La pie sur le gibet
Dernière oeuvre réalisée par Brueghel l’Ancien, ce tableau énigmatique a fait l’objet de nombreuses études et d’interprétations aussi savantes que divergentes. Leçon de morale dénonçant les bavards ? Message politique caché (pessimiste selon les uns, optimiste selon les autres) lors d’une année très particulière ? Rébus polysémique pour humanistes amateurs d’emblèmes [1] ? Réseau de signes contradictoires instillant une lecture ironique [2] ?
Une approche nouvelle, la comparaison avec d’autres oeuvres de Brueghel, va nous permettre de simplifier la question.
La pie sur le gibet
Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt
L’explication par les Proverbes
Deux proverbes flamands
« Les paysans qui « dansent sur l’emplacement du gibet, sous la potence », représentent le proverbe « aan de galg dansen », équivalent à l’expression « danser sur un volcan » : c’était dépeindre la situation politique du moment tant du pays et de ses habitants que du gouvernement lui-même.
D’autre part, le bonhomme qui, à l’avant-plan du tableau, témoigne d’une façon autrement inconvenante que la danse son mépris pour un lieu cependant si redouté, réalise un autre proverbe flamand (également représenté dans la gravure de La Huque bleue déjà citée) que nous oserons transcrire, mais que nous ne traduirons pas en français quoique le mot soit des plus familiers à Rabelais : « hij beschiet de galg ». « [3]
Les proverbes flamands (La Huque Bleue), détail
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Gemäldegalerie, Berlin
(Cliquer pour voir l’ensemble)
Effectivement, Brueghel avait déjà représenté le proverbe inconvenant, « Chier sur l’échafaud (Être insensible à la peine encourue) », dans son florilège visuel de 1559.
On y trouve également deux autres occurrences scatologiques : « Chier sur le monde (Se moquer de tout) » et « Ils chient tous les deux par le même trou (Ils sont d’accord) ».[4]
Danser dans tous les sens
Des esprits sourcilleux (Marijnissen, [5]) ont fait remarquer que « danser sous le gibet » ne se rencontre pas dans les textes de l’époque comme proverbe signifiant « ignorer le danger » , mais simplement comme une expression imagée : « gigoter comme un pendu ».
Du coup, la danse des paysans peut s’interpréter de plusieurs manières : soit elle fait bien référence au proverbe dans toute son ambiguïté (mépriser ou méconnaître le danger), soit il s’agit d’un simple gag visuel complétant la potence vide.
Chier à côté du proverbe
Le paysan se soulage non pas sur le gibet, mais largement à distance, en arrière des deux promeneurs dont le poignard signale une classe sociale plus haute.
Sa posture, accroupi derrière des ronces, similaire à celle du chien dont on ne voit que le postérieur, se prête tout autant à une lecture ironique : qui fait la bête se pique le cul.
Deux drôles d’oiseaux
« Bavarder comme une pie (iemand) aan de galg klappen) » signifiait au XVIème siècle « faire pendre quelqu’un par des racontars sur son compte ».
Les deux pies (perchées l’une sur le gibet, l’autre sur une souche morte) représentent donc là encore une figure ironique et équivoque : à la fois noires et blanches, à la fois voleuses et indics, elles sont des deux côtés de la morale.
Les proverbes ont bon dos
Comme le remarque Anne Simonson [1] :
« En 1567/8, Brueghel revient à la même section des « Proverbes flamands » pour y trouver le matériau qui apparaît à la fois dans « La Parabole des aveugles » et « La pie sur le gibet », mais il traite différemment ce matériau. Les minuscules personnages aveugles du premier tableau sont traités à une échelle héroïque dans le dernier. De même, « La pie sur le gibet » divise un proverbe en deux ou recompose des éléments proverbiaux. »
D’où l’idée que ces clins d’oeil au péché mignon du peintre, les proverbes, ne fournissent qu’un premier niveau de lecture, facile, qui masquerait un message moral ou politique.
La théorie du bavardage
L’explication de Van Mander
« Il laissa par testament à sa femme, une peinture avec une pie sur le gibet, signifiant par la pie les langues bavardes, qu’il vouait au gibet. » [3] | « Hij liet sijn vrouwe in Testament een stuck met een Exter op de galg, meenende met d’Exter de clappige tongen, die hij de galgh toe eyghende » |
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Ce petit extrait du « Livre des peintres » (1610) a fait couler beaucoup d’encre. Certains considèrent qu’il donne l’explication définitive du tableau, d’autres disent que Van Mander n’a rien compris, ou qu’il a délibérément fourni une fausse explication pour masquer l’essentiel.
Il est vrai que le fait que Brueghel n’ait pas cherché à vendre le tableau et l’ait légué à sa femme laisse supposer que la représentation d’un gibet pouvait être dangereuse en 1558 (mais l’était-elle encore en 1610 ?).
Un sujet déjà traité
Douze proverbes flamands (détail)
Pieter Brueghel l’Ancien, 1558, musée Mayer van den Bergh, Anvers.
« Je porte le feu dans une main et l’eau de l’autre ; en compagnie de bavards et de scandaleux, je tiens ma langue. » |
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Une interprétation cohérente
« Un paysan au deuxième plan désigne du doigt la pie sur le gibet, comme pour attirer l’attention sur le sens du tableau. Au premier plan, une autre pie est perchée sur un tronc d’arbre (le mot néerlandais qui désigne tronc d’arbre désigne aussi le pilori.), un personnage accroupi, culotte baissée, semble indiquer que le bavardage « c’est de la merde », à droite un moulin souligne que le tableau est tout entier consacré au thème du bavardage. Sous le gibet, un groupe de paysans danse, or en flamand, « danser au gibet » signifiait être pendu. Ce tableau est donc une mise en garde des plus sévères contre le bavardage.« [6]
La pie voleuse
Un voleur qui échappe au gibet
Une fable du Moyen-Age, Le Jugement de la Pie [4a], raconte qu’un de ces oiseaux , appartenant à un Pauvre, avait l’habitude d’aller voler des florins chez un Riche. Découverte, elle fut condamnée à être pendue, mais le Riche l’écrasa contre un mur. En punition de n’avoir pas appliqué la punition prévue, il fut condamné à payer une forte amende au Pauvre. Nul ne sait si l’idée d’une sorte de revanche du voleur non-pendu a pu jouer un rôle dans l’invention de Brueghel.
Deux oiseaux-larrons
La Crucifixion (détail)
Jerg Ratgeb, Retable d’Herrenberger, vers 1520, Staatsgalerie, Stuttgart
Ce retable peuplé d’oiseaux symboliques associe aux deux larrons deux oiseaux connus pour être des voleurs :
- un geai plonge vers le Bon Larron, remplaçant l’Ange qui habituellement descend recueillir son âme ;
- une pie est perchée sur la Croix du Mauvais Larron, remplaçant le Démon.
On ne peut donc exclure, chez Brueghel, l’intention ironique de montrer deux voleuses qui ne craignent pas le gibet.
Une période sombre
- En aout 1566, la « furie iconoclaste » déclenchée par les protestants détruit de nombreuses églises et oeuvres d’art. La révolte religieuse se double d’une révolte politique contre le roi d’Espagne.
- En 1567, Philippe II envoie le duc d’Albe aux Pays-Bas pour réprimer la rébellion.Celui-ci établit un tribunal d’exception, le Conseil des troubles, qui conduit à de nombreuses exécutions.
- En juin 1568, la décapitation, sur la grand-place de Bruxelles,des comtes d’Egmont et de Hornes marque le début d’un soulèvement général du nord au sud des Pays-Bas.
Une croix très particulière
La croix de bois en contrebas du gibet n’est pas un tombeau (les squelettes des pendus restaient suspendu au gibet, et les restes n’étaient pas enterrés en terre chrétienne) mais une « gerechtskruis », croix disposée à un endroit où les prisonniers condamnés faisaient leurs dernières prières.
Pieter Van der Ouderaa, 1887, Palais de justice d’Anvers | Gibet de Montfaucon |
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Les briques en vrac au bas de la croix, dont quelques-unes portent des traces de mortier, sont la trace d’une démolition : sans doute celle du socle de brique sur lequel s’agenouillaient les condamnés. Peut-être s’agit-il d’une allusion au calvaire de pierre du Galgenveld d’Anvers, brisé par les iconoclastes en 1566 [5]
Ce tas de briques discret, mais bien réel, n’a pas reçu d’autre explication satisfaisante : il faut donc admettre que Brueghel, au delà de la critique générale du bavardage, fait bien allusion au contexte politique particulier de l’année 1568, marquée par les dénonciations et les exécutions.
Deux espionnes
Les deux pies, telles des caméras de sécurité, épient tout de ce que font les paysans.
En retour, ceux-ci ne regardent pas ou ne peuvent pas voir les éléments déprimants qui peuplent le tableau : le chieur, le tronc-billot, le crâne de cheval caché derrière la butte, la croix funèbre en contrebas.
Une composition similaire
La rentrée des troupeaux (Novembre)
Pieter Bruegel l’Ancien, 1565, Kunsthistorisches Museum, Vienne
On a remarqué depuis longtemps la similarité de composition entre La pie sur le gibet et un des six tableaux de la série Les Saisons, peint quatre ans plus tôt. Il représente le retour du bétail au village, pour l’hivernage.
Le moulin (inversé en miroir) se retrouve au même emplacement dans les deux tableaux [7]. Un fleuve coule en diagonale, entre deux massifs rocheux très semblables dans les deux tableaux.
Deux arbres flanquent la composition : en Novembre, les deux ont perdu leurs feuilles. Alors que dans La Pie sur le Gibet, les feuillages sont vert ou commencent à jaunir, indiquant le tout début de l’Automne.
A gauche, en contrebas, se cache derrière les arbres un village avec une église, d’où montent les danseurs ou vers qui se dirige le troupeau.
Dans La rentrée des troupeaux, on distingue près du fleuve un gibet minuscule, aussi vieux et tordu que celui de La pie sur le gibet, mais avec un pendu. Sur la colline proche, des paysans taillent les sarments, préparant la vigne pour la saison prochaine.
Encore en avant, un oiseleur rabat son filet sur ses proies.
Dans le monde inversé du tableau de 1558, le gibet passera au premier plan, et ce sont les oiseaux qui piègeront les paysans.
R.Falkenburg a bien noté le caractère symbolique de l’arc en ciel :
« Ici, l’arc-en-ciel signale la saison des pluies et des tempêtes qui s’approche . En même temps, l’arc-en-ciel rappelle immédiatement l’histoire de Noé et du déluge, et de la promesse de Dieu que ne s’arrête jamais la succession «des semailles et des récoltes, du froid et de la chaleur, été et hiver, jour et nuit» (Genèse, 8 22). Ainsi, l’arc-en-ciel est le signe naturel des dimensions saisonnières et cosmiques. Compris comme une référence aux vicissitudes saisonnières du temps, il exprime l’espoir et l’attente que la nature montre à nouveau son côté brillant après que l’Automne et l’Hiver soient passés, laissant place aux saisons plus heureuses. » [8]
Mais plutôt qu’une espoir de nouvelle saison, ne faut-il pas le lire dans l’autre sens, comme une grande porte cosmique par où arrive l’orage ? Au centre de la composition, l‘arc en ciel préfigurerait ainsi le rôle du gibet : le portail d’une tragédie annoncée qui progresse de droite à gauche : ici l’Hiver et le mauvais temps, là la guerre et ses exactions.
Un pessimisme politique
La rentrée du troupeau, inspirée des vieux thèmes des calendriers médiévaux, est une mise en garde météorologique (bonnes gens, rentrez vos vaches et préparez vos vignes).
La pie sur le gibet« reprend le même composition pour traduire l’avancée d’une autre menace, politique cette fois : après la crise iconoclaste voici venu le temps des exécutions et de l’espionnage (bonnes gens, rentrez au village). Montant de la croix de justice à la potence, la menace suit le chemin des condamnés à mort.
La lecture optimiste
Comme souvent, une lecture politique peut se retourner comme un gant.
Le gibet impossible
Contraitement à celui des Proverbes flamands ou de la Rentrée des troupeaux, ce gibet ne porte ni pendu ni corde.
De plus, on a souvent dit qu’il s’agit d’un objet géométriquement impossible. En fait, il est simplement tordu : les deux pieds sont parallèles au plan du tableau, alors que la traverse est inclinée transversalement.
Concluons que Brueghel a délibérément représenté un gibet qui ne peut pas fonctionner.
Le socle brisé
De même, aucun condamné à mort ne pourra plus s’agenouiller sur le le socle brisé de la croix.
Quand le chat est parti, les souris dansent
C’est ainsi que, réfutant la « désolante indigence » de l’explication de De Mander, M.Gibson nous livre une interprétation optimiste et patriotique :
« S’il n’y a pas de pendu, c’est sans doute qu’on ne pend plus. Et si on ne pend plus, c’est sans doute que le duc est parti. C’est bien pour cela aussi que les paysans dansent ainsi seuls, à deux ou encore, gentiment, à trois en se tenant par la main.
Quant au chieur solitaire, retiré dans l’ombre, il se soulage en cet endroit pour exprimer son sentiment le plus profond en un langage universel et intemporel : Je te méprise, puissance de la contrainte et de la mort ! Toi tu n’est plus, mais moi je suis toujours là…
Les sphincters ne se relâchent qu’une fois le duc parti… La paix retrouvée, le patibulaire sert désormais de perchoir aux oiseaux : c’est ce que nous apprend la présence de la pie. »[9]
Le duc n’est pas parti
Seul problème de cette interprétation : le duc d’Albe restera gouverneur des Pays-Bas jusqu’en 1573, et la guerre de libération contre l’Espagne, qui commence en 1568, durera quatre vingt ans. Il est vrai qu’en 1568, Guillaume d’Orange marcha contre le duc d’Albe et remporta quelques victoires, mais sans lendemain. Il serait vraiment très étrange que Brueghel, esprit complexe et prudent dont on ne connait pas les opinions politiques ni religieuses, ait profité de cette fenêtre optimiste pour se livrer à un pamphlet scatologique contre l’Espagne.
Ces interprétations n’épuisent pas le tableau, car elles passent sous silence ces deux éléments importants dans la symbolique brughelienne que sont le crâne et le moulin. Et surtout elles se focalisent sur la moitié peuplée du panneau, laissant de côté la moitié vide de personnages.
Avant de proposer une interprétation générale de La Pie sur le Gibet, nous allons rapidement rappeler un tableau en apparence très différent, mais dont la composition sous-jacente est étrangement similaire.
Le Combat de Carnaval et de Carême
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Kunsthistorisches Museum, Vienne
(cliquer pour agrandir)
Les deux cortèges
A gauche, les partisans de Carnaval viennent de la rue du fond et de l’auberge ; à droite, ceux de Carême sortent par les deux portes de l’église. Leurs champions se retrouvent au centre, s’affrontant avec un tourne-broche bien garni et une pelle avec deux pauvres harengs.
Une composition symétrique
Schéma extrait du site de Magali Vacherot
Malgré la profusion de personnages, Magali Vacherot a réussi à regrouper toutes les saynettes en deux ensembles symétriques par rapport à la verticale centrale. [10]
Plusieurs niveaux de lecture
Une première lecture de ces deux moitiés opposées est purement chronologique : dans le calendrier, le Carnaval (à gauche) est suivi par le Carême (à droite).
« De manière plus symbolique, le tableau peut se comprendre comme le partage de la société villageoise flamande entre deux tentations distinctes :
- la vie tournée vers le plaisir – dont le centre est l’auberge située à gauche du tableau ;
- l’observance religieuse – dont le centre est la chapelle à droite du tableau
mais aussi entre deux religions s’opposant en 1559 : le protestantisme, qui fait fi du Carême, et le catholicisme, qui le respecte. » [11]
Nous allons retrouver, dans La pie sur le Gibet, une composition et une superposition de niveaux de sens étonnamment similaires, mais difficiles à percevoir tant le style « proliférant » du premier s’oppose à la dernière manière de Brueghel qui caractérise le second : peu de personnages, et importance grandissante du fond.
Les montants de la potence
Ils sont situés à cheval sur la verticale centrale. Les deux pies se trouvent à la base de l’un et au sommet de l’autre. En dessous, ils se prolongent à gauche par la vieille souche en décomposition (couverte de champignons), à droite par le crâne de cheval décharné (ce qui reste après la décomposition).
Ces deux trios d’objets se composent donc d’un « perchoir » (élément vertical sur lequel on peut grimper), d’une élément animé (ici les pies) et d’un « rebut » (objet négligeable ou périssable). Cette structure, bien marquée au centre du tableau comme pour en donner la clé, se propage-t-elle vers les bords ?
Les arbres croisés et la croix
Comme pour accompagner les danseurs, les troncs se tordent l’un autour de l’autre, ce qui crée entre nos deux nouveaux « perchoirs », le couple d’arbres et la croix, une analogie visuelle évidente : deux manières de croiser du bois, souplement ou orthogonalement.
Les deux éléments animés sont la ronde des trois paysans et la roue à aubes du moulin : deux manières de tourner, anarchiquement ou mécaniquement.
Il faut chercher un peu pour trouver les deux « rebuts » : le chieur à gauche, les briques à droite : deux manières de rendre à la terre ce qu’elle a fourni, matière immonde ou mise en forme.
Les paysans et le meunier
Pour la dernière itération de la structure à trois éléments, les « perchoirs » sont à lire dans le paysage : à gauche, une citadelle protégée par un pont étroit domine le village et son église ; à droite, une ville haute accessible par un sentier qui monte dans les rochers surplombe un hameau au bord du fleuve.
Les éléments animés sont à gauche les nombreux villageois qui montent ou descendent, ainsi que les deux promeneurs qui les regardent ; et à droite le minuscule meunier qui traverse le ruisseau.
Enfin, les « rebuts » sont à gauche les ronces qui entourent le chieur, à droite la liane qui s’enroule autour du tronc et fleurit, opposant la fleur aux épines et le parfum à la puanteur.
Une vue d’ensemble
Voici ce que donnent, positionnés dans le décor, les six trios que nous venons de dégager. Dans la moitié gauche, les trois « rebuts », en rouge, ont plutôt une tonalité négative : ronce piquante, excréments malodorants, souche en putréfaction ; ceux de droite une tonalité positive : crâne nettoyé, briques recyclables, liane fleurie.
Les deux arbres
Ajoutons que les deux arbres latéraux s’opposent par la couleur des feuilles : automnale à gauche, printanière à droite.
De même que, plus bas, les arbres des deux rives du fleuve.
La parabole des deux chemins
A.Simonson a pressenti, sans l’étayer par les détails, que l’opposition entre les deux moitiés du tableau pouvait relever d’une symbolique bien connue [1] :
« Le large chemin, avec des musiciens et des danseurs… mène au village sur la gauche ; l’itinéraire alternatif mène sur un pont étroit au moulin à droite. La structure de composition en Y était familière aux spectateurs de la fin du XVIe siècle, par des estampes et emblèmes contemporains…Des thèmes interdépendants – le thème chrétien de Matthieu, Hercule à la croisée des chemins (ou un substitut) et le Y de Pythagore identifiable dans la peinture de Bruegel, n’étaient pas des métaphores obscures pour le spectateur du seizième siècle. Les deux chemins, comme les pies noires et blanches, ouvrent la porte à la discussion : Matthieu 7: 13-14 décrit la porte et la voie étroites qui mènent à la vie, la porte et le chemin larges qui mènent à la destruction. »
Mais la composition de Brueghel n’est sans doute pas aussi manichéenne : de même que Le Combat de Carnaval et de Carême montre moins un conflit qu’une complémentarité, de même La Pie sur le Gibet est une méditation complexe sur les deux composantes de l’âme flamande, ainsi que sur la situation politique du pays.
Automne et printemps
Côté Automne, un large chemin mène les paysans, aller-retour, entre l’Eglise et le Gibet. D’un côté la citadelle est inaccessible (le pouvoir espagnol ?) de l’autre le chemin est barré par trois obstacles (ronces, chieur, souche) qui sont peut-être autant de défauts flamands (rébellion désorganisée, truculence vaine, catholicisme en décomposition ?). Ce chemin, qui aboutit à la pie sous le montant gauche du gibet, est le chemin du bas.
Transformons-nous un instant en oiseau, et posons-nous là-haut, au niveau de la seconde pie. La traverse du gibet pointe vers la ville haute, telle l’aiguille d’une boussole ; l’alignement entre la pie, la croix et la roue du moulin nous indique, à vol d’oiseau, par où il faut passer. Descendons-donc de notre perchoir et redevenons homme.
Côté Printemps, le crâne de cheval nous indique le départ du sentier, qui passe près de la croix et descend jusqu’au moulin.
La carcasse réduite à la tête et à l’os, les briques prêtes pour reconstruire, le moulin solitaire qui fait sa farine près de la source sont certainement à lire comme un espoir de réforme religieuse, mais pas nécessairement de Réforme : ce sentier est pour solitaires (le condamné qui monte ou l’évadé qui s’enfuit). Avec le meunier, traversons le ruisseau sur le petit pont et ressortons sur l’autre rive. A travers bois, longeons le fleuve jusqu’au hameau. Puis prenons le raidillon jusqu’à la ville haute.
Le gibet tordu
Voici qui rend intelligible l’objet central de la composition :
- par sa partie basse, il nous indique où finit le chemin de la foule et nous suggère de lire le tableau « à plat », en deux moitiés ;
- par sa partie haute tordue, il nous invite à la contourner, nous ouvre comme une porte vers le départ du sentier solitaire et nous montre sa destination : une ville haute, unissant maisons et château, à la fois République terrestre et âme fortifiée.
La troisième voie
Tout comme le gibet, le tableau est « tordu », semblant mettre en place des oppositions mais les atténuant immédiatement :
- chemin de la foule ET sentier du solitaire,
- christianisme ET protestantisme,
- sermon sous le château ET sermon sur la montagne,
- exécution ET évasion,
- truculence Et austérité,
cohabitent comme ces deux matières, bran et briques, faites de la terre du même pays.
Le portement de Croix
Pieter Bruegel , 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Dans d’autres tableaux de Brueghel un crâne de cheval sert souvent de borne (point de départ ou d’arrivée) à un mouvement d’ensemble, tandis qu’un moulin à vent en est le centre, le moteur (voir Le crâne de cheval dans la peinture flamande).
Et si, dans ce vaste paysage, le mouvement qui compte n’était pas la ronde des paysans ni leur flux reflux latéral entre château, église et gibet, mais un autre mouvement, plus discret, plus ample, que seul révèle le détail infime de la roue du moulin ?
Si, au lieu de suivre le meunier pour traverser la passerelle, nous descendions dans le ruisseau pour nous laisser porter par lui ?
Alors aussi nous traverserions les bois, longerions le hameau. Mais au lieu de monter vers la ville haute, nous nous joindrions aux bateaux qui montent et qui descendent le fleuve, arriverions à cette troisième ville sur le delta du fleuve, et au delà jusqu’à l’île qui se dissout dans la perspective atmosphérique.
De là, nous pourrions revenir en volant, sous forme de ce troisième oiseau, aquatique, qui plane près du troisième arbre…
Echappant au manichéisme des pies blanches et noires, au choix entre les deux chemins terrestres large et étroit, Brueghel nous invite, en nous faisant héron, à emprunter une troisième voie, celle de l’eau et de l’air, dans une fusion panthéiste avec un paysage non pas moralisé [12], mais subtilement polarisé.
« Ce paysage moralisé, comme on pourrait l’appeler, est fréquent dans des peintures religieuses ou l’Age sous la Loi est confronté à l’Age sous la Grâce et, plus particulièrement, dans les représentations de sujets tels que Hercule à la croisée des chemins, où l’antithèse entre Vertu et Plaisir est symbolisée par le contraste entre un chemin facile serpentant dans une belle campagne et un chemin raide et rocailleux montant vers un roc inaccessible ».
Ce concept est de nos jours vigoureusement contesté par les historiens d’art, voir une discussion convaincante dans
The Paysage Moralisé, Patricia Emison, Artibus et Historiae, Vol. 16, No. 31 (1995), pp. 125-137 http://www.jstor.org/stable/1483501
Il semble bien que Brughel lui-même dans La pie sur le gibet, avec son échappée vers l’azur et le troisième terme, se soit livré à la toute première critique du paysage moralisé, comme justement trop moraliste et trop binaire.
Cher Monsieur,
Je viens de lire avec intérêt votre analyse de « La pie sur le gibet » de Pieter Bruegel l’Ancien. Je tiens à vous signaler qu’une petite erreur s’est glissée dans la note n° 6 : l’auteur n’est pas Alain Roger (directeur de la publication « La théorie du paysage en France, 1974-1994 »), mais bien Michel Conan, à qui est dû le chapitre de cet ouvrage intitulé «Généalogie du paysage», dont est extraite votre citation. Rendez donc à César ce qui lui revient.
Bravo pour votre site, de manière plus générale. L’analyse des bordures et des cadres des enluminures, que j’ai dévorée, est passionnante. Je vous félicite pour avoir trouvé autant d’images pour illustrer votre propos. La liberté de ton dont vous faites preuve n’enlève rien au sérieux au coin duquel sont marqués vos commentaires.
Si tant est que ce soit vraiment nécessaire, je vous adresse tous mes encouragements à continuer dans le même sens.
Bien cordialement,
Xavier de COSTER
Professeur émérite
Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Faculté d’Architecture, d’Ingénierie architecturale, d’Urbanisme (LOCI)
Belgique
Merci de m’avoir signalé cette erreur que je viens de rectifier. Je vous remercie également pour vos encouragements : s’ils ne sont pas nécessaires, ils ne sont pas pour autant superflus !