6-7 Le donateur-humain dans les Pays du Nord (après 1450)
Dans les Flandres, le donateur à taille humaine se développe, après 1450, dans la formule très particulière des diptyques de dévotion, où le donateur est toujours à droite. Cette position est identique dans les oeuvres d’un seul tenant, sauf deux cas exceptionnels que nous analyserons.
Le Diptyque de dévotion flamand
Nous avons vu apparaître sporadiquement, à la fin du XIVème siècles, quelques essais de diptyques dans lesquels le donateur occupait la partie gauche et la Vierge à l’Enfant la partie droite, la séparation physique étant une manière d’éluder les problèmes de miscibilité entre le profane et la sacré (voir 6-1 …les origines)
Au milieu du XVème siècle, à la suite de Van der Weyden, la formule très particulière du diptyque de dévotion privée va se développer dans les Flandres.
Ces trois diptyques, qui possèdent tous un revers armoriés, sont décrits en détail dans ZZZ..
Nous nous intéressons ici à leurs caractéristiques commune :
- donateur dans le volet droit, respectant l’ordre héraldique ;
- aucune interaction entre le donateur et la scène sacrée ;
- cadrage à mi corps et fond neutre, supprimant la question de la continuité du décor.
Resserré et austère, ce type de composition cultive à la fois l’intimité et la distance, l’égalité dans l’apparence et l’incommensurabilité dans l’essence : les personnages sacrés sont indifférents à la présence du donateur, et celui-ci ne les regarde pas. Contrairement à tous les exemples vus jusqu’ici, il ne s’agit plus pour lui de demander ostensiblement à Marie d’intercéder auprès de Jésus pour son salut : mais de s’abandonner à une contemplation muette, purement intérieure et n’attendant pas de retour.
fol 50v | fol51r . |
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Heures à l’usage de Rome de Louis de Laval,
Jean Colombe, 1486, BNF Latin 920
Les deux inscriptions qui encadrent la miniature de gauche sont intéressantes, car elles l’identifient à la fois comme une image de l‘Immaculée Conception (Sancta et Immaculata Virginis) et, bien qu’elle ne soit pas assise à terre, comme une Vierge de l’Humilité (Sancta et Immaculata Humilitas). Sur ces notions compliquées, voir 3-3-1 : les origines).
Ce remarquable bifolium transpose en enluminure l’esthétique des diptyques de dévotion, en élargissant le cadrage et en garnissant le fond. Contrairement à Van der Weyden, l’Enfant accueille le donateur de la main. Celui-ci cependant, les yeux mi-clos, ne regarde pas l’Enfant, et la perspective suggère la présence d’ une cloison semi-perméable entre les deux, que seul le regard de l’Enfant peut traverser.
Ce hiatus parfaitement assumé résulte d’un parti-pris de mise à distance, et non d’une insuffisance technique de l’enlumineur, comme le montre cet autre extraordinaire bifolium à la fin de l’ouvrage.
fol 334v | fol 335r |
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Le corps de Louis de Laval, reconstitué miraculeusement hors de son monument, assiste à la sortie tout aussi miraculeuse des morts hors de la Terre au jour du Jugement dernier. La position du donateur à gauche souligne le caractère surréel de cette vision, qui échappe au cadre de la chapelle funéraire (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).
La puissance de l’image devait susciter une forte émotion au vieux Louis de Laval, « chevalier en son vivant et Seigneur de Chatillon et Gaël », une première fois rajeuni par le ciseau du sculpteur, une seconde fois par la grâce divine.
Diptyque de Marteen van Nieuwenhove
Memling, 1487, Musée Memling, Bruges
C’est Memling qui a introduit le décor véritablement continu dans le diptyque, de dévotion, rompant avec son austérité et son abstraction initiale : il en résulte toute une série de questions techniques et symboliques, qui méritent une explication détaillée (voir 3.1 Le diptyque de Marteen, 3.2 Trucs et suprises, 3.3 D’un livre à l’autre).
Diptyque de Jan du Cellier, bourgeois de Bruges
Memling, vers 1489, Louvre, Paris (photo Jean-Louis Mazières)
Mais dans cet autre diptyque, au cadrage large, Memling revient à l’indépendance des scènes :
- dans le volet féminin, le mariage mystique de Sainte Catherine se déroule dans un jardin clos, en présence de cinq autres saintes ;
dans le volet masculin, le donateur est en prières, accompagné par Saint Jean Baptiste, avec au fond Saint Jean à Patmos et Saint Georges combattant le dragon.
L’index tendu de Saint Jean est ici un geste purement conventionnel, sans justification narrative : il peut tout aussi bien présenter le donateur à la Vierge (qui ne le voit pas) que montrer la Vierge au donateur (qui regarde ailleurs).
Cet absence de fonctionnement d’ensemble n’était apparemment pas vue comme un défaut : le client achetait une scène sacrée plus un portrait de lui-même et le peintre se chargeait de monter les deux en diptyque, en accordant plus au moins les fonds (ici le paysage n’est pas vraiment continu). Cette indépendance acceptée était tout bénéfice pour l’atelier, qui pouvait préparer à l’avance le volet avec la scène sacrée, et rajouter sur commande le volet personnalisé.
Vierge a l’enfant avec un duo de donateurs 1467-1500 |
Vierge a l’enfant avec un trio de donateurs 1486 |
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Maître de la Légende (brugeoise) de sainte Ursule,
Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerpen,
La formule peut également s’étendre à un couples, voire un peu plus. Dans les deux cas ci-dessus, on ne connaît pas l’identité des donateurs ; mais on soupçonne que le volet droit a été rajouté dans un second temps, pour former un diptyque à partir d’une Vierge à l’enfant préexistante.
Vierge à l’enfant avec le chartreux Willem van Bibaut
Maître de la Légende de Sainte Madeleine, 1490-1500, et artiste français inconnu, 1523, Collection privée
Dans ce cas précis, on en est sûr : des investigations techniques ont montré que ce diptyque est hétérogène, probablement reconstitué à partir de deux demi-diptyques endommagés [1].
Vierge à l’Enfant avec un donateur
Maître de Bruges,1495-1500, Courtauld Gallery, Londres
Voici est un des très rares diptyques de dévotion dans lequel l’Enfant, tenant dans sa main gauche des cerises, bénit le donateur, lequel évite soigneusement de lui rendre son regard.
Ce petit bras tendu en pure perte en direction de la charnière nous fait pressentir l’aporie du diptyque à la flamande : c’est seulement lorsque le paysage se replie sur lui-même, lorsqu’on ne voit plus rien, lorsque le diptyque est refermé sur une intimité inviolable, que le donateur ose faire contact avec l’objet de sa vénération.
Vierge à l’Enfant avec le conseiller municipal Hinrich Lipperade
Hermen Rode, 1480-90, St Annen museum, Lübeck
Les liens commerciaux entre Bruges et la ligue hanséatique expliquent sans doute cet essai d’adaptation, dans un seul panneau, du diptyque de dévotion flamand. La disparition de la charnière ouvre une communication dans les deux sens : l’homme exprime sa supplique à la Vierge (O virgo mater dei memento mei) et l’Enfant lui répond en avançant vers lui.
Vierge à l’Enfant avec Hans Funk, patricien de Memminger
Bernhard Strigel, 1490-1500, Alte Pinakothek, Münich
La formule du diptyque de dévotion n’a pratiquement pas été adoptée par les artistes allemands. Voici le seul exemple que j’ai trouvé, reprenant l’idée de Memling d’une vue au travers de deux fenêtres.
Mais ici encore, une banderole bavarde et des regards bienveillants remplacent le silence flamand :
Priez pour nous, sainte Mère de Dieu, afin que nous soyons rendus dignes <des promesses de notre Seigneur Jésus-Christi> Litanies de Lorette |
Ora pro nobis, sancta Dei Genitrix, ut digni <efficiamur promissionibus Christi> |
L’auréole de la Vierge porte-elle aussi une prière tronquée : SANCTA MARIA VIRGO INTERCEDE PRO…
Triptyque de Jan Des Trompes (avers)
Gérard David, 1505, Groeninge Museum, Bruges
Notable d’Ostende puis bourgmestre de Bruges, Jan des Trompes s’est fait représenter avec son fils Philippe dans le volet de gauche, présenté par son patron Saint Jean Baptiste. Dans le panneau de droite figure sa première épouse Elisabeth van der Mersch, morte en 1502, présentée par sa sainte patronne Elisabeth de Hongrie portant sa couronne, avec leurs quatre filles Adewije, Anne, Jeanne et Agnès.
Triptyque de Jean Des Trompes (revers)
Gérard David, 1505, Groeninge Museum, Bruges
Le revers, qui reprend la composition familière des diptyques de dévotion, est l’occasion de faire portraiturer sa seconde épouse, Madeleine Cordier présentée par Sainte Marie-Madeleine, avec leur fille Isabeau,
On pense que le triptyque a été réalisé sur plusieurs années : peut être commandé en 1502 à l’occasion de la mort de la première épouse, mais fini largement avant la mort de la deuxième, en 1510 (car elle eut finalement trois enfants).
Le programme iconographique du triptyque semble avoir été conçu plus en fonction des impératifs familiaux que par cohérence avec l’implantation prévue, la chapelle saint Laurent de la crypte Saint Basile de l’Eglise du Saint Sang : seule peut être la grappe de raisin que tend l’Enfant Jésus fait référence à la précieuse relique conservée dans l’église [2].
On note néanmoins que cette interaction reste particulièrement timide, puisqu’aucune des quatre femmes, même pas la petite fille, ne prête attention au geste de l’Enfant.
Diptyque de dévotion de Diego de Guevara
Michel Sittow, 1515-18, Vierge : Gemäldegalerie, Berlin ; donateur : NGA, New York
La formule se maintiendra assez tard : elle est ici utilisée par Michel Sittow, un peintre d’origine estonienne mais de formation brugeoise.
Le donateur Diego de Guevara a été identifié grâce à un minuscule détail, la croix de l’Ordre de Calatrava (au bout de sa main gauche, partiellement cachée par la fourrure). Cette croix a été rajoutée pendant la réalisation du tableau, probablement en 1517, date où le donateur a accédé aux hauts grades de l’ordre.
Vierge à l’Enfant avec Sainte Marie Madeleine et un donateur inconnu
Lucas de Leyde, 1522, Alte Pinakothek, Münich
Ce panneau était à l’origine un diptyque de dévotion à haut arrondi, dont les panneaux ont été assemblés au XIXème siècle et complétés pour obtenir un bord rectiligne. Quant au donateur, il a été transformé au début du XVIIème siècle en Saint Joseph, en lui ajoutant un lys et des outils de menuisier. A noter que le revers du volet droit, avec une Annonciation, a été conservé dans son état original.
Malgré la présence du fond continu et l’ajout de Marie-Madeleine, les personnages restent cloisonnés, chacun perdu dans ses réflexions.
Vierge à l’enfant, Tambov Picture Gallery | Portrait d’homme, Gemäldemuseum Berlin |
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Jan Van Scorel, 1527-30
Il faudra attendre 1530 pour que l’influence italienne adoucisse à la fois le paysage et la psychologie des sévères diptyques flamands : la Vierge et l’Enfant se portent vers le donateur du geste et du regard, et celui-ci semble leur rendre leur regard.
Mais la taille relative des personnages (nous sommes ici devant le seul cas connu de donateur géant) vint immédiatement démentir cette illusion de dialogue : soit la Vierge et l’Enfant sont situés très en arrière dans le paysage (et le donateur ne peut les voir), soit se sont des poupées flottantes directement issues de son imagination.
A noter que le panneau droit porte à son revers un autre sujet très italien : le Suicide de Lucrèce, indispensable pour la compréhension d’ensemble. Pour une description complète, voir ZZZ.
Le donateur ignoré
Vierge à l’Enfant avec Saint Etienne et un donateur
Ecole de Dierck Bouts le Jeune, vers 1480, Courtauld Gallery, Londres
Rajouter le cadre du diptyque ne change finalement pas grand chose : dans ce panneau sans doute antérieur, mais très proche du diptyque de Maarten van Nieuwenhove, le donateur se trouve sans obstacle entre lui et la Vierge, mais déjà incapable de la regarder en face.
Vierge à l’Enfant avec un ange, Saint Georges et un donateur inconnu Hans Memling, 1474-79, National Gallery, LondresLorsqu’il y a un seul donateur, Memling le positionne toujours à droite du panneau, en position d’humilité, regardant dans le vide et ignoré par l’Enfant. On note cependant ici, bien timide par rapport aux marques de reconnaissance des Madones italiennes de la même époque (voir 6-2 …en Italie, dans une Maesta), un semblant d’intérêt, au delà de son livre, de la Vierge pour le donateur.
Triptyque de Vienne avec un donateur inconnu Hans Memling, 1485, Kunsthistorisches Museum, Vienne |
Anonyme, 1499-1509, Petit Palais, Paris |
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Dans cette version en triptyque, la Vierge revient à sa noble indifférence. Cette forme guindée de dévotion était dans le goût de l’époque puisqu’un peintre anonyme a recopié le panneau central à l’identique, en changeant simplement le donateur.
Vierge à l’Enfant Sainte Marie-Madeleine, Saint Jacques, Saint Pierre et et un donateur inconnu
Maître de Francfort, vers 1505, Queensland Art Gallery
Dans cette interprétation flamande du Mariage mystique à l’italienne, même la présence de Marie-Madeleine, sainte réputée sensuelle, ne suffit pas à dégeler l’atmosphère : le donateur reste de marbre, en tête à tête avec son chien.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste et un chartreux
1510, attribué à Jan_Provoost, Rikjsmuseum, Amsterdam
Avec ou sans cadre de séparation, l’esthétique flamande privilégie la distance respectueuse. Même destiné à un chartreux – plongé à longueur de vie dans l’empathie avec le sacré – le panneau de dévotion affecte le même caractère compassé, comme dans ces débuts de la photographie où tout un chacun s’efforçait de paraître solennel.
Ici, seul l’Agneau de Saint Jean Baptiste semble un peu s’intéresser à l’Enfant, qui brandit un rosaire sous le caillou de Saint Etienne, au milieu de l’indifférence générale. Il faut de l’imagination pour comprendre que, comme la grappe de raisin précédemment, il s’agit d’un présent que l’Enfant offre au donateur.
Vierge à l’enfant avec Sainte Anne, Saint Géreon et un donateur
Barthel Bruyn l’Ancien, vers 1520, Art Institute of Chicago
Cet étrange tableau comporte à la fois des traits modernistes – décentrage et froissement du drap d’honneur à la Memling -et des traits archaïques – Saint Géreon est plus petit par rapport à Sainte Anne qu’il ne devrait l’être selon la perspective géométrique ; le donateur en contre-coup se trouve de taille enfant, formule rare et abandonnée depuis 1460 dans les pays du Nord.
Tailles rectifiées
La raison en est probablement la présence de Sainte Anne : respecter la bonne échelle aurait créé une concurrence malheureuse entre le donateur et la Vierge.
Le donateur béni
Vierge à l’Enfant avec Saint Antoine Abbé et un donateur
Hans Memling, 1472, Musée des Beaux-Arts du Canada
Dans l’oeuvre de Memling, ce tableau est doublement exceptionnel : c’est un des deux à avoir été datés (en blanc sur le mur du fond, au niveau du dais) et c’est le seul où la Vierge regarde le donateur et où, qui plus est, l’Enfant Jésus le bénit, tout en tenant une pomme dans la main gauche.
A remarquer le banc avec dossier réversible, ou « banc-tournis », justifié par la présence de la cheminée derrière le drap d’honneur. En position « hiver », on basculait le dossier afin de profiter de la chaleur (voir d’autres exemples dans 1.2 A la loupe : le panneau central)
Vierge à l’Enfant avec un donateur présenté par Saint Thomas
Maître de Grossgmain, 1483, Städelmuseum, Francfort
Bien plus effusive est cette composition allemande, dans laquelle non seulement Saint Thomas caresse paternellement la tête du donateur, mais où l’Enfant lui-même établit un contact du bout des doigts : familiarité justifiée par le fait qu’il s’agit très probablement d’une épitaphe, et que c’est donc un défunt que nous voyons. On n’a malheureusement aucun renseignement sur lui : ni le livre ni le panonceau ne sont lisibles, hormis la date.
Cas exceptionnels de donateurs à gauche (SCOOP !)
Ces cas s’expliquent pour des raisons variées, qu’il faut analyser au cas par cas.
Une raison contextuelle
La présentation du cardinal François de Metz à la Vierge Konrad Witz, 1444, Musée d’Art et Histoire, Genève
Ce panneau constituait le volet intérieur droit d’un grand retable pour la cathédrale Saint Pierre de Genève, d’où la présence de ce saint. Le cardinal est en général identifié à François de Metz, commanditaire du retable (certains pensent qu’il pourrait s’agit de son oncle Jean de Brogny , qui portait les mêmes armoiries [3]). François de Metz étant mort en 1444, il pourrait s’agir d’une épitaphe.
On notera deux effets graphiques remarquables : la mise en hors champs du serviteur qui porte le chapeau de cardinal, et l’ombre portée du bas des clés de Saint Pierre, qui crée pour le moins un effet d’étrangeté (certains y voient un bec de canard). Ces deux effets vont peut être dans le même sens : évoquer de manière allusive dans le tableau « l’ombre de Saint Pierre », à savoir la pape savoyard Félix V auquel François de Metz devait son cardinalat (dans les autres panneaux du retable de Genève, les ombres ont aussi une connotation positive, voir Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz).
Quoiqu’il en soit, la position du donateur à gauche s’explique par l’analogie voulue avec la scène en pendant, qui fait de la Présentation une extension logique de l’Adoration des Rois Mages : l’ostension des clés et du chapeau complète celle des présents et l’Enfant Jésus, en se retournant enfin vers la gauche, accepte la dernière offrande : la personne même du cardinal.
Une Vision
Gemäldegalerie, Berlin |
Musée royal des Beaux-Arts, Anvers |
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Diptyque de Melun, Jean Fouquet, vers 1458
Le donateur se trouve ici à gauche parce qu’il est accompagné de son Saint Patron, qui le présente à l’Enfant Jésus : c’est l’intercession de ce Saint qui autorise l’approche en position d’honneur.
Cette position coïncide ici avec la convention du visionnaire (voir 3-1 L’apparition à un dévôt), puisque la Vierge descend sur terre entourée d’une nuée d’anges (sur ce point, voir 1 Le diptyque d’Etienne).
Kunstmuseum, Bâle | Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg |
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Hans Pleydenwurff, diptyque du comte Georg von Löwenstein, avant 1464
Très rarement, un diptyque de dévotion privée montre une autre scène que la Madone. Ici Hans Pleydenwurff a suivi la convention habituelle de placer le donateur à droite bien que le Christ de pitié, entouré de nuages, soit représenté comme une vision. Il faut comprendre que son apparition sur terre est bien réelle, puisqu’il se retourne, à taille égale, vers le donateur en position d’humilité.
Epitaphe du comte Georg von Löwenstein
Hans Pleydenwurff, bers 1457, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
A noter qu’on dispose de cette épitaphe, qui montre que le même donateur pouvait choisir la représentation « moderne », à taille humaine, pour un diptyque à usage privé, tout en optant pour la forme plus ancienne du donateur de taille enfant, pour un panneau à usage public [2b].
Une charte graphique
L’evêque Charles de Martigny en prière devant la Vierge, Jean Bourdichon, avant 1494,. M. 2 A et B, Fondation Calouste Gulbenkian Lisbonne
Le donateur est transporté au Paradis, avec ses patrons, de plein pied avec la Vierge. La raison qui explique la position de la Vierge du côté droit du bifolium est probablement lié à la charte graphique qui régit ce manuscrit particulier : les trois autres miniatures pleine-page conservées sont des rectos [2a].
fol 2v | fol 3r |
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Heures d’Anne de Bretagne, Jean Bourdichon 1503-08, BNF, ms. lat. 9474 (gallica)
Lorsque la scène principale n’est pas une Madone, la configuration est plus libre : ici Anne de Bretagne, accompagnée de ses patronnes, retourne dans le passé pour être présentée à la Vierge au moment de la Déposition. Là encore, dans cette situation complexe, Jean Bourdichon a simplement suivi la charte graphique de ce manuscrit : toutes les scènes religieuses pleine-page sont au verso.
Pour ces bifoliums issus de grands Livres D’Heures, la logique interne de l’image s’efface devant la structure d’ensemble du manuscrit, probablement laissée au choix du commanditaire.
Un choix du commanditaire
L’archange Saint Michel et le Dragon Gonzalo Perez, XIVeme siècle, National Gallery of Scotland |
Bartolomé Bermejo, 1468, National Gallery |
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Le thème de Saint Michel combattant est très populaire dans l’Espagne de la Reconquista, où des peintres comme Bermejo sont influencés par le réalisme de la peinture flamande : il suffit de comparer son archange métallique avec l’extraordinaire « samouraï » encore gothique de Perez.
Malgré sa taille enfant, la physionomie du donateur est reproduite avec vérité : il s’agit d’Antoni Joan, seigneur de Tous. La longue chaîne et l’épée caractérisent son état de chevalier.
Vierge de Montserrat et le donateur Francesco della Chiesa
Bartolomè Bermejo, vers 1485, cathédrale di Santa Maria Assunta, Acqui Terme
Presque vint ans plus tard, le marchand italien Francesco della Chiesa, qui avait des liens familiaux avec Valence, commande à Bermejo, le peintre le plus connu de la ville, un retable pour sa chapelle familiale dans la cathédrale d’Acqui Terme ; le sujet est choisi en hommage au futur pape Jules II, qui venait d’être nommé abbé du monastère de Montserrat, dans les montagnes près de Barcelone.
Le monastère représenté dans le tableau n’a rien à voir avec la réalité : seule la scie sur laquelle la Vierge est assise évoque le « Mont Scié » (Montserrat ).
Deux compositions similaires
Les deux oeuvres ont plusieurs points communs :
- la signature de Bermejo (Bartolomeus Rubeus) sur un papier plié
- le missel du donateur, sur lequel on peut lire une prière appropriée :
- deux psaumes pénitentiels (Psaumes 51 and 130) pour Antoni Joan,
- le Salve regina pour Francesco della Chiesa.
La position et la taille du donateur
Exceptionnelle pour l’art flamand, la position du donateur à gauche s’explique, pour la première oeuvre, par une raison pratique : comme le dragon, pourfendu de la main droite, se trouve traditionnellement en bas à droite, Bermejo a dû caser son donateur en bas à gauche, et de taille enfant pour échapper au trajet circulaire de la lame.
Dans l’oeuvre la plus récente, Bermejo a conservé la même composition, en accroissant la taille du donateur.
Il a également repris l’idée (voir 4-2 …seul, à droite) du chardonneret tenu par un fil, qui évoque la future Passion (il se dirige vers la croix) mais aussi l‘âme du donateur : son envol coloré, en haut à droite, contrebalance la sombre présence du corps, en bas à gauche.
La position de Marie, à droite, fait également écho à l’Annonciation en grisaille représentée sur le revers des volets.
Rodrigo et Francisco Osona (volets latéraux),
Si la conception d’ensemble est de Bermejo, les volets ont été peints par deux autres peintres de Valence :
- les deux scènes d’intérieur, en haut (la Naissance de Marie et la Présentation au temple) développent l’histoire de Marie, en montrant en quelque sorte ce qui se passe à l’intérieur des deux édifices du panneau central ;
- les deux scènes d’extérieur, en bas (la Stigmatisation de Saint François et Saint Sébastien) développent semble-t-il une sorte de portrait idéal de Francesco della Chiesa : priant à l’image de son saint patron, ou voyageant sous un ciel menaçant en bravant les épidémies, à l’image de Saint Sébastien.
Un privilège ducal
Vierge à l’Enfant avec des saints et un donateur
Suiveur de Liévin van Lathem, vers 1500, National Gallery, Londres
Ce très petit panneau possédait, au dessus de la couronne, une partie en arc avec probablement une représentation du paradis. Il comporte plusieurs détails intéressants :
- les trois Saints et les trois Saintes alignés derrière le mur du jardin clos, tous bien reconnaissables par leurs attributs (François et ses stygmates, Lazare et son tombeau, Jean l’Evangéliste et sa coupe empoisonnée, Catherine et sa roue, Barbe et sa tour, Marguerite et sa croix) ;
- l’Ange qui chasse Satan du ciel, tandis que deux collègues transportent la couronne de la Vierge ;
- le silex, emblème des ducs de Bourgogne, sculpté au dessus de la porte ;
- la chaîne de l’Ordre de la Toison d’Or, au cou du donateur.
Selon la National Gallery [4], celui-ci ne peut donc être que le duc de Bourgogne Philippe le Beau. Or la réflectographie infrarouge fait apparaître un écusson posé contre le mur, sous le chapeau, orné de deux clés réunies. On pense donc que le tableau a été commencé pour un donateur de la famille de Clugny (clé-unies), originaire d’Autun ( ville dont le patron est Saint Lazare d’où la présence de ce saint assez rare) ; puis a ensuite été modifié pour Philippe le Beau.
C’est en tout cas une haute position sociale qui autorise le donateur à cette audace rarissime dans les Flandres : se présenter en position d’honneur devant la Vierge à l’Enfant. Il s’est néanmoins arrêté dans le sas fortifié, ne laissant pénétrer à l’intérieur du jardin clos que son bonnet et les deux pans fourrés de son riche manteau.
Synthèse quantitative
Mis à part les panneaux précoces de Van Eyck avant 1440 (voir Van Eyck), et les deux exceptions que nous venons de voir, le donateur à taille humaine, dans les Flandres, se présente toujours à droite. Et dans une écrasante majorité (11 cas sur 15 dans ma base de données), il n’a aucune interaction avec l’Enfant.
Image en haute définition : https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/follower-of-lieven-van-lathem-the-virgin-and-child-with-saints-and-donor
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