3.3 D'un livre à l'autre
Saint Martin, Saint Christophe et Saint Georges : trois saints prestigieux au service d’un jeune noble plein d’ambition.
Mais la manière dont ils sont mis en scène suggère qu’ils sont peut-être plus que des figurants muets…
Trois hommes valeureux
Les trois sont des soldats ou des hommes de devoir, ce qui ne pouvait que servir la carrière du futur capitaine de la garde et bourgmestre :
- Saint Martin était tribun militaire de l’Empire romain, et son nom signifie « voué à Mars »
- Saint Christophe était un géant d’allure terrible, qui voulait se mettre au service du plus grand prince du monde
- Saint George était officier dans l’armée romaine
Trois schémas similaires
En schématisant, on peut relever d’autres points communs entre les saynettes des vitraux : l’idée de monture et la présence d’un instrument tranchant ou pénétrant. Ainsi :
- un cheval porte Saint Martin, qui coupe avec son épée son manteau ;
- Jésus est porté par Saint Christophe, qui plante son bâton dans le torrent (bâton qui va miraculeusement fleurir une fois planté dans la terre) ;
- un cheval porte Saint Georges, qui plante sa lance dans le dragon.
La quatrième histoire
Il y a un quatrième vitrail dans la tableau : celui des armoiries de Marteen. La thématique de la puissance y est également présente, dans l’écu, le heaume et le léopard. Mais c’est dans les médaillons que nous retrouvons, répété quatre fois, le schéma qui nous intéresse :
- un nuage porte une main, qui plante des pièces d’or dans la terre.
La direction des personnages
Dans les deux vitraux de droite, Saint Martin et Saint Christophe avancent vers la gauche. Dans les deux vitraux de gauche, c’est l’inverse : le heaume, le léopard et Saint Georges sont tournés vers la droite.
Cette symétrie invite le regard du spectateur, lorsqu’il déchiffre les vitraux, à une oscillation permanente entre les scènes, de part et d’autre du point de fuite.
Rectangles et cercles
L’unique vitrail du panneau Marteen est de forme rectangulaire. Tout comme le livre, les volets, les traverses et les meneaux, qui saturent ce panneau de lignes et d’angles droits.
En revanche, côté Marie, les trois vitraux historiés sont en forme de médaillons, impression de rondeur que renforcent encore le demi-cercle de la fenêtre et du blason, le miroir et la pomme.
Ce dimorphisme entre les deux panneaux n’est sûrement pas le fait du hasard, puisque c’est lors du remaniement du Diptyque que Memling a rajouté à gauche le miroir et les médaillons circulaires, tout en éliminant à droite la seule forme ronde qui y figurait (la base de la colonne).
Trancher et planter
Puisque le vitrail de Martin est le seul qui montre l’action de « trancher », il serait facile d’associer épée et virilité, renforçant le caractère masculin du panneau droit. Réciproquement, l’action de « planter », commune aux trois vitraux du panneau gauche, peut être associé dans deux cas à la féminité, via l’idée de fécondité (les pièces qui germent dans la terre, le bâton de Saint Christophe qui fleurit). Mais rattacher à ce thème la spécialité de Saint Georges – planter sa lance dans un ventre – serait pour le moins inconvenant, surtout dans le dos de l’Immaculée Conception.
Pour expliquer le dimorphisme bien réel des deux panneaux, il nous faut donc renoncer la grille de lecture de la différence sexuelle, et en trouver une autre plus adaptée à l’époque…
Une bonne famille
Dans le Diptyque Carondelet (voir Le diptyque de Jean et Véronique ), Mabuse associera, par un fondu-enchaîné audacieux, le blason familial du revers avec l’image de la Sainte Famille. Nous avons sous les yeux la même association, mais en un seul panneau : les armoiries des Van Niewenhove trônent à l’emplacement le plus élevé et le plus sacré du diptyque, en haut et à la droite de Marie.
D’où l’idée que le panneau de gauche, sous les auspices de Marie, pourrait être dédié à la famille des Van Niewenhove. Car l’allusion au « nouveau jardin » ne concerne pas uniquement les quatre médaillons qui montrent une main qui sème : l’histoire de Saint Christophe est celle d’un bâton qui se régénère en une tige feuillue, une fois le fleuve traversé ; et l’histoire de Saint Georges celle d’une contrée qui retrouve sa prospérité, une fois le dragon tué.
Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau de la Vierge revêt un côté public, officiel et intemporel : il souhaite l’immortalité ou du moins la longue durée à la lignée des Van Niewenhove, dont le nom est inscrit en bas du cadre, avec le millésime.
C’est pourquoi tout dans ce panneau est circulaire : la forme du ciel et de l’éternité.
Un bon prénom, un bel âge
Le panneau de droite, avec Marteen en chair et Martin en verre, est dédié à un moment et à un membre bien précis de la lignée, dont le cadre indique le bel âge, 23 ans. Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau avec le donateur fonctionne comme un portait-souvenir.
C’est pourquoi tout dans le panneau est quadrangulaire, la forme de la terre et des images fragiles.
Le grand et le petit
Le panneau droit nous montre un grand Martin et son grand livre, avec un minuscule blason sur le fermoir : le nom importe ici moins que l’individu singulier.
Réciproquement, que nous montre le panneau gauche ? Un énorme blason, un Martin miniature et, en pendant de l’autre côté de Marie, un livre encore plus miniature.
D’un livre à l’autre
Risquons maintenant une lecture d’ensemble, du panneau droit au panneau gauche, d’un livre à l’autre, au travers des divers avatars idéalisés du donateur.
Martin (1) se projette d’abord dans le vitrail de son saint patron (2), dont il partage la bonté. De là il se transforme en Saint Christophe (3) dont il admire la force, pour franchir simultanément deux frontières : le fleuve de la légende et l’interstice entre les cadres. Ensuite il remonte à cheval sous les traits de Saint Georges (4), dont il adopte le courage. Armé de ces trois vertus chevaleresques, la bonté, la force et le courage que sanctionnent ses armoiries (5), il peut enfin se jeter aux pieds de sa Dame dans le miroir (6).
Dans le miroir
Le « miroir sans tâche » (speculum sine macula) est un symbole marial par excellence. Ici, sa rondeur fait évidement pendant avec celle du fruit que Marie, nouvelle Eve, tend à l’Enfant Jésus, nouvel Adam, en un geste destiné à défaire le péché originel.
A l’arrière de cette scène sacrée, la silhouette anonymisée du fils de bonne famille et le reflet de la Mère de Dieu se sont rejoints, vitrifiés ad aeternam dans cet extraordinaire dispositif d’unification spatiale et spirituelle que constitue le miroir.
Tandis que le nom de sa lignée, monté au ciel du panneau, est à jamais glorifié dans tous les cercles des vitraux.
Dans cette oeuvre complexe, Memling combine deux dispositifs optiques qui fonctionnent en sens inverse. Le Diptyque avec ses deux cadres rectangulaires divise le monde en deux, comme la vision binoculaire : la continuité du parapet et du manteau de Marie n’est qu’une illusion, tranchée net par la colonne qui se cache sous la charnière. Le miroir en revanche, cet oeil de cyclope qui regarde la scène par derrière, dénonce l’illusion picturale et nous révèle la réalité physique : Marteen et la Vierge sont physiquement côte à côte.
Comme le dit Bruno Eble dans sa langue très théorique : « Le miroir peint est bien plus qu’une mise en abyme : il est une re-mise en unité des deux cadres rectangulaires en un unique cadre circulaire…. La figure du miroir dans le tableau de Memling assume en effet « la fonction qui serait celle d’un cadre. » Bruno Eble, Le miroir et l’empreinte : spéculations sur la spécularité, L’Harmattan, p 198
Concluons que l’oeuvre est bien construite sur une mise en balance du rectangle et du cercle, du Diptyque et du miroir. Mais la dialectique sous-jacente n’est pas celle que nous avions cru lire au départ, entre les verbes couper et planter.
Plutôt qu’une morale de jardinier, Memling nous propose une morale d’encadreur :
le rectangle divise, le cercle fusionne.
Diptyque de Marie au buisson de roses
Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek
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Pour comparaison, voici un Diptyque moins original, réalisé par Memling quelques années plus tôt. Le panneau droit illustre l’histoire de Saint Georges : il domine la scène, la lance à la main, le dragon à ses pieds, tandis qu’à l’arrière plan son cheval est en train de boire après le combat et qu’une jeune bergère peut désormais se promener en dehors des remparts de la ville, dans la campagne pacifiée.
Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette oeuvre, c’est qu’on y trouve en germe certaines des idées qui ressurgiront dans le Diptyque de Marteen :
- le donateur à genoux sur le panneau droit ;
- le saint patron en haut à droite ;
- l’enfant Jésus qui tend la main vers le fruit ;
- un symbole marial manifeste : la rose sans épines (rosa sine spina)
Ici, l’unité spatiale entre les deux panneaux est assurée à l’arrière-plan par le paysage continu, et au milieu par un objet qui, tel le manteau rouge de Marie, déborde du panneau gauche dans le panneau droit : le mur de brique rouge, prolongement du rempart de la ville, et le buisson de roses qui s’y abrite.
Le donateur ayant probablement souhaité une preuve irréfutable de sa présence physique auprès de la Vierge, Memling a utilisé comme dispositif d’unification non pas un miroir, mais presque : un reflet miniature sur la cuirasse de Saint Georges.
Sur ce procédé chez Memling et plus généralement dans la peinture flamande, voir 3 Reflets dans des armures : Pays du Nord
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