5.2 Une Histoire en quatre tableaux
Armés des notions dégagées par Michel Pastoureau (– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age –) et des références à Isaïe découvertes par Minott (2.3 1969 : Minott épuise Isaïe ), nous pouvons maintenant rentrer dans l’atelier de Joseph, et déguster son assortiment de métaphores (il est préférable d’avoir lu auparavant 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux et indispensable d’avoir lu notre lecture d’ensemble du triptyque (5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).
Un Dieu manipulateur
Qu’est-ce qu’un menuisier ? Celui qui met en forme le bois, en se servant d’outils composés d’une lame en fer et d’un manche en bois.
Qu’est-ce que Dieu ? Celui qui met en forme l’humanité, en manipulant le Démon à travers d’autres hommes qu’il contrôle.
Nous sommes ici en plein coeur des métaphores d’Isaïe relevées par Minott.
« La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! » Isaïe, 10:15, traduction Louis Segond
Dans le panneau de droite du retable de Mérode, le Menuisier qui nous est montré, concentré, massif, entouré de toute une théorie d‘outils et de productions, n’est pas seulement le père terrestre de Jésus, Joseph jouant son humble rôle dans un coin de l’Annonciation : c’est aussi le Père Eternel, grand manipulateur d‘hommes et de démons, occupé en permanence à équarrir et à parfaire l’Humanité qu’il a créée [0].
Le Diable contrarié
Revenons, dans le Mystère Sacré qui sous-tend le retable de Mérode, au point où nous avons laissé notre Diable (voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré) : acculé entre l‘Etabli, qui le sépare du Menuisier, et le Mur, qui le sépare de son lieu de prédilection : la cheminée qui se trouve juste derrière.
Remarquons que les manches de presque tous les outils sont tournés en direction du Menuisier : ce sont ceux dont il garde à l’instant présent le contrôle.
Les deux outils du sol, la hache et la scie, sont tournés vers la main du Diable : ce sont ceux que celui-ci a eu l’autorisation d’utiliser, dans le passé d’oppression décrit par Isaïe.
La tarière également pourrait être à sa disposition, mais elle est encore dans l’ombre. Nous allons voir ce que cela peut signifier.
Les objets de l’établi
Charles de Tolnay [1] a vu dans les outils de l’établi une allusion aux instruments de la Passion, et leur a même associé la planche à trous (en supposant qu’il s’agissait d’une planchette de torture garnie de clous, voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)
Si le ciseau et le tranchoir ne sont pas directement des instruments de la Passion, ils se croisent de manière appuyée avec le marteau et les tenailles. En ajoutant le grand T de la tarière et le petit T de la souricière (qui quant à elle symbolise la Crucifixion en tant que piège pour le Diable), on est bien forcé de reconnaître que les objets de l’établi multiplient à plaisir le signe de la Croix.
Posée à plat, la tarière/croix garde dans l’ombre sa poignée : comme pour dire que l’heure n’est pas encore venue pour le Diable de la dresser et de la manipuler.
Une symétrie formelle
Lynn F. Jacobs [2] a noté une symétrie formelle entre l’atelier de Joseph et la chambre de Marie :
« Joseph et Marie ont des positions parallèles : elle s’occupe à sa lecture, lui à sa menuiserie ; chacun a un banc sur sa droite (lui est assis dessus ; elle devant, toujours humble) ; les deux ont au dessus d’eux un plafond aux poutres apparentes, et derrière eux une fenêtre aux volets fermés ».
La symétrie formelle va même plus loin : les volets sont fermés selon le même motif et le dossier des bancs est clayonné : il est clair que le peintre du volet droit a cherché à l’harmoniser avec les motifs du panneau central [2a].
Une cohérence théologique
Notre hypothèse du « diable dans l’atelier » explique ces symétries formelles par une cohérence théologique sous-jacente.
Au bas des deux fenêtres semblables, deux objet symboliques jouent, contre le démon qui rode au moment de l’Incarnation, un rôle passif et un rôle actif :
- en tant qu‘écran : la jalousie dans la chambre de Marie ;
- en tant qu’écrou : la souricière externe, qui sert d’appât à la grande souricière qu’est l’atelier de Joseph.
La « messe » de l’Ange
Envoyé par Dieu dans la chambre de la Vierge, l’Ange célèbre sa protomesse dans un vocabulaire marial, sous les Espèces de l’Eau (le vase) et de la Chair (la bougie), après avoir déposé sur la table le livre des Saintes Ecritures.
La « messe » du Diable
Piégé dans l’atelier de Joseph, l’Ange déchu assiste à une autre préfiguration de la Passion, mais caricaturale, traduite dans un vocabulaire adapté à sa psychologie de piégeur : un bol de clous et une souricière. Mais lui ne comprend pas (contrairement à nous qui connaissons la fin de l’histoire), que les clous font allusion au Sang et la souricière à la Chair.
Devant ces deux Espèces démoniaques, un morceau de craie et des traces sur l’établi évoquent, eux-aussi, une Ecriture.
La craie et le prophète
Avec raison, Minott a reconnu dans le « galet blanc » posé entre les deux tiges des tenailles une allusion à la pierre ardente qui a descellé les lèvres d’Isaïe :
« Mais l’un des séraphins vola vers moi, tenant à la main une pierre ardente, qu’il avait prise sur l’autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche, et dit: Ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée, et ton péché est expié. » . Isaïe, 6:6-7, traduction Louis Segond
Mais le rapprochement avec la métaphore d’Isaïe se renforce dès lors que ce galet blanc s’avère être tout simplement la craie qui a tracé les marques des trous que Joseph vient de commencer à forer : comprenons littéralement qu’il est en train d’accomplir ce qu’Isaïe a prévu.
Un parallèle inattendu
Ainsi commence à se dessiner un nouveau parallèle, trop précis pour ne pas être le fruit d’une réflexion approfondie, entre le panneau de Marie et le panneau de Joseph.
Les deux livres reliés par le petit rouleau sont comme nous l’avons vu dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament, le symbole du Nouveau Testament (sur la table) et de l’Ancien (entre les mains de Marie), selon la métaphore de la chair par le parchemin.
Par analogie, l’étau et la chaufferette, reliés par le morceau de craie, doivent être également des symboles de l’Ancien Testament (sous l’établi) et du Nouveau (entre les mains de Joseph), selon une autre métaphore, celle de la chair par le bois : matière que le Moyen-Age considérait comme vivante et proche de l’homme.
Tandis que Marie, passive et réceptive, lit l’Ancien Testament, Joseph inscrit résolument dans l’épaisseur du bois ce qu’Isaïe avait écrit à sa surface : il réalise la prophétie de la Virginité de Marie.
Une possible interprétation géométrique
Nous avons évoqué la possible décomposition des 25 trous en 12 trous du périmètre (en bleu) plus 12 trous internes (en jaune) plus un trou central (en blanc). Si la planche à trous représente symboliquement la superposition du Nouveau Testament sur l’Ancien Testament, nous avons maintenant la possibilité d’expliquer le choix des 25 trous comme une image des Douze Prophètes de l’Ancien Testament entourant les Douze Apôtres, eux-même groupés autour de Jésus.
Les fabrications de Joseph
Le Menuisier tourne le dos à la souricière extérieure, qui s’est déclenchée au moment de l‘Incarnation, premier piège divin tendu par Dieu au Démon. Il porte maintenant toute son attention sur sa fabrication suivante, la chaufferette , qui fonctionnera au moment de la Nativité pour réchauffer l’Enfant Jésus.
On peut ici hésiter sur la valeur symbolique de la chaufferette : faut-il y voir, comme dans la souricière, un « piège » pour le démon, permettant d’emprisonner les braises et de les rendre inoffensives ? Faut-il y voir au contraire un objet positif, un accumulateur de chaleur ?
Remarquons que la même ambivalence symbolique se retrouve dans un autre objet qui domestique et rend transportable un autre principe dangereux : la bougie, elle-aussi, peut être vue comme un « piège », si la flamme est démoniaque, ou comme un réceptacle, si la flamme est divine. Dans le panneau central, la bougie blanche de la table revêt évidemment la seconde signification : posée à côté de ces deux autres objets de transport et d’ostension et que sont le livre (pour la parole de Dieu) et le vase (pour la fleur virginale), elle est prête à accueillir la flamme de Jésus, à sa naissance.
Joseph-chaufferette
Adoration des Mages
Anonyme du Haut Rhin, XVème, Galleria Sabauda, Turin
Une tradition iconographique nous montre Joseph lié d’une manière ou d’une autre à la notion de chaleur, dans des représentations de la Nativité (voir d’autres exemples dans La chaleur de Joseph ).
Côté littérature, un texte du XVème siècle, Le Mystère de la Nativité de Nostre Seigneur Jhésuschrist nous plonge directement dans l’ambiance du retable de Mérode en donnant à Joseph au moment de la Nativité un rôle très particulier, à la fois humble et plein d’amour.
Marie, prête d’accoucher, demande à Joseph d’aller à la ville chercher du feu. Joseph va en quémander chez un maréchal-ferrant, qui le menace de son bâton en se moquant de sa misère, et ne veut lui donner du feu que s’il l’emporte dans son manteau [3]. Joseph accepte, le maréchal met le feu au manteau :
« tenez vieillard, cestuy prenez
Et l’emportez en voz giron ».
Mais Joseph ne brûle pas et le maréchal se confond en excuses :
« Votre bonté pas ne savoie,
De ce que je voiz ay grant joie,
Car vous êtes .I. preudons sains :
Vos gironz deimore touz sains,
Et c’est le feu enclos dedans. »
Joseph le remercie, revient ensuite vers Marie, « portant le feu en son giron« , et s’excuse de ne pas avoir pu trouver de feu (de lumière). Heureusement, entre-temps, Dieu avait envoyé les anges Gabriel et Michel porter à Marie deux grands luminaires.
Joseph apparaît ici comme un comble de dévouement et d’humilité : il brave le bâton, s’excuse auprès de celui qui a voulu le blesser, et s’excuse encore auprès de Marie pour n’avoir pas su la satisfaire.
La chaufferette, c’est Joseph, avec son feu qui ne se voit pas et son grand amour qui rayonne.
L’Homme Chaste est une planche trouée
Les textes ne sont pas bavards sur la psychologie de Joseph : ce qu’on sait, c’est qu’il est sujet au doute (Marie est-elle vraiment tombée enceinte par miracle ?) ; ce qui n’est pas dit mais qu’on devine, c’est qu’il est soumis à la tentation . Garant de la virginité de Marie pendant sa grossesse, il est l’homme-clé qui pourrait tout faire échouer s’il exerçait son statut d’époux.
Il est possible que la planche percée par le foret soit une métaphore des tentations de Joseph : c’est parce qu’il est taraudé par le doute et le désir que Joseph/chaufferette sera capable de conserver la chaleur sans s’embraser.
Métaphore sans doute trop complexe qui, comprise vulgairement, a pu faire passer l’action de perforer comme un substitut de sexualité. D’où peut-être cette série limitée de tableaux, à la suite de Campin, où l’on voit Joseph s’évertuer à trouer des planches sans but bien défini (voir la série exhaustive dans 3.3 L’énigme de la planche à trous).
L’Homme Juste est une planche carrée
Une planche carrée, c’est un morceau de bois qui a été raboté, équarri, égalisé, pour servir de base à toutes les créations du Menuisier.
Ainsi, en lui rajoutant quatre pieds, il peut en faire un étau qui lui sert à poser son pied pour scier, situation qui n’est pas sans rappeler la métaphore d’Isaïe :
« Ainsi parle l’Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied » Isaïe, 66:1
Entendons par là le Peuple Elu, que la scie du Démon a mis en forme selon la volonté de Dieu, et qui s’est ainsi décollé du sol.
Ou bien, en perçant la planche de trous, le menuisier peut en faire une chaufferette, objet familier et bénéfique.
Ce saut de l’outil à l’ustensile, de la planche opaque sous l’établi à la planche informée entre les mains du Menuisier, n’est rien d’autre que la représentation visuelle du passage du temps d’Isaïe au temps de Joseph, de l’Ere sous la Loi à l’Ere sous la Grâce.
Une première crucifixion
La lame de la scie est marquée d’une croix. Bien qu’il soit courant que les lames montrent des marques diverses, plus ou moins propitiatoires, celle-ci attire l’oeil : d’autant plus que juste au dessus, l’établi fait étalage des instruments de la Passion. Faut-il comprendre qu’une autre « crucifixion » aurait-eu lieu dans le passé, durant l’Ere sous la Loi ? [4]
Le martyre d’Isaie.
Bible latine, XIIIème siècle, Bibliotheque de Valenciennes
Le manuscrit apocryphe de la Légende d’Isaïe, qui a eu sa petite célébrité au Moyen Age, raconte que ce prophète est mort coupé en deux par une scie en bois, pour avoir prédit que le roi Manassé serait un serviteur du diable et qu’il le condamnerait à mort.
« Le faux prophète Balkîrà… dénonce au roi les prophéties menaçantes d’Isaie et obtient l’ordre de l’arrêter. Balkîrâ n’a été en cette affaire que l’instrument de Satan et, si le démon est furieux, c’est qu’Isaïe a connu par une vision l’économie entière du christianisme, la vie de Jésus, sa mort, sa résurrection… » [6]
Le martyre d’Isaïe a pu être considéré comme une préfiguration de la Crucifixion [7].
Crucifixion; Inventeurs du travail du métal et de la musique; Isaïe coupé en deux ; Le roi Moab sacrifie son fils
Speculum humanae salvationis, 14ème siècle, Historisches Archiv der Stadt Köln and the Hill Museum & Manuscript Library.
Dans le texte du Speculum humanae salvationis, le paragraphe qui suit la Crucifixion parle de la forge de Tubalcain : pendant que celui-ci faisait résonner ses coups, Jubal transformait ses sons en mélodie : ce qui préfigure la prière de Jésus en croix pour ses ennemis.
Le paragraphe suivant présente une autre préfiguration : le martyre d’Isaïe coupé en deux annonce la séparation de l’âme et du corps de Jésus. Le miniaturiste s’est appliqué, en le représentant tête en bas, a souligner le parallélisme avec Jésus crucifié.
Bien qu’il n’existe pas d’iconographie bien établie sur la question, l’hypothèse que Campin ait utilisé l’étau pour évoquer la « crucifixion » d’Isaïe s’appuie sur des indices sérieux, et s’inscrit parfaitement dans la composition du panneau droit : il se trouve ainsi en symétrique de la planche à trous qui symbolise une autre figure patriarcale et tourmentée, Joseph taraudé par le foret.
Reste à voir si la quatrième « saynette », celle du coin inférieur droit, trouve sa place dans l’histoire qui commence à se dessiner sous nos yeux, celle des rencontres du bois avec le fer.
L’homme droit est une branche émondée
Il nous faut revenir ici au texte sur la hache et la scie, d’Isaïe, très précisément à la fin du texte :
« Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! »
Autrement dit : ce n’est pas la verge qui frappe, mais la main qui la manipule. Et le bâton est bien incapable de soulever celui qui est de chair : il ne peut faire levier que sur du bois.
Comprenons de l’image que le bâton ou le levier, branche droite, émondée et écorcée par la doloire, est lui-aussi un outil fabriqué pour la main de l’homme : outil minimal, réduit à un manche et dont le fer démoniaque est absent.
L’homme déchu est une bûche couchée
Et ce levier s’applique sur un autre objet en bois, la bûche, qui quant à elle représente l’humanité grossière, le matériau brut.
Placée entre le bâton et et la bûche, la doloire fichée dans la bûche est une trouvaille visuelle exceptionnelle, car elle convoque irrésistiblement une autre image, celle de la hache qui a abattu l’arbre. Dès lors, la bûche rugueuse et tombée au sol peut également être vue comme la métaphore de l’humanité déchue, plus précisément d’Adam. Quant au bâton, il symbolise les homme droits qui aident les bûches à se relever. Appelons-les les Prophètes [8].
Nous pouvons maintenant reparcourir rapidement, dans le sens chronologique, l’histoire que nous venons de découvrir à rebours : une fresque ambitieuse, en quatre temps, de l’évolution de l’Humanité, vue sous l’angle de la mise en forme du bois par les outils du divin Menuisier.
Stade 1 : le Temps d’Adam
A la suite de la tentation d’Adam et de la Chute, l’Humanité se compose de bûches (hommes bruts à mettre en forme) et de bâtons (hommes bons, guides, leviers solides que le pied du Menuisier utilise pour soulever les bûches). La colère divine (la doloire) frappe sans relâche celles-ci.
Stade 2 : le temps d’Isaïe
Le peuple élu, équarri et élevé sur les quatre pieds que sont ses quatre grands Prophètes, peut servir de nouvel outil, l’étau, sous le pied de Dieu. La scie (le démon contrôlé pour ne pas sortir de la ligne) peut y découper des bâtons : au premier rang desquels Isaïe, le prophète coupé en deux, dont le martyre anticipe la Crucifixion.
Stade 3 : le temps de Joseph
De manière totalement originale, Joseph est symbolisé par deux productions du Menuisier.
La souricière extérieure, assez frustre, est celle qui a fonctionné lors de l’Incarnation : Joseph a servi alors de leurre pour détourner de Marie le Démon.
La chaufferette, autre repose-pieds, perfectionne l’étau d’Isaïe. Elle rend hommage au rôle protecteur de Joseph au moment de la Nativité. Du point de vue de la métaphore du « bois », c’est une planche carrée, donc un homme qui obéit à la Loi. Le foret (le démon encore mieux contrôlé pour ne pas sortir du point tracé) en fait une planche perforée : avoir subi les coups de pointe du désir, c’est ce qui rend Joseph apte à ne pas prendre feu. A l’opposé d’Adam, le père déchu pour avoir succombé à la tentation, Joseph est la figure du père chaste, autrement dit de la tentation surmontée.
Stade 4 : le temps de Jésus
Enfin, la production la plus sophistiquée, la souricière de l’établi, est une métaphore de la Crucifixion. Les outils (tarière, marteau, tenailles) font tous référence au clou, ce petit démon métallique qu’on voit encore encore en liberté sur l’établi. Du point de vue du clou, la Croix est l’objet où il sera capturé par le bois, et rendu définitivement incapable de piquer où il veut.
Synthèse
Il faut peut être voir, dans le motif des quatre clous plantés dans le plancher entre les pieds de Joseph, une invitation à lire le panneau selon quatre cases illustrant quatre rencontres du fer avec le bois, entendez du Démon avec l’Homme, orchestrées par le divin Menuisier.
Verticalement, les deux colonnes de ce schéma tabulaire font référence à gauche à la Crucifixion (symbolisée par la croix sur la lame de la scie), à droite à la Tentation (symbolisée peut-être par les trois trous qui marquent la lame de la doloire) [9].
Horizontalement, les deux lignes de ce schéma tabulaire correspondent, très visuellement, au saut décisif de l’Humanité entre l’Ere sous la Loi (où elle commençait à se décoller du sol sur lequel elle avait chuté), et l’Ere sous la Grâce (où le Démon sera désormais contrôlable : clous remis dans leur boîte, souris qu’on pourra capturer).
Ce Mal domesticable succède au Mal sauvage de l’Ere sous la Loi, exécuteur des basses oeuvres, scie ou hache aveugle que Dieu a déchaîné contre l’Homme en répression du Péché Originel.
D’une certaine manière, pour reprendre le vocabulaire symbolique du panneau central, le lion a succédé au chien, le bougeoir à la cheminée.
En conclusion, maintenant que nous avons saisi la logique rigoureuse qui régit les objets visibles dans le panneau de Joseph, risquons un pas plus loin (trop loin ?) dans le symbolisme, en examinant des objets que Campin ne nous montre pas, mais qu’il sous-entend bruyamment.
Quatre objets manufacturés
Au stade où nous en sommes, nous avons identifié quatre saynettes montrant comment des outils de mieux en mieux contrôlés fabriquent des instruments de plus en plus sophistiqués, pour le relèvement de l’homme durant l’Ere sous la Loi (levier, étau) et pour sa libération à l’orée de l’Ere sous la Grâce (chaufferette contre le froid, souricière contre les souris).
Au centre des quatres saynettes se trouve un objet fragile, la craie, sur lequel nous allons, pour conclure, focaliser notre attention.
La craie polysémique
La craie blanche a souvent été prise pour l‘appât de la souricière de Jésus.
A la suite de Minott, on y a aussi reconnu le charbon ardent qui a touché les lèvres d’Isaïe.
Si au temps de Campin le texte biblique était bien connu, il n’était jamais représenté (on ne trouve cette iconographie archaïque que dans quelques rares fresques romane, en Catalogne ou en Cappadoce [10]).
Une autre pierre ardente
Or il se trouve qu’une autre pierre ardente se trouve sous-entendue dans la métaphore de Joseph/chaufferette : la pierre ou la brique qu’on met à chauffer dans les flammes, puis qu’on place dans la chaufferette afin qu’elle restitue sa chaleur.
L’amorce de l’histoire
L’ambiguïté visuelle de la craie recouvre en fait une analogie fonctionnelle : les trois objets qu’elle recouvre sont tous trois à la fois les amorces d’un dispositif technique, et celles d’un mécanisme narratif :
- sans appât ni pierre de chauffe, la souricière et la chaufferette ne fonctionnent pas ; la Crucifixion et la Nativité non plus ;
- sans pierre ardente qui lui purifie les lèvres, pas de prophétie d’Isaïe qui déclenchera l’Annonciation [11].
Appliquée à la quatrième saynette, cette idée d’amorçage nous ramène à la tentation d’Adam par le Serpent : sans Chute de l’homme, pas d’Histoire Sainte L’amorce, dans cette toute première narration, c’est Adam tombé à terre, autrement dit notre « bûche« .
Ainsi, dans chacune des quatre saynettes, un avatar de la craie vient se confronter soit à un principe destructeur (le serpent, la souris), soit à un principe purifiant (le brasier d’Isaïe ou de Joseph).
Mettons cela en schéma.
Deux rencontres avec le démon
Aux extrémités de la diagonale descendante, on peut déchiffrer ainsi les deux saynettes qui illustrent la rencontre avec le principe destructeur, le démon :
- la doloire façonne un bâton (un prophète) parce que le serpent a tenté la bûche (Adam)
- dans la Bible, bâton et serpent apparaissent souvent comme des frères ennemis : voir l’épisode où Moïse transforme son bâton en serpent, et réciproquement [12];
- les outils façonnent la souricière (Jésus) pour qu’elle maîtrise la souris tentée par l’appât (Jésus).
- Jésus apparaît ici deux fois, dans les deux composantes du système de capture : il est à la fois l’amorce attirante (humaine) et le mécanisme invisible (divin) qui va attraper le nuisible.
Ainsi voit-on comment la Crucifixion de Jésus (tentation de la souris par l’appât) rachète le Péché originel (tentation d’Adam par le serpent).
Deux expositions à la flamme divine
Aux extrémités de la diagonale ascendante, déchiffrons maintenant les deux saynettes qui illustrent l’exposition au principe positif, à la chaleur purifiante de Dieu :
- la scie façonne l’étau(Isaïe) parce que la chaleur divine a été attirée dans le charbon ardent (Isaïe)
- Isaïe apparaît ici à deux moments de son histoire : lors de purification par le charbon ardent, qui a amorcé son don de prophétie; et lors de son martyre, qui en est la conséquence.
- le vilebrequin façonne la chaufferette (Joseph) pour qu’elle maîtrise la chaleur divine attirée par la pierre (Joseph) :
- Joseph est ici figuré par les deux composantes de la chaufferette : il est à la fois l’amorce incombustible (sa pureté intérieure, sa bonté, attirent la flamme divine sans qu’elle le brûle) et la couche protectrice (sa chasteté lui permet de réchauffer Marie sans la brûler).
Nous arrivons ici aux limites de l’interprétation : les quatre saynettes que nous avons reconstituées par déduction fonctionnent bien, et s’agencent dans un schéma d’ensemble qui s’articule autour de l’idée d’amorçage, illustrée par la craie polysémique.
Campin avait-il vraiment derrière la tête, en posant la scie sur l’étau, les deux bouts de l’histoire d’Isaïe, sa vocation et son martyre, deux iconographies absentes ou rarissimes de son temps ? A-t-il vraiment voulu filer la métaphore de Joseph comme chaufferette, métaphore qu’aucun texte ne mentionne directement?
Peut être un nouveau Schapiro l’exhumera-t-il un jour de quelque grimoire introuvable, telle la souricière de Saint Augustin.
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NOSTRE DAME
Il vous faudra aller bon erre
En ceste ville du feu querre (aller chercher du feu en ville)
Pour certain je veuille traveiller (car je vais entrer en travail).
JOSEPH
Ne sai qui m’en vouldra baillier (donner)
Pour certain, ma trez doulce amie,
Mez pourtant ne demorra mie
Que je n’en quierre ou prez ou loing
Si tost qu’il en sera besoin.
….
JOSEPH (AU MARICHAL)
et je vueil bien que sachiez vous
Que ma famme souvent travaille
Sy fault que bien tost à luy aille
Et sy n’avons point de clarté
Assez avons de povreté
Et de paine et de travaill.
LE MARICHAL
D’un gros bâton de ce travail
Je te donray à bonne chière
Se ne te trais tantost arrière.
Or te diray que tu feras :
Point de min feu n’emporteras
S’en ton mantel tu ne l’emportes.
Ne sçay pas se les gens emportes, (exhortes)
Car point n’en auras autrement. »
Mystères inédits du quinzième siècle. Tome 2 / publiés pour la première fois… par Achille Jubinal d’après le mss. unique de la bibliothèque Ste-Geneviève Éditeur : Téchener (Paris), 1837, p 60 et suivantes.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64614312/f88.image
« Sur la scie se trouve une petite croix de Malte qui, selon moi, assimile directement l’instrument de la mort d’Isaïe à celui de la mort du Christ. Sur la hâche – la métaphore d’Isaïe pour la récompense, qui réfère à la mission de Saint Jean Baptiste- se trouve une marque constituée de trois petits cercles en triangle. Cette marque fait référence, je pense, à la Trinité révélée pour la première fois au moment où Jean baptise le Christ ». [5], note 7
On trouvera une étude récente du texte de l’Ascension d’Isaïe dans :
http://vridar.org/2011/02/02/jesus-crucified-by-demons-not-on-earth-the-ascension-of-isaiah-in-brief/
Le texte explique que Jésus est descendu incognito, non pas sur terre, mais plus bas, dans le Sheol (le monde de la Mort) où il a été crucifié par les démons:
« And the god of that world will stretch out [his hand against the Son], and they will lay their hands upon him andhang him upon a tree, not knowing who he is. »
A l’époque de Campin, le texte de l’Ascension d’Isaïe n’était pas disponible dans son intégralité, mais seulement au travers de références dans les Pères de l’Eglise notamment Saint Jérôme. La connexion entre la vision d’Isaïe et le thème de la victoire de Jésus contre le démon était cependant bien connue.
« Lorsque les évangélistes rédigeaient leurs mémoires, ils avaient à leur disposition la Bible hébraïque accompagnée de la version araméenne désignée sous le terme de Targum. Cette version synagogale est ancienne comme les textes parallèles de Philon d’Alexandrie, de Flavius Josèphe et de Qumrân permettent de l’établir. Pour expliquer l’origine divine du bâton de Moïse la version synagogale du targum Yeroushalmi 1 fait appel à une légende. Moïse qui avait fui de devant Pharaon fut jeté dans une fosse par Reouel. Il y demeura dix ans et fut nourri en secret par Séphorah, la fille de Reouel. Lorsqu’il fut libéré il entra dans le jardin de Reouel et rendit grâce à Dieu qui l’avait libéré. « Il aperçut le bâton qui avait été créé au crépuscule et sur lequel était gravé le Nom grand et glorieux, grâce auquel il était destiné à accomplir les merveilles en Égypte et grâce auquel il était destiné à fendre la mer des Roseaux et à faire sortir l’eau du rocher. Il était fiché au milieu du jardin. Aussitôt Moïse étendit la main et le prit. » (Tj I Ex 2,21) Le bâton fait partie des dix objets qui furent créés avant la création, ou, pour reprendre l’expression targumique, entre les deux soleils. » http://www.interbible.org/interBible/ecritures/symboles/2005/sym_051202.htm
Pour en ensemble plus large de sources juives, voir l’article Moïse dans Le grand dictionaire historique, Louis Moreri, 1716, p 200
https://books.google.fr/books?id=GF5hAAAAcAAJ&pg=PA220&lpg=PA220&dq=b%C3%A2ton+Adam&source=bl&ots=wn1NUjs0WL&sig=lUS0J2qceKQA-GNy7bujXWjRG3I&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjB1JbHvsXXAhWDPxoKHcyKCqU4ChDoAQhJMAY#v=onepage&q=b%C3%A2ton%20Adam&f=false
On trouve dans les Grandes Heures de Rohan (1430-35, Gallica), quatre miniatures qui sont comme un prolongement de ces métaphores que le retable de Merode n’évoque que de manière allusive :
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