege, Musee Grand CurtiusLa Vierge à l’Enfant avec une jeune femme en prières et sainte Marie-Madeleine, Maître de la vue de Sainte-Gudule, vers 1475, Musée Grand Curtius, Liège

En comparant la Vierge au chancelier Rolin avec cette autre conversation sacrée, Ingrid Falque note que de nombreux facteurs, autres que la position du donateur, contribuent à régler la balance délicate de l’image [4] :

« Marie-Madeleine joue ainsi un rôle de médiation entre la Vierge et la jeune femme en prière, intermédiaire dont se passe Nicolas Rolin, portraituré seul face à Marie. De prime abord, cela accentue la proximité entre cette dernière et le chancelier, tout comme le non respect des règles héraldiques… Toutefois, divers éléments du tableau de Liège instaurent un plus haut degré de proximité entre la jeune femme portraiturée et la Vierge que dans le tableau de Van Eyck. Le plus marquant de ces éléments est sans conteste la position de la femme, qui au lieu d’être figurée pieusement les mains jointes, comme c’est traditionnellement le cas, serre entre les mains un chapelet que tient aussi l’Enfant. Ce dernier semble d’ailleurs vouloir se pencher vers la dévote, mais sa Mère le retient. L’impression de proximité est également renforcée par le jeu de regards entre la Vierge et la jeune femme que l’on ne retrouve pas dans le tableau de Nicolas Rolin. Le cadrage plus serré dans le tableau liégeois accentue également cet effet de proximité.

Une analyse comparative de ces deux œuvres permet donc de nuancer l’idée généralement admise selon laquelle la présence d’un saint patron crée une distance entre la personne portraiturée et le personnage saint. Dans ce cas-ci, en effet, les autres éléments signifiants de la composition (jeu de regards, jeu des mains, cadrage) plaident pour une lecture plus fine des œuvres laissant présager que la distance instaurée par la présence d’une figure de médiation peut être atténuée par d’autres éléments signifiants de la composition. « 


La théorie de l’image mentale

I.Falque discute ensuite la théorie de Harbison, selon laquelle les scènes religieuses comportant un dévot en prière matérialiseraient en fait l’image mentale qu’il s’est formé dans son esprit.

« L’intégration d’un portrait dans une œuvre religieuse ne serait donc pas un « simple anachronisme », mais une visualisation des méditations du dévot portraituré. L’absence de nuée symbolisant la séparation entre les deux mondes serait comblée par d’autres artifices picturaux suggérant la présence de deux niveaux de réalité distincts, tels que le regard plongé dans le vide des dévots. Bien que séduisante, cette théorie est loin d’être applicable à tous les tableaux comportant des portraits dévotionnels. La confrontation de celte hypothèse avec les œuvres soulève de nombreuses questions : lorsque le tableau comporte plusieurs portraits, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vision commune à toutes les personnes portraiturées ? Quelle est la signification du saint patron présentant le dévot au personnage saint ? Si ce dernier est vraiment une image mentale créée par le dévot, la présence d’un intercesseur ne serait-elle pas superflue? Comment interpréter les échanges de regards et les contacts physiques entre le dévot et le personnage saint, comme c’est le cas dans le tableau du Maître à la Vue de Sainte-Gudule évoqué précédemment ? L’interprétation de Craig Harbison possède donc des limites qui traduisent bien les difficultés et les problèmes que soulève l’analyse du langage de ces images complexes. »

Nous reviendrons sur les conventions liées à la représentation d’une image mentale dans 3-1 L’apparition à un dévot.



Références :
[2] Emile Male, L’Art religieux à la fin du Moyen-Age, p 236 https://archive.org/stream/lartreligieuxde00ml#page/236/
[3] THE CHARTERHOUSE OF BRUGES:JAN VAN EYCK,PETRUS CHRISTUS,AND JAN VOS, article de Jonathan Kantrowitz,
http://arthistorynewsreport.blogspot.com/2018/08/the-charterhouse-of-brugesjan-van.html
[4] Ingrid Falque, « Le portrait dévotionnel dans la peinture des anciens Pays-Bas entre 1400 et 1550 : approche méthodologique pour une analyse du langage de l’image. »