3-1 L’apparition à un dévôt
Comment représenter une apparition de la Vierge devant un témoin ? Avant d’entrer dans le détail de ce thème, rappelons les différentes conventions que les artistes emploient pour signaler une vision.
1 Dans un nuage
La convention de représenter une vision en l’entourant par des nuages est la plus simple, la plus ancienne et le plus répandue.
Pénitence, dévotion, vision mystique
La Sainte Abbaye, vers 1290, BL Yates Thompson 11 fol 29.
Dans cette histoire en quatre parties, les deux images du haut se passent dans la réalité (la nonne se confesse, puis prie devant une statue) ; les deux du bas montrent la vision mystique qui en résulte (celle du Christ et de la Trinité). Pour une explication plus détaillée des liens entre le registre supérieur et le registre inférieur, voir 2-5 La statue qui s’anime.
On notera que ces quatre images obéissent également à la « convention du visionnaire » selon laquelle celui qui voit se place à gauche de ce qu’il voit, par cohérence avec le sens de la lecture,
Le receveur-général des Flandres Jan van der Scaghe et son épouse Anne de Memere en prières devant la Vierge
Master of the Dresden Prayer, 1480, Livre d’Heures, Abbaye de Prémontrés de Nová Říše, Ms. 10, fol. 16v
Cette convention se maintiendra très longtemps : ici les propriétaires du Livre d’Heures se sont fait représenter à gauche, leurs anges gardiens voletant au dessus d’eux, devant la Vierge à l’Enfant apparaissant sur son trône dans le ciel.
Lorne Campbell a récemment identifié le couple, grâce à une prière à la Vierge dans laquelle leurs noms figurent en acrostiche [0]. L’amusant est que la convention de l’apparition sur la droite a été préférée à la cohérence d’ensemble :
- les initiales I (Ian) et T (Tannekin, diminutif d’Anne) ainsi que les blasons accrochés dans l’arbre sont placés dans l’ordre héraldique (le mari à gauche),
- la présentation à la Vierge s’effectue dans l’autre sens, le mari passant devant dans l’ordre hiérarchique.
Fol 16v et 17
Le bifolium dans son ensemble respecte la logique héraldique : le motto en bas doit être celui du mari : « Tous iours ioieuls (toujours joyeux) », puisque l’autre motto (« Je ne puis ») accompagne, sur l’autre page, le blason de l’épouse. La prière à Marie en revanche obéit à la logique hiérarchique, puisque le premier acrostiche est celui du mari (celui de l’épouse est au verso, fol 17v).
Qui dit nuage dit élévation. Mais il a fallu attendre Raphaël pour que la Madone en lévitation dans les nuages devienne un même universel.
Madone de Foligno (Vierge à l’Enfant avec les saints Jean Baptiste, Jérôme et le donateur Sigismondo de’ Conti)
Raphaël, 1511, Pinacothèque du Vatican, Rome
Ce tableau a été commandé par Sigismondo de’ Conti pour remercier la Sainte Vierge d’avoir sauvé sa maison de Foligno, frappée par la foudre [1]
Le paysage rappelle cet épisode. Mais la bulle atmosphérique sous les pieds de la Vierge (en forme de croissant de lune) ainsi que le disque solaire derrière elle, renvoient à une iconographie particulière : celle de la Femme de l’Apocalyse (que nous verrons dans 3-3-1 : les origines).
Enfin, ce panneau a été réalisé pour le maître-autel de l’église Santa Maria de Aracoeli, à Rome, ou est née une autre iconographie très spécifique : celle de l’apparition de la Madone à Auguste (que nous verrons dans 3-2-1 … sur la droite).
Vierge à l’Enfant, saint Ambroise avec un moine franciscain, saint François d’Assise
Bartolomeo Bononi , 1507, Musée du Petit Palais, Avignon (provient de l’église San Francesco de Pavie)
L’idée de surélever la Madone pour glisser un paysage sous ses pieds n’était à vrai dire pas tout à fait nouvelle : Bononi y avait pensé quatre ans auparavant.
Mais chez lui le paysage joue un rôle anecdotique, permettant surtout de caser sa signature à un emplacement stratégique.
La composition de Raphaël trouve sa nouveauté et sa force d’entraînement dans la condensation de plusieurs iconographies. Elle a aussi pour avantage de renouveler la formule de la Conversation Sacrée en l’inscrivant dans un format vertical.
On ne compte plus dès lors les Madones nébuleuses sous lesquelles vont se glisser des saints, des saintes, et parfois un ou plusieurs donateurs.
La surélévation de la Madone permet de s’affranchir totalement de l’ordre héraldique (déjà bien affaibli à l’époque) et la présence du Saint Patron, qui désigne explicitement l’apparition, rend caduque la convention du visionnaire : on trouvera dès lors des donateurs aussi bien à gauche qu’à droite.
Dans la toile de Titien, la présence de Saint François s’explique par le fait qu’elle était destinée à l’église San Francesco a Alto d’Ancône ; celle de Saint Blaise par le fait qu’il était la Saint Patron de Raguse, ville dont le riche marchand Alvise Gozzi était originaire. La vue de Venise au centre, laisse soupçonner un sens politique (Ancône, Venise et Raguse étant les trois ports principaux sur l’Adriatique [2]). On peut aussi y voir une signature visuelle du plus célèbre des peintres vénitiens, qui rendonde celle du cartel – la toute première de Titien : ALOYXIUS GOTIUS RAGOSINUS / FECIT FIERI / MDXX / TITIANUS CADORINUS PINSIT
Dans la toile de Moretto, le donateur est probablement Giulio Luzzago, qui avait demandé par testament de faire ériger une chapelle en l’honneur de Saint Michel dans l’église franciscaine San Giuseppe de Brescia [3].
Deux donateurs devant la Vierge à l’Enfant et Saint Michel
Giovanni Battista Moroni 1557-60, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond
Spectaculaire dans les grands tableaux d’autel, la Madone dans les nuages trouve aussi son utilité dans les tableaux à usage privé : elle donne ici à l’image une force de frappe dévotionnelle, tout en s’inscrivant dans le style habituel de Moroni, qui privilégie les fonds épurés.
2 Dans un halo
Un halo de lumière est la marque privilégiée du surnaturel : mais il est en général accompagné d’autres signes, comme dans l’iconographie de la Femme de l’Apocalypse. Je n’ai trouvé que quelques rares exemples où, en présence d’un témoin, il est employé seul.
L’Assomption de Marie et Saint Thomas
Maso di Banco 1337-1339, Gemäldegalerie, Berlin
Ici le rayonnement est un signe secondaire, à l’intérieur de la mandorle qui sert d’ascenseur vers le ciel. Le témoin est Saint Thomas, vers qui la Vierge laisse tomber sa ceinture pour lui prouver que son Assomption est réelle, et non pas une pure vision.
Assomption (prédelle du retable de Fano)
Perugin, 1497, Chiesa di Santa Maria Nuova, Fano
Même véhicule dans cette prédelle, dont le format horizontal limite le décollage de la Madone.
La Vierge en gloire et quatre Saints
Perugin, 1500-01 Pinacothèque nationale, Bologne.
Lorsque le format le permet, la mandorle prend de la hauteur et s’agrémente de nuages, dans cette Conversation Sacrée sans rapport avec l’Assomption.
Vierge de l’Assomption avec saint Giovanni Gualberto, saint Antoine et un donateur
Cosimo Rosselli, 1500-10, Museo di arte sacra Beato Angelico, Vicchio
Le donateur est probablement le moine vallombrosain Domenico di Guglielmo, prieur de l’abbaye de Santa Maria a Vigesimo d’où provient le retable. Le fondateur de l’ordre, Saint Jean Gualbert, se trouve à la place d’honneur : ce qui explique pourquoi le donateur se trouve à droite, présenté par le saint patron des ermites, Saint Antoine (les moines vallombrosains sont souvent représentés, à son image, avec un bâton en forme de tau).
Le tableau ne représente pas directement l’événement de l’Assomption, puisque les apôtres sont absents : mais plus probablement le concept de la non-corruption du corps de Marie : le tombeau, rempli de fleurs, porte le médaillon du Ressuscité.[3a]
Une ombre tombée du ciel (SCOOP !)
On remarque, entre les deux livres aux ombres portées verticales, une autre grande ombre sur le sol, qui ne peut être que celle de la mandorle, vue ainsi comme une sorte de coque, éclairée de l’intérieur par le corps lumineux de Marie, mais opaque de l’extérieur.
Cette ombre « tombée du ciel » joue en somme le même rôle que la ceinture de la Vierge tombée aux pieds de Saint Thomas : attester de la réalité, là de l’événement de l’Assomption, ici de son concept.
Un deuxième cas de rayonnement est celui de la « Madonna del Sole », si rare que je n’en connais qu’un seul exemplaire.
Madonna del Sole
1471 Andrea di Bartolo , Belvedere Ostrense, Ancône
Cette fresque ressemble beaucoup à une Femme de l’Apocalypse, mais il lui manque le croissant de lune. La fresque ayant été déplacée depuis un ancien oratoire, il n’est pas exclu que le croissant ait disparu à cette occasion.
Dans ces exemples, le rayonnement apparaît comme un effet secondaire de la lévitation, Mais il existe un dernier cas qui concerne la Madone à terre, assise sur un trône ou sur le sol.
Vierge à l’Enfant avec un donateur
Anonyme pisan, 1350-99, église de San Paolo a Ripa d’Arno, Pise
Assise sur un trône devant une mandorle rayonnante, cette Madone avec donateur est la seule de son espèce.
Il existe de nombreux exemples de Vierges de l’Humilité avec donateur. Mais lorsqu’elles sont rayonnantes, elles acquièrent également les deux autres attributs de la Femme de l’Apocalypse, étoiles et/ou croissant de lune (voir 3-3-1 : les origines). Ces deux exemples sont les seuls que j’ai trouvés où la « magnification » de la Madone se limite au rayonnement.
Concluons que le rayonnement, à une époque où les artistes n’ont pas encore acquis la technique du clair-obscur – n’est pas suffisamment tranché pour caractériser, à lui seul, une vision mystique.
3 Dans un cadre
Un cadre à l’intérieur de l’image peut-il signifier une vision ? Voici quelques réponses stimulantes…
Epitaphe de Jakob Udeman van Erkelenz
Meister der heiligen Sippe, 1492, Germanisches Nationalmuseum (Gm32), Nüremberg
Cette épitaphe a le mérite d’illustrer deux niveaux de sacré :
- le Saint patron, Dominique, est une présence bienveillante dans le dos de son protégé , mais il se trouve en dehors du cadre de la vision mystique ;
- le cercle délimite ce que le dévot voit par la force de sa prière (les lunettes posées sur le livre signalent qu’il a cessé de lire et renoncé à regarder) : dans une pièce pavée de marbre, La Vierge intercède pour lui auprès de son Fils, lequel relaie la supplication à son Père.
Cette épitaphe fonctionne comme une incitation à la prière : afin que le passant prie pour le salut du défunt, il lui est offert en échange, dans une lentille mentale qui outrepasse le pouvoir grossissant des verres, un aperçu du Paradis.
Les cadres jointifs
Diptyque de Melun (reconstitution)
Jean Fouquet, 1452-1458
J’ai consacré par ailleurs une étude à ce diptyque, montrant que la Vierge est en fait une apparition en lévitation, face à Etienne Chevalier en prières présenté par son saint patron (voir Le diptyque d’Etienne). La situation est tout à fait comparable à celle de l’épitaphe de Jakob Udeman, sauf que Fouquet utilise comme moyen de séparation, non pas un cadre peint, mais le cadre réel du diptyque.
Saints et apôtres (fol 37v) | Assomption de la Vierge (fol 38r) |
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Maître des Triomphes de Petrarque, 1500-05, Petites Heures d’Anne de Bretagne Gallica BNF NAL 3027, Gallica
La situation est similaire dans cette miniature en bifolium, où les spectateurs, depuis la page gauche, assistent à la lévitation miraculeuse de la Vierge en assomption.
Le cadre-architecture
Heures de Marie de Bourgogne
1477, ONL Codex vindobonensis 1857 fol 14v
Cette fenêtre ouverte est souvent interprétée comme une forme de cadre, signifiant que ce qui se passe à l’arrière est une vision mystique dans l’esprit de la liseuse.
Mais les bordures illusionnistes qui se développent dans le dernier quart du XVème siècle ne peuvent pas être considérées comme une simple extrapolation du cadre : bien plus qu’une limite entre deux zones, elles constituent une marche entre deux niveaux.
Sur cette miniature en particulier et les bordures illusionnistes en général, voir 5.3 Quelques chefs d’oeuvre des bordures.
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