2-4 Avec la Madonne : représenter un dialogue
Dans ces exemples exceptionnels, l’image contient un texte, qu’elle commente , et autour duquel elle s’organise.
Le frère Matthew Paris prosterné devant la Vierge à l’Enfant
1250-59, Manuscrit « Historia Anglorum » fait au monastère de St Albans, BL Royal 14 C VII, f. 6
Dans ce qui est peut-être le tout premier autoportrait d’un artiste, le frère bénédictin Matthew Paris (Frates Mattias Parisiensis) s’est dessiné aux pieds de la Vierge en majesté, tendrement embrassée par l’Enfant.
Le choc de l’image
Extrait du site EPPH ( everypainterpaintshimself.com) de Simon Abrahams
Alexa Sand a noté la similitude graphique (« christomimétique ») entre le geste du moine, collé au sol en portant son texte entre ses mains, et celui de l’enfant, collé à sa mère en tenant d’une main une pomme et de l’autre lui touchant tendrement les cheveux ([1], p 49) . Simon Abrahams pense même qu’il y dans ce geste un autre mimétisme, avec le geste du copiste caressant le parchemin de son pinceau [2] .
Le poids des mots (SCOOP !)
Mais pour comprendre pleinement la subtilité de l’image, il faut s’intéresser au texte qui l’accompagne, extrait d’un sermon de Saint Augustin.
« Oh joyeux baiser avec des lèvres imprégnées de lait ! Avec, entre autres preuves, celle de cet enfant qui rampe, te montrant ainsi à toi mère qu’il est véritablement ton fils , tout comme il règne en tant que Dieu, engendré véritablement de Dieu le Père. » |
« O felicia oscula lactantis labris impressa ! Cum inter crebra indicia reptantitis infantiæ, utpote verus ex te filius tibi matri alluderet, cum verus ex Patre Deus Dei genitus imperaret ». St Augustin, Sermon, Patrologia latina 39, col 2131. |
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Ce texte permet de comprendre toute la force de l’image : celle d’une démonstration graphique du point crucial de doctrine abordé par Saint Augustin . Tout en étant un Dieu engendré par Dieu, Jésus est aussi un bébé né charnellement de Marie : ce que prouve son baiser laiteux.
Tandis que de sa main gauche frère Matthieu souligne le mot « impareret (qu’il règne) » qui résume le côté divin de Jésus, il égrène de sa main droite les lettres du mot « inf-a-ntiae (enfant) » qui résume son côté humain.
La réponse par écrit
Il apparaît au début du XVème siècle une iconographie particulière, celle de la Vierge à l’encrier [3] : dans quelques rares exemples, un dialogue par écrit s’établit avec le donateur.
Heures de Marguerite de Cleves
Vers 1400, MS L.A. 148 fol 19v-20r, Musée Gulbenkian, Lisbonne
Dans cette miniature d’une très grande originalité, Marguerite de Cleves offre à Jésus, posée sur son prie-Dieu, une banderole représentant sa prière : d’où la position de la donatrice, afin que la Vierge et l’Enfant puissent toucher la banderole de leur main droite.
L’inscription est une partie du Pater :
Notre Père.. que ton règne advienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. | Pater… adveniat regnum tuum, fiat <voluntas tua sicut in caelo et in terra > |
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Marie la touche au milieu du mot « adveniat », qui s’écarte : montrant par là son rôle dans cet avènement. Quand à Jésus, il la touche au milieu du mot « fiat », qui s’écarte : tronquée de la suite de la prière (voluntas tua..), il signifie à lui tout seul « que cela soit », et constitue en un mot unique la réponse de Jésus à la prière de la donatrice.
Frontiscipce de l’Aiguillon d’amour divin
1406, BNF Fr 926 fol 2 (Gallica)
Dans cette image très voisine, Marie du Berry, suivie de sa fille, donne à la Vierge une banderole portant sa prière :
Mère de Dieu souviens-toi de moi. Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne. | Mater dei memento mei. Pater noster qui es in caelis, Sanctificetur nominem tuum. Adveniat regnum tuum. |
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Tout en continuant de téter, l’Enfant écrit le mot « fiat » à la fin, ayant trempé sa plume dans l’encrier que tient Marie.
Comme le note Anna Eörsi [3], ce dialogue d’intercession dérive probablement d’un motif plus abstrait où l’Enfant, écrivant à blanc sur le papier vierge, symbolise l’Incarnation (voir 6-1 …les origines).
Heures de Catherine of Cleves
Vers 1440, MS M.917/945 ff. 1v–2r, Morgan Library
La composition est tout aussi originale : au dessus de Catherine de Clèves s’envole une banderole portant sa demande d’intercession : « O mater memento me » (O Mère souviens-toi de moi <au moment de ma mort> »).
L’Enfant Jésus trempe sa plume dans l’encrier tenu par sa mère pour inscrire sa réponse sur une autre banderole, malheureusement illisible [4]. La situation est en fait très différente de la précédente, puisque la question et la réponse sont inscrites sur deux banderoles distinctes. La position de la donatrice se justifie ici par l’iconographie très particulière de la Vierge au croissant de Lune : face à une apparition, le donateur se situe presque toujours à gauche (voir 3-3-1 : les origines).
Ici la réponse écrite par l’Enfant à la question muette du donateur est parfaitement lisible : « Je suis la Lumière du monde et la voie de la Vérité »
Un dialogue par banderoles
Enfeu de Gervais de Larchamp, 1447, Crypte de la Cathédrale de Bayeux
Le chanoine, son aumusse sur le bras, est présenté par Saint Michel à la Vierge de l’Humilité. L’Enfant saisit la banderole portant la classique demande d’intercession :
Mère de Dieu prie Dieu pour moi |
Mater dei ora pro me Deum |
Très astucieusement, l’artiste a confié aux anges situés au dessus le début et la fin d’un chant en l’honneur de la Vierge [5], qui appuie la prière du défunt tout en effectuant la transition avec la fresque de la voûte :
Douce mère de Dieu, assiste ceux qui t’implorent, <Nous tous et unanimement, nous prions, en suppliant,> pour qu’aidés par tes prières, nous louions la Trinité. |
Alma dei genitrix Alma dei genitrix succure precantibus<cunctis nos quoque una precamur supplices>
ut tuis precibus adiuti laudemus trinitatem. |
Les anges qui entourent la Trinité portent, sur quatre banderoles la prière de la fin de l’office ordinaire [6], manière d’assimiler la propre vie du chanoine à une messe glorieusement achevée.
Nous t’invoquons, t’adorons et te louons, Sainte Trinité, Que le nom du Seigneur soit béni, Maintenant et pour les siècles. |
Te invocamus, te adoramus, te laudamus,Beata Trinitas.
Sit nomen Domini benedictum. Ex hoc nunc et usque in seculum. |
Un dialogue par le cadre
Diptyque Carondelet
Jean Mabuse, 1517, Louvre, Paris
Ce diptyque de dévotion privée fait exception dans la tradition flamande où, comme nous le verrons (6-7 …dans les Pays du Nord), le donateur se situe toujours à droite.
L’explication tient à au fait que ce diptyque est conçu pour illustrer une réflexion sur le double sens du mot de « représentation », présent dans les textes inscrits sur les deux cadres.
Celui de gauche est un constat : « Représentacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ». Celui de droite est une prière : « Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »
Si le constat est actuel ( Carondelet à 48 ans), la prière se projette dans le futur, au moment de sa mort, où Marie intercédera pour lui auprès de Jésus. C’est cet ordre chronologique entre image présente et image future qui explique l‘inversion de la disposition habituelle des panneaux (pour une analyse plus complète de ce très riche diptyque et de son étonnant revers, voir 2 Le diptyque de Jean et Véronique).
Un serment à haute voix
Le procurateur Girolamo Marcello prêtant serment devant saint Marc, en présence de la Sainte Famille
Tintoret (attribution), 1537, collection privée
Saint Marc tient de la main gauche son Evangile, et de la main droite le texte que l’Enfant fait lire au procurateur :
« Je jure sur le Saint l’Evangile, moi Girolamo Marcello, Procurateur de San Marco, nommé à la Chambre de Ultra ».
Autour des mains droites (SCOOP !)
A l’opposé de l’index de Jésus désignant son nom sur le texte, la main de Marcello se lève pour prêter serment : toute la composition est conçue pour faire se rencontrer au centre du tableau les quatre mains droites de Marie, de Jésus, de Saint Marc et du nouvel impétrant.
https://books.google.fr/books?id=AIHBAgAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=Vision,+Devotion,+and+Self-Representation+in+Late+Medieval+Art&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjrv7G5gPffAhXq8OAKHd4aCMIQ6AEIKTAA#v=onepage&q=christomimetic&f=false
Charles P. Parkhurst Jr., « The Madonna of the Writing Christ Child », The Art Bulletin, Vol. 23, No. 4 (Dec., 1941), pp. 292-306 https://www.jstor.org/stable/3046787
Philippe Verdier, « La Vierge à l’Encrier et à l’Enfant qui Ecrit » Gesta, Vol. 20, No. 1, Essays in Honor of Harry Bober (1981), pp. 247-256
https://www.jstor.org/stable/766848
Pour une synthèse plus ‘récente :
Anna Eörsi, « Fuit enim Maria liber. Remarques sur l’iconographie de l’Enfant écrivant et du Diable versant l’encre » 1997, Bulletin du Musées Hongrois des Beaux-Arts https://www.academia.edu/44744442/Fuit_enim_Maria_liber_Remarques_sur_l_iconographie_de_l_Enfant_%C3%A9crivant_et_du_Diable_versant_l_encre
https://www.researchgate.net/publication/261825388_Surrogate_Selves_The_Rolin_Madonna_and_the_Late-Medieval_Devotional_Portrait
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