Age d'or (2) : les pendants moraux
Ce type particulier de pendant conceptuel se développe dans la seconde moitié du siècle : il tire partie de la structure binaire du pendant pour passer un message moral, en montrant soit deux situations opposées (moralement ou socialement), soit deux aspects complémentaires de la même notion.
Beer Street, Gin Lane
Hogarth, 1751
Cette paire de gravures militantes compare la prospérité d’une rue où les habitants s’adonnent à la boisson traditionnelle de l’Angleterre, la bière, et la décrépitude d’une population qui s’abandonne à cette nouveauté pernicieuse qu’est le gin.
Conçue pour l’éducation du peuple, ce pendant fourmille de détails croustillants [2], et fonctionne par la profusion plutôt que par la symétrie. Voici les rares détails qui se répondent :
- le toit en réparation et le toit qui s’écroule ;
- l’enseigne en forme de tonneau et celle en forme de cercueil ;
- la maison du prêteur sur gages : en brique, décrépite et sans clients d’un côté, elle est reconstruite en pierre de l’autre, et son enseigne redressée forme une croix impie qui vient se poser juste en haut du clocher.
A noter également le personnage du peintre, qui fait le lien entre les deux scènes : sous une image « A la santé du Barley Mow » (chanson à boire traditionnelle), il est en train de peindre, en s’inspirant de la bouteille suspendue, une publicité pour le gin.
La promenade de Longchamp, Musée Rigaud, Perpignan | La parade du boulevard, National Gallery, Londres [3] |
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Gabriel de Saint Aubin, vers 1760, 80 x 64 cm
Ces deux tableaux de même taille n’ont pas été exposés ni vendus en pendants : il est néanmoins très probable qu’ils aient été conçus comme tels.
La promenade de Lonchamp
La composition est divisée par les troncs d’arbre en trois sections :
- à gauche, une table avec trois dames, un gentilhomme qui tend la bouteille et un vieux mendiant qui tend la main ;
- au centre un couple élégant ;
- à droite, une vielleuse et un guitariste assis par terre, un chien qui gambade et une file de carrosses qui attendent.
La parade du boulevard
La composition est la encore divisée en trois zones, mais réparties différemment :
- la foule, dont tous les regards se tournent vers l’estrade ;
- un couple de comédiens qui s’affrontent à l’épée pour la parade (spectacle gratuit incitant le spectateurs à entrer dans le théâtre) ;
- un jeune homme endormi sur son tambour (sans doute celui qui a rameuté la foule).
La logique du pendant
Le pendant compare deux spectacles gratuits :
- à l’extérieur de Paris, une parade pour les riches ;
- sur le boulevard du Temple, une parade pour les pauvres.
Noël Hallé
Antiochus tombant de son char, The Virginia Museum of Fine Arts, Richmond (99.7 × 135.9 cm) |
Antiochus dictant ses dernières volontés, collection Horvitz (100,5 x 135 cm) |
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Hallé, 1738
Dans le premier tableau, Antiochus, qui se rendait à Jérusalem pour exterminer les juifs et détruire le temple, a un accident de char.
Dans le second, sur son lit de mort, il montre le ciel qui l’a puni, et dicte ses dernières volontés en faveur des juifs.
La logique du pendant
Dans ce pendant extérieur-intérieur, la posture d’Antiochus, couché tête en bas hors de son char, puis tête en haut dans son lit, illustre son relèvement moral.
D’autres symétries se révèlent progressivement entre les deux compositions :
- les deux chevaux renvoient aux deux soldats ;
- le soldat qui s’incline vers le visage du roi trouve un écho dans scribe qui note ses dernières paroles ;
- l’autre soldat, qui relève sa jambe droite fracturée, renvoie au médecin qui la soigne.
Les dangers de l’amour (Hercule et Omphale) | Les dangers de l’ivresse (Bacchanale) |
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Hallé, Salon de 1759, Musée de Cholet
Mis à part le titre, rien n’apparie réellement ces deux scènes ; et les soi-disant « dangers » (la féminisation d’un côté, la violence et le viol de l’autre) sont montrés avec si peu de conviction que le résultat obtenu est plus proche d’une apologie que d’une mise en garde.
L’éducation des riches |
L’éducation des pauvres |
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Hallé, 1764-65, Collection particulière
Trois ans après la publication de l’Emile, ce pendant engagé se place résolument dans le camp de Rousseau.
Le jeune riche, encouragé par son précepteur et surveillé par son père et sa mère, fait face d’un air crispé à son maître de mathématiques, en se reculant le plus possible sur son siège. La mappemonde et le plan de la forteresse disent bien que ce type de savoir est celui qui sert au pouvoir. Le jeune frère, encore un peu libre, feuillette un carnet de dessins à côté d’une guitare qui attend la fin du pensum.
Du côté des pauvres, pas d’enseignant spécialisé, tout le monde instruit les enfants : le père montre comment suivre un plan, la mère surveille la broderie, la grande soeur apprend les lettres à la petite et une servante aide le plus jeune à monter l’escalier.
Un chien de compagnie (inutile) et un chat (utile) complètent la symétrie. A remarquer aussi,à l’extrême droite, le mendiant qui entre chez les pauvres, et à l’extrême-gauche, le valet indifférent qui quitte la pièce des riches. Les uns font la charité, les autres se font servir.
Cornélie, Mère des Gracques Hallé, 1779, Musée Fabre, Montpellier |
Agésilas jouant avec ses enfants Hallé, 1779, Musée Fabre, Montpellier |
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C’est dans l’Antiquité que Hallé va maintenant chercher une mère et un père modèle, pour ce pendant très classique qui respecte l’opposition intérieur/féminin et extérieur/masculin.
«Cornélie, mere des Gracques, recevant la visite d’une Dame Campanienne, richement vêtue, & qui tiroit vanité de toutes ses parures, lui dit, en lui présentant ses Enfans, qui revenoient des Ecoles publiques : pour moi, voilà mon faste et mes bijoux. Valere Maxime, lv. IV, ch. 4″ Notice du Salon de 1779 | « Quelqu’un riant de voir Agésilas à cheval sur un bâton, avec son fils, qui était encore dans l’enfance : maintenant, lui dit Agésilas, gardez-moi le secret. Quand vous serez père, vous conterez mon histoire à ceux qui auront des enfants. » Histoires diverses d’Elien, traduites du grec, avec des remarques par B.-J. Dacier, 1772 |
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La mort de Socrate | La mort de Caton |
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Cignaroli, 1768, Musée des Beaux-Arts, Budapest
Le pendant confronte, dans l’ordre chronologique, le suicide édifiant d’un Grec et d’un Romain, entourés de disciples montrant tous les signes de l’affliction la plus extrême :
- de part et d’autre des deux mains inanimées de Socrate s’opposent la coupe de ciguë avec laquelle il s’est empoisonné, et le livre ouvert qui proclame son immortalité ;
- la diagonale de l’épée monte vers le corps christique de Caton le Jeune : on dit qu’il se donna la mort après avoir lu une dernière fois le Phédon de Platon.
Ainsi le livre qui symbolise la sagesse antique passe virtuellement du tableau grec au tableau latin.
Alcibiade recevant les leçons de Socrate | Bélisaire, réduit à la mendicité, secouru par un officier des troupes de l’empereur Justinien |
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Vincent (François-André ), 1776 ,Musée Fabre, Montpellier
Bien que le goût néoclassique prétende à une simplification après les excès du rococo, ce pendant continue à exiger une lecture experte.
Une scène d’intérieur s’oppose à une scène en pleine air. Dans chacune, un jeune soldat casqué et cuirassé dialogue avec un homme mûr barbu, accompagné d’un jeune homme en toge blanche.
Alcibiade et Socrate
A gauche, Alcibiade est un jeune général ambitieux, qui revient prendre conseil auprès de son maître Socrate. Celui-ci, en contrebas du militaire casqué, est remis a égalité par la présence derrière lui de son daimon ailé et couronné de lauriers, qui lui souffle la bonne leçon : avant de gouverner les autres, il faut apprendre à se connaître soi-même . De la main droite, chacun des deux montre le signe de son pouvoir : le bâton de commandement et l’index de la persuasion. De la main gauche, chacun tient en réserve son arme : l’épée ou le rouleau de parchemin [1].
Cette composition en V est sous le signe de la confrontation : dans le triangle du milieu s’inscrivent le bouclier et le glaive.
Bélisaire
A droite, Bélisaire est un vieux général aveugle et déchu, qui se sert de son casque pour mendier, et porte encore sa cuirasse sous son manteau de pauvre. Un jeune garçon le guide. Un de ses anciens soldats le reconnait au moment où il lui donne l’aumône, crispant les lèvres devant la dureté du sort [2].
Cette composition en V inversé est sous le signe de la communion : les mains du jeune homme, de l’homme mûr et du vieillard se rejoignent autour du casque, arme d’orgueil devenu récipient d’humilité : son retournement est à l’image du retournement du destin.
La logique
Du bâton de commandement au bâton du mendiant, il n’y a que l’interstice entre les deux pendants.
Peyron
Bélisaire recevant l’hospitalité d’un paysan ayant servi sous ses ordres, 1779 | Cornélie, mère des Gracques, 1781 |
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Jean François Pierre Peyron, Musée des Augustins, Toulouse
Réalisé deux ans plus tard pour le même commanditaire (l’abbé de Bernis), et exposé avec le premier tableau au salon de 1785, le second tableau a sans doute été conçu comme pendant [6]. Les deux scènes empruntent à chacun des pendants précédents (Vincent 1777 et Hallé 1779), preuve que ces sujets moralisantes étaient devenus pratiquement interchangeables : les deux compositions cohabitent sans interagir, et on aurait bien du mal à trouver un point commun entre elles, dans le fond ou dans la forme, sinon que ce sont toutes deux des exemples édifiants tirés de l’Antiquité.
Cimon entrant en Prison pour faire accorder la Sépulture à son Père Miltiade | Socrate arrachant Alcibiade à la Volupté |
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Pierre Peyron, vers 1785, Musée de Gueret
Cimon et Miltiade
Le premier tableau illustre la piété filiale de Cimon envers son père :
« Celui-ci, le grand capitaine Miltiade, héros de guerre illustre mais très pauvre, avait été reconnu coupable par Athènes pour péculat. N’ayant pas pu payer l’amende à laquelle on l’avait condamné, il avait été envoyé en prison. Le fils Cimon âgé de vingt ans fit donc preuve à l’occasion du décès survenu lors de l’emprisonnement d’une extraordinaire obéissance au devoir de piété filiale. Il prit la place de son père mourant ou mort (selon les versions) dans la prison, pour assumer personnellement la condamnation prononcée, ce sacrifice volontaire étant le seul moyen qui pût légitimer la sépulture officielle dont son père aurait dû être privé. » [6a], p36
Alcibiade et Socrate
Le second tableau montre également une scène édifiante entre un homme mûr et un jeune homme : Socrate,un livre sous le bras, vient chercher Alcibiade dans le lit des courtisanes : il lui fait honte en lui montrant ses armes qu’il a attachées à une statue de Priape, dont la fumée du brasero voile opportunément la partie sensible. Alcibiade quitte sa couronne de fleurs, on comprend qu’il gagnera à la place une couronne de lauriers.
La logique du pendant
Initialement, les tableaux devaient montrer, en intérieur et en extérieur, deux épisodes de la vie de Socrate :
« Lorsque d’Angiviller commande, en 1780, deux tableaux en pendant à Peyron, il propose pour sujet du premier la mort de Socrate (mais Peyron choisir de traiter les Funérailles de Miltiade): pour le second, il écrit à Vien: Je ne serois pas faché que l’un des deux [tableaux) fût un sujet où il y eût des femmes, et nues, car il dessine bien» (Correspondance des Directeurs, L. XIV. p. 14 » [6b], p 102
Le remplacement de la Mort de Socrate par le sujet bien plus rare de la Mort de Miltiade est l’occasion d’une composition à la Watteau (centre vide / centre plein) , d’une grande symétrie :
- rapport père-fils et mentor-disciple ;
- armes suspendues de Cimon et d’Alcibiade ;
- lit de mort et lit de volupté.
Achille jouant de la lyre sous sa tente avec Patrocle, est surpris par Ulysse et Nestor, Louvre | La vertu de Lucrèce, ou Tarquin le superbe et Collatinus chez Lucrèce, Toledo Museum of Art |
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Giuseppe Cades, vers 1782
La surenchère néoclassique fait que les sujets deviennent rares, et les titres à rallonge cachent souvent la minceur du propos.
Le premier tableau illustre un passage du Chant IX de l’Iliade, où les Grecs viennent en ambassade auprès d’Achille pour tenter de l’enrôler dans leur camp.
Pour le second, par raison de symétrie, il fallait un sujet tiré de l’histoire romaine, et une héroïne d’un calibre suffisant pour équilibrer le divin Achille. La chaste Lucrèce pouvait faire l’affaire, mais pas dans sa scène du suicide, tellement ressassée depuis deux siècles : Cades imagine donc une scène originale, où elle coud des manteaux pour les soldats, avec ses dames de compagnie. Elle reçoit la visite-surprise de son mari Collatinus (qui lui prend la main), et de Tarquin, l’allié de celui-ci : à la manière dont il la scrute, on devine la suite : il va la violer et elle se poignardera pour échapper au déshonneur.
La logique du pendant
L’idée sous jacente est de montrer comment l’irruption de guerriers, dans un lieu protégé, va arracher un beau musicien à sa lyre et une noble dame à sa couture, pour les transformer en héros.
Ce type de production très intellectuelle peut sembler une impasse puisque, sans les titres, le pendant ne fonctionne pas. Turner au siècle suivant renouera avec cette inflation textuelle et assumera totalement l’alliance du pictural et du littéraire : ses pendants, pour être compris, seront non seulement affublés de titres copieux mais accompagnés de poèmes explicatifs (voir Les pendanst de Turner 1797-1828).
Un cas très intéressant sur la loqique des pendants moraux à la fin du XVIIème siècle est celui d’Angelica Kauffmann, qui a consacré au thème de « Cornélie, Mère des Gracques » trois pendants très différents, sorte de point culminant du néo-classicisme : voir Les pendants d’Angelica Kauffmann.
Les effets des excès et de l’oisiveté de la jeunesse (The effects of youthful extravagance and idleness) | Les fruits de l’économie et de l’activité précoces (The Fruits of Early Industry and Economy) |
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George Morland, vers 1789, collection privée
Lorsqu’un peintre se livre désormais à l’exercice des correspondances, c’est avec une lourdeur moralisatrice et un parallélisme rigoureux :
- le père de famille maigre, en habits rapiécés, assis à une table vide, lève les yeux vers le ciel en attendant un salut qui ne viendra pas ; tandis que le père de famille gras, en perruque, assis à une table encombrée de papiers et de pièces, reçoit d’un clerc affairé (la plume entre les dents) un paiement bien mérité ;
- la mère pauvre se crève les yeux à coudre, tandis que la riche tend à sa fille une grappe de raisins ;
- la fille de la maison sert de servante en attisant le pauvre feu tandis que la fille riche est servie par un domestique noir ;
- le jeune fils allongé par terre, la manche déchirée, a laissé tomber son livre pour jeter vers son père un regard de reproche, tandis que le fils de famille riche, à l’abri de tout besoin, joue tranquillement avec le chien.
Le retour du marin marié | Le retour du marin non-marié |
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Ibettson, 1800, Tate Gallery
Le marin marié rentre dans sa maison montrant tous les signes de la prospérité et de la continuité familiale : ses vieux parents, sont fils qui joue déjà au bateau, les porcelaines sur la cheminée, les pièces répandues sur la table et la malle qui passe juste par la porte.
A l’inverse, le marin non marié rentre dépenser ses sous au cabaret, entouré de musiciens, de filles et d’ivrognes.
Merci pour vos merveilleuses interprétations éclairantes et facétieuses.
Je prépare une exposition au Musée Pouchkine et il me semble que vos informations concernant les pendants de Subleyras et de Fragonard sont erronées. En effet les 2 Fragonard « L’enjeu perdu » et « Les apprêts du repas » sont réunis au Musée Pouchkine alors que les 2 Subleyras sur les fables libertines de La Fontaine sont à l’Hermitage à St Petersbourg.
Peur-être s’est-on rendu compte à un moment de la nécessité de reconstituer les pairs ?
Pardon pour cette remarque pédante, mais je remarque que vous aimez la précision.
C’est un plaisir de recevoir une remarque pédante aussi élogieuse. Ainsi les pendants séparés finiraient par se retrouver, la logique de la fidélité dans le temps succédant à celle de l’expansion dans l’espace ? On peut y voir la métaphore de beaucoup de bonnes choses qui nous manquent, et que la Russie a peut-être retrouvées avant nous. Je vous souhaite le meilleur succès pour votre exposition.