1.2 A la loupe : le panneau central
Une bonne manière d’aborder cette oeuvre foisonnante est de commencer à ras de terre, c’est-à-dire d’explorer sans chercher à les interpréter les multiples détails qui en font tout le charme. Certains sont bien connus ; d’autres ont été parfois mal compris ; d’autres enfin sont passés inaperçus, alors qu’ils ont leur importance.
Nous commencerons ici par le panneau central. Image en haute résolution :
https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/annunciation-triptych-merode-altarpiece/2gH9uXVRR_p-vQ
Le vase et le lys sur la table
Le vase de majolique est surtout remarquable pour son inscription mystérieuse, qui malheureusement ne signifie rien. Ce sont des caractères pseudo-hébreux tracés en écriture coufique. Ce type de décoration, qui apparaît dans de nombreuses oeuvres médiévales, est interprété soit comme un goût pour l’exotisme (Meyer Shapiro), soit comme un signe magique, soit comme « relevant d’un historicisme mal contrôlé – le coufique appelant l’image d’une sorte de langage biblique pré-latin, ou peut être un stade ancien du développement de l’écriture « .[1], p 69
Vase d’apothicaire vers 1431, Metropolitan Museum
Ce type de céramique à décor en feuilles de chêne bleu cobalt était fabriqué à Florence [2].
Le chandelier et la bougie sur la table
La bougie montre quelques coulures et une fumée s’élève au dessus. Certains disent qu’on voit encore une tâche rouge au bout de la mèche. C’est le seul exemple d’une bougie en train de s’éteindre dans toute la peinture flamande, et elle a fait couler beaucoup plus d’encre que de cire (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). La raison de son extinction est d’ailleurs aussi mystérieuse que celle de son allumage. Malgré ce que certains commentateurs prétendent, nous ne sommes pas le soir. Et l’éclairage est bien suffisant pour lire à la lumière du jour.
Musee Boymans van Beuningen
Le chandelier est d’un modèle courant, avec une cuvette en bas permettant de récupérer les coulures, et un trou sur le côté pour déloger facilement ce qui reste de la bougie.
Les bras de lumière et la bougie sur la cheminée
Les deux bras de lumière sont d’un modèle pratiquement identique à celui que l’on voit dans une autre oeuvre de Campin (la Sainte Barbe du retable Werl, au Prado), planté au milieu du manteau devant une statue de la Trinité. Ils sont en forme de « bastion crênelé », et comportent au centre une « verge » permettant de ficher une bougie de taille importante, entourée par six bobèches destinées à des bougies plus fines [2a].
La seule différence est que le bras de lumière du retable de Mérode possède sous sa coupelle une décoration en forme de blason : en fait une patte permettant de poser le doigt pour faire pivoter plus facilement l’objet.
SCOOP : deux types de bougie
La bougie de la table est vue en plongée, celle de la cheminée en contre-plongée . L’une est emboîtée, l’autre plantée sur une tige. Mais une différence plus importante n’a pas été remarquée : l’une est en cire d’abeille blanchie, très onéreuse, et l’autre est en cire d’abeille naturelle, de couleur jaune [2b].
Le livre sur la table
Il est posé, ouvert, sur la bourse de tissu vert qui a servi à le transporter. Un rouleau de parchemin à moitié déroulé est coincé dessous.
Le texte du rouleau est vu à l’envers, comme le montre l’emplacement des lignes rouges qui ouvrent un paragraphe. Pour certains [2c], cela signifierait que ce texte n’est pas destiné à être lu par Marie, mais par un regard d’en haut. On peut simplement y voir une marque de réalisme : puisque le gros du rouleau est coincé sous le livre, le début du texte retombe nécessairement à l’envers.
Le livre de Marie
Marie semble tenir le livre au travers d’un tissu blanc. Il s’agit en fait d’un type médiéval de reliure, dans laquelle le tissu est solidaire du livre [3].
Livre d’heures de Marie de Bourgogne 1477, Bibliothèque nationale autrichienne, Vienne |
Madeleine lisant, Rogier van der Weyden, National Gallery, Londres |
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En voici deux exemples contemporains, qui montrent que ce type de livre n’était pas un attribut marial.
Visitation, 1480-90, Institution Universalmuseum Joanneum, Graz
Il se rapproche d’un type de reliure plus courant, la reliure en aumônière (girdle book), un précurseur du livre de poche qui se portait accroché à la ceinture. Cet exemple est intéressant car le livre géant que la servante de Marie porte dans ses bras pourrait bien, dans ce contexte de la rencontre entre deux femmes enceintes, être une métaphore soit de l’enfant encore dans le ventre, soit du bébé à venir, enveloppé de langes.
Intéressons-nous maintenant au mobilier autour de Marie.
La fenêtre et ses volets
En Flandres à cette époque, les volets se repliaient vers l’intérieur. Chacun se découpait verticalement en une partie étroite (pouvant se plaquer dans l’épaisseur du mur) et une partie large, elle même redécoupée horizontalement, et pouvant se plaquer sur la face interne du mur. Ils permettaient donc de régler finement l’ouverture, soit en largeur soit en hauteur.
Certains ont vu dans la jalousie une symbolique liée à la virginité de Marie. Mais elle n’a rien d’étonnant dans une pièce du rez de chaussée donnant sur la ville.
Frontispice (présentation du livre à Philippe le Bon)
Jacques de Guise, Chroniques de Hainaut, KBR 9242, Bibliothèque royale de Bruxelles
On retrouve le même type de volet repliable, avec jalousie, dans un contexte tout à fait profane.
Panneau de Sainte Barbe,
Campin, retable Werl, Musée du Prado
Ici, les volets permettent, en plus, d’obturer la partie du haut, les vitraux. L’absence de jalousie s’explique par la position en hauteur de la pièce.
Le banc
A voir le tissu bleu coincé sous le dossier du banc, on comprend vite que celui-ci peut se soulever : et plus précisément, pivoter autour d’un axe. Ceci permet, sans déplacer le banc, de passer de la position Hiver à la position Eté, celle qu’il a ici.
Annonciation, 1415-20, Paris, Musée de Cluny, Cl. 01252 fol 27
Quelques années à peine avant le retable de Mérode, un banc analogue sert de pupitre à la Vierge.
Ce type assez courant de mobilier, appelé banc-tournis, trouve donc tout naturellement sa place entre la table et la cheminée.
Jean Poyer, Février, Tours, 1500, Morgan Library MS H 8 folio 1v
Quelque fois, pour se chauffer plus vite le dos avant de manger, on ne prend même pas la peine de basculer le dossier, qui se limite ici à une barre.
Annonciation Maître allemand inconnu, XVème siècle |
Annonciation, Michael Wolgemut, vers 1479 Maître-autel, Marienkriche, Zwickau |
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Voici un modèle allemand au dossier caractéristique, très rares cas d’un banc-tournis dans une Annonciation.
La cène
Jorg Ratgeb, 1505-1510, Boijmans van Beuningen
Ici, le peintre n’a manifestement pas compris qu’un dossier incurvé ne peut pas se retourner !
Vierge a l’enfant
Petrus Christus, vers 1450, Galería Sabauda,Turin
Ce tableau très postérieur présente, dans le plus joyeux désordre, une anthologie complète du vocabulaire symbolique de l’Annonciation. Ceux de l’école de Campin : le banc-tournis, les deux livres (l’un avec sa bourse, l’autre dans son linge), le rouleau de parchemin, les volets, la bougie, la cheminée avec ses deux figurines. Plus ceux des Arnolfini de Van Eyck : l’orange sur la desserte en souvenir du péché d’Eve, le lustre avec sa bougie unique, la cathèdre près du lit et les socques posées par terre. Mais le jeu muet des symboles ne suffit plus : ont donc été rajouté le bâton sur le lit pour évoquer discrètement Joseph ; et la cage à oiseau dont l’Enfant-Jésus manipule un des locataires, bien loin du chat qui se chauffe devant le feu (on trouvera d’autres exemples de ces frères ennemis dans Le chat et l’oiseau : autres rencontres).
Jozef de Coo [4], qui est le premier a avoir remarqué le banc-tournis au beau milieu d’un retable scruté depuis un demi-siècle par les plus éminents spécialistes, en a publié de nombreux autres exemples. Il semble que ces « strycsitten » aient été inventés en Flandres au début du XVème siècle, et ceux de Campin en sont la première représentation en peinture. Certains pouvaient être utilisés comme banquette pour s’allonger, d’autres comme berceau en coinçant le bébé entre le dossier et le mur.
Jozef de Coo a profité de cette découverte pour mener une charge retentissante contre le symbolisme débridé, s’en prenant notamment à une interprétation de Carla Gottlieb selon laquelle » la transformation de l’autel en table est ainsi répétée dans la transformation du trône en banc ». Jozef de Coo souligne qu’au contraire, « dans une scène céleste, un dos amovible serait une défiguration, une désacralisation ».
Selon lui, ce que les commanditaires recherchaient dans leurs dévotions devant le retable, c’était :
« l’indissoluble mélange du sacré et du quotidien… comme ils pouvaient l’attendre d’un art religieux qui, en dépit de son goût pour le symbolisme, donnait la préférence au descriptif, au narratif, à l’anecdotique. Nos jeunes brabantains n’appartenaient pas à cette génération qui, récemment, a donné aux objets quotidiens des significations théologiques complexes, tirées des Saintes Ecritures et chargées de toute la complexité de la littérature médiévale spéculative et visionnaire ».
Cet article saignant a dû dissuader les iconographes d’aller chercher plus loin dans le banc à deux positions du retable de Mérode. Certains (à la suite de Panofski) continuent à dire qu’il est orné de lions, alors qu’il y a aussi deux chiens en alternance. Alternance nécessaire pour que le meuble soit totalement symétrique : que ce soit en hiver ou en été, on s’assoit avec un chien à sa gauche et un lion à sa droite.
Nous verrons, dans 4.2 L’Annonciation de Bruxelles, que Campin a également représenté l’autre configuration possible des animaux (avec le chien à droite et le lion à gauche).
Mais pour l’instant, restons-en, comme préconisé par Jozef de Coo, au pittoresque et à l’anecdotique.
Le repose-pieds
Le repose-pied est amovible, pour pouvoir être déplacé sur la façade arrière lorsque le banc est en position Hiver. Il est en forme de patte de lion stylisée. C’est sur ce repose-pied que Marie est assise, prenant appui du coude gauche sur le banc.
La table
La table possède seize côtés, ce qui a donné lieu a de nombreuses interprétations.
Mais aucune attention n’a été apportée à son pied, dont le décor à patte de lion est assorti à celui du repose-pied : il est pourtant remarquable que le bord gauche soit décoré, alors que le bord droit est rectiligne.
xx
Table rabattable vers 1490, provient d’un manaoir proche de Muchelney Abbey, Somerset, Collection privée | Table rabattable, XIXe siècle |
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La seule explication (ceci est un scoop !) est qu’il s’agit d’une table rabattable (Hutch or tilt top table), dont aucun exemplaire similaire n’est parvenu jusqu’à nous.
La Gourmandise (Gula)
Bosch, Table des sept péchés capitaux vers 1500 Musée du Prado, Madrid
On en voit une très semblable sur cette oeuvre un peu postérieure de Bosch.
Ainsi, et sans prétendre pour l’instant à une quelconque interprétation symbolique, notons qu’à côté du banc à deux positions, Campin a placé un mobilier tout aussi ingénieux : une table rabattable assortie (nous en proposerons une interprétation dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).
L’équipement de la cheminée
Le parefeu
Entre les deux traditionnels chenets se trouve un ustensile très rarement représenté à cette époque : un parefeu permettant de se protéger des braises qui sautent. En voici un autre exemple en osier :
Mois de Janvier,
Très Riches heures du duc de Berry, 1410-1449, Château de Chantilly
Sa présence a été amplement commentée, notamment en relation avec la planche à trous que perce Joseph dans le panneau de droite (un second parefeu ?). Nous y reviendrons dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament.
Le mobilier autour de l’Ange
La porte
L’ouverture est à peine visible, au ras du cadre, mais on voit bien que le bout d’une aile de l’Ange n’en est pas encore sortie.
Le bassin de la niche
Dans la niche de pierre est suspendu par une chaîne un bassin de cuivre rempli d’eau, un aquamanile permettant de se laver les mains. Pour qu’on puisse l’incliner dans toutes les directions, il est muni d’un pivot vertical et d’un pivot horizontal, au bout de laquelle se trouve une tête masculine. Ceci explique pourquoi il possède deux déversoirs (ornés d’une tête de gargouilles) : afin qu’il soit en équilibre.
Aquamanile du XVème siècle
Cleveland Museum of art
Il n’a rien d’exceptionnel : en voici un exemplaire pratiquement identique.
Ce qui est remarquable dans le panneau de Merode, c’est le traitement minutieux des reflets et des ombres, caractéristique de l’atelier de Campin. On voit sur le flanc du bassin les deux tâches claires des deux oculus ; et sur le mur, très logiquement, les deux ombres du bassin. Si la chaîne semble de métal noir (sauf son premier anneau), c’est parce qu’elle baigne dans l’ombre de la niche.
Le porte-serviette
C’est un modèle très élaboré : remarquer le placage métallique, sur le dessus, qui évite le contact entre la serviette mouillée et le bois. Très originale également est la tête servant de butée : barbue, rayonnante, rubiconde, elle évoque peut-être tout simplement la chaleur et l’idée de séchage (nous en proposerons deux autres interprétations dans 4.5 Annonciation et Incarnation comparées)
Anonyme bruxellois, 1470-80, Musee Boijmans van Beuningen, Rotterdam
Cette nature morte qui figure au verso d’uneVierge à l’Enfant montre bien que la serviette, le bassin et même les deux livres avec le rouleau de parchemin sont des métaphores mariales (virginité, pureté, sagesse) qui peuvent fonctionner isolément, hors du contexte de l’Annonciation.
Niche avec bassin de lavement des mains Van Eyck, Revers du retable de Gand, 1432 |
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C’est cependant la comparaison avec une Annonciation contemporaine , celle de Van Eyck au revers du retable de l’Agneau Mystique qui va nous permettre de voir combien Campin privilégie la dissymétrie. Tandis que chez Van Eyck le bassin et le porte-serviette sont orthogonaux au mur, Campin s’est amusé à les tourner dans des directions différentes. De même, il a posé la serviette un bout plus long que l’autre. Et, détail étrange qui n’a jamais été commenté, il a mis des franges d’un seul côté.
Mise au tombeau
Campin, retable Seilern, vers 1425, The Courtauld Institute of Art
On a parfois voulu voir dans cette serviette une préfiguration du linceul du Christ, car elle ressemble beaucoup, par ses rayures bleues et ses franges, au linceul du retable Seilern.
Vierge à l’Enfant devant la cheminée
Robert Campin, Ermitage, Saint Pétersbourg
Mais on peut plus profitablement la comparer cette Vierge à l’Enfant. Tandis que Marie tourne la main vers le feu, la serviette sèche tranquillement au mur, suspendue au dessus du lavabo. Elle présente les deux mêmes bandes de trois rayures bleus que le retable de Mérode, visiblement sans intention morbide. Elle ne présente pas de franges.
Sur ce panneau et son fonctionnement en diptyque, voir Les premiers diptyques religieux.
Annonciation
Meister des Eggelsberger Altars, 1481,Schloßmuseum, Eggelsberg bei Schärding
A bien y réfléchir, les plus étonnant dans le retable de Mérode est cette absence de franges d’un côté : ce maître, bien moins habile que Campin, n’a pas oublié de les représenter, même sur le côté le moins visible.
Naissance de Marie
Jean de Beer, vers 1520, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid
(Cliquer pour voir l’ensemble)
De même chez cet émule de Campin, catégorie détails pittoresques : remarquer la découpe du banc par la fenêtre, l’aile de poulet qui sert à épousseter les moulures, le miroir qui reflète la servante (laquelle lève la main vers le feu pour vérifier la chaleur, dans le même geste que dans la Vierge de Saint Pétersbourg). Sans oublier le demi-chat qui se chauffe devant la cheminée.
Nous proposerons une interprétation de cette énigme des franges absentes dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament.
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Objet : deux types de bougie.
Mon cher Artifex in opere, je suis comme vous passionnée par les primitifs. J’ai aussi un vif intérêt pour les luminaires anciens. Voilà pourquoi, pour parfaire votre excellent site, je me permets quelques petites remarques « d’ethnographie historique ».
A mon avis, sur la table, la bougie est en fait une chandelle de suif blanc (qualité supérieure), et, elle est portée par un chandelier (chandelis au XVème siècle).
Descendant du « bougier » médiéval, le mot bougeoir est aujourd’hui souvent employé abusivement. c’est toujours et encore un chandelier bas avec une bobèche directement fixée sur un petit plateau. Il comporte aussi une prise pour le transporter.
Les bras de lumière articulés et fixés à la cheminée, sont des chandeliers à verge en façon de bastion crénelé. Ils portent des cierges de cire d’abeille naturellement jaunâtre. La chandelle ne supporte pas d’être « fichée » sur un pique-cierge.
Voilà mon avis. Si le luminaire vous intéresse, voyez mon site Pinterest/chandeliers anciens/ où le sujet est abondamment développé.
Très amicalement. B.D.D.
Ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un spécialiste aussi savant que bienveillant, j’ai aussitôt « parfait » mon texte suivant vos remarques. Vous m’avez convaincu côté cheminée : ce ne peut être une chandelle en suif, trop friable. Cependant, compte tenu du caractère sacralisé des objets de la table je vois mal une chandelle en suif, même de qualité supérieure, s’introduire à côté du lys virginal et du Nouveau testament. Je pense donc que la différence de matériau renvoie à la question du « blanchissage de la cire », qui serait pris ici comme métaphore théologique. Connaîtriez-vous des textes d’époque qui développeraient cette métaphore ?
Je suis très heureuse d’avoir cette conversation avec vous. Je comprends votre point de vue et trouve vos arguments tout à fait cohérents et bien venus. Le sujet est en effet à la fois pointu et multivoque, je ne prétends donc pas détenir une vérité intangible, les points évoqués relevant plutôt du questionnement. J’essaie de « mettre en balance ». Voilà donc quelques arguments (peut-être faillibles) en rapport avec la blancheur des lys que je n’ai pas développés précédemment. Je commence d’abord par une « leçon de choses », veuillez me pardonner ; nous pourrons ensuite parler plus sérieusement.
Il existe deux qualités de suif, le suif de boeuf, et le suif de mouton. Dictionnaire de Trévoux. Edit. de 1771. Article Chandelle : « Elles se font de suif de boeuf en dedans et de mouton en dehors. On en fait aussi de suif de boeuf et de suif de mouton mêlés ensemble, ou de suif de mouton seul, parce qu’il est plus blanc et a plus de consistance que celui de boeuf(…)
Voilà pourquoi je pense que la Vierge est auprès d’une chandelle très blanche et de bonne consistance. Je crois que ce qui est retenu ici par le peintre, c’est justement l’extrême blancheur de ce luminaire. Elle est en quelque sorte le doublet de la tige de lys placée dans le vase voisin. De plus, le chandelier, le « chandelis » (peut-être l’homophonie avec « champ des lys » est-elle retenue par le peintre à la manière de certaines armoiries parlantes), qui est auprès de Marie ne porte (historiquement et théoriquement) que de la chandelle comme le prouve le large fenestrage d’extraction du suif visible sur le côté de sa « boubesche ».
La cire d’abeille peut avoir diverses couleurs, allant du marron très foncé au jaune très clair en passant par le verdâtre. Tout dépend des floraisons visitées par les abeilles. Anciennement, pour blanchir la cire d’abeille, en partant d’une cire jaune pâle, on l’exposait « au soleil et à la rosée ». Il est vraisemblable que seuls les rayons ultra-violets avaient une action sur l’éclaircissement de la cire.
Pour ma part, je ne connais pas de symbolique virginale se rapportant à la cire, mais elle peut exister ; cependant, je crois que l’église utilise surtout la cire parce que sa combustion distille une subtile odeur de miel qui s’accorde mieux avec l’encens que l’odeur de la chandelle ou de la lampe à huile.
Cependant, même pleinement blanchie, la cire d’abeille garde une certaine opalescence vitreuse qui la fait paraître beaucoup moins blanche que le suif de mouton.
Dans la perspective symbolique qui est la vôtre, je rattacherais cette chandelle de la Vierge, plus blanche que blanche, tout autant au concept de la pureté virginale qu’à la mystique de « l’agnus-Dei ». C’est peut-être là la raison profonde de la présence de cette chandelle en suif de mouton auprès de Marie.
D’autre part, l’extinction de cette chandelle blanche, mais malodorante, semblable à celles représentées dans les « vanités » de l’âge baroque, ouvre la Vierge à une nouvelle vie, à une « vie glorieuse », après une existence tout d’abord prosaïque.
Je vous quitte en espérant nous être approchés au plus près de ces temps anciens magnifiquement représentés par les peintres. Vous avez avec vous la balance du « jugement dernier »…
B.D.D.
Je ne connaissais pas le lien entre le suif et le mouton, d’où la possible connexion avec l’Agnus Dei. Cependant, il semble bien que depuis un temps très ancien l’Eglise ait préconisé les bougies de cire pour la liturgie (jaunes pour les cérémonies ordinaires, blanches pour les grandes fêtes ou pour représenter Jésus), et n’ait admis les chandelles au suif qu’en cas de nécessité. On trouve de nombreux exemples de dons de cire, blanche ou jaune, faits aux églises par les fidèles. Par ailleurs, il existe un lien indirect entre la cire et la virginité, par le biais de l’abeille, connue pour se reproduire sans sexualité : on peut trouver de nombreux sermons sur la question. Il semble donc logique que dans la chambre de Marie, assimilable par bien des aspects à une Eglise, les bougies se conforment aux règles liturgiques habituelles. Merci en tout cas de cette analyse très détaillée et argumentée.
AD LIBITUM…
B.D.D.