Une âme seule
Moritz von Schwind est connu de tous les enfants allemands ou autrichiens pour ses illustrations de contes et légendes germaniques. Devenu riche et célèbre, il peint de 1848 à 1864 une quarantaine de tableaux inspirés de motifs de sa jeunesse.
Le Petit Matin fait partie de ces « Reisebilder », de ces « Images du voyage » que l’artiste de 53 ans, riche et célèbre, réalise désormais pour son seul plaisir. C’est sans doute ce caractère de réminiscence qui rend si attachante cette scène simple.
Die Morgenstunde (Le petit matin)
Moritz von Schwind , 1857, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt
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Le dessin de 1822
Le tableau reprend avec exactitude un dessin fait 35 ans plus tôt, entre 1821 et 23, lorsque Swindt était étudiant à l’Ecole des Beaux Arts de Vienne. Il habitait alors une pension nommée « Zum goldene Mondschein », « Au clair de lune doré ».
Copie par Franz Stohl d’un dessin de Schwind, entre 1821 et 1823
Des différences mineures
Remarquons que quasiment tous les objets de la version 1857 étaient déjà présents en 1821. Voici les quelques différences :
- les quatre pieds du guéridon de gauche ont été remplacés par un pied central ;
- le guéridon de droite est devenu une table de nuit fermée et la serviette de toilette a disparu (deux modifications qui vont dans le sens de la pudeur) ;
- trois bougies ont été ajoutées ;
- l’image centrale de la Vierge à l’Enfant a été supprimée, la piété étant évoquée plus discrètement par un missel posé sur la table de nuit ;
- du coup le miroir a pu être déplacé au centre de la pièce : modification peu logique, puisque sa présence était plus naturelle dans le coin toilette.
Nous verrons plus loin que ces remaniements, bien que discrets, traduisent une recomposition profonde du souvenir pour faire apparaître des symétries signifiantes.
De l’arbre à la montagne
Enfin, derrière différence facile à expliquer : les frondaisons qu’on voyait à travers la fenêtre de la pension de Vienne ont laissé place à un paysage alpestre vu par la fenêtre : justement celui que Moritz avait sous les yeux en 1857 tandis qu’il peignait ce tableau, dans sa maison près du lac Starnberg, en Bavière
La jeune fille à la fenêtre a donc les pieds dans le passé et la tête dans le présent.
Vue de dos
En regardant dehors, elle nous cache son visage. Serait-elle une ancienne conquête, dont le peintre ne peut ou ne veut se remémorer que la silhouette, une figure de l’éloignement, du souvenir ?
En tout cas, le tableau fonctionne en sens inverse : non comme un sujet de mélancolie, mais comme une source d’optimisme et de vitalité.
Une « Rückenfigur » à double effet
Le thème romantique de la « Rückenfigur » aboutit ici à un effet particulièrement raffiné – et sans doute involontaire, puisque l’artiste ne l’a pas peint pour le public : les spectatrices sont tentées de se placer à côté de la jeune fille, pour voir ce qu’il y a de si captivant dehors ; tandis que les spectateurs rentrent dans le tableau par l’arrière et contournent mentalement la maison, pour voir à quoi ressemble cette intéressante personne.
L’ombre noire qu’on devine derrière le rideau fermé, à gauche, est peut être celle d’un pot de fleur. Ou bien celle d’un de ces spectateurs curieux, égarés dans l’arrière plan.
Les dangers du thème
Les chambres de jeune fille sont périlleuses, car pleines d’objets qui peuvent prêter à équivoque : des draps ouverts, une chemise de nuit tombant sur un déhanché avantageux, de petits pieds nus, des pantoufles par terre, une robe traînant sur une chaise, une bougie, un broc à eau évoquant l’intimité de la toilette…
Par quels stratagèmes de la culture Biedermeier Moritz von Schwind a-t-il réussi le tour de force d’expurger de son thème tout sous-entendu érotique ?
La zone Soir
Ce qui éloigne le tableau de tout soupçon, c’est avant toute chose l’ordre. A droite, dans la zone Soir, chaque objet est à sa place.
La table de nuit est fermée comme il se doit sur le secret de son vase ; sur son plateau sont posés un broc pour les ablutions, une bougie allumée, un verre d’eau pure et un missel : tout le nécessaire pour un coucher tranquille.
Hier soir, la jeune fille a plié sa robe sur sa chaise et laissé ses pantoufles devant. A droite, on devine un rouet avec un écheveau de laine bleu sur sa quenouille. Le filage est l’activité du soir des filles sérieuses : il n’exige pas beaucoup de lumière, et occupe les mains utilement.
La zone Matin
Le seul désordre minime est que, dans sa hâte à sauter du lit, la jeune fille a jeté le drap par dessus la chaise, et couru pieds nus jusqu’à la fenêtre la plus proche : elle a tiré le rideau, ouvert en grand la fenêtre pour faire entrer la lumière et l’air pur de la montagne.
Il y a beaucoup de spontanéité, de légèreté dans son attitude : le pied gauche relevé, elle semble prête à prendre son envol, à la différence du serin qui, dans sa cage, attend encore la lumière.
La zone Jour
Le rideau de la fenêtre de gauche est fermé : c’est l’endroit où l’on s’assoira pour coudre, lorsque le soleil sera haut car il faut une bonne lumière. Le coussin à broder est posé sur le guéridon. On imagine la jeune fille assise sur sa chaise dans l’embrasure de la fenêtre, interrompant de temps en temps sa tâche pour jeter un regard, tantôt sur son petit ami emplumé, tantôt sur le médaillon ovale qui contient peut être le portrait d’une personne aimée.
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Grâce à un dessin de la même époque, où le peintre Menzel nous montre sa soeur Emilie dans une activité similaire, nous comprenons que, pour pouvoir ouvrir la fenêtre, il fallait décrocher la cage et la poser sur le rebord.
Die schlafende Näherin am Fenster
Adolph von Menzeln,1843
Vert
Outre l’ordre, le choix des couleurs concourt puissamment à la bonne moralité de la chambre.
Les rideaux des deux fenêtres et ceux du lit sont vert : imaginez la même décoration en rouge…
Les rideaux sont l’occasion de beaux effets de lumière, selon que la lumière les frappe ou les traverse : la semi-transparence du rideau fermé, qui mêle en touches vagues le bleu, le vert et l’orange, est un pur moment de bonheur pré-bonnardien.
Comprenons que le vert évoque ici la vitalité, la croissance, et la santé des belles plantes.
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Blanc
Les draps et le haut de la robe baignent dans une lumière forte, la même qui s’infiltre par les interstices du rideau fermé et dépose sur le mur et sur la commode des empâtements de blanc intense, aussi resplendissants que les nuages au-dessus des montagnes inviolées.
Comprenons qu’il est ici question de virginité.
Or
Le soleil se reflète sur le carreau à droite de la chevelure cuivrée de la jeune fille, renvoyant dans la pièce des rayons qui allument des reflets sur tous les objets dorés : le cadre du miroir, les bougeoirs, les poignées des tiroirs, la tranche du missel.
Le titre du tableau, Die Morgenstunde, fait penser au proverbe allemand « Morgenstund hat Gold im Mund » : « le matin a de l’or en bouche », qui décalque exactement le proverbe latin « aurora habet aurum in ore ». (L’équivalent français est moins poétique : « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». )
Selon qu’on privilégiera la culture germanique ou latine de Moritz von Schwind, on pensera qu’il a voulu ressusciter une jeune fille lumineuse du temps de la pension « Zum goldene Mondschein« , ou bien inviter à sa fenêtre une « Aurora » couronnée d’or.
Comprenons qu’il est ici question de pureté.
La métaphore du vieux Moritz
La pendule, qui se situe à la frontière entre la zone Matin et la zone Jour, marque exactement huit heures. Huit heures, c’est le tiers de la journée. Et vingt ans, en ce milieu du XIXème siècle, c’est largement le tiers de la vie.
La jeune fille se trouve encore dans la zone Matin de la pièce : bientôt elle va la quitter pour s’asseoir dans la zone Jour et broder tranquillement devant son serin et son médaillon, en femme posée, en femme mûre.
Le titre implicite du tableau est donc, tout naturellement, La Jeunesse.
Die Morgenstunde (Le petit matin)
Moritz von Schwind , 1860, Schack-Galerie, Munich
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Trois ans plus tard, Moritz produira une version simplifiée de Die Morgenstunde, la plus souvent reproduite bien qu’elle soit largement inférieure. Les effets de lumière sont moins somptueux et quelques détails ont été supprimés : le médaillon, la cage à oiseau (laquelle rendait il est vrai problématique l’ouverture de la fenêtre) et le carton à chapeau rangé sur le ciel de lit.
Mais la différence principale est la posture de la jeune fille, plus statique, campée lourdement à gauche de la fenêtre alors que dans la première version, elle se déportait avec légèreté sur sa droite. Du coup nous saute aux yeux la disparition d’un autre objet auquel nous n’avions pas prêté attention jusqu’ici : la chaise dans l’embrasure de la fenêtre de droite.
La fenêtre du Matin n’est pas un lieu où l’on s’assoit : peut-être Moritz a t-il supprimé la chaise justement parce qu’elle ne servait à rien, parce que rien ne justifiait sa présence ? Ou bien, en retournant le problème, posons-nous la question inverse : pourquoi, dans la version plus aboutie, plus ambitieuse du tableau, Moritz avait-il ressenti la nécessité d’ajouter cette troisième chaise ?
Un rythme ternaire
L’impression d’harmonie n’est pas tant l’effet de l’ordre germanique que du rythme ternaire qui soutient la composition. Chacune des trois zones, Jour, Matin et Nuit, a son rideau vert (fermé, ouvert, demi ouvert). Chacune des trois à sa bougie, sa vaisselle en porcelaine, son récipient contenant une boisson (pot à café, pot à lait, verre d’eau). Et dans la première version du tableau, en plus, chaque zone possède sa chaise.
Les objets féminins
Les objets typiquement féminins, dont certains ont été supprimés dans la seconde version, enrichissent les zones latérales de la première. Avec un peu d’imagination, on peut s’amuser à les mettre en relation : ainsi vont se recomposer, de part et d’autre du corps bien vivant de la jeune fille, deux femmes-fantômes qui la flanquent.
La femme du Jour
Sa tête est pleine de chants comme une cage à oiseau.
Son coeur est le médaillon de ceux qu’elle aime.
Son corps est rond comme un coussin.
Ses pieds sont galbés comme un guéridon.
La femme de la Nuit
Sa tête est faite d’un carton à chapeau empoussiéré.
Son coeur est un missel fermé.
Son corps plat est posé sur une chaise.
Ses pieds sont deux pantoufles vides.
Les objets accouplés
D’autres objets échappent à ce rythme ternaire, car ils sont situés exactement sur la frontière qui sépare la zone Jour et la zone Matin : la commode, l’horloge et le miroir. Du coup, l’idée vient de scander la composition d’une autre manière, en tenant compte de la symétrie très marquée qui règne de part et d’autre du miroir : plutôt que de voir trois bougies, voyons une paire de bougies, puis une seule ; deux paires de tasses, puis une cuvette ; deux pots à café et à lait, puis un verre d’eau ; une paire de chaises, puis une chaise.
Dans les zones Matin et Jour, les objets s’accouplent. Dans la zone Nuit, ils sont célibataires.
Les objets d’un couple
Et si la commode renflée, avec ses tiroirs qu’on devine remplis de belles choses, n’était pas celle de la jeune fille, mais celle de son futur ménage ? Si le service à café n’était pas le sien, mais celui de la maîtresse de maison qu’elle va devenir ?
Si le miroir – où rien ne reflète encore, n’était pas fait pour se regarder toute seule, mais pour se regarder à deux, cadre doré pour un couple en or ?
Et puisque la chaise de la fenêtre de gauche est celle où la future épouse s’assoira pour broder, qui s’assoira sur la chaise de la fenêtre de droite, pour la prendre sur ses genoux et admirer la beauté du matin ?
Le thème du mariage
Ainsi est identifiée la femme-fantôme de la fenêtre de gauche : c’est la femme dans la plénitude de la partie Jour de sa vie, comprenons la Femme Mariée. A l’appui de cette interprétation, le fait que c’est justement ce tableau, le Die Morgenstunde première version, que Moritz donnera en cadeau de mariage à sa fille Anna, en 1864. L’oeuvre, terminée sept ans plus tôt, n’a sans doute pas été conçue dans ce but. Mais si le thème était seulement un hymne aux jeunes filles pures et matinales, aurait-il été opportun de l’offrir le jour des noces ?
Il est clair que, dans l’esprit des Schwind comme de leurs contemporains, la jeune fille du Matin et l’épouse du Jour constituaient deux stades contigus de la vie d’une femme accomplie.
Et l’instrument de ce passage, le Mari, ne se manifeste dans cet univers entièrement féminin que par la chaise qui l’attend, à la frontière entre la Jeunesse et la Maturité.
La vérité des meubles
Si la commode appartient déjà au couple, à qui appartient la table de nuit ? Sa porte plate, cachant le pot de chambre, contraste avec les tiroirs ventrus. Et son verre d’eau, comparé avec les pots à café et à lait, n’est peut être pas un symbole de pureté, mais d’austérité.
Si Moritz a-t-il filé jusqu’au bout sa métaphore entre la journée et les âges, alors la femme-fantôme de la partie Soir, dont le coeur est un missel, devrait représenter la femme à son coucher, la Vieille que toute jeune fille deviendra.
Le tableau de mariage esquisserait-t-il une Vanité ?
L’horloge et le rouet
L’horloge dorée, à partir de 8h du matin, mesure le temps lumineux, le temps du couple. Pour rythmer les heures du Soir, un autre symbole du temps qui passe et de la viellesse prendra la relève. A peine visible à l’extrême droite, le rouet marque la limite : le point au delà duquel il n’y a plus de tableau. Plutôt que les ciseaux de la Parque, c’est le cadre qui coupe le fil.
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Le miroir et la bougie
Le miroir ne montre rien encore, sauf un petit point lumineux qui s’allume en bas à droite : la lumière commence à rentrer dans la pièce, le cadre doré délimite le futur prometteur, encore invisible, qui attend la jeune fille. Le miroir n’a de sens que pour se regarder à deux : alors il n’est plus un instrument de vanité, mais celui qui révèle la femme à sa seule vérité : celle d’épouse, d’âme-soeur.
Pourquoi la bougie de la table de nuit est-elle allumée ? La jeune fille a-t-elle oublié de l’éteindre la veille ? Ou l’a-t-elle allumée ce matin, juste avant de se ruer vers le rideau ? D’un point de vue réaliste, elle devrait être éteinte. Cette petite flamme ne peut s’expliquer que par la métaphore : celle de l’âme seule, et du temps qui lui reste.
Die Morgenstunde fait exception dans la production de Moritz von Schwind : c’est une oeuvre intime, personnelle, élaborée à partir de matériaux du passé lointain du peintre (la chambre de Vienne), et de son présent (le panorama sur les Alpes bavaroises). Et qui, en même temps, semble une prémonition du futur : le jour où Anna, à vingt ans, ouvrira une dernière fois les rideaux de sa chambre de jeune fille et emportera le tableau dans sa nouvelle maison.
L’idée première est la métaphore entre Jeunesse et Matin. Mais Moritz, en ordonnant la chambre avec méthode selon les trois parties de la journée, incite le spectateur à pousser la métaphore et à imaginer, de part et d’autre de la Jeune Fille, ses avatars du Jour et du Soir : la Femme Mariée et la Vielle Femme.
Que le peintre ait eu dès le départ cette idée ou qu’elle soit un artefact d’une composition un peu trop symétrique importe peu. L’intérêt et la singularité de ce petit tableau est qu’il se trouve, en quelque sorte, déterminé par son futur : c’est le fait de l’offrir en cadeau de mariage à sa fille qui le place définitivement, aux yeux du peintre comme aux nôtres, dans cette grande tradition germanique des Trois Ages de la Femme.
Les Trois Âge de la Femme
Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienna
Les Trois Âge de la Femme
Gustav Klimt, 1905, Galerie Nationale d’Art Moderne, Rome
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Salut,
très intéressant, mais n’y aurait-il pas une coquille : amha, « Rückenfigur » serait plus approprié que « Rückenfigure »…
Me trompe-je ?
😉
Bien cordialement
Denis
Merci de votre intérêt. Je corrige, bien évidemment.