2 Les pendants néo-classiques d'Angelika Kaufmann : 1782-1807 (période romaine)
Pour la période précédente, voir 1 Les pendants néo-classiques d’Angelika Kaufmann : 1766 -1782 (période anglaise)
Une fois installée à Rome, Angelika continuera à produire pour ses patrons anglais, tout en se créant rapidement une clientèle italienne.
Pour les pendants de cette période, on dispose entre 1782 et 1796 des Memorie istoriche, liste pratiquement exhaustive, avec leur description, des oeuvres d’Angelika [5]. Tous les pendants listés ont été conservés (sauf un), parfois seulement par des gravures postérieures : j’en présente ici l’intégralité, dans l’ordre chronologique des tableaux.
Léonore empoisonnée | La guérison d’Eleonore (Le Sultan Selim ramène à Edouard I son épouse Eléonore après l’avoir sauvée de l’empoisonnement par un antidote |
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Angelika Kauffmann, Février 1782, Museum Pavlovsk Palace, St. Petersbourg
Peint pour le grand duc de Russie, ce pendant Avant-Après, unifié par le décor de la tente, met en balance le couple enlacé (mais sur le point d’être séparé par la mort) et le couple séparé (mais sur le point de s’enlacer à nouveau).
Le sauvetage d’Eleonore par l’antidote renvoie à la tentative d’assassinat d’Edouard I par une dague empoisonnée et à un premier sauvetage, déjà traité par Angelika quelques années auparavant :
Outre leur source commune chez Rapin, le seul élément justifiant l’appariement de ces deux tableaux est le thème moral de l’épouse entièrement dévouée à son époux, avant ou après sa mort.
Angelica Kaufmann, réalisés pour Bowles entre mars et juin 1782, gravures de Thomas Burke, 1784
Sans leur description dans les « Memorie istoriche », on aurait du mal à considérer ces deux oeuvres comme des pendants. Leur relation est purement formelle :
- Cupidon est vu de dos et de face ;
- les gestes des deux grands se répondent (les flèches faisant écho plaisant aux pinceaux).
Céphise et son amant découvrant Cupidon endormi dans les bois de Sdallia | Céphise coupant les ailes de Cupidon |
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Angelica Kaufmann, réalisés pour Bowles en juin 1782, gravures de Thomas Burke, 1789
Il s’agit ici d’une métaphore en deux temps, le but étant d’empêcher l’Amour de s’échapper
Scène avec Miranda et Ferdinand (Shakespeare, La tempête) | Coriolan auquel sa mère et se femme présentent son enfant (Shakespeare, Coriolan, Acte 5) gravure de 1785. |
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Angelica Kauffmann, Août 1782 pour Mr Borchell de Londres (« Memorie istoriche »)
Mise à part la référence à Shakespeare, les deux compositions n’ont aucun rapport visuel.
Télémaque et les Nymphes de Calypso, 1782 | Le chagrin de Télémaque, 1783 |
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Angelika Kauffmann, MET [6]
Le second tableau a été peint pour par Monsignor Onorato Gaetani dell’Aquila d’Argona, Duc de Miranda, en septembre 1782 et complété par le premier l’année d’après, sur le thème des Aventures de Télémaque, le célèbre roman de Fénelon. Le fils d’Ulysse, avec son compagnon Mentor (qui est en fait Athéna ayant pris la forme d’un vieillard), s’est lancé à la recherche de son père. Les deux scènes choisies se passent dans l’île de Calypso, sur laquelle les voyageurs ont fait naufrage.
Le chagrin de Télémaque (Livre I)
Le premier tableau (dans l’ordre de la narration) se passe juste après l’arrivée dans l’île :
« Un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d’argent dans des tasses d’or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l’automne répand sur la terre. En même temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D’abord elles chantèrent le combat des dieux contre les géants… enfin la guerre de Troie fut aussi chantée… Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent le long de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu’il ne pouvait manger et qu’il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l’instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes et la descente d’Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice ».
Pour nous faire comprendre le rôle central de Mentor contre les manigances de Calypso, Angelika lui attribue des gestes qui ne sont pas dans le texte :
- c’est lui qui s’aperçoit de la tristesse de Télémaque en posant une main compatissante sur son épaule ;
- et c’est lui qui fait de l’autre main un geste impérieux, que Calypso se contente de transmettre aux nymphes.
Télémaque et les Nymphes (Livre VI)
Le second tableau est très fidèle au texte :
« Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner… Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation : elle revint, et pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l’écart Mentor pour le faire parler… Elle passait ainsi les journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens de le détacher de Mentor, qu’elle n’espérait plus faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naître les feux de l’amour dans le cœur du jeune Télémaque…«
La logique du pendant
Ce pendant totalement dépourvu de symétries formelles peut sembler assez vain, sauf pour les lecteurs avertis. L’enjeu est d’inventer des attitudes qui feront visuellement comprendre, à travers ces deux uniques scènes, les grands ressorts du roman : l‘attirance néfaste de Calypso pour Télémaque, et le rôle protecteur de Mentor.
Angelika a dû être assez satisfaite de la scène du Chagrin de Télémaque car elle l’a reprise dans deux autres pendants, en l’appariant :
- en octobre 1788 , avec un « Vénus et Adonis partant pour la chasse fatale » (collection privée)
- en 1788 également ([0], p 171) avec un « Bacchus dictant des vers aux nymphes des forêts » (disparu).
Cleone pleurant son fils assassiné | Cordelia invoquant Jupiter en faveur de son père le Roi Lear, Stourhead House, copyright National Trust |
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Angelika Kauffmann, décembre 1782 pour Mr Borchell de Londres
Deux héroïnes théâtrales, l’une d’après Shakespeare, l’autre d’après la tragédie Cleone (1758) par Robert Dodsley :
- l’une se penchant vers la Terre avec désespoir,
- l’autre levant ses bras vers le ciel avec espoir.
Apelle, Campaspe et Alexandre, Amt der Landeshauptstelle, Bregenz | Cléopâtre devant Auguste, University of Kansas |
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Angelica Kauffman, décembre 1782 pour Bowles
Deux sujets classiques d’une femme ayant eu deux amants :
- Campaspe, donnée en cadeau par Alexandre au peintre Apelle ;
- Cléopâtre, captive malheureuse d’Auguste après avoir aimé César, puis Marc-Antoine
Après les Aventures de Télémaque, Angelika a peint fin 1783-début 1784 pour Onorato Gaetani une série de quatre tableaux consacrée à des héroïnes de la littérature italienne (on connait plusieurs copies de chacune, ce qui rend difficile la reconstitution de la série originale). Elle s’organisait probablement en deux pendants :
Immortalia | Erminia |
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Schleswig, State Museum Schleswig-Holstein (83.5 × 65.2 cm)
Immortalia
Arioste, Orlando Furioso, chant 35, 12–23 : le Temps, sous forme d’un vieillard, jette dans le Léthé, la rivière de l’oubli, des médaillons sur lesquels sont inscrits les noms des défunts. Deux cygnes parviennent à en sauver certaines, qu’ils confient à la nymphe de l’immortalité pour qu’elle les place dans son Temple, faisant accéder ces Elus à la Gloire éternelle;
Erminia
Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chant VI-VII, 1–22 : réfugiée dans la forêt, la princesse Herminie inscrit sur un arbre le nom de son amoureux, le chevalier Tancrède
La logique du pendant
Plastiquement, les cygnes et les moutons se répondent. Thématiquement, il s’agit dans les deux cas d’écrire contre l’oubli.
Silvia, collection privée (81.8 x 62.2) | Costanza abandonnée, Queensland Art Gallery, Brisbane (83.2 x 65 cm) |
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Le Tasse, Aminta (Acte II) : à l’acte I, la nymphe Daphné, experte en amour, a échoué à convaincre la farouche nymphe Silvia de l’amour sincère qu’a pour elle le berger Aminta. A l’acte II, elle surprend Silvia, un bouquet de fleurs blanches dans ses cheveux, regardant son reflet dans l’eau : cette coquetterie n’est-elle pas le signe d’une amour naissante ?
Costanza
Livret de Métastase pour l’ouverture de l’opérette « L’isola disabitata » de Haydn : abandonnée sur une île déserte par son mari, Costanza grave avec une épée brisée ses imprécations sur un rocher
Par le traître Gernando, Costanza abandonnée, ses derners jours sur cette plage étrangère, passant amical, si tu n’es pas un tigre, plains-les ou venge-les… mes propres malheurs. | Dal traditor Gernando Costanza abbandonata, i giorni suoi in questo terminò lido straniero. Amico passeggero, se una tigre non sei o vendica o compiangi… i casi miei |
La logique du pendant
Ce second pendant est parallèle au premier : à gauche un décor aquatique avec deux personnages, à droite le geste de graver.
Angelica a réussi à créer une unité entre ces quatre femmes seules dans la Nature. Le thème qu’expose la première scène, le Nom sauvé de l’Oubli, se décline dans les trois autres :
- nom de l’amoureux déclaré (Erminia)
- nom de l’amoureux encore inconscient (Silvia)
- nom du traître (Costanza).
Aux deux vierges des tableaux de gauche s’opposent les deux femmes qui gravent, dans lesquelles il est permis de voir deux avatars de la femme qui peint : Angelika amoureuse et trahie.
« La nymphe Procris recevant en cadeau de Diane un chien de chasse et un arc qui ne rate jamais sa cible » | « Céphale retirant sa flèche de la poitrine de Procris » |
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Angelika Kauffmann, août 1784, pour le prince Youssoupov
Deux pendants de couple, ovales, aujourd’hui disparus.
Vers la fin du XVIIIème siècle se développe la mode des pendants moraux (voir 2 Pendants moraux) : Angelika va consacrer au thème de « Cornélie, Mère des Gracques » trois pendants très différents, sorte de point culminant du néo-classicisme.
Je reprends ici l’étude de Brandi Batts Roth [7], plus quelques aperçus quant à leur composition comparée.
Angelika Kauffmann, octobre 1785 pour Bowles
Le premier cas est une série de trois tableaux réalisés pour son patron habituel George Bowles, qui était alors l’hôte de la famille royale de Naples.
Virgile écrivant sa propre épitaphe à Brindisium
Dans le premier tableau, Virgile, mort d’insolation à Brindisi à l’âge respectable de 89 ans, est idéalisé sous les traits d’un jeune homme pleuré par « ses deux amis, les poètes Varus et Tucca… La Muse éplorée garde le manuscrit de l’Eneide, que le poète voulait jeter aux flammes – le buste d’Auguste, son grand prorecteur, est sur un piédestal [5] ».
L’épitaphe, qu’il a eu le temps de tracer jusqu’à son dernier mot, est bien celle que la tradition lui attribue. Célèbre pour sa concision, elle résume en un seul distique sa vie et son oeuvre [8], et fait allusion à son souhait d’être enterré à Naples :
Mantoue m’a vu naître, la Calabre m’a vu mourir, Naples me retient maintenant. J’ai chanté les pâturages, les champs, les héros. |
Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc Parthenope. Cecini pascua, rura, duces. |
Cornelia, Mère des Gracques
L’épisode central est celui de Cornelia s’écriant « Haec ornamenta mea » (Les voici mes bijoux à moi !) en désignant ses deux fils qui rentrent de l’école (l’aîné porte un cartable d’écolier et le plus jeune un rotulus). La peintre a ici rajouté le personnage de la troisième fille, Sempronia, intéressée par les bijoux de la matrone mais ramené par sa mère dans le droit chemin.
Pline le Jeune et sa mère à Misenum
Le troisième tableau est librement inspiré d’une lettre de Pline à Tacite racontant la mort de son oncle lors de l’explosion du Vésuve [6c] :
« Il se trouvait à Misène et commandait la flotte en personne. Le 9 avant les calendes de septembre, aux environs de la septième heure, ma mère lui apprend qu’on voit un nuage extraordinaire par sa grandeur et son aspect… Il demande ses chaussures, monte à l’endroit d’où on pouvait le mieux contempler le phénomène en question : une nuée se formait… ayant l’aspect et la forme d’un arbre et faisant penser surtout à un pin… Mon oncle trouva tout cela curieux et bon à connaître de plus près, en savant qu’il était. Il fait mettre en état un bateau liburnien ; il m’offre, si cela me plaît de venir avec lui ; je lui répondis que je préférais rester à mon travail et précisément c’était lui qui m’en avait donné la matière. »
La suite de la lettre raconte le courage extraordinaire de cet oncle, se portant au secours d’un ami, dormant au milieu de la catastrophe pour rassurer ses compagnons, et finissant asphyxié.
Pour héroïser quelque peu Pline, Angelika invente le personnage d’un « ami de son oncle, un Espagnol qui, passant par là, l’interrompit, et lui reprocha de rester là à lire au lieu de courir se sauver ».
La logique de la série
Deux scènes rares, en intérieur et en extérieur, encadrent le sujet bien connu. Toutes ont pour point commun de se passer dans la région de Naples (on disait que Cornelia y avait vécu) , et de montrer par ordre chronologique deux écrivains, dans deux épisodes magnifiant le stoïcisme face à la mort.
Dans la droite ligne de la nouvelle conception de l’Education au temps des Lumières, le triptyque démontre, par les exemples de gauche et de droite, quels types admirables d’hommes produit une mère qui éduque elle-même ses enfants (au lieu de les confier aux nourrices).
Autant la composition est didactique, autant l’artiste n’a fait aucun effort pour harmoniser plastiquement les trois scènes : sans doute n’était-ce pas la priorité du commanditaire.
Cornelia, Mère des Gracques | Julia, femme de Pompée, fait une fausse couche en apercevant son manteau taché de sang |
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Angelika Kauffmann, juillet à novembre 1785 , Schlossmuseum Weimar
Le reine Marie-Caroline de Naples ayant souhaité avoir elle-aussi sa Cornelia, Angelika se contente d’inverser la composition réalisée pour Bowles. Pour pendant, elle choisit un épisode jamais illustré auparavant : l’évanouissement de Julia, fille de Jules César qui, à la vue d’un manteau tâché de sang , croit faussement que son mari Pompée est mort, ce qui déclenche une fausse couche. Mais c’est elle qui mourra en couches l’année suivante, son enfant mourant lui-même quelques mois plus tard, et la guerre civile entre César et Pompée fera rage.
Ainsi Julia, mère infortunée et tragiquement absente, constitue la figure en creux de Cornelia, mère comblée et bénéfiquement présente. Les deux étant des figures de femmes fortes, loyales à leur famille et à leur pays, qui ne pouvaient que plaire à la reine Marie-Caroline.
A la différence du triptyque, ce pendant introduit des symétries plastiques, mais sans réussir à les faire coïncider avec la sémantique, puisque les deux « mères » ne se répondent pas : à Cornelia désignant ses deux enfants correspond la servante qui repousse les deux arrivants ; et c’est à la matrone assise que correspond Julia.
Cornelia, Mère des Gracques | Brutus condamnant à mort ses deux fils Titus et Tibérius pour avoir voulu rétablir la monarchie |
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Angelika Kauffmann, janvier 1788, 1788, National Gallery of Canada
Le troisième opus est réalisé trois ans plus tard pour le prince Poniatowski (du second tableau on ne connait que ce dessin préparatoire).
Il exprime « le contraste entre un père qui sacrifie ses enfants pour le bien de l’État et une mère qui élève ses fils pour devenir de grands réformateurs sociaux et des champions du peuple. Poniatowski lui-même était un penseur révolutionnaire et éclairé, ainsi qu’un réformateur des idéaux politiques, éducatifs et agricoles, qui croyait en l’égalité des droits pour toutes les classes de la société ».[9].
La logique du pendant (SCOOP !)
Avec ce sujet, Angelika réussit enfin la fusion parfaite de la forme et du fond :
- aux deux fils vertueux correspondent les deux fils félons ;
- la mère honorable préfigure, par ses gestes, le père héroïque ;
- Sempronia, grandie en une adolescente méritante, fait écho au consul Collatinus [5] debout sur la tribune (collègue de Brutus, il tient le même rotulus que lui)
- enfin la matrone assise est équilibrée par le personnage assis sur la tribune : comme mentionné dans le récit de Tite-Live [10] et dans la description d’Angelika ([0], p 170), il représente l’esclave Vindicius, affranchi en récompense d’avoir dénoncé le complot.
Réalisé par une artiste de cour pour un aristocrate éclairé, ce pendant reflète, une année avant la Révolution française, la dangereuse perméabilité des classes dirigeantes aux idées démocratiques :
- l’exécution des fils, royalistes dénoncés, venge celle des Gracques, réformateurs malheureux ;
- l’esclave sur la tribune rend hommage à la promotion du Peuple Vertueux.
Ulysse et Circé | Vénus et Adonis |
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Angelika Kauffmann, mai 1786 pour le duc de Chaulnes à Paris, Bayly Art Museum, University of Virginia, Charlottesville
Le pendant compare deux femmes tentant de retenir un homme :
- une maîtresse absusive (Circé s’asseoit sur les jambes d’Ulysse)
- une maîtresse tendre (à l’image des colombes blanches) et pressentant le malheur imminent : « la déesse essaie de le persuader de ne pas partir chasser durant son absence ».
Enée pleure Pallas tué par Turnus (La Pompe funèbre de Pallas) | Hermann couronné par Thusnelda |
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Angelika Kauffmann, 1785, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck
Ces deux tableaux sont les esquisses d’un très ambitieux pendant d’histoire (détruit en 1945) que l’Empereur Joseph II avait commandé en personne à Angelika lors d’une visite à Rome, en lui laissant le choix des sujets.
Enée pleure Pallas tué par Turnus
Le sujet est tiré de l’Eneïde (Livre XI, 29-99), dont Angelika suit scrupuleusement le texte :
Ainsi parla-t-il tout en pleurant, et il retourna au seuil de la demeure où était exposé le corps sans vie de Pallas ; le vieil Acétès, jadis écuyer d’Évandre le parrhasien, le veillait… Autour il y avait la troupe de ses serviteurs, une foule de Troyens, et les femmes d’Ilion, la chevelure dénouée, selon le rite du deuil. Quand Énée vit sur un coussin la tête et le visage de Pallas, blanc comme neige, et la blessure béante faite à sa jeune poitrine par la pointe ausonienne, il parla ainsi, les yeux pleins de larmes… | Sic ait inlacrimans recipitque ad limina gressum, corpus ubi exanimi positum Pallantis Acoetes seruabat senior, qui Parrhasio Euandro armiger ante fuit… Circum omnis famulumque manus Troianaque turba et maestum Iliades crinem de more solutae… Ipse caput niuei fultum Pallantis et ora ut uidit leuique patens in pectore uulnus cuspidis Ausoniae, lacrimis ita fatur obortis. |
Le détail du geste d’Enée provient de la scène suivante, celle du cortège funèbre :
Alors Énée apporte deux vêtements, raides d’or et de pourpre, que la sidonienne Didon, heureuse de travailler pour lui, avait jadis confectionnés de ses propres mains, insérant dans leur trame de minces fils d’or. Dans sa tristesse, en ultime hommage, il en prend un pour envelopper le jeune homme et voiler la chevelure, qui bientôt sera la proie des flammes. | Tum geminas uestes auroque ostroque rigentis extulit Aeneas, quas illi laeta laborum ipsa suis quondam manibus Sidonia Dido fecerat et tenui telas discreuerat auro. Harum unam iuueni supremum maestus honorem induit arsurasque comas obnubit amictu |
Hermann couronné par Thusnelda
Le sujet est tiré du poème « Hermann et Thusnelda », écrit en 1752 par un proche ami d’Angelika, le poète Friedrich Gottlieb Klopstock. Hermann (ou Arminius), après avoir anéanti les légions romaines de Varus, revient sacrifier sur les autels des ancêtres. Ses compagnons lui présentent le fruit de leur victoire, le Bouclier de Varus, deux Aigles et une autre enseigne Romaine. A droite un barde, lève les mains pour remercier les dieux de la victoire sur les Romains (on voit deux prisonniers derrière lui) [5].
Au centre Thusnelda, la femme du vainqueur, passe une couronne de fleurs autour de sa lance. Cette invention, bienséante mais évidemment suggestive, remplace un geste de Thusnelda difficile à représenter :
Laisse-moi, mon Hermann, laisse-moi tresser ta flottante chevelure, et la réunir en anneaux sous ta couronne… |
Lass dein sinkendes Haar mich, Hermann, heben, Dass es über dem Kranz in Locken drohe! |
La logique des pendants
Le pendant a bien sûr pour but de flatter la gloire germanique au contact de la prestigieuse Eneide. Les deux scènes choisies se prêtent à une composition parallèle :
- à gauche les armes en trophée ;
- au fond deux motifs verticaux : lances troyennes et aigles romaines ;
- à droite le groupe de femmes : troyennes et germaines ;
- puis un vieillard, l’écuyer et le barde.
Restent au centre les deux personnages principaux et leurs gestes homologues :
- Enée recouvrant le visage de Pallas : hommage au vaincu ;
- Thusnelda couronnant la lance d’Hermann : hommage au vainqueur.
Sacripante et Angelica (d’après Roland furieux de l’Arioste), gravure de Bartolozzi, 1783 | Henri et Emma (d’après un poème de Prior), gravure de John Boydell, 1792, British Museum. |
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Angelika Kauffmann, 1783, deux tableaux ronds pour Bowles
Sacripante, amoureux transi d’Angélique, la voit soudain venir vers lui alors qu’il se lamente près d’un ruisseau.
Henri, déguisé en bohémien, s’approche d’Emma sous prétexte de lire les lignes de sa main.
Deux mouvements symétriques, de la femme vers l’homme qui lui tend la main, et réciproquement. Et toujours l’opposition formelle entre un couple disjoint et un couple tangent.
Angelica Kauffman, février 1789 pour Mr Boydell de Londres
Valentine à gauche, et Giulia à droite (déguisée en page) surprennent leurs amants respectifs, Proteus et Sylvia, en galante conversation.
Troilus, surprenant sa femme Cressida en galante conversation avec Diomède, veut se ruer sur elle, mais Ulysse et un autre compagnon le retiennent.
Le pendant illustre, en extérieur jour et en intérieur nuit, deux scènes de Shakespeare où un couple illégitime est surpris par l’amant ou les amants légitimes. Afin d’obtenir un minimum de symétrie, Angelika a rajouté le compagnon d’Ulysse pour aboutir tant bien que mal à un quatuor équilibré (une femme et trois hommes, Giulia étant déguisée).
La Modestie, disparue | La Vanité, gravure de Bartolozzi, 1793, British Museum |
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Angelica Kauffman, mai 1789 pour Mr Matthews de Londres
Deux traits féminins opposés.
Angelica Kauffman, mai 1789 pour Mr Bowles
Les deux pendants illustrent, à travers l’exemple de deux reines d’Angleterre, une vertu qui n’est pas que masculine : le Courage.
Vénus persuadant Hélène d’aimer Pâris, Ermitage, Saint Petersbourg | « Ovide en exil, assis et écrivant ses fables », disparu |
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Angelica Kauffman, avril 1790 pour le prince Youssoupov
Voici la description par Angelika du tableau disparu ([0], p 171) : Ovide « est déjà avancé en âge. Il est assisté par le Génie de la Poésie, tandis que l’Amour brise son arc, puisque c’est l’amour qui a été la cause de tous les malheurs du poète ».
Le parallélisme entre les deux tableaux permet de préciser la composition :
- Ovide écrivant devait se trouver assis à gauche (à l’emplacement des feux femmes)
- l’Amour bisant son arc au centre (en correspondance avec Cupidon tenant son arc) ;
- le Génie de la Poésie à droite (en correspondance avec Pâris).
Hygieia | Flora |
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Angelika Kauffmann, novembre 1790, collection privée
Ce pendant provient du palais du duc de Santa Croce, à Palerme.
Hygie, la déesse de la santé, est représentée avec le serpent de son père Esculape.
Flora, la déesse du Printemps et des fleurs, est identifiée par sa couronne florale.
Angelika n’a pas indiqué la raison de cet appariement, peut-être purement formel (deux figures circulaires, serpent et couronne) ou stylistique ( deux plastiques féminines, « à la grecque » et « à la romaine »).
Hygieia, Hippocrate, Flora et Galien
Panonceaux pour la pharmacie Zum goldenen Löwen de Josefstadt
Ferdinand Georg Waldmüller, 1826, collection privée
Une autre association possible est par le biais des plantes médicinales, comme on le voit dans cette décoration bien postérieure pour une pharmacie autrichienne.
Bacchante, Gemäldedegallerie, Berlin | Cérès, collection privée |
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Angelika Kauffman, 1785
L’opposition entre plastique grecque et plastique romaine se retrouve dans ce pendant commandé par Dorothée, duchesse de Courlande [10a].
Angelika Kauffmann, mars 1794 pour Bowles
Le premier pendant est dédié à une femme légère, la courtisane Phryné :
- séduite par le sculpteur (qui lui montre la statue exprimant son amour) ;
- tentant de séduire le philosophe (qui lui préfère son rouleau) ;
Le second pendant est dédié à deux femmes sérieuses :
- la nymphe Egeria, qui prodigue au roi Numa Pompilius des conseils pour mettre au point la législation religieuse de Rome ; les rendez-vous, de travail – que l’on dit aussi de plaisir – avaient lieu à l’endroit où un bouclier sacré était tombé du ciel .
- « la Charité Romane (pour ainsi dire Grecque) : une jeune femme nourrissant au sein sa vieille mère en prison, condamné à mourir de faim pour un crime qu’elle avait commis. »
Bacchus découvrant Ariane abandonnée par Thésée | Euphrosyne se plaignant à Vénus de la blessure causée par le dard de Cupidon |
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Angelika Kauffmann, , juin 1794 pour Lord Berwick ([0], p 173) , Attingham Park, Shropshire, copyright National Trust
Ce pendant a été commandé par Lord Berwick lors d’un voyage à Rome. Il représente un couple rapproché ou séparé par Cupidon. Le premier sujet étant tiré d’Ovide et le second de Métastase, le pendant s’inscrit aussi dans le débat sur les mérites comparés des Classiques et des Modernes [11].
Ariane abandonnée par Thésee
Angelika Kauffmann, 1774, Museum of Fine Arts, Houston
Les deux sujets, surtout celui d’Ariane, avaient été traités séparément par Angelika.
Pour la carrière romaine d’Angelika, Les « Memorie istoriche » sont un document exceptionnel : ils donnent une vision détaillée de sa production massive, qui alterne des portraits de famille de tous les grands de son époque avec des oeuvres d’imagination très personnelles, sur des sujets souvent très originaux, voire alambiqués.
Dans cette production, les pendants apparaissent régulièrement, mais semblent plus liés à une préférence de certains commanditaires qu’à une proposition spontanée de l’artiste. Ainsi, sur les vingt huit pendants de la période, quinze sont commandés par des clients en possédant déjà un (huit pour Bowles, trois pour Gaetani, deux pour Borshell et Youssoupov).
https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436810
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