3-4-1 La vision de Patmos : ses origines
Les spécialistes ont patiemment exploré le vaste et complexe corpus des manuscrits médiévaux de l’Apocalypse, et distingué différentes familles. Nous allons parcourir quelques exemples selon les filiations présumées, mais en nous intéressant uniquement à deux questions particulières :
- quelles conventions graphiques régissent les représentations de Saint Jean ?
- comment en particulier est-il représenté (ou pas) face à la Femme de l’Apocalypse [1] ?
La figuration de Saint Jean (haut moyen àge)
Je suis ici la classification en quatre familles de Peter Klein [2].
1) Le groupe carolingien : Trêves/Cambrai
L’Eglise de Laodicée (fol 6v) | La Femme et le Dragon (fol. 27r) |
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Apocalypse de Cambrai, 880-900 , BM Cambrai, Ms. 386
Le manuscrit le plus ancien de ce groupe est l’Apocalypse de Trêves (Trier Stadtbibl. codex 31), 800-25, copié à Cambrai à la fin du siècle. La convention graphique est simple : lorsque la miniature est sur la page gauche, Saint Jean est en bas à gauche ; et réciproquement. La figurine fonctionne en somme comme un auxiliaire de lecture, indiquant où il faut poser son doigt.
A noter que l’artiste a traduit « vêtue de soleil » en rajoutant l’astre sous le pied droit de la Femme, la Lune étant sous le gauche.
La vision de la Jérusalem céleste, fol 42r
Notons que cette convention d’alternance est enfreinte lorsqu’elle contredit la convention du visionnaire, selon laquelle celui qui voit est à gauche. C’es le cas dans cette scène où l’Ange montre à Saint Jean la Jérusalem Céleste.
2) Le groupe Valenciennes/Paris/Bamberg
La multitude des Elus (fol 15r) | La Femme et le Dragon (fol 23r) |
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Valenciennes, 800-25, BM MS 99 [3]
Dans le manuscrit de Valenciennes, la convention est très simple : dans les miniatures où il est présent, Saint Jean se place toujours à gauche (que ce soit une page verso ou recto), à une exception près :
La Grande Prostituée de Babylone (fol 31r)
La vision scandaleuse doit forcément apparaître au plus bas de la page. Et comme le texte dit explicitement :« Viens, je te montrerai le logement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux… (Apocalypse 17:1) », l’Ange prend à gauche la place de celui qui montre, remplaçant provisoirement Saint Jean dans le rôle d’admoniteur.
La multitude des Elus (fol 10v) | La Femme et le Dragon (fol 17r) |
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Paris, 900-25, BNF n.a Lat 1132 [4]
Un siècle plus tard, le copiste de Paris suit les mêmes principes (et la même exception pour la Prostituée).
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La Femme et le Dragon (fol 29v) |
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Apocalypse de Bamberg, 1000-20, Msc. Bibl. 140 [5]
Enfin, encore un siècle après, dans le manuscrit othonien de Bamberg, Saint Jean apparaît à gauche ou à droite, sans règle particulière. Souvent il ne joue pas de rôle narratif particulier, mais permet d’enrichir les images trop vides, comme celles des trompettes. En tout cas on n’a pas toujours pas besoin de lui dans l’image-choc de la Femme avec le Dragon.
3) Le groupe mixte
Apocalypse de Haimo [6]
1100-50, Allemagne du Sud, Bodleian Library MS. Bodl. 352 fol 008v
Ce groupe, peu homogène, présente des iconographies vraiment bizarres. L’Apocalypse de Haimo, par exemple, se compose de quatorze feuillets extrêmement compacts, sortes de tableaux synoptiques dans lesquels le personnage de Jean n’apparaît pratiquement pas. Voici celui qui concerne la Femme et le Dragon (dans le registre inférieur).
4) Les Beatus
Il s’agit d’une série de manuscrits espagnols, qui suivent une tradition textuelle et iconographique spécifique.
Beatus de San Millan, 980-1000
La figure de Saint Jean est pratiquement absente des illustrations, sauf de celles où il joue explicitement un rôle : lorsque l’Ange lui donne un livre, ou le bénit, ou lui désigne les sept églises, ou lui montre la Jérusalem céleste.
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Beatus de Lebiana, 1086, Burgo de Osma, Archives de la Cathedrale, Ms 7 f 117v. |
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Il ne figure en revanche jamais dans l’illustration dédiée à la Femme et au Dragon, qui suit une iconographie très stéréotypée. La Femme se trouve en haut à gauche de l’image. Dans les illustrations les plus riches, elle est représentée deux fois : en haut avec ses attributs, en bas avec les ailes que l’ange lui a données pour échapper au dragon : elle symboliserait ainsi l’Eglise céleste (avec les ailes) et l’Eglise terrestre. L’image ne prétend pas reconstituer ce que Saint Jean a eu sous les yeux, mais vise plutôt à proposer un panorama conceptuel de ce qu’il a écrit :
« Les figures sont à lire selon l’ordre de la pensée et non selon l’ordre d’une réalité sensible incluse dans un lieu, un temps, un espace uniques et synthétisés » Mireille Mentré [8]
La figuration de Saint Jean (Moyen âge)
Le Liber Floridus
Cette encyclopédie médiévale a été recopiée de nombreuses fois. Certaine de ces versions comportent une représentation synthétique de l’Apocalypse, inspirée par celle des Beatus : mais l’introduction de Saint Jean en haut à gauche décale vers le bas la Femme de l’Apocalypse.
Liber Floridus de Wolfenbüttel
1150-99, Herzog Augustbibliothek, Gudeanus lat. 1 fol 34 [9]
Saint Jean n’est pas ici figuré en tant que visionnaire, mais plutôt en tant qu’admoniteur qui, face au spectateur, introduit la scène au lecteur.
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Jean Mansel, 1450-75, musée Condé, Chantilly, MS 724 fol 4v |
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De copie en copie, l’iconographie du Liber Floridus reste remarquablement stable durant trois siècles.
Les Apocalypses anglo-normandes
Entre 1240 et 1300, l’Angleterre a connu une exceptionnelle floraison de manuscrits de l’Apocalypse, d’abord destinés à des religieux, puis ensuite à la cour. La richesse et la complexité de ces oeuvres impose de les examiner à part (voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes).
Les Apocalypses tardives (XIVème siècle)
Après la phase d’exploration de toutes les possibilités graphiques et sémantiques qu’offre l’introduction de Saint Jean comme héros récurrent, les illustrateurs s’assagissent et se limitent à des formules très simples.
L’Apocalypse Corpus Christi [10]
Le Dragon à sept têtes (fol 27r) | La Grande Prostituée (fol 43v) |
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Apocalypse Corpus Christi (Visio Sancti Pauli)
1330-39, Parker Library MS 020
Dans ce manuscrit extrêmement homogène, Saint Jean figure dans toutes les miniatures, dans un compartiment adjacent à gauche de l’image. Et même lorsqu’il interagit avec l’Ange, il l‘attire dans son compartiment, plutôt que de pénétrer dans l’image.
Apocalypse Queen Mary [11]
La Femme de l’Apocalypse (f 20v)
Apocalypse Queen Mary
Anglo-normand, 1300-25, Royal MS 19 B XV
Ce manuscrit très imaginatif rompt avec les illustrations littérales : l’artiste fait l’impasse sur le vêtement de soleil, inventant une apparition élégante et blafarde qui se découpe sur le firmament étoilée, arquée comme son croissant de lune et entourée de six figures tonitruantes.
Le combat contre le dragon (f 22v)
La même réapparaît deux feuillets plus loin, ailée et confirmant son affinité avec l’arc de cercle.
Apocalypse de 1333 [12]
Français, 1333, BNF Français 13096
Ce manuscrit est très systématique, puisque saint Jean figure dans tous les couples de pages, selon deux formules seulement.
fol 33v | fol 34r |
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Soit, dans le cas le plus fréquent, la page de gauche laisse suffisamment de place sous le texte pour y placer l’image de Saint Jean écrivant, auquel cas il ne figure pas dans la grande miniature de droite.
fol 27v | fol 28r |
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Soit la page de gauche est entièrement textuelle, et la figure de Saint Jean écrivant se déporte à gauche de la miniature principale.
Cette convention très efficace pose donc Saint Jean à la fois en visionnaire (il regarde vers la droite) et en relais du spectateur à l’intérieur de l’histoire (il écrit ce que je lis).
La tenture d’Angers
Dans le format très différent de la tapisserie, cette autre série est intéressante à étudier du même point de vue des conventions graphiques (malgré ses quelques manques).
La Femme vêtue de soleil (troisième pièce)
Hennequin de Bruges, 1373-77, Château d’Angers [13].
La Femme vêtue de soleil obéit à la convention graphique la plus fréquente : le Saint est à gauche, isolé dans un baldaquin en situation de spectateur. Une autre convention respectée dans toutes les pièces est l’alternance du fond rouge (comme ici) et du fond bleu.
La grande prostituée sur les eaux (5ème pièce) | La prostitué sur la bête (5ème pièce) |
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Dans quatre cas, Saint Jean quitte son édicule pour effectuer une interaction avec un autre personnage.
Christ au glaive (1ère pièce) |
Ames des martyrs (1ère pièce) |
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Dans un certain nombre de cas, il n’y a pas d’édicule : en général c’est pour permettre une interaction (exemple de gauche) mais pas toujours (exemple de droite).
Enfin, dans les pièces 2 à 4, six scènes sont inversées par rapport à la convention dominante : le Saint figure à droite (5 dans son édicule, 1 sans édicule).
Les deux témoins | Mort des deux témoins |
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Devant les témoins morts | Les témoins ressucités |
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Cet exemple isolé d’inversion (le seule dans la pièce 4) a une certaine valeur expressive : en rompant la continuité narrative, il attire l’attention sur l’irruption de la violence, et met en parallèle les témoins morts et les témoins ressuscités.
Un panorama de l’ensemble montre bien l’écrasante supériorité de la formule dominante : à gauche dans un édicule. La pièce 2 concentre les inversions, comme si on avait envisagé d’alterner globalement la position du saint d’une pièce à l’autre, avant d’y renoncer.
Dans les trois dernières pièces en tout cas, les inversions sont absentes.
Les Apocalypses du XVème siècle
Dans ces manuscrits somptueux, les artistes donnent libre cours à leur imagination et à leur virtuosité : les anciennes conventions sont remplacées par des part-pris spécifiques à chaque maître, voire à chaque manuscrit.
Nous n’allons présenter qu’un seul exemple, qui renouvelle complètement l’iconographie habituelle de la Femme de l’Apocalypse
L’Apocalypse de Jean de Berry [14]
La Femme et le Dragon (fol. 36v) | La Grande Prostituée (fol. 65v) |
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Maître de L’Apocalypse de Jean de Berry ,France, vers 1415, Morgan MS M.133
L’artiste très original qui a réalisé ce manuscrit a comme parti-pris de représenter Saint Jean le moins souvent possible, et de faire l’impasse sur les détails habituels. Je résume ci-dessous l’explication lumineuse que donne Richard K. Emmerson de ces deux énigmatiques miniatures [15].
La Femme sans soleil
Dans celle de la Femme avec le Dragon, le maître a omis le soleil et les douze étoiles, mais mis en évidence son ventre de femme enceinte. Il a rajouté au centre trois mentions manuscrites : « notre dame » et « leglise » sous le ventre de la Belle, « dragon » sur le ventre de la Bête. Ces inscriptions confirment l’interprétation de la Femme de l’Apocalypse comme représentant à la fois Marie et l‘Eglise, menacées par le Diable. La couronne renforce l’interprétation mariale, tandis que la palme de martyre dans la main droite, le livre dans la main gauche, appuient l’ interprétation ecclésiale.
Pour Richard K. Emmerson, l’absence de soleil est relative au contexte politique du Grand Schisme, qui justement est en train de se terminer à l’époque du manuscrit : le dernier pape d’Avignon, Benoît XIII, est sur le point d’être déposé définitivement par le pape de Rome, Urbain VI. Or pendant son exil, Benoît XIII, autrement dit Pedro della Luna, s’était réfugié chez Louis II d’Anjou, l’oncle de Jean de Berry. Pour traduire sommairement cette image très politique : « l’Eglise aujourd’hui n’a plus de chef, mais un dragon qui attaque Pedro«
La Femme sans étoiles (SCOOP !)
A l’appui de cette interprétation, ajoutons que les étoiles, que le dragon fait tomber du ciel avec sa queue, sont ici au nombre de douze : celles qu’il a volées à l’Eglise.
La Prostituée astrale
Trente feuillets plus loin, le maître insère une nouvelle iconographie pour la Grande Prostituée, juste avant l’image où elle chevauche la Bête écarlate. Ici, elle est assise sur une chaise curule, les pieds sur la Lune et un petit soleil coincé entre ses cornes démoniaques. Emmerson a montré que l’artiste prend à contre-pied le texte (le commentaire de l’Apocalypse par Berengaudus), qui compare pour les opposer la Prostituée à la Femme vêtue de Soleil : ici, l’image dit en somme que la Prostituée (l’Eglise de Rome) a volé les attributs de l’Eglise.
Cette interprétation politique est corroborée par le fait qu’une autre Apocalypse de la même époque (Maître des Médaillons, Ms 28 fol 100v, Musée Condé, Chantilly) reprend la même idée d’affubler la Grande Prostituée des attributs de la Femme de l’Apocalypse.
Les exemples que nous venons de voir montrent bien le dilemme des illustrateurs médiévaux de l’Apocalypse : la position naturelle de Saint Jean est à gauche, à la fois en tant qu’admoniteur et en tant que visionnaire. Mais le besoin de rompre la monotonie oblige à introduire minoritairement des inversions, parfois justifiées, souvent arbitraires.
Pour ceux qui s’intéressant à des conventions graphiques particulièrement sophistiquées, voir mon article détaillé sur la position de Saint Jeean dans les Apocalypses anglo-normandes, 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes.
Pour une vue générale et plus récente des différentes familles de manuscrits, voir l’article de Richard K. Emmerson, « Medieval Illustrated Apocalypse Manuscripts » dans « A COMPANION TO THE PREMODERN APOCALYPSE. Ed. Michael A. Ryan.Leiden Brill 2016. Pp 21-66.
https://www.academia.edu/26039488/_Medieval_Illustrated_Apocalypse_Manuscripts._In_A_COMPANION_TO_THE_PREMODERN_APOCALYPSE._Ed._Michael_A._Ryan._Leiden_Brill_2016._Pp._21-66
https://www.academia.edu/12207835/_On_the_Threshold_of_the_Last_Days_Negotiating_Image_and_Word_in_the_Apocalypse_of_Jean_de_Berry._Exploring_the_Threshold_of_Medieval_Visual_Culture._Ed._Elina_Gertsman_and_Jill_Stevenson._Boydell_and_Brewer_2012._Pp._11-43
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