Les pendants de Piero di Cosimo
Dans l’oeuvre peu nombreuses et très énigmatique de Piero di Cosimo, on connait sept pendants attestés [1]. Ces oeuvres, sur lesquelles on n’a pas de témoignages d’époque, sont décourageantes par le nombre d’interprétations qu’elles ont suscitées et le peu de certitudes obtenues.
Plutôt que de rentrer dans le maquis des interprétations, ja vais simplement présenter, dans l’ordre chronologique présumé, ces oeuvres d’autant plus intéressantes – et déconcertantes – qu’elles appartiennent à la préhistoire des pendants, bien avant que la formule ne commence à se normaliser.
Portraits de Giuliano et Francesco Giamberti da Sangallo
Piero di Cosimo, 1482 -1485, Rijksmuseum, Amsterdam
Sur fond de paysage toscan, l’architecte en deuil s’est fait représenter face à son père musicien, récemment décédé.
Un article récent [1a] a expliqué la scène de l’arrière-plan à droite : on y voit Francesco, reconnaissable à son béret rouge, jouant de l’orgue dans l’église de l’Hopital de Sangallo ; les volailles suspendues sont l’enseigne de l’hôpital (gallo signifiant le coq).
L’idée-choc d’un dialogue visuel entre un vivant et un mort a un précédent en Italie :
Double Portrait des Ducs D’Urbino (Battista Sforza et Federico da Montefeltro)
Piero della Francesca, 1467-72, Offices, Florence
Le duc contemple sa défunte épouse devant une vue panoramique sur le paysage d’Urbino.
Mais la composition de Piero trouve aussi un antécédent dans les nombreux diptyques de dévotion apparus en Flandres à partir de 1450 (voir 6-7 Le donateur à taille humaine dans les Pays du Nord. La charnière du diptyque y autorise la cohabitation entre deux personnages appartenant à des niveaux de réalité différents, tels que la Vierge et le donateur
Diptyque de Marteen van Nieuwenhove
Memling, 1487, Musée Memling, Bruges
Le parapet portant les attributs des deux frères, et le tapis accentuant l’effet de relief, retrouvent les solutions de Memling à la même époque : cependant les diptyques flamands ne se risquent jamais à l’interaction visuelle entre les deux personnages, que la vue de profil suggère.
Le paysage continu (au niveau du nuage, et la colline et de la route) s’accommode de l’écartement que règlent les fuyantes du tapis : nous ne sommes clairement pas devant un diptyque à charnière, mais devant deux panneaux indépendants, destinés à être accroché à courte distance l’un de l’autre.
Ce retable a été réalisé pour l’autel de Saint Nicolas, dans la chapelle édifiée à Lecceto par Piero del Pugliese.
Une composition rigoureuse (SCOOP !)
Les quatre saints du panneau central obéissent à une logique hiérarchique :
- à gauche Saint Pierre, chef de l‘Eglise, surplombe Saint Dominique, patron de l’ordre monastique dont dépendait la chapelle ;
- à droite Saint Jean Baptiste, patron de Florence, surplombe le portrait du patricien Piero del Pugliese déguisé en Saint Nicolas de Bari (avec ses trois boules dorées).
Sur les cas relativement rares de personnages connus jouant un rôle dans une scène sacrée, voir 1-5 Donateurs incognito.
- ecclésiastique : le pape gouverne l’ordre qui gère la chapelle (flèches blanches)
- politique : le patron de Florence est aussi celui du patricien del Pugliese (flèche bleue)
L’étoile à huit branches donne l’idée d’une lecture diagonale, plus personnelle (trait vert) : Saint Pierre et le patron éponyme de Piero.
Les trois panneaux de la prédelle reprennent les mêmes personnages :
- dans les panneaux latéraux, les saints subordonnés ; Saint Dominique et Saint Nicolas ;
- au centre les personnages principaux : à gauche Saint Pierre au dessus de Saint Jean Baptiste enfant, à droite la Vierge au dessus de Jésus enfant.
Mise au bûcher des écrits des Albigeois | Saint Nicolas de Bari et les idoles |
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Le premier panneau de la prédelle montre les Albigeois hérétiques (à droite) jetant au feu un livre avec la vraie doctrine chrétienne, donnée par Saint Dominique (à gauche) ; par trois fois les flammes rejettent le livre sans se blesser.
Le troisième panneau de la prédelle montre un épisode raconté par la Légende Dorée : « Des paysans avaient gardé la coutume de pratiquer certains rites païens, sous un arbre consacré à Diane. Pour mettre fin à cette idolâtrie, le saint fit couper cet arbre. »
Piero travaille la lisibilité de chaque scène :
- en montrant un second livre dans le feu (qui représente quant à lui la doctrine albigeoise), les deux renvoyant par ailleurs au grand livre que Saint Dominique tient dans ses mains dans le panneau principal) ;
- en rajoutant dans l’arbre païen un petit démon (le distinguant de l’arbre chrétien.derrière Saint Nicolas).
Mais le trait le plus remarquable est la réutilisation du temple païen – qui se justifie dans la seconde image, au beau milieu de la première – truc purement graphique qui attire l’attention sur le livre en lévitation.
Ce « pendant » précoce de Piero est intéressant par sa recherche quelque peu forcée de symétrie :
- à l’intérieur de chaque panneau (divisé en trois sections bien délimitées) ;
- entre les panneaux (unifiés par le paysage et par un motif de jonction central : le tempietto).
Nous retrouverons ces deux caractéristiques dans les pendants ultérieurs, où la symétrie pourtant ne saute pas aux yeux.
La découverte du vin par Bacchus, Worcester Art Museum | Les mésaventures de Silène,Fogg Art Museum, Harvard University |
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Piero di Cosimo, 1499
Ces deux panneaux sont les seuls dont on connait de façon certaine l’origine : ce sont deux « spalliera » commandées par un membre de la famille Vespucci à l’occasion d’un mariage.
En aparté : le problème des spalleria
Ces panneaux décoratifs, souvent commandés par paire, faisaient partie de l’ameublement de la chambre à coucher florentine, qui était à l’époque non pas un lieu de l’intimité du couple, mais un espace d’apparat où on recevait les familiers.
Deux points rendent les tentatives d’interprétation particulièrement périlleuses :
- aucune spalliera n’a été conservée in situ : on ne sait donc pas dans quels cas elles étaient disposées en angle, ou accrochés de part et d’autre du lit (avec une notion de différenciation masculin-féminin), ou sur les murs ;
- destinées à un espace semi-public, elles offraient une grande liberté dans le choix des motifs, et comportaient probablement des éléments personnels qu’il nous est aujourd’hui impossible d’apprécier.
L’apport de Panofsky
C’est Panofsky qui a trouvé la source littéraire de ces deux panneaux. Ils illustrent un passage des Fasti dOvide (vers 3737-62) [2] , dans lequel :
- Bacchus découvre le miel en enfermant dans un arbre creux un essaim d’abeilles attirées par le fracas des satyres ;
- Silène, qui essaie de cherche du miel dans un autre arbre, tombe sur un nid de guêpes et se fait piquer.
Panofsky propose de lire les deux panneaux en terme de « paysages moralisés« , dans lesquels le miel symboliserait une force civilisatrice, et le pendant l’avancement progressif de l’humanité – interprétation qui a depuis été largement remise en question [3].
Ce qui reste certain est la signification personnelle du pendant pour la famille Vespucci (vespa signifie guêpe en latin).
Une histoire en deux temps
Les deux panneaux sont liés par des personnages récurrents. Silène en premier lieu (en blanc), qui
- fait son entrée sur un âne,
- tombe de l’âne et de l’arbre,
- est péniblement relevé par trois faunes (deux échouent à le tirer par devant, un troisième utilise un levier par derrière) ;
- est soigné de ses piqûres.
Pan (en vert) met une main dans une bourse velue et de l’autre brandit une gousse d’ail, aphrodisiaque bien connu ; c’est sans doute le même ingrédient paradoxal qu’il écrase ensuite dans une coupe pour guérir les piqûres.
Un pendant de mariage (SCOOP !)
Le couple de Bacchus et Ariane assiste en spectateur aux deux scènes.
- D’un côté l’épouse contrariée, confisquant le vase de vin, tente d’attirer sur le spectacle l’attention de Bacchus ivre, qui tient une coupe dans son dos et s’appuie de l’autre main sur un gourdin enveloppé de pampres (évocation comique du thyrse).
- De l’autre (pour autant qu’on puisse en juger vu l’état d’inachèvement), Ariane satisfaite enserre le poignet de Bacchus lequel, ayant recouvré son équilibre, s’appuie sur un gourdin maintenant en état de marche.
Le message d’encouragement à l’intention des jeunes mariés est assez clair (d’autant que plusieurs satyres portaient des attributs ithyphalliques qui ont été supprimés par la suite). Et la découverte du miel vaut pour la découverte du plaisir.
La logique du pendant (SCOOP !)
Il est remarquable que pour un sujet profane et dans une logique très différente (deux temps d’une même histoire et non pas deux histoires séparées), Piero remploie les deux même procédés que pour la prédelle du retable Pugliese :
- division nette de chaque panneau en trois sections ;
- présence centrale d’un motif de jonction : ici l’orme creux.
Piero a d’ailleurs sacrifié à cette symétrie la logique chronologique des quatre scènes avec Silène, qui aurait voulu que le second arbre se trouve à gauche (et non au centre) du second panneau.
Très différents dans leur conception sont les cinq panneaux que Panofsky a regroupés comme étant certainement ceux que Piero, d’après Vasari, avait réalisé pour décorer la villa de Francesco del Pugliese. Je renvoie à son analyse qui n’a pas pris une ride [4], et ne rajoute que quelques détails complémentaires, ainsi que des considérations sur la composition en pendants (les cinq se divisent en deux paires de dimensions différentes, plus un tableau isolé).
Scène de chasse
Piero di Cosimo, 1494–1500, MET [5]
Des humains se mêlent à des faunes et des centaures pour abattre à coup de massue les animaux qui s’enfuient d’une forêt en feu.
Dans un extraordinaire cycle de prédation, une femme sauvage se bat au corps à corps avec un ours venu défendre sa femelle attaquée par un lion, lequel est lui-même capturé par un homme sauvage.
Résumant la violence de la scène, le cadavre d’un chien et d’un homme sont saisis dans des raccourcis extrêmes.
Retour de la chasse
Piero di Cosimo, 1494–1500, MET [5]
En contraste avec la scène dans la forêt, cette scène lacustre ne comporte que des humains (mis à part le centaure pour transporter ces dames). Deux bateaux ont accosté : dans l’un on a commencé à charger des carcasses, l’autre amène des femmes qui débarquent soit en sautant dans l’eau, soit en traversant la barque qui fait pont.
Dans le bateau d’apparat orné de crânes de cerf en totem, une femme fait essayer à une autre un manchon de fourrure.
A la poupe de l’autre bateau, un homme installe une barrière en croix pour préparer le chargement. Ce geste sert aussi à attirer l’attention sur la corde, seul moyen d’assemblage à ce stade de l’Humanité.
A noter deux visages étonnés dans le sous-bois : un clin d’oeil au commanditaire ?
La logique du pendant ‘SCOOP !)
Scène de chasse | Retour de la chasse |
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Piero di Cosimo, 1494–1500, MET
Il est clair qu’aucune considération de symétrie n’a guidé Piero dans la conception de cette scène, qui fonctionne comme un panoramique en deux panneaux.
- A l’arrière-plan droit du premier, des centaures emportent les carcasses à embarquer.
- A l’arrière-plan gauche du second, on distingue à l’extrémité de la forêt en feu une silhouette qui sonne de la trompe pour rameuter d’autres bateaux, tandis que les bêtes pourchassées cherchent refuge dans l’eau.
Pour Panofsky, ce pendant, représentant l’Humanité avant la maîtrise du feu (« ante vulcano ») devait décorer une première pièce dans la villa de Francesco del Pugliese.
La forêt en feu
Piero di Cosimo, vers 1505, Ashmolean museum, Oxford [6]
Panofsky pensait que ce panneau, de même hauteur (70,5 cm) mais un peu plus long (202 au lieu de 169 cm) se rattachait au même cycle. Mais la technique différente (huile plutôt que mélange de détrempe et d’huile) et l’éclairage différent (de la droite plutôt que de la gauche) fait qu’il est maintenant considéré comme une oeuvre indépendante, ce qui n’en facilite pas l’interprétation.
L’influence de Lucrèce
Pris isolément, les éléments du tableau peuvent être retrouvés dans des passages du grand poème de Lucrèce, le De natura rerum, sans les illustrer précisément. Dans le livre V, Lucrèce parle de l’invention du feu et de ses usages notamment pour la déforestation « soit que, séduits par la bonté du terrain, ils voulussent s’ouvrir de grasses campagnes, et les rendre propres à leur nourriture. »
Le tas de braises de gauche a été rapproché du passage qui vient immédiatement après [6a] :
« Au reste, quelle que fût la cause de ces embrasements qui, avec un bruit horrible, dévoraient les forêts jusque dans leurs racines, et dont les feux cuisaient en quelque sorte la terre, de ses veines brûlantes jaillissait un ruisseau d’argent et d’or, de plomb et de cuivre, qui s’amassait dans les cavités du sol. Plus tard les hommes, voyant la masse coagulée reluire sur la terre, l’enlevaient, saisis par le charme d’un aspect brillant et lisse. «
Cependant le tas incandescent peint par Piero n’évoque guère une veine de métal en fusion.
Lucrèce n’explique pas non plus pourquoi Piero a rajouté au dernier moment ces faces humaines (l’une avec des cornes et une barbiche de chèvre, l’autre avec des oreilles d’âne) sur un corps de biche et de sanglier.
Une lecture d’ensemble (SCOOP !)
Le tableau montre quatre couples d’animaux :
- les deux couples chimériques ;
- le lion et la lionne ;
- les deux ruminants qui s’enfuient (on voit distinctement le sexe du mâle), contrastant avec celui qui meugle au premier plan (les trois sont peut être des aurochs).
J’aurais plutôt tendance à penser qu’il ne fuient pas l’incendie, mais le joug que l’homme tente de leur imposer. Il me semble aussi que les silhouettes du fond, qui puisent de l’eau ou regardent en compagnie d’un chien les bêtes sauvages qui fuient, ne sont pas particulièrement paniquées par un feu qui ne risque pas de les atteindre, mais plutôt intéressés par la bonne aubaine.
Un thème commun explique l’ensemble de ces éléments :
- le tas de braises, qui réchauffe plutôt qu’il n’effraye les oiseaux, évoque un feu contrôlé ;
- la forêt incendiée au milieu des près illustre l’usage de ce contrôle du feu : la déforestation par brûlis ;
- les ruminants qui s’enfuient vers la maison vont rejoindre le chien domestique ;
- les deux couples à tête d’homme rappellent que pour certains animaux la domestication échoue ;
- les roi des animaux et sa femelle rugissent de voir leur domination contestée.
Ainsi le sujet pourrait être très précisément l’origine de l’agriculture : la déforestation et la domestication.
Chute de Vulcain sur Lemnos, Wadsworth Atheneum, Hartford | Vulcain et Eole, National Gallery of Canada |
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Piero di Cosimo, vers 1490
Ces deux oeuvres ont été rapprochés et élucidés par Panofsky, qui a identifié le personnage commun, et a interprété le pendant comme représentant l’âge sous Vulcain, soit après la maîtrise du feu. Pour lui, ces deux deux panneaux de grande taille devaient décorer une pièce différente, mais toujours dans la villa de Francesco del Pugliese.
Chute de Vulcain
Le jeune Vulcain, jeté hors de l’Olympe par Jupiter à cause de sa jambe atrophiée, tombe au milieu de six nymphes interloquées et amusées (Panofsky explique lumineusement l’origine de la légende de Vulcain éduqué par les nymphes : une difficulté de traduction).
Un commentaire amusant (SCOOP !)
Le rapace du premier plan, qui plante ses serres dans un jeune perdreau, commente plaisamment la situation du jeune dieu, tombé du ciel entre les griffes de la nymphe.
Vulcain et Eole
Le second tableau est nettement plus complexe :
« La scène représente probablement l’avènement de la civilisation, marqué par la découverte du feu. Vulcain, déité qui le représente, travaille à l’enclume, tandis qu’Éole, maître des vents, attise les flammes de ses soufflets. Bien en vue au centre de la composition, le cavalier et le cheval blanc symbolisent la domestication de l’animal, tandis qu’à l’arrière-plan, des hommes construisent une maison rustique à partir de troncs d’arbres grossièrement taillés. En ces temps-là, humains et animaux vivaient en parfaite harmonie. » [7]
Le progrès humain (SCOOP !)
Je rajouterai deux détails détail qui vont dans le même sens.
Tandis que le charpentier du premier étage utilise un marteau à l’imitation de Vulcain, l’homme du bas, qui utilise vainement sa massue, représente le stade premier de l’humanité.
La girafe, qui regarde d’un sale oeil la tour plus haute qu’elle que l’homme est désormais capable d’élever, donne une date minimale pour la réalisation du panneau : après 1487, année où arrive à Florence de la girafe donnée par le sultan d’Egypte à Laurent le Magnifique.
La logique du pendant (SCOOP !)
Ici encore aucune symétrie n’apparaît entre les deux tableaux : le lien est simplement l’histoire de Vulcain, plus l’opposition entre d’un côté tomber du ciel et de l’autre élever une tour vers le ciel.
Tritons et Nereïdes
Piero di Cosimo, 1505-10, collection Altomani, Milan (158 x 37 cm)
Dans ces deux frises décoratives, Piero mélange aux deux créatures marines que sont les Tritons et les Néréides des faunes, des faunesses, des amours et même une humaine.
Les deux panneaux ne sont pas symétriques entre eux, mais chacun l’est par rapport à son propre centre, si l’on s’en tient au nombre de personnages de chaque groupe (le seul écart à la symétrie est indiqué en rouge).
Alte pinakothek, Münich | Musée des Beaux Arts, sStrasbourg |
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Histoire de Prométhée
Piero di Cosimo, vers 1515
Ce dernier pendant, à l‘iconographie très complexe, a été diversement interprété souvent de manière contradictoire. Je tente ici une synthèse en piochant dans trois interprétations récentes, celles de Dennis Geronimus (2006) [8] , celle de Peter Lüdemann (2010) [9] et celle de Patricia Simons ‘2015) [10].
L’Histoire de Prométhée : première scène
Prométhée, reconnaissable à son manteau brun, à ceinture rouge et à son tablier blanc d’artisan, est représenté deux fois (en blanc) :
- en bas à droite, félicité par la déesse Athéna (en jaune) ;
- en haut à droite, emporté au ciel par la même déesse.
On a beaucoup hésité sur la signification des deux statues, toutes deux masculines (nous sommes avant la création de Pandore, la première femme) :
- celle debout au centre est l’Homme, tel que façonné avec de la glaise par le titan Prométhée, mais auquel il manque encore la vie ;
- celle assise à gauche est aussi l’Homme, mais façonné par le frère de Prométhée, Epiméthée
Car selon Boccace Epiméthée est le premier à avoir réalisé un homme en glaise, ce pourquoi Jupiter le transforma en singe :
« Cet homme ingénieux fut le premier à façonner une statue d’homme en glaise, ce pourquoi, d’après Theodonte, Jupiter irrité le changea en singe et l’exila aux îles Pytacuses. On voit ici qu’Epiméthée a voulu faire l’homme à la manière de la nature et ainsi, puisqu’il ressemble à la nature du singe, il est nommé singe. », [11]
On voit bien le singe sur l’arbre de gauche, fixant son alter ego.
Ainsi il faut reconnaître :
- dans le personnage habillé presque comme Prométhée (et comme le singe) son frère Epiméthée (en orage). ;
- dans le personnage christique, en robe rouge et manteau bleu, Jupiter en personne (encadré en bleu sombre).
Ainsi déchiffré, le panneau gagne en symétrie : les deux personnages en habits colorés s’équilibrent :
- à gauche Jupiter punit Epiméthée (en le transformant en singe) ;
- à droite Athéna aide Prométhée (en l’enlevant au ciel).
Les deux chars dans le ciel, de part et d’autre de la statue, s’inscrivent dans la même symétrie :
- à gauche une femme en rouge précédée par Cupidon avec son arc : c’est Vénus ;
- à droite un homme avec une faux sur un char tiré par des dragons : c’est Saturne, le père de Jupiter.
Le geste ambigu de Jupiter
Pour Geronimus, Jupiter est en train de détruire la statue faite par Epiméthée. Mais Lüdemann propose une interprétation plus profonde, basée sur le texte de Boccace : celui-ci ne parle pas de destruction de la statue, mais introduit un peu plus loin, l’idée très originale que Prométhée représente en fait deux personnes :
« <Prométhée> est en effet double, tout comme est double l’homme qu’il a produit. Le premier n’est autre que Dieu vrai et tout puissant, qui a composé le premier homme à partir du limon de la terre, de la même manière qu’on (les païens) a prétendu que Prométhée l’avait fait, c’est-à-dire par la nature des choses… ». [12]
Le second Prométhée, explique ensuite Boccace, est le Titan qui apporte à l’homme la science et la culture. Car l’homme lui-aussi est double, « un homme naturel (naturalis) et aussi un homme social (civilis), les deux vivants grâce à une âme rationnelle » [13]
Pour Lüdemann, Piero a voulu condenser en une seule image les deux passages de Boccace :
- d’une part il montre Epiméthée dédoublé (en humain et en singe), en faisant l’ellipse sur la statue qu’il avait réalisée ;
- d’autre part il montre Jupîter/ Dieu le Père/Premier Prométhée, en train de façonner l' »homo naturalis » : un jeune homme assis, qui penche la tête vers la Terre.
A côté il nous montre le « second Prométhée », qui vient de façonner à son image (remarquer l’identité des postures) l' »homo civilis », debout sur ses deux jambes et la main levée vers le ciel.
L’interprétation de Lüdemann, est la seule qui explique la différence des postures entre les deux statues.
L’énigme de l’homme enlisé (SCOOP !)
En avant du village, des passants vont au secours d’un personnage tombé dans l’eau jusqu’à mi corps. Ce minuscule détail est peut être une réitération de l’histoire : lointain descendant de la créature prométhéenne, l’homme d’aujourd’hui est à nouveau tiré du limon.
L’Histoire de Prométhée : seconde scène
Dans cette seconde partie de l’histoire, Prométhée apparaît trois fois (en blanc) :
- en haut au centre, allant ravir du feu au char d’Apollon ;
- en bas à gauche, insuflant ce feu dans la poitrine de sa statue ;
- en bas à droite, condamné par Jupiter à voir son foie éternellement dévoré par un aigle ; Mercure (en vert) est chargé d’exécuter la sentence.
Les six convives du centre ont été diversement interprétés. Le seul facilement identifiable est le premier à gauche (en bleu sombre), qui porte le même vêtement rouge et bleu que Jupiter dans le premier tableau.
La controverse sur Pandore
La plupart des commentateurs reconnaissent dans cette scène l’histoire de Pandore : après avoir châtié Prométhée, Jupiter réunit les Dieux afin de punir les hommes en leur envoyant un fléau mortel façonné avec de la terre et de l’eau : la Femme.
Cette interprétation a été vigoureusement contestée par Panofski (ainsi que par Lüdemann) pour les raisons suivantes :
- une histoire aussi misogyne aurait été déplacée dans un contexte nuptial (les deux panneaux étant probablement des cassoni, cadeau de mariage courant) [14] ;
- l’histoire de Pandore, cadeau empoisonné pour Epiméthée, ne concorde pas avec la transformation de celui-ci en singe dans le premier panneau ;
- l’histoire n’était connue à l’époque que de seconde main, à travers la traduction en vers latins, par Niccolò Della Valle (1471), du texte grec d’Hésiode.
Je pense que ces arguments ne sont pas décisifs :
- le contexte nuptial n’est pas clairement établi ; en revanche, le thème du premier panneau étant la double création de l’Homme à partir de l’eau et de la terre, il serait étonnant que le second ait omis la création de la Femme à partir des mêmes matériaux ;
- si le second panneau est dédié aux deux châtiments qui découlent de la faute de Prométhée, il suffisait de faire visuellement l’impasse sur le personnage d’Epiméthée [15] ;
- contrairement à ce qu’on pourrait attendre, la traduction par Niccolò Della Valle est très fidèle au texte d’Hésiode.
Je suis donc reparti de cette traduction, que l’on trouvera ci-après.
La création de Pandore
«En achevant ces mots, le père des dieux et le roi des hommes sourit,
Regarda Vulcain et lui commanda ceci :
Va et sans délai confectionne, avec un mélange de terre et d’eau,
Une espèce de mortelle à qui tu donneras la voix et la force,
Ainsi que la forme d’une jeune fille virginale et céleste.
Selon le bon vouloir de chacun, que la savante déesse Pallas
Lui apprenne comment parcourir de son peigne des toiles variées.
Que Vénus à la parure d’or répande sur sa tête la grâce,
Et veille à ce qu’elle soit en permanence aiguillonnée par le désir.
Et que le messager des Dieux, le vainqueur d’Argus,
Lui ajoute un esprit fallacieux et des paroles mensongères.
Ainsi parla Jupiter, et la volonté des Dieux se conforma à ses ordres.
Aussitôt tu façonnas, Vulcain, une jeune fille semblable à une déesse vierge ;
la déesse aux yeux bleus, Minerve, l’orna d’une ceinture
Et la para de tout ce qui brille.
Les divines Grâces et l’auguste Persuasion
lui passèrent des colliers d’or brillant,
et les Heures à la belle chevelure la couronnèrent des fleurs du printemps.
De même Pallas Athénienne la décora d’un hommage particulier à sa beauté.
Et le messager des Dieux, le vainqueur d’Argus,
Lui ajouta un esprit fallacieux et des paroles mensongères.
Ainsi le Père, maître du tonnerre, avait commandé aux Dieux.
Chacun des dieux lui ayant fait un présent,
Mercure dit qu’elle méritait bien le nom de Pandore,
Mal fatal pour les mortels et peste pour le fauve.Hésiode, « Les travaux et les jours », d’après les vers latin de Niccolò Della Valle [16]
- Jupiter discutant avec un vieil homme barbu : ce pourrait être Vulcain, mais par cohérence avec le premier panneau, je pense plutôt qu’il s’agit de Saturne : dans le texte de Niccolo delle Valle, il est nommé « pater Saturnius » juste avant le passage concernant Pandore et il n’est pas illogique, dans cette histoire d’engendrement, que Piero ait montré Jupiter demandant son avis à son propre père.
- Mercure, ici représenté en meurtrier d’Argus, avec son armure et sa lance ;
- Vénus en robe rouge (comme dans le premier panneau) qui « répand sur sa tête la grâce » (d’où le geste de son bras étendu) ;
- Minerve, qui « l’orna d’une ceinture et la para de tout ce qui brille’.
- et enfin Pandore, dans une pose désarticulée qui fait écho à celle de l »‘homo naturalis ».
L’énigme de l’homme au serpent (SCOOP !)
Ce détail énigmatique montre,dans une caverne où brûle un feu, un homme portant un bâton, avec un serpent qui s’enroule autour de sa cheville. Son manteau rouge et son pétase noir le désignent clairement comme étant Mercure. Piero a peut être voulu coaguler trois épisodes : Mercure quittant sa grotte natale, Mercure inventant le caducée (en séparant avec un bâton deux serpents qui se battaient), et Mercure inventant le feu dans un antre.
Qui qu »il en soit il est clair que cet homme an bâton et ce feu dans la Terre commentent visuellement le geste de Prométhée enfonçant le tison dans la statue de terre, de même que, dans l’autre panneau, l’homme enlisé faisait allusion au limon.
Des personnages récurrents
Ce schéma d’ensemble montre avec quelle économie de moyen Piero a réutilisé les mêmes personnages dans les deux pendants :
- Prométhée, 4 fois (en blanc),
- Minerve, 3 fois (en jaune),
- Jupiter, 2 fois (en bleu sombre),
- Mercure, 2 fois (en vert),
- Vénus, 2 fois (en violet),
- Saturne, 2 fois (en bleu clair),
- Epiméthée et son singe (en orange),
- Pandore (en rose).
Reste à identifier l’homme à droite du premier panneau (en rouge)
L’énigme de l’homme écrasé (SCOOP !)
Cet homme, écrasé sous une boule de terre, à coté d’un panier de champignons renversé, est en général passé sous silence. Je pense qu’il s’agit tout bonnement de Sisyphe. Les champignons sortis du panier sont une allusion érudite à un passage des Métamorphoses :
« Enfin, avec ses serpents ailés, elle atteignit Éphyre et la source de Pirène ;
c’est là, au dire des Anciens, qu’au premier âge du monde apparurent
des humains, nés de champignons produits par la pluie. » Ovide, Métamorphoses, 7, 391-93
Par ailleurs, le fondateur d’Éphyre n’est autre que Sisyphe :
« Sisyphe, fils d’Éole, fonda la cité d’Éphyre – celle qui aujourd’hui s’appelle Corinthe » Apollodore, Bibliothèque, Livre I, 9, 3
On peut proposer au moins trois raisons pour lesquelles Piero (ou son commanditaire érudit) a décidé de comparer Sisyphe et Prométhée :
- à titre de compagnons d’infortune : les deux sont condamnés par Zeus à un châtiment perpétuel ;
- à titre de créateur d’hommes (la population de Corinthe étant sortie de champignons) ;
- à titre de manipulateur de glaise : car le « rocher » est ici, par la puissance visuelle d’une association d’idée, transformé en une boule de terre, qui fait de Sisyphe une sorte de bousier à quatre pattes, un anti-Prométhée condamné à transporter sans arrêt la même glaise sans que jamais rien n’en sorte.
La logique du pendant (SCOOP !)
Chaque panneau est divisé en trois sections bien délimitées, selon l’habitude de Piero. Le premier est centré autour de la statue, le second est vide au centre : contraste efficace dont Watteau, bien plus tard, fera un usage quasi systématique dans ses pendants (voir Les pendants de Watteau).
Patricia Simons fait l’hypothèse astucieuse que la double représentation de la même statue, de face et de profil, est une indication que les panneaux étaient présentés à angle droit. Mais il ne faut pas perdre de vue que la grande statue s’inscrit dans une série transversale, celle des quatre Créatures faites d’eau et d’argile :
- l’homo naturalis,
- l’homo civilis inanimé,
- l’homo civilis animé,
- Pandore.
Une seconde série présente les héros malheureux de cette évolution, chacun surmonté d’un arbre :
- Epiméthée et le singe,
- Sisyphe,
- Prométhée et l’aigle.
Au final, ce dernier pendant de Piero apparaît comme un tour de force de composition, dense, harmonieuse et savant,.
[16]
« Subrisit fatus divum pater atque hominum rex
Vulcanum aspiciens atque illi talia mandat:
„Vade, celer speciem e terra mixtoque liquore
Confice, mortalem cui vocem et robora iunge,
Sitque ea virgineae caelestis imago puellae,
Quam sibi quisque velit, dea quam doctissima Pallas
Instruat et varias percurrere pectine telas.
Adiciat capiti facilem Venus aurea formam,
Curet ut assidua stimulata cupidine corpus.
Fallacemque addat mentem et fallacia verba
Interpres superum, victor Cyllenius Argi.
Dixerat; imperio Iovis annuit aequa voluntas
Coelicolum. Extemplo fingis, Vulcane, puellam
Virginis ora deae similem; quam glauca Minerva
Cinxit et ex omni fulgentem parte polivit.
Huic etiam Charites, etiam celeberrima Pitho
Aurea candenti posuere monilia collo,
Effusaeque comas Horae de flore coronam
Vernali tribuere deae; tamen Attica Pallas
Illam praecipuo formae decoravit honore,
Et superum interpres, victor Cyllenius Argi,
Fallacem attribuit mentem et fallacia verba.
Sic pater altitonans divino iusserat ore.
Quandoquidem dederat sua munera quisque deorum,
Mercurius merito Pandoram nomine dixit,
Exitiale malum mortalibus et fera pestis. »
https://archive.org/details/cataloguscodicum00stad_0/page/250/mode/2up
A comparer avec la traduction depuis le Grec :
http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/travaux.htm
extraordinaire