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3 Le Mauvais Larron de Robert Campin

Le  Larron isolé de Robert Campin a fait longtemps fait l’objet d’une bataille iconographique : il a tous les attributs du Bon mais ils est à l’emplacement du Mauvais ! Campin est-il le seul à avoir enfreint la sacro-sainte règle du Bon larron à la droite du Christ ? Ou bien ce Larron serait-il finalement moins bon qu’il ne paraît ?


Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.

Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté :  c’est ce dont va magistralement profiter un autre artiste à l’esprit tout aussi logique et profondément novateur.



Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schemaTriptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool

Cette composition mise sur la dramatisation (Marie évanouie soutenue par Saint Jean, poses contorsionnées des deux Larrons) et l’émotionnel (Nicodème enveloppe le cadavre dans son propre manteau).



La polémique du Mauvais Larron


Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main
Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main

Du retable monumental de Campin (qui a du faire plus de 4 mètres de large), il nous reste un seul fragment, celui du larron de droite [1].


Une précision médico-légale (SCOOP !)

Outre son fond d’or (le premier exemple connu de « Pressbrokat » dans les Pays du Nord, effet obtenu par l’impression d’une forme en métal), le panneau présente des complexités graphiques tout à fait exceptionnelles, qui ont pour but de permettre au spectateur de reconstituer, quasiment cinématographiquement, le déroulement de l’exécution.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde haut droit
Le bourreau a commencé à lier la main droite, avec une première corde dont un des bouts pend.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde haut gauche
Puis, prenant une autre corde, il a commencé par une boucle qui lui a permis de serrer violemment le bras gauche contre le montant, au point que le lien s’incruste dans les chairs.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde bas
Avec la même corde, il a tourné ensuite plusieurs fois autour du montant, afin de créer un point fixe permettant de soutenir les pieds. Puis il a entaillé et fracturé les deux jambes, afin d’accélérer la mort par étouffement.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail chemise
Enfin, il s’est servi de la chemise du larron en guise de cache-sexe, en nouant une des manches autour de la taille, l’autre étant tombée à cheval sur le lien.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail bon larron
En revanche, le larron du panneau de gauche n’a eu besoin que d’une seule corde, comme s’il acceptait plus facilement son sort.

Tous ces détails, d’une logique implacable, révèlent une oeuvre profondément méditée et d’une grande sophistication.


Une pose déconcertante

Si l’on néglige l’histoire dramatique que racontent les cordes, on peut trouver étrangement paisible la posture du larron subsistant, comparée à la pose contorsionnée de l’autre. Désorientés, certains historiens d’Art y ont donc reconnu le Bon Larron ; ce qui en ferait la seule exception connue au positionnement de ce dernier à la droite du Christ.

La raison avancée pour cette inversion exceptionnelle serait que le bon Larron doit être du côté vers lequel s’incline la tête du Christ, donc ici à droite du retable [Julius Held, 1955] . Mais cette condition, nécessaire pour le dialogue avec Jésus pendant la Crucifixion, n’a aucun sens pendant la Déposition.


Maitre des Banderoles gravure 1465Déposition, gravure du Maître des Banderoles, 1465 Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool

Un second argument est que cette gravure du Maître des Banderoles, qui s’inspire clairement du retable, îdentifie par « Dismas bonus » (autrement dit le Bon Larron) celui qui est vu de face .


Maitre des Banderoles gravure 1465 inverseDéposition, gravure du Maître des Banderoles (inversée) Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool

En retournant l’épreuve papier, on constate que le graveur s’est livré à un travail complexe de copie, d’inversion et d’invention  : il a supprimé les deux figures au pied de la croix ; inversé le groupe des Saintes femmes pour qu’il apparaisse à sa place traditionnelle, à gauche ; recopié la femme du panneau de gauche, en la transformant en Marie-Madeleine ; recopié tel quel le Larron vu de dos (en lui enlevant son bandeau qui devient le serre-tête de Nicodème) ; mais inventé un nouveau Larron vu de face, qui ne correspond pas du tout à celui  de Campin. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève de la facilité (recopier à l’identique) et de la fidélité au modèle.

Un troisième argument est que le bandeau sur les yeux symbolise l’aveuglement du Mauvais larron. Or nous avons vu des exemples (1 Distinguer les larrons) où ce bandeau est au contraire le signe paradoxal de la Foi du Bon Larron, capable d’identifier le Christ les yeux bandés.

Un dernier argument est que le paysage du panneau de gauche, sec et rocailleux, s’oppose à celui du panneau de droite, avec son arbre verdoyant et ses près : ce qui est parfaitement exact. On peut supposer que, lorsque le copiste a supprimé le fond d’or archaïque pour mettre le triptyque au goût du jour, il n’a pas compris l’iconographie très particulière de Campin et a rajouté de son cru des paysages qui en inversaient la signification (le bout de paysage au bas du fragment conservé ne correspond d’ailleurs pas à celui de la copie).



Master of the Rimini altar workshop, Thief to the right of Christ, around 1430. Alabaster Private collection

Larron à la droite du Christ
Atelier du Maître de l’autel de Rimini, vers 1430, collection privée.

Pour conclure définitivement le débat, l’exposition récente a exhumé ce fragment en albâtre qui partage avec le larron de gauche la même position de la tête en arrière et le bandeau sur les yeux : or il s’agit clairement du Bon larron, puisqu’un ange vient recueillir son âme. [2]


Un argument supplémentaire (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool detail fissure

La fissure dans le rocher, apparue lors du tremblement de terre qui marque la mort de Jésus, sépare clairement le Mauvais larron (ainsi que le soldat romain et le Juif en turban, personnages négatifs responsables de cette mort), des personnages positifs participant à la Déposition.


Marie-Madeleine (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau gauche

On considère généralement que Marie-Madeleine doit être la femme vue de dos qui se lamentant aux pieds de Jésus. Pour la cohérence d’ensemble, je pense qu’il s’agit plutôt de la femme en noir du panneau de gauche, qui tient une boîte de parfum entre ses mains et ne peut être la donatrice : elle précède le donateur et est plus grande que lui, ce qui fait d’elle un personnage de la scène sacrée.

Par ailleurs, son association avec le Bon Larron est courante :


Ars morendi 1430 MS 49 fol 29 v Welcome Institute Library Londres
Ars morendi, 1430, MS 49 fol 29 v, Welcome Institute Library Londres

Au chevet d’un mourant, l’Ange fait fuit les démons en compagnie de quatre Pécheurs pardonnés : Saint Pierre et son coq, Marie Madeleine et sa boîte de fard, le Bon Larron et sa croix, Paul tombant de son cheval).



Postérité de la Déposition de Campin

La disposition contre-intuitive des larrons (le bon vu de dos et le mauvais vu de face) n’a pas été inventée par Campin : mais il lui a impulsée une influence durable, aussi bien pour des Dépositions que pour des Crucifixion (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


Ambrosius_Benson_Descendimiento_Catedral_de_Segovia 1532-36Déposition
Ambrosius Benson, 1532-36, Cathédrale de Ségovie
Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau central

Plus d’un siècle après Campin, Benson, recopiera le panneau central avec quelques modernisations amusantes :

  • mâchoire animale à la place du crâne d’Adam,
  • chaussures en tissu à a place des socques en bois,
  • dévoilement de la femme anonyme en bas de l’échelle, qui devient ainsi Marie-Madeleine ;
  • inversion des rôles de Nicodème et de Joseph d’Arimathie : le notable habillé de riche brocard se retrouve ici en haut de l’échelle, de manière à magnifier l’idée, recopiée sur Campin, de l’enveloppement du Christ dans le manteau ;
  • inclusion du centurion la main sur le coeur et du personnage en turban, ce dernier transformé en Noir.


fouquet Livre heures Etienne Chevalier crucifixion 1452-1460 Musee Conde ChantillyCrucifixion fouquet Livre heures Etienne Chevalier Deposition 1452-1460Musee Conde ChantillyDéposition

Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Fouquet, 1452-1460, Musée Condé, Chantilly

Au caractère original et tourmenté de la formule Campin, on peut opposer le classicisme et la volonté de symétrie de ces deux compositions de Fouquet, qui ne lui doivent rien.

Dans la Crucifixion, les larrons sont indiscernables entre eux, et très semblables au Christ (sinon qu’ils sont crucifiés avec quatre clous, et lui trois).

Dans la Déposition, les croix sont cadrées d’un peu plus loin comme par un travelling arrière et tout caractère passionnel est gommé au profit d’une symétrie et d’un réalisme élégants :

  • les larrons ont été escamotés, ce qui concentre l’attention sur le centre ;
  • les deux échelles sont parallèles, l’une devant la croix et l’autre derrière ;
  • les quatre intervenants s’étagent en zig-zag, depuis Saint Jean qui en bas à gauche tient l’échelle jusqu’à l’aide en haut au milieu qui soutient le corps par un linge (à noter le drap blanc que Nicodème a posé sur son dos par respect pour le corps du Seigneur) ;
  • pour la plausibilité de la scène, la tenaille le marteau et les trois clous ont été posés au premier plan, un des clous à cheval sur la fissure apparue entre temps, et qui a fait resurgir le crâne d’Adam.



La formule étrange : Tronc-Poutre-Poutre

Reste le meilleur, que nous avons réservé pour la fin : si la copie de Liverpool est exacte, la composition de Campin est un exemple de la formule paradoxale dans laquelle le type de croix rapproche le Mauvais larron de Jésus, laissant à l’écart le Bon larron. Formule tellement étrange qu‘aucun des artistes qui se sont inspirés de la Déposition de Campin ne l’a comprise ni suivie.


L’Ancienne Ere et la Nouvelle

Daret_Nativite

Nativité, Jacques Daret, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Dans La crèche à deux temps (Daret), nous avons analysé quelques exemples, au XVème siècle, de Nativités où coexistent une vieille poutre (représentant l’Ere sous la Loi) et un jeune bois (représentant l’Ere sous la Grâce).



Campin_Nativite_Grille_Verticales

Nativité, Robert Campin, vers 1425,  Musée des Beaux Arts, Dijon

Et dans La crèche-ventre (Campin), nous avons monté que Campin lui-même, dans sa Nativité de 1425, avait construit sa crèche selon le même principe, en plus cryptique.

Se pourrait-il que sa Déposition soit un galop d’essai de cette iconographie, si novatrice et contre-intuitive qu’elle n’a guère fait école par la suite ?


Le panneau de droite (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau droit
Le panneau de droite montre, aux pieds du Mauvais Larron, deux représentants de l’Ancienne Loi :

  • le centurion romain (qui deviendra Saint Longin par la suite) porte la main sur son coeur au moment où il perçoit la vérité : « Vraiment cet homme était fils de Dieu ! » [3] ;
  • le juif en turban lève la main droite comme pour professer une opinion, en posant la main sur l’épaule du centurion (ces gestes signifiant sans doute que ce sont les Juifs qui ont poussé les Romains à exécuter Jésus.)



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail regards
A l’appui de cette interprétation, une subtilité négligée par le copiste : tandis que le Juif lève les yeux vers le Mauvais Larron, le centurion porte son regard au delà, vers Jésus.


Le panneau de gauche (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau gauche

Deux figures de la Rédemption obtenue ou espérée, la Pécheresse et le Donateur, sont postées aux pieds du Larron lui aussi pardonné dont le bandeau, démesurément long, se développe comme une floraison blanche en haut du jeune bois.


Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool detail bandeau El_Descendimiento,_by_Rogier_van_der_Weyden,_from_Prado_in_Google_Earth vers1435 porteur clous.Déposition (détail)
Rogier van der Weyden, vers 1435. Prado, Madrid

Cliquer pour voir l’ensemble

Ce motif du bandeau flottant au vent tel une bannière sera repris par Van der Weyden comme serre-tête pour le Maure (cheveux frisés, grosses lèvres) qui, en haut de l’échelle, tient en main deux clous sanglants.[4]


Une logique chronologique

Mais si les types de croix, « poutre » et tronc », sont utilisés par Campin pour symboliser le passage de l’Ancienne Ere à la nouvelle, pourquoi la croix du Christ est-elle du type ancien, ce qui la place mécaniquement dans le camp du Mauvais larron ?


Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schema

Notons d’abord que la fissure, dans la colline du Golgotha, est un moyen visuel de séparer la croix de Jésus et celle du Mauvais Larron. De même, la croix du Bon larron n’est pas plantée sur le Golgotha, mais en arrière. Ce qui suggère une nouvelle disjonction temporelle : tout comme le donateur, le larron pardonné fait déjà partie de la Nouvelle Ere.

En transformant sa Croix en jeune bois, Campin ne fait en somme, selon une théologie rigoureuse, que déplacer le symbole de l’Arbre de Vie, de la croix du Christ (qui à cet instant n’est pas encore ressuscité) à la croix du tout premier Saint, promu sur le champ de bataille.

Cette promotion extraordinaire du Bon Larron, celui qui imite le Christ dans son humanité souffrante, s’accorde avec le message des Franciscains pour lesquels, peut-être, le retable aurait été réalisé [5].



Dans 4 De Nuremberg à Venise  De Nuremberg à Venise, nous allons voir quelques répliques inattendues, à longue distance, de la Déposition de Campin.

Références :
[1] Ce fragment a été récemment restauré et a fait l’objet d’un exposition passionnante : In neuem Glanz. Das Schächer-Fragment des Meisters von Flémalle im Kontext / With New Splendour. The Crucified Thief by the Master of Flémalle in Context, Jochen Sander, 2018
[3] Moment de remords qui trouvera son écho dans l’exclamation « Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte. » lors de la mort de Jeanne d’Arc, attribuée selon les auteurs à un soldat anglais anonyme ; à Jean Tressart, secrétaire du roi d’Angleterre ; voire à l’évêque Cauchon lui-même. Voir https://citations.savoir.fr/nous-avons-brule-une-sainte/
[4] Ce ne sont pas des tenailles, comme on le lit quelquefois. La célébrissime Déposition de Van der Weyden présente plusieurs « anomalies » qui trouveront peut être un jour leur explication : traverse trop courte et sans trous ni sang ; échelle à la fois derrière et devant la croix ; absence du troisième clou ; Joseph d’Arimathie enjambant la fissure et possant le pids sur la jupe de Marie-Madeleine.
[5] Une suite de déductions suggère qu’il aurait pu être réalisé pour l’Eglise des Franciscains de Valenciennes. Voir Robert Campin, Le maître de Flémalle. La fascination du quotidien, Albert Châtelet, 1996, p 289

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