Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz
Konrad Witz est frustrant : son oeuvre extrêmement originale, au carrefour d’influences flamandes et italiennes, est trop brève et trop fragmentaire pour se laisser appréhender complètement. Du coup ses tableaux sont tous des questions ouvertes, sur lesquels les spécialistes font parfois quelques microscopiques avancées.
Je propose ici une lecture transversale de quelques uns de ces problèmes bien connus, dans l’idée de mettre en évidence trois procédés qui me semblent caractéristiques de son style : l’effet de loupe, les contre-pieds et les rébus.
Triptyque d’Olsberg, Konrad Witz, vers 1437-40
Annonciation (revers) Germanisches National Museum, Nuremberg |
Rencontre d’Anne et de Joachim à la Porte Dorée (avers) Kunsmuseum, Bâle |
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Un triptyque hypothétique
Aujourd’hui scindés en deux, ces panneaux constituaient le volet gauche d’un hypothétique triptyque, dont le panneau central était peut-être une Vierge à l’Enfant conservée elle-aussi à Bâle, la Madonne d’Olsberg. Le volet droit, dont il ne reste rien, aurait pu présenter à l’avers une autre scène de la vie de la Vierge, par exemple ses fiançailles avec Joseph, tandis qu’au revers aurait pu figurer la Nativité (ou bien la Visitation), en pendant à l’Annonciation (celle-ci, sans fond d’or fragile, étant nécessairement placée au revers).
L’ombre en hors champ
Van Eyck, 1432 , Retable de Gand, Annonciation, revers (détail). | Maître de Flemale, 1438, Triptyque Werl, avers du panneau droit (détail). |
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Les deux compositions présentent, en bas à droite, une ombre en diagonale provenant d’un objet en hors-champ. Il s’agit en fait de l’ombre du cadre, procédé mis au point par les flamands pour créer un effet de boîte [1].
Dans la Rencontre d’Anne et de Joachim, Witz a surenchéri en ajoutant, en haut, l‘ombre de la barre horizontale du cadre se projetant sur la face en biais de la porte.
L’Annonciation
Une perspective erratique
Les boîtes créées par Witz n’obéissent pas à la perspective centrale toute récente d’Alberti, ni même à la perspective des flamands, avec plusieurs points de fuite échelonnés en hauteur . Elles ne respectent même pas des points de fuite locaux, comme on le voit sur les lattes du plancher, divisées en deux familles.
Ce côté erratique de la perspective jure, pour notre oeil moderne, avec le réalisme exacerbé des matières : veines et fissures des madriers, ombres portées par la moindre cheville, coulures des joints de plâtre. Et avec la précision technique de la construction.
Une construction compliquée
La pièce est délimitée par un assemblage hétéroclites de poutres. La première poutre verticale porte en bas un aisselier (barre en oblique) qui gêne le passage : elle pourrait être destinée à être englobée dans une cloison en construction, mais sa partie supérieure est ouvragée, tout comme celle de la poutre de l’autre côté de la porte : les deux sont donc destinées à rester apparentes.
Le plafond est encore plus déconcertant : il se compose de deux jeux de solives perpendiculaires, celles de la partie arrière venant s’appuyer sur la partie avant, comme si elles avaient été rajoutées dans un second temps (ce pourquoi la poutre verticale centrale comporte en haut deux aisseliers et non pas trois). La plancher est lui aussi divisé en deux parties, l’Ange et Marie occupant la moitié avant.
Intérieur ou extérieur ?
Nous sommes censés être à l’intérieur de la chambre de la Vierge : sauf qu’il est totalement vide du mobilier et des ingrédients habituels des Annonciations (colombe, vase de lys, lutrin, lit), et que rien n’indique sur quoi Marie est assise.
Si le mur du fond n’avait pas sa fenêtre géminée, avec son encadrement de la même pierre rose que celui de la porte, nous aurions plutôt l’impression d’être à l’intérieur d’une sorte d’appentis provisoire, s’appuyant à l’extérieur d’une maison en dur, et construit devant sa porte d’entrée.
La maison d’un charpentier
Si Witz, au lieu de détailler le mobilier, s’est concentré sur ce doublage de bois compliqué et sans utilité pratique, c’est probablement pour traduire en image une circonstance particulière rapportée par les Apocryphes : Marie, qui avait passé son enfance dans le Temple, fut à douze ans hébergée dans la maison de Joseph, qui lui avait été désigné comme époux, un peu contre son gré, par le miracle du bâton fleuri :
« Joseph épouvanté reçut Marie et lui dit : « Je te reçois du temple du Seigneur et je te laisserai au logis, et j’irai exercer mon métier de charpentier et je retournerai vers toi. Et que le Seigneur te garde tous les jours. » Protoévangile de Jacques, chapitre IX [2]
Cette pièce agrandie à la va-vite par la main d’un charpentier représente littéralement la maison de Joseph, dans laquelle il a laissé seule Marie et où se produit l’Annonciation.
Le fait qu’elle soit composée de deux parties (la moitié avant occupée par l’Ange et Marie, et la partie arrière vide, sur laquelle se projette seulement l’ombre insaisissable de la Vierge) suggère une interprétation plus symbolique : elle pourrait représenter le couple si particulier de Marie et de Joseph : une vraie union (comme le montrent les fenêtres géminées) mais platonique (comme le montrent les deux moitiés disjointes).
La porte close
Contrairement au maître de Flémalle, qui dans le retable de Mérode prend soin de représenter ouverte la porte par laquelle l’Ange est entré (voir 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux), Witz la montre ostensiblement fermée : l’Ange est donc passé au travers.
Speculum humanae salvationis, 1450, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, La Haye 10C23
A l’époque, toute le monde voit dans la porte close une figure de Marie et de sa virginité, comme le précise le Speculum humanae salvationis :
« Porta clausa figurat beatam Maryam »
La double poignée
Reste à comprendre pourquoi Witz l’a affublée de cette énorme poignée, sans utilité pratique puisqu’elle se situe en plein milieu.
Elle joue sans doute un petit rôle dans la logique d’ensemble, appelant la main du spectateur à ouvrir le volet de gauche du triptyque (dont la porte constitue ainsi une sorte de modèle réduit).
Mais ce qui frappe surtout est que, sous cet angle très particulier d’incidence, un jeu d’optique fait que la poignée de fer se duplique en une poignée d’ombre, le bois opaque se comportant en somme exactement comme un miroir : coïncidence de l’ombre et du reflet qui avait tout pour stimuler l’intérêt graphique de Witz.
On peut aussi voir la poignée double plus symboliquement : sa moitié arrière, qui nous est donnée à voir par la transparence « surnaturelle » du bois, est celle que l’Ange a empoignée pour entrer miraculeusement dans la pièce.
Deux effets witziens
Ainsi ce tableau constitue une excellente introduction à deux des effets que nous allons retrouver dans d’autres oeuvres de Witz.
L’effet de contre-pieds : les contradictions de la pièce (vide de meubles, à la fois intérieure et extérieure, à la fois provisoire et construite, à la fois unique et disjointe) servent à nous faire comprendre son caractère symbolique : elle est la maison de Joseph et, au delà, l’image atypique de son couple.
L’effet loupe : un détail, mis en évidence par son emplacement central et sa taille, synthétise un point de théologie : ici, la poignée démontre que la virginité de Marie n’est perméable qu’à l’Ange.
Aussi physiquement incarnés qu’ils paraissent, les décors de Witz sont donc avant tout des constructions conceptuelles, destinés à un public lettré : son installation à Bâle en 1431 et son éclatant succès ne se comprennent d’ailleurs que dans le contexte exalté et contestataire du concile de Bâle.
Voyons comment ces deux procédés se déclinent dans l’autre scène, tout aussi originale, que Witz a peinte au recto de son Annonciation.
Rencontre d’Anne et de Joachim à la Porte Dorée
L’histoire de la conception de Marie est racontée dans les évangiles apocryphes, et est connue dans les pays germaniques par le Marienleben de Bruder Philipp :
« Chassé du temple car, après vingt ans de mariage, il n’avait toujours pas d’enfant, Joachim fuit au désert où il jeûne et prie. De son côté, son épouse Anne se lamente sur sa stérilité. Un ange leur apparaît tour à tour pour leur annoncer qu’ils concevront un enfant. Sur ordre de cet ange, les deux époux se retrouvent à la Porte Dorée à l’entrée de Jérusalem. Après leur retour à la maison, Anne conçoit. » Réjane Gay-Canton, [3]
Master of the Stories of Mary in Aachen, 1485, Musée du trésor de la Cathédrale Aix la Chapelle
Cette composition très littérale montre de gauche à droite trois temps de l’histoire :
- Joachim au désert parlant avec un de ses bergers,
- Joachim averti par l’Ange,
- Joachim embrassant Anne qui, avertie de son côté, est venue à sa rencontre.
On voit bien le chemin caillouteux, Jérusalem représentée comme une ville médiévale avec les latrines accrochées au dessus des fossés, la porte dorée entrouverte et le bâton appuyé contre le mur qui indique à la fois la fin du voyage et la vieillesse de Joachim.
Une image théologiquement chargée
Dans son article très perspicace sur cette iconographie, Réjane Gay-Canton [3] la resitue au coeur d’un des grands enjeux théologiques de l’époque, la querelle de l’Immaculée Conception :
- pour les Maculistes, la conception de Marie résultait de l’activité d’un couple normal, le côté merveilleux résidant simplement dans le côté tardif et l’annonce par l’Ange ; c’est une fois implantée dans le sein de sa mère, et donc entachée par le péché originel, que Marie avait été purifiée et sanctifiée par l’action du Saint-Esprit ;
- pour les Immaculistes au contraire, la conception de Marie s’était effectuée de manière surnaturelle, précisément par le baiser échangé à la Porte Dorée.
Ulmer Meister, vers 1400, Staatsgalerie, Stuttgart
Ce panneau clairement immaculiste montre bien l’opposition entre un couple voué à une sexualité ordinaire – un berger avec son bâton, une servante avec son panier) et le couple béni par l’Ange qui réunit le vieux Joachim, bedonnant et au poignard fiché dans sa bourse, à Sainte Anne, dont l’auréole intersecte la Porte Dotée.
Réjane Gay-Canton montre bien que les images fluctuent entre les deux théories et suivent leur propre logique, parfois contradictoire avec celle du texte qu’elles ont sensées illustrer.
Vers 1450, Historienbibel, Soleure, Zentralbibliothek, Cod. S II 43, fol.319v
Sont plutôt Immaculistes les images où la porte est fermée, où le couple est placé devant, et se contente d’échanger un chaste baiser statique.
Vers 1450, Historienbibel, Saint-Gall, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung, VadSlg Ms. 343d, fol. 10v
Sont plutôt « maculistes » celles où la porte est ouverte, où l’étreinte a lieu sous la voûte et où le couple se rapproche activement :
« Situer la rencontre non à l’extérieur de la ville mais à l’intérieur d’un lieu clos rend plus tangible l’intimité de la rencontre qui doit symboliser la conception. La porte de la ville devient en même temps la porte de la chambre du couple. » [3]
On pourrait sans doute pousser la métaphore un cran plus loin : dans la version Saint-Gall, la porte grande ouverte et le verrou (doublé par pudeur) évoquent clairement l’activité sexuelle ; tandis que dans la version Soleure, c’est toute la ville enclose dans ses murailles qui devient, derrière la porte en métal incorruptible, l’image d’un ventre inexpugnable.
La comparaison avec l’imagerie habituelle montre bien combien la composition de Witz est synthétique et originale.
Toute la partie « Joachim au désert » est évoquée par le chemin caillouteux ; le rempart et les fossés de Jérusalem sont résumés par deux assises de pierre rose se reflétant dans un caniveau rempli d’eau.
L’effet « rébus »
Witz a emprunté aux flamands l’idée de faire jouer aux statuettes un rôle dans la narration, mais ce rôle est chez lui très allusif, à la manière d’un rébus.
Le couple Moïse / Aaron (ce dernier identifiable par son couvre-chef de grand prêtre) est rarement représenté, et n’a aucun lien direct avec l’épisode qui nous occupe, sinon d’indiquer vaguement que nous sommes à Jérusalem.
Mais un lecteur avisé de la Bible verra facilement entre Moïse, monté sur la montagne pour recevoir les Tables de la Loi, et son frère Aaron, premier Grand prêtre d’Israël, se profiler l’épisode du Veau d’Or.
Witz ne nous montre pas qu’il s’agit de la Porte Dorée, mais le suggère par contagion verbale.
L’effet contre-pieds
Si la porte de Marie a tout d’une clôture virginale, celle d’Anne n’a vraiment rien de doré : elle est obscure, pleine de toiles d’araignées et elle ne mène à rien. Comme le dit à Anne sa servante Judith; » C’est avec raison que Dieu a clos ton ventre afin que tu ne donnes pas un enfant à Israël » [2].
De plus, les approximations perspectives de Witz ne permettent pas de justifier le fait que, derrière les deux personnages, il est impossible de placer un socle symétrique à celui de gauche. La « porte non dorée » de Witz est une construction impossible, dont le haut et la base sont tordus à quatre vingt dix degrés.
Pour comprendre l’intention, il faut suivre la couleur dorée qui, débordant du ciel au travers des auréoles, casse et tord l’architecture de pierre, « ouvrant » sous nos yeux la vieille porte. Et transfigurant au passage le couple de vieillards en un jeune couple radieux, dont l’ombre unique se projette sur le mur blanc.
Cette invention spectaculaire transcende sous nos yeux la querelle maculiste/immaculiste par un pur miracle plastique : une porte fermée, et qui pourtant est en train de s’ouvrir.
L’effet de loupe
Portement de croix et Crucifixion (détail)
Master of the Jünteler epitaph, 1449 Museum zu Allerheiligen, Schaffausen
Cliquer pour voir l’ensemble
Ce tableau peu connu possède un détail remarquable : la barre à contrepoids qui permet de bloquer l’entrée de Jérusalem (on voit même la corde qui permet de la ramener en position basse).
Witz lui a préféré une barre à axe vertical, représentation tout à fait unique dans l’iconographie, et qui joue ici plusieurs rôles.
Graphiquement, cet objet saillant au raccourci outrancier, placé à l’extrême gauche du triptyque. attire l’oeil du spectateur et lui indique où commencer la lecture.
Dynamiquement, sa rotation selon l’axe vertical invite à découvrir l’effet de torsion qui affecte l’ensemble de la porte.
Métaphoriquement, pivotant sous la statue de Moïse pour se plaquer contre la porte, elle imite le bras gauche de Joachim, pivotant sous la statue de Moïse pour enlacer Anne.
Si la vieille porte envahie d’araignée représente la stérilité de l’une, ce bélier bloqué par les deux bouts dit l’impuissance de l’autre.
Retable de Genève, Konrad Witz, vers 1444
De ce retable on n’a conservé que les volets latéraux, vandalisés durant la Réforme (les visages ont été grattés) et restaurés à plusieurs reprises. Destinés au maître autel de la Cathédrale Saint Pierre de Genève, trois d’entre eux mettent en scène ce saint.
La délivrance de Saint Pierre (volet droit, extérieur)
Musée d’Art et d’Histoire, Genève
Deux moments consécutifs
La moitié droite montre Saint Pierre dans sa prison, gardé par quatre soldats.
« L’ayant fait prendre, il le mit en prison, le plaçant sous la garde de quatre escouades de quatre soldats chacune. » Actes des Apôtres, 12:4
Durant son sommeil, un ange vient le délivrer :
« Et voici que survint un ange du Seigneur et qu’une lumière resplendit dans le cachot. Frappant Pierre au côté, il l’éveilla et dit: » Lève-toi promptement! » Et les chaînes lui tombèrent des mains. Puis l’ange lui dit: » Mets ta ceinture et chausse tes sandales. » Il le fit, et (l’ange) lui dit: » Enveloppe-toi de ton manteau et suis-moi. » Etant sorti, il le suivait, et il ne savait pas que fût réel ce qui se faisait par l’ange, mais il pensait avoir une vision. » Actes des Apôtres, 12:7-8
Personne ne sait pourquoi Witz s’est écarté à ce point du texte : Pierre est attaché aux pieds et au cou, il est pieds nu, et il s’enfuit en emportant un livre inexpliqué.
Autre énigme incompréhensible : la colonne inachevée, que l’on devine dans le V des toits.
Une scène arrêtée
Les deux soldats de droite (l’un en armure et l’autre en habit) font partie du premier temps de l’histoire : ils voient l’ange (l’un le désigne de son doigt, qui dépasse l’angle du mur) mais ne peuvent s’opposer à son arrivée.
Les deux soldats du centre (l’un en armure et l’autre en habit) complètent la garde. Mais tournés vers la gauche, ils font plutôt partie du second temps de l’histoire : ceux qui ne peuvent s’opposer au départ de l’ange. L’un dort, et l’autre n’a pas le temps de ramasser sa longue pique, qui reste coincée dans la moitié droite.
La marche tranquille de l’Ange, tenant par la main Saint Pierre encore hébété, exclut une fuite précipitée. Il nous faut comprendre que les quatre soldats sont comme paralysés, figés par un effet de flash. Leurs ombres portées, qui dramatisent la scène, sont aussi une manière de traduire leur impuissance : inoffensifs comme des ombres.
Une composition économe (SCOOP !)
Les deux moitiés sont homologues :
- un mur plat derrière l’Ange,
- un mur en biais derrière Saint Pierre,
- un mur plat ou en biais dans l’autre sens, derrière deux soldats.
La transition entre les deux posait un problème de place, pour caser le battant grand ouvert. Witz a eu alors l’idée d’un dispositif ad hoc : le battant est composé de deux parties articulées, la partie étroite se plaquant dans l’épaisseur du mur et l’autre à l’extérieur. On voit fréquemment à l’intérieur des maisons de l’époque ce type de volet repliable, qui limitait l’encombrement : mais il n’a aucune justification pratique pour une porte de prison ouvrant sur une cour.
La perspective approximative de Witz lui permet de raccorder cette porte avec le mur au faîtage de tuiles, escamotant ainsi le problème.
L’effet Rebus (SCOOP !)
La statue au dessus du portail a été identifiée par Burckhardt comme étant le prophète Balaam, à cause de sa prophétie :
« Il prophétise : « De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre. » (Nombres 24, 17).
Cette identification est en général rejetée : on ne distingue pas clairement le sceptre dans la main gauche, et Balaam n’a aucun rapport apparent avec Saint Pierre.
Ce rapport existe pourtant, et se rapporte à l’épisode de l’ânesse, raconté juste avant (Nombres 22-24). Le roi de Moab, Balak, fait venir le devin Balaam afin qu’il maudisse les Hébreux. En chemin, un ange, tenant une épée nue à la main, empêche l’ânesse d’avancer malgré les coups donnés par Balaam. L’ânesse, douée tout à coup de la parole, reproche à son maître sa dureté. Dieu ouvre alors les yeux de Balaam, et devant Balak et les Moabites, au lieu de maudire les Hébreux, il les bénit par trois fois.
Or les Evangiles rapportent que, dans la nuit après l’arrestation de Jésus, l’apôtre Pierre, par peur, nie par trois fois l’avoir connu. Lorsque au matin le coq chante, Pierre se souvient de l’annonce que le Christ lui avait faite de cette lâcheté : « Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. ».
Dans les deux cas, un animal déclenche la prise de conscience du fautif : et la triple bénédiction de Balaam fait écho au triple reniement de Pierre.
Analogie renforcée visuellement par la structure même du cachot : une niche étroite, sans profondeur, qui imite celle de la statue.
L’effet Loupe (SCOOP !)
A l’emplacement stratégique entre le visage attentif de l’Ange et le visage endormi de Pierre, deux écaillures incongrues crèvent le plâtre et les yeux.
Au premier degré, elles indiquent la vétusté du cachot : mais ce détail hyperréaliste jure avec le caractère schématique de l’édicule.
Au second degré, elles constituent une marque de virtuosité : il faut être Witz pour oser placer deux défauts au milieu de cette plage blanche, deux trompe-l’oeil qui appellent le doigt à les toucher (comme l’index du soldat nous y invite).
Personnellement, j’aurais tendance à associer ces deux points de poussée, en train d’ouvrir le mur de l’intérieur, avec le geste de l’Ange, qui écarte et tord les deux branches du collier en acier.
Mains nues d’un force infinie, en opposition avec les deux gantelets impuissants sur le sol.
Il y a sans doute, dans l’insistance sur la chaîne aux pieds, et dans l’escamotage de la chaîne au cou – le tout contredisant le texte des Actes des Apôtres – une intention qui nous échappe -d’autant que la cathédrale de Genève était nommée Saint Pierre aux Liens, en référence à sa précieuse relique : un anneau de la chaîne de Pierre.
L’ Adoration des Rois Mages (volet gauche, intérieur)
Musée d’Art et d’Histoire, Genève
Des correspondances étudiées
Le décor reprend le schéma triparti de la Délivrance de Pierre :
- une partie plate, avec Balthazar offrant la myrrhe et Gaspard offrant l’encens ;
- un mur en biais, avec Melchior offrant l’or ;
- un mur incliné sans l’autre sens, derrière la Sainte Famille.
Au delà de cette structure basique, Witz a travaillé les correspondances entre le panneau extérieur et le panneau intérieur :
- expressivité des ombres portées qui se cassent sur l’angle saillant,
- écaillure géante du crépi,
- porche surmonté d’une statue dans une niche.
Dans ce tableau qui comporte plusieurs détails bizarres, on peut d’emblée en éliminer un :
La position étrange de la main de Balthazar s’explique par le fait qu’il tient dans sa paume le bout relevé de sa longue manche, sur lequel il a posé la boîte dorée contenant la myhrre.
Le rébus (SCOOP !)
Comme dans la Délivrance de Pierre, le rébus est posé par les statues. Celle du centre – le roi David sans couronne, mais reconnaissable à sa harpe – s’explique facilement : une tradition situait la crèche de Bethléem dans les ruines du palais de David (c’est ainsi que dans le triptyque Portinari de Van der Goes, on voit une harpe sculptée au-dessus de la porte d’entrée du bâtiment). Cette référence servait aussi à rappeler que Jésus, par sa mère, faisait partie de la descendance de David.
Les statues latérales sont plus difficiles à identifier. Certains y ont vu Salomon et Isaïe, ou bien un roi et la reine de Saba, en référence à un passage des Psaumes de David :
« Les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande. » Psaume 71,10
La Synagogue | L’Eglise |
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Konrad Witz, 1435, Retable du Miroir du Salut, Musée des Beaux Arts, Bâle
En remarquant que la silhouette de gauche, tournée vers le passé, présente devant elle les Tables de la Loi, on y reconnait l’image délibérément cryptique de la Synagogue. Tandis que la femme avec son ciboire, sur l’angle saillant qui marque la frontière entre l’Ancien et le Nouveau Testament, est une image allusive de l’Eglise.
L’effet Loupe (SCOOP) !
Les commentateurs qui ont parlé de l’écaillure l’interprètent comme signifiant la vétusté de l’Ancien Monde représenté par la ruine de pierre, en contraste avec l’humble crèche en bois qui représente le Nouveau.
Mais cette interprétation, tout à fait justifiée dans toutes les Nativités de la Renaissance italienne, ne colle pas bien ici : l’écaillure se situe juste sous la statue représentant l’Eglise et frappe les deux faces du bâtiment, qui justement ici représentent les deux mondes : celui de l’Ancien Testament, côté Rois Mages, et celui du Nouveau, côté Sainte Famille.
Remarquons d’abord que, pas plus que la Porte de la Rencontre entre Anne et Joachim n’était dorée, ce bâtiment n’est une ruine : le crépi blanc est presque partout impeccable, le sol carrelé est sans aucun débris, le premier étage est en attente de construction plutôt qu’en cours de démolition. De plus l’écaillure résulte clairement de l‘insertion de la poutre de la crèche, juste à côté.
Autrement dit, la construction de la crèche a déclenché la chute du crépi qui masquait la pierre du Palais de David (celle de la niche et de l’encadrement du portail). Par un contre-pied typiquement witzien, l’écaillure doit être considérée comme un accident positif, qui évoque ici non plus l’idée de force incoercible comme dans la Délivrance de Saint Pierre, mais plutôt celle de Révélation, de mise à nu de la vérité des choses.
A l’opposition sempiternelle entre ruine et crèche, Witz substitue ici une opposition bien plus originale entre crépi et pierre apparente : le Nouveau Testament (la crèche) est la construction neuve qui fait tomber le crépi et révèle le Palais de David.
L’effet contre-pied (SCOOP !)
Stoichita a bien remarqué que le geste de l’Enfant virtuel, qui tend la main vers Melchior, est différent de celui de l’Enfant réel, qui tient serrée contre lui la Pomme du Péché originel. Il a bien senti également le rôle crucial de l’angle saillant. Mais l’interprétation qu’il en donne, trop complexe pour la résumer ici, part à mon sens sur de fausses pistes [4].
La clé est à chercher selon moi dans un autre effet de contre-pieds, qui concerne cette fois l’ombre. Dans la Délivrance de Saint Pierre, les ombres des soldats signifiaient l’incapacité de saisir, et jouaient donc un rôle positif. De même, l’ombre de l’Enfant, en tendant le bras vers Melchior, intervient aussi dans la narration.
Stoichita pense qu’elle matérialise la réalité physique de l’Enfant, conjoint à sa mère ; et que celui-ci va saisir le présent que lui tend Melchior. On pourrait tout aussi bien dire que l’ombre de l’Enfant esquisse une bénédiction en direction du monde de l’Ancien Testament. Ou que le cadeau qu’il accepte n’est pas l’or que lui offre se roi, mais la couronne posée par terre, juste à l’aplomb de sa tête. Couronne qui ne serait autre que celle de David, celle justement qui manque à la statue.
Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de comprendre que, dans l’imaginaire witzien, l’ombre est un ingrédient positif : en même temps qu’elle révèle la Royauté de Jésus, elle sert de réceptacle à l’Etoile. Et pour attirer sur elle l’attention des curieux, Witz a commis à mon avis une erreur parfaitement intentionnelle : l’ombre de l’aisselier, sur le mur, devrait être à gauche de la poutre.
Sainte Marie-Madeleine et Sainte Catherine
Konrad Witz, 1440-45, Musée de l’Oeuvre, Strasbourg
Comme le montre l’ombre en diagonale dans le coin inférieur droit, ce panneau isolé constituait probablement le volet gauche d’un triptyque.
Effet de contre-pieds (SCOOP !)
La roue de Sainte Catherine a perdu ses dents. Seul un détail infime fait allusion au martyre de la sainte : on compte six rayons autour du moyeu, mais l’ombre en montre clairement huit . Comme dans L’ Adoration des Rois Mages, c’est l’ombre qui dit la vérité des choses : elle rappelle que la roue a été brisée miraculeusement par des cailloux tombés du ciel, obligeant les bourreaux à achever leur besogne à l’épée.
Par une contre-pieds inverse de celui de la Porte Dorée, l’instrument du martyre s’est transformé en objet d’or, comme par la contagion de la boîte à parfum de Marie-Madeleine. Et les deux objets précieux sont comme deux offrandes posées au pied de l’autel latéral.
Le rébus
Jean Wirth [5] a fait remarquer que Witz a positionné délibérément cet autel de manière à ce que la colonne masque le centre du tableau :
« Le déplacement de l’autel derrière le pilier entraîne un non-sens dans la composition, puisque le bas-côté latéral se prolonge indûment derrière la porte de la sacristie. »
Les silhouettes bleue et rouge – les couleurs traditionnelles de Marie et de Saint Jean – font rapidement comprendre qu’il s’agit d’une Crucifixion : en regardant bien, on devine d’ailleurs le bras gauche de la croix, et un angelot qui vole pour recueillir dans un calice le sang du Christ.
La raison de cette occultation reste ouverte : Wirth y voit une intention subversive, mais il s’agit sans doute plus simplement de la traduction graphique du fait que, au moment d’une Conversation sacrée, le futur tragique de la Passion est nécessairement masqué.
L’effet Loupe (SCOOP !)
Par ses effets de matière, cet autel est un festival witzien. Les deux bougies sont allumées, mais celles du fond nous est montrée en vue directe tandis que nous devinons celle de l’avant par son reflet dans la dorure.
C’est sans doute ce qui justifie la présence de la flaque d’eau dans l’échappée du fond, afin que nous puissions voir l’homme en rouge de la même manière, à la fois en vue directe et par son reflet.
Mais l’astuce principale est bien sûr l’auto-référence, puisque le magasin du fond montre, sur son étal, le même tableau que celui de l’autel, en compagnie de deux statues.
On peut tirer des conclusions variées de cette mise en abyme : volonté de sacraliser l’art, en faisant de l’éventaire un équivalent externe de l’autel ? Promotion pour l’atelier Witz ? Comparaison entres sculpture et peinture, puisque les deux minuscules statues évoquent, par leur position, les deux grandes saintes du premier plan ?
Notons que, si la celle de gauche ressemble effectivement beaucoup à Marie-Madeleine montrant sa boîte, celle de droite ressemble moins à Sainte Catherine qu’à la Vierge à l’Enfant. Ainsi l’étal fournirait une confirmation minuscule que la structure d’ensemble était bien une Conversation Sacrée.
Cette inversion du grand en petit, de la peinture en sculpture monochrome, de l’autel sacré en étal profane, n’est finalement qu’une forme de contre-pieds, induit par la perspective. On peut en voir une amorce dans l’Adoration de Genève, où le splendide Melchior, sa boîte et sa couronne à ses pieds (préfigurant Marie-Madeleine avec la boîte et la roue) se trouve projeté dans l’humble Joseph, la couronne s’inversant en bâton, et boîte remplie d’or en cruche.
Un clin d’oeil eckien (SCOOP !)
Sacra Conversazione, atelier de Konrad Witz, Capodimonte, Naples
La cathédrale est vue depuis une arcade qui ne peut pas être celle du portail de la façade (absence des portes) mais celle du portail intérieur d’un narthex. Une première anomalie est sa forme en plein cintre, romane, qui jure avec la décoration flamboyante en choux frisés. Une autre anomalie est que la première travée comporte trois arcades et la seconde seulement deux, toutes en plein cintre.
On retrouve ici la désinvolture witzienne vis à vis du réalisme architectural : l’important est l’effet repoussoir de l’arcature du premier-plan, et le morceau de bravoure de l’orgue suspendu.
Reconstitution de Jean Wirth [5]
Selon l’hypothèse de Jean Wirth, ce tableau reflèterait la composition originale de Witz qui aurait constitué le panneau central du « triptyque » de Strasbourg. Il aurait eu pour sujet une Conversation Sacrée, avec au centre la Vierge à l’Enfant et deux saintes dans les bas côtés.
Bien que cette reconstitution reste très discutée [6] , elle est la meilleure que nous ayons à ce jour. Ainsi le panneau de Strasbourg montrerait non pas un cloître, mais le bas côté gauche d’une église, avec une porte dans le fond (disposition exceptionnelle, mais pas inconcevable).
La présence des deux éléments de mobilier latéraux, étrange dans les panneaux considérés isolément, est un argument supplémentaire en faveur de leur association : ainsi l’autel et l’orgue se répondent, par leur forme et par leur fonction : célébrer Dieu sur terre et dans le ciel.
La Vierge dans une église Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin |
Sacra Conversazione inversée |
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En inversant le panneau de Naples, sa dépendance par rapport au panneau de Van Eyck devient évidente (sur cette oeuvre très complexe, voir 1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)).
Le point de vue est identique, et le jubé est utilisé de la même manière pour produire, entre les autels latéraux, un effet d’échappée vers l’autel principal.
Bien sûr, Witz n’a pas oublié de reprendre, en le généralisant, le détail des toiles d’araignées le long des moulures.
Un clin d’oeil campinien (SCOOP !)
Vierge à l’enfant dans un intérieur
Atelier de Robert Campin, avant 1432, National Gallery
Cette scène charmante montre la Vierge donnant un bain à l’enfant Jésus : l’eau du bassin a été chauffée dans la cheminée et maintenant, séché et posé sur une serviette, l’enfant embrasse tendrement sa mère. La panier de couches bien blanches, en bas à droite, rappelle qu’il n’est encore qu’un bébé.
On peut mettre au compte du réalisme flamand les nuances lumineuses du manteau de la cheminée : reflet rouge côté feu, reflet jaune côté bougie. On peut aussi y voir l’opposition entre la flamme qui brûle et celle qui éclaire. Chez Campin, cette opposition a clairement une portée symbolique, l’une ayant à voir avec la sexualité humaine et l’autre avec la conception virginale (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume).
Ici, le geste malheureusement dégradé du bébé, qui porte la main droite à son sexe, prolongeait probablement cette réflexion sur le Péché originel : tandis que le brandon, en s’allumant au feu de la sexualité ordinaire, noircit et se détruit, la petite auréole du Fils s’allume comme par contact avec celle de la Mère, telles deux bougies de cire virginale.
Vierge à l’Enfant
Konrad Witz, Kupferstichtkabinett, Berlin
Cette petite aquarelle fait partie de ces oeuvres d’apparence anodine, mais profondément symbolique dans les détails.
Dans la lecture anodine :
- on voit au fond la fenêtre ouverte sur la ville ;
- Marie, qui tient dans ses mains une serviette, attend que l’enfant ait fini de jouer avec son image dans le bassin ;
- un berceau couvert d’un drap blanc est rangé le long du banc.
Dans la lecture symbolique :
- on voit au fond la forme menaçante de la croix ;
- le bassin crée une copie du visage de Jésus et juste à côté, Marie tend un linge pour l’essuyer : tout comme, au jour de la Passion, la Sainte Face du Christ s’imprimera dans le voile de Sainte Véronique ;
- le tombeau avec le linceul est déjà prêt à recevoir son corps.
Cette aquarelle est donc à ranger parmi les nombreux exemples de Vierge à l’Enfant préfigurant la Passion (pour d’autres exemples, voir La Sainte Famille de Nuit).
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1958:18::361
bravo pour votre analyse de ce peintre!
Merci du compliment.