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Memling

3 Reflets dans des armures : Pays du Nord

9 octobre 2020
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Les théories ne manquent pas sur le rôle du miroir dans l’art, sur la raison pour laquelle il s’est brusquement développé chez les primitifs flamands (conséquence technique de la peinture à l’huile, goût pour le détail et le réalisme, résurgence humaniste de l’antiquité), et sur le processus qui a vu apparaître quasi simultanément les reflets officiels dans un miroir bombé, et les reflets sauvages sur les casques ou les armures.

Plutôt que de reprendre ces théories impossibles à prouver sur un effet de mode dont il ne nous reste que des exemples épars, je propose ici un catalogue quasi exhaustif de ces exemples, classés selon la chronologie généralement admise.

Article précédent :  2 Le Bouclier-Miroir : scènes modernes

Van Eyck

On connaît les miroirs de sorcière de Van Eyck (Dans les Epoux Arnolfini ou dans le tableau disparu des Femmes aux bains). C’est aussi lui (ou son frère Hubert) qui a probablement inventé le procédé du reflet sur la cuirasse.

Van Eyck 1425-35 The Three Marys at the Tomb Van Eyck 1425-35 The Three Marys at the Tomb soldat

Les Trois Maries au Sépulcre
Hubert van Eyck, 1410-26, musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam

C’est ce reflet du paysage sur la cuirasse du soldat endormi qui semble être le tout premier conservé.



Van Eyck 1425-35 The Three Marys at the Tomb detail cuirasse
A mieux y regarder, il est plus complexe qu’il n’y paraît : il montre aussi le menton du soldat et son bras droit, avec même le reflet du reflet sur le canon d’arrière-bras.


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Jan_van_Eyck 1430 ca Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier MET Van Eyck Crucifixion diptych

Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier
Van Eyck, vers 1430, MET, New York

Le bouclier du soldat montre en contrejour le reflet de deux saintes Femmes, celle au foulard rouge et celle au foulard blanc.

Preimesberger [1] a proposé l’hypothèse que Van Eyck, dans ses différents reflets, se soit inspiré d’un texte de Pline. L’image du bouclier, notamment, y est convoquée pour parler des formes convexes :

Leur bizarrerie provient de la forme. Il importe beaucoup qu’elle soit concave comme une coupe, ou bien comme un bouclier de Thrace, que les parties centrales s’élèvent ou se creusent ; qu’elle soit oblique ou transverse, horizontale ou verticale. Ces circonstances font subir aux ombres qui viennent s’y projeter de nombreuses altérations.

Pline, Histoire Naturelle, livre XXXIII

Id evenit figura materiæ. Plurimumque refert concava sint et poculi modo, an parmæ threcidicæ , media depressa an elata , transversa an obliqua , supina an recta , qualitate excipientis figuræ torquente venientes umbras.


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Van Eyck 1432 Les chevaliers du Christ retable de Gand detail

Les chevaliers du Christ (détail)
Van Eyck, 1432, retable de Gand

La cuirasse d’un des chevaliers du Christ fonctionne sur le même principe que le soldat des Trois Maries : reflet indistinct du paysage, reflet distinct des objets proches : à gauche manche verte à crevés festonnés, en bas lames de la braconnière. Dans le même ordre d’idée, un jeu graphique oppose le reflet proche de la bandoulière de l’écu, et le reflet cassé de la lance, tenue par le reflet flou du gantelet.



Van Eyck 1432 Les chevaliers du Christ retable de Gand detail genouillere
Plus bas, la genouillère affiche le même paradoxe du fractionnement de la lance


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Saint Georges Triptyque Sforza (verso du panneau de droite), vers 1460 atelier de van der Weyden , Musees Royaux des Beaux Arts
Saint Georges (verso du panneau de droite du Triptyque Sforza )
Atelier de Van der Weyden, vers 1460, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles.

Ce Saint Georges de Van der Weyden est sans doute assez proche d’un tableau perdu de Van Eyck, qui avait été acheté par le roi de Naples Alphonse le Magnanime, et ne nous est plus connu que par cette description :

« Une oeuvre très louée, où le cavalier est vu tout incliné « incumbensque penitus in hastam », laquelle lance il avait fichée dans la bouche du dragon, et la pointe, passée tout dedans, n’avait plus à traverser que la peau qui, déjà gonflée, faisait une bosse à l’extérieur. C’était vraiment à voir un bon cavalier, tellement en avant et forcé contre le dragon, que sa jambe droite se voyait presque sortant de l’étrier et ipso déjà ébranlée de la selle. Dans la jambe gauche, l’image du dragon se reflétait, aussi bien représentée dans le reflet de l’armes que dans le verre d’un miroir. Sur l’arçon de la selle apparaissait une tâche de rouille, qui, dans cette zone de fer poli, se montrait de manière évidente. Bref, le bon Colantonio a recopié tout ce tableau, de sorte qu’on ne puisse discerner le sien de l’original sinon pour un arbre, qui dans l’un était de róvola et dans la copie il il voulut en faire un châtaignier, dans une belle étude. Ce portrait est maintenant à Naples dans la garde-robe de la plus illustre dame duchesse de Milan. »

,,opera assai laudata, dove si vede lo cavalero tutto inclinato incumbensque penitus in hastam, la qual ipso avea fixa nella bocca del dragone, e la punta, passata tutta in dentro, non avea da passare se non la pelle, che già gonfiata, facea una certa borsa in fora. Era, ad vedere, il bon cavalero tanto dato avanti e sforzato contro il dragone, che la gamba dextra si vedea quasi fora della staffa e ipso già scosso dalla sella. In la sinistra gamba riverberava la imagine del dragone, così ben rappresentata in la luce delle arme come in vetro di specchio. In lo arcione della sella apparea una certa ruggia, la quale, in quel campo lucido di ferro, si monstrava molto evidente. Insomma lo bon Colantonio la contrafece tutta questa pittura, di modo che por si discernea la sua da l’archetipo se non in un albero, che in quella era di róvola e in questa costui ad bel studio la volse fare di castagno. Questo tale ritratto adesso è in Napoli in la guardarobba della illustrissima signora duchessa di Milano ».”.

 Lettre de Pietro Summonte à Marcantonio Michiel, 1524


Van Eyck 1432 Les chevaliers du Christ retable de Gand detail arcon

Détail de l’arçon de la selle d’un des chevaliers du Christ, retable de Gand



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Van Eyck 1436 La Madonne au chanoine van der Paele Groeninge Museum Bruges VanEyck-paele-detail

La Madone au chanoine van der Paele (détail)
Van Eyck, 1436, Groeninge Museum, Bruges

Dans ces très célèbres reflets, la Vierge à l’Enfant apparaît multipliée sur les bosselures du casque, et on distingue Van Eyck tenant son pinceau sur la face argentée du revers du bouclier (j’ai consacré un article à tous les cas similaires : 2c Le peintre en son miroir : L’Artiste comme fantôme).


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Heures de Turin Milan photo durrieu (detruit en 1904) fol 24 planche XV Heures de Turin Milan photo durrieu (detruit en 1904) fol 24 planche XV detail

L’Arrestation du Christ
Van Eyck, 1422-24 ou Maître G, 1445-52, Heures de Milan-Turin, fol 24, miniature brûlée en 1904, photo Durrieu planche XV [2]

Cette miniature de très haute qualité a été attribuée au jeune Van Eyck, mais la tendance est actuellement de la dater d’une vingtaine d’années plus tard, après sa mort [3]. D’après cette photographie, seule trace qui nous reste, il semble que les reflets dans deux casques multipliaient la partie essentielle de la narration (le baiser de Judas à Jésus), et que d’autres reflétaient mutuellement les soldats [1]. Si c’est bien le cas, la sophistication de cet effet milite en faveur d’une date tardive



Van der Weyden

Van der Weyden Saint George and the dragon 1432-1435 NGA Washington Van der Weyden 1432-35 St Georges et le dragon NGA

St Georges et le dragon
Van der Weyden, 1432-35, NGA, Washington

Ce Saint Georges a également été proposé comme copie lointaine du Saint Georges perdu de Van Eyck. La cuirasse suit en tout cas les mêmes principes que celle du chevalier du Christ : reflet proche du poignard et de l’arçon, reflet cassé de la lance.



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Van des Weyden 1460 ca Sforza triptych Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles detail

Triptyque Sforza (détail)
Van des Weyden, vers 1460, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

De la braconnière à la cuirasse, le reflet passe du manche de l’épée à la main qui la manie, de la guerre à la prière.



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van der Weyden 1466. Retable d'Ambierle (panneau droit) M. de Chaugy with St. Michael, van der Weyden 1466. Retable d'Ambierle (panneau droit) M. de Chaugy with St. Michael detail,

Michel de Chaugy avec St. Michel (volet droit du retable d’Ambierlé )
Van der Weyden ou Maître d’Ambierlé, 1466, église d’Ambierlé

Le seul reflet distinct est ici celui du démon, que l’anamorphose rend encore plus hideux.



Memling

Memling est dans conteste le peintre qui a poussé le plus loin l’art flamand du reflet, et exploité toutes ses possibilités théoriques.

Le jugement dernier de Gdansk

La boule céleste

Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk haut

Jugement dernier (partie haute)
Memling, 1467-1471, Muzeum Narodowe, Gdansk

Le panneau central du Jugement Dernier de Gdansk comprend deux célèbres reflets. Dans la partie céleste, le Christ est assis sur l’arc-en-ciel, les pieds posés sur un globe en métal doré (sur cette iconographie, voir 6 Le globe dans le Jugement dernier). Il est entouré par les douze apôtres assis, devant lesquels sont agenouillés Marie et Saint Jean Baptiste.



Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk
Le reflet montre ces grands personnages aux deux bouts de l’arc en ciel, ainsi que l’ange en vert et l’ange en orange.



Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk detail
Au centre, Saint Michel est vu d’en haut avec sa lance et sa balance, dominant les morts qui ressuscitent et sont jugés : à gauche les Elus, à droite les Damnés. Cette image dans la boule suffirait presque à reconstituer la moitié inférieure du panneau.


La question de la balance

Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk bas

Jugement dernier (partie basse)

La lance dont Saint Michel se sert habituellement pour pourfendre le démon est ici transformée en une longue croix tenue en oblique, qui désigne comme damné le plus léger des deux prévenus : un diable l’entraîne déjà par les cheveux tandis que l’élu le regarde partir en priant. Le processus serait particulièrement inéquitable si les « prévenus » étaient tirés au sort deux par deux : il faut les comprendre non comme des individus particuliers, mais plutôt comme les personnifications de la Vertu et du Péché.


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Saint Michel pesant la Vertu et le Péché, détail du Jugement Dernier
Rogier Van der Weyden, 1445-50, Hospices de Beaune.

C’est le cas dans le retable de Beaune, qui précède de quelques années celui-ci, et où sont inscrit de part et d’autre les mots Virtus et Peccata. On remarquera que la position des plateaux y est inversée, anomalie qui a fait couler beaucoup d’encre et n’a été expliquée que récemment :

« Dans le Jugement dernier de Rogier, la seule fonction de Saint Michel, qui tient la balance contenant un élu et une âme damnée, est de participer à l’acte de jugement du Christ. Bien que dans le sous-dessin, Van der Weyden ait représenté la balance avec l’âme sauvée descendant et avec l’âme damnée s’élevant, conformément à la tradition iconographique basée sur les mots «  « tu as été pesé dans les balances et trouvé léger » (Daniel 5 : 27), dans l’exécution en peinture, il a utilisé la variante iconographique où l’âme sauvée monte en direction du ciel et l’âme damnée descend, comme si elle s’enfonçait en enfer. En raison de ce changement, les mains et la balance de saint Michel miment les gestes de bénédiction et de damnation du Christ, avec pour effet d’optimiser la connexion entre le Christ et saint Michel. Memling n’était pas intéressé par ce parallèle: il a dessiné la balance en respectant le passage de la Bible et a transformé Saint Michel en un soldat actif et militant, portant l’armure sous sa cape et frappant l’âme damnée dans le plateau avec son bâton » [4]


Un reflet optimiste (SCOOP !)

Memling-1467-1471-Jugement-dernier-Gdansk-reflet-maxi
Le reflet sur la cuirasse particularise deux personnages : la Vertu assise dans le plateau posé sur le sol, et un damné qui marche à quatre pattes.



Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk armure
Le plateau avec le Péché est hors-champ, absorbé par la courbure comme par le feu de l’Enfer , dont le manche de la croix masque l’entrée.



Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk reflet trois contacts

Diane H.Bodard [5] a remarqué que l’expulsion du Péché vers l’Enfer, au bout de la diagonale de la croix-lance, est réitérée par deux fois :

  • au bas du reflet sur la braconnière ;
  • au bas du reflet sur la cuirasse.

Ce même dispositif braconnière-cuirasse duplique le saint en le fractionnant :

  • la main qui tient la lance apparaît en haut à gauche du reflet sur la cuirasse,
  • la main qui tient la balance en haut à droite du reflet sur la braconnière.



Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk armure
Tandis que le reflet exalte le Saint et escamote la partie infernale, il développe la vue sur l’entrée du Paradis : un grand portail gothique flanqué à gauche par une tour romane.



Memling 1467-1471 Jugement dernier Gdansk triptyque

Cette position semblerait à première vue une erreur, puisque le panneau gauche du triptyque montre la tour romane à droite du portail. Mais elle est en fait cohérente avec une conception panoramique dans laquelle il faut voir la cuirasse comme un miroir en relief, sortant en avant du plan du retable : le reflet reproduit l’ensemble comme un espace continu, et montre ce que le tableau ne montre pas, ce qui se trouve en avant de la balance : des morts sortant de terre, parmi lesquels le spectateur.

Ainsi le reflet est plus optimiste que le retable : il supprime le panneau Enfer et abolit la cloison entre l’espace du Jugement et celui du Paradis. Manière de confirmer au spectateur que la porte du Ciel lui est ouverte.



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Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges

Diptyque de Marie au buisson de roses, avec Saint Georges et un donateur,
Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek

Comme dans le saint Georges du chanoine van der Paele, le reflet sur la cuirasse a pour but de nous convaincre  que les personnages sacrés et les personnages profanes (le peintre ou ici le donateur) cohabitent dans le même espace (au moins l’espace virtuel reconstitué dans le tableau).



Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges_Reflet
Memling reprend les mêmes ingrédients à succès que dans le retable de Gdansk :

  • le reflet proche de l’épée,
  • le reflet plus lointain de la lance et du bras qui la tient ;
  • le reflet éloigné, mais encore discernable, du paysage et de trois des personnages.



En nous les montrant dans l’ordre inverse du tableau (donateur, vierge, ange à l’orgue), le reflet fait comme s’il inversait la position relative des objets : autrement dit comme s’il était faux. Il faut un peu de réflexion pour comprendre que, vu son emplacement latéral, la curasse reflète la réalité dans un ordre différent de celui qui apparaît au spectateur : le reflet est donc totalement fidèle.

En outre le donateur y apparaît en double position d’honneur : à la droite de la Vierge et sous l’église. La cuirasse du Saint a donc le pouvoir de montrer une réalité plus exacte encore que ce que voit le spectateur : le donateur accepté à l’intérieur du jardin clos de Marie.

Enfin le reflet résout ici une question théorique : en abolissant la frontière entre les deux panneaux, il nous prouve que celle-ci n’est plus, comme au tout début des diptyques de dévotion, la limite d’un espace profane rabattable sur un espace sacré. Mais une simple nécessité menuisière, une découpe purement conventionnelle dans une réalité continue. Sur d’autres exemples de diptyques continus chez Memling, voir 3.3 D’un livre à l’autre )



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Memling 1489 Chasse de Ste Ursule Martyre a Cologne A Hopital St Jean Bruges Memling 1489 Chasse de Ste Ursule Martyre a Cologne B Hopital St Jean Bruges

Panneaux 5 et 6, Châsse de Ste Ursule
Memling, 1489, Hôpital St Jean, Bruges

Les Romains ont demandé à leur allié Jules, roi des Huns, d’attendre Ursule et ses pèlerins à Cologne et de les mettre à mort.

Ces deux panneaux montrent Cologne depuis la rive orientale du Rhin (Bayenturm, St Severin avec les tours de St Maria Lyskirchen devant, Ste Maria im Kapitol, Gross St Martin et la cathédrale) dans une continuité spatiale : on voit la proue du second bateau à gauche du second panneau..

Il y a en revanche discontinuité temporelle :

  • dans le premier panneau Ursule reçoit dans ses bras Etherius poignardé à mort ;
  • dans le second Ursule, qui s’est refusée au Roi des Huns, est mise à mort.

Memling 1489 Chasse de Ste Ursule Martyre a Cologne A Hopital St Jean Bruges detail Martyrdom of the Saint Ursula, by Hans Memling

Les reflets jouent un rôle d’amplification dramatique. Dans les deux scènes ils démultiplient les soldats : noter comment celui de droite est répliqué dans la cuirasse et dans la braconnière.



Martyrdom of the Saint Ursula, by Hans Memling
Le reflet central réduit la scène à l’essentiel : faisant disparaître les personnages accessoires, il laisse la Sainte seule face à son bourreau.



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Memling 1490 Trittico della Resurrezione, Museo del Louvre Memling 1490 Trittico della Resurrezione, Museo del Louvre detail

Triptyque de la Résurrection
Memling, 1490, Louvre, Paris

Le reflet illustre ici les trois fonctionnalités principales qui se sont dégagées, après cinquante années d’évolution de la peinture flamande :

  • intégrer le tout dans la partie : le reflet du Christ ressuscité dans le casque ;
  • relier les paries entre elles : le reflet du visage de l’autre soldat sur la cuirasse ;
  • résumer graphiquement l’ensemble : la Résurrection endort les soldats.



Autres peintres

A côté des trois grands (Van Eyck, Van der Weyden et Memling), d’autres artistes influencés par l’art néerlandais ont suivi la mode du reflet sur la cuirasse ou le casque. Je les présente ici chronologiquement (les artistes italiens font l’objet d’un article sépare, voir 4 Reflets dans des armures : Italie).

1450 ca Master_of_the_Karlsruhe_Passion _Arrest_of_Christ Wallraf–Richartz Museum Cologne 1450 ca Master_of_the_Karlsruhe_Passion Arrest_of_Christ Wallraf–Richartz Museum Cologne detail

L’Arrestation du Christ
Maître de la Passion de Karlsruhe, vers 1450, Wallraf–Richartz Museum, Cologne

Dans les six panneaux sur la Passion du Christ réalisés par cet artiste profondément original [6], seul celui de L’Arrestation du Christ comporte un reflet significatif.

Mis en valeur et justifié par la torche allumée juste au dessus, le reflet révèle la nature démoniaque du soldat qui a perdu son casque.



1450 ca Master_of_the_Karlsruhe_Passion Arrest_of_Christ Wallraf–Richartz Museum Cologne detail 2
Et aussi sa destinée inflammable, puisque son bonnet est de la même paille que la torche.


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1468 San Michele trionfa sul diavolo. Bartolome Bermejo National Gallery 1468 San Michele trionfa sul diavolo. Bartolome Bermejo National Gallery cite celesteSaint Michel trionphe du démon


Bartolome Bermejo, 1468, National Gallery

Sur les aspects concernant le donateur dans cette oeuvre très commentée [7], voir 6-7 …dans les Pays du Nord.

Le reflet, contemporain de celui de Memling dans le Jugement Dernier de Gdansk (1467-71), sert ici encore à donner une image optimiste : celle de la Jérusalem céleste arrivant dans le ciel, après le Jugement dernier.

Comme l’a remarqué Diane H.Bodard, le reflet sert ici à inscrire dans le présent (la lutte de Saint Michel contre le Démon) une image du futur.


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Maestro de la Leyenda de Santa Lucía 1475 ca Triptyque de la Passion volet droit Saint Adrien avec Adrienne de Vos,2eme epouse de Donas de Moor Maestro de la Leyenda de Santa Lucía 1475 ca Triptyque de la Passion volet droit Thyssen Bornemisza detail

Triptyque de la Passion (volet droit) : Saint Adrien avec Adrienne de Vos, 2ème épouse de Donas de Moor
Maître de la Legende de Sainte Lucíe, vers 1475, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Il s’agit ici d’un reflet technique : manche de l’épée et cubitière. Mais aussi peut être un hommage à la spécialité de Saint Adrien, patron des fabricants d’armes et dont l’attribut est une enclume.

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Triptyque du Buisson ardent (détail)
Nicolas Froment, 1476, Cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

Dans le panneau central de cet immense triptyque, l’Enfant Jésus tient un miroir qui le montre avec sa mère au centre du Buisson Ardent.



froment-triptyque-buisson-ardent -1476 _Aix-en-Provence,_Church_Saint-Sauveur
Comme pour flanquer ce reflet parfait, circulaire et intentionnel, les volets latéraux montrent des reflets imparfaits, indéfinis et fortuits.


froment-triptyque-buisson-ardent -1476 volet gauche detail saint Maurice froment-triptyque-buisson-ardent -1476 volet gauche detail saint Maurice epee

Dans le panneau gauche, le reflet de la tête de Saint Antoine sur la spalière spiralée de l’armure de Saint Maurice et, sur le canon d’avant-bras, le reflet du pommeau de l’épée.



froment-triptyque-buisson-ardent -1476 _Aix-en-Provence,_Church_Saint-Sauveur volet-droit detail saint Jean
Dans le panneau droit, les reflets des doigts de Saint Jean sur le calice de poison.


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1477-78 DERICK BAEGERT Cristo che porta la Croce e Veronica con il sudario Thyssen-Bornemisza, Madrid 1477-78 DERICK BAEGERT Cristo che porta la Croce e Veronica con il sudario Thyssen-Bornemisza, Madrid detail

Portement de croix et voile de Sainte Véronique
Derick Baegert, 1477-78, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

De cette grande Crucifixion, seuls quelques fragments isolés ont été conservés. Le reflet sur le casque unifie comiquement les naseaux et le turban, et montre à droite les deux genoux du Crucifié.


Museo Thyssen- Bornemisza

Derick Baegert, 1477-78, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

De l’autre côté de la croix, cet autre fragment oppose le bon Centurion (celui qui a reconnu Jésus comme Dieu) à un oriental ratiocineur, mais aussi deux types de peinture : portrait et caricature.


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1477 Master of 1477, Calvary, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg, 1477 Master of 1477, CalvaryBayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg reflet

Calvaire
Maître de 1477, 1477, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg

La même scène se traduit ici par la même opposition…



1477 Master of 1477, CalvaryBayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg reflet detail
…qui s’augmente d’un troisième terme : le reflet, caricature de la caricature.

Autant le dialogue entre le Bon Centurion et le juif outrancier est un incontournable des Crucifixions allemandes de l’époque, autant l’idée du reflet est rare. Mitchell Merback [8], qui a consacré à la question un grand article théorique, n’en a trouvé qu’un seul autre exemple, chez un peintre d’Augsburg de la génération suivante.


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1504, Burgkmair_S. Croce in Gerusalemme, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg, 1504, Burgkmair_S. Croce in Gerusalemme, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg centurion,

S. Croce in Gerusalemme
Burgkmair , 1504, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg

« Les soldats anonymes qui se tiennent en face du Bon Centurion dans de nombreuses images de la fin du Moyen Âge étaient considérés comme les agents du blasphème, opposant leur volonté à celle de Dieu en refusant d’identifier Jésus au Messie. Dans la crucifixion d’Augsbourg, ce refus s’exprime par le geste. Dégradant ce que le Centurion exalte, l’horrible soldat juif désigne le bas de sa main de fer, se joignant à ceux qui exigent que Jésus démontre sa divinité en descendant de la croix (Matt. 27:40-42). Ce que le personnage exprime est la résistance à la connaissance transformatrice, la rébellion contre Dieu, le refus obstiné de « voir » dans la Croix quoi que ce soit d’autre qu’une immolation charnelle, donc, la répugnance à s’associer à la conversion du Centurion. » Mitchell Merback ([8], p 300)



1504, Burgkmair_S. Croce in Gerusalemme, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Augsburg reflet sur cuirasse bon centurion,

« Et il y a plus… : un autre regard de jugement, celui qui est renvoyé au Juif par sa propre image. Ce doppelgänger spéculaire ne semble visible à personne dans la scène, encore moins à son homologue en chair et en os, qui regarde juste au-delà tout en souriant narquoisement au centurion. Et loin de mimer le sourire maussade du juif, comme nous l’avons déjà observé, cet Autre en miroir, scintillant sur la surface brillante, bouche bée, semble reculer d’horreur devant le spectacle qui s’offre à lui. Que voit le juif spectral dans cette réflexion métamorphique que le juif réel ne peut pas ou ne veut pas voir ? Que signifie le fait que le visage inversé exposé par le miroir, ce Moi « autre », connaisse la vérité sur le Moi qui l’ignore et le méconnait ? En supposant que Burgkmair ait emprunté le motif du reflet au Calvaire du Maître du 1477, et qu’il en ait saisi le potentiel réflexif en tant qu’image dans une image, qu’est-ce qui l’a poussé à le développer de cette manière particulière ? Il est tentant de n’y voir qu’une vanité picturale, ou un clin d’oeil antiquisant à ces masques grotesques qui décoraient les armes et les armures anciennes, une tête de Gorgone en repoussé transformée, pour ainsi dire, en un spectre animé qui se moque des vivants. Que Burgkmair ait pu aller au-delà de son propre milieu, en trouvant l’inspiration pour ce motif dans la tradition néerlandaise des reflets imbriquée, des couleurs à l’huile «auto-éclairantes» et des jeux picturaux sur les tropes classiques, est également concevable. » ([8], p 300)

Mais pour Merback, le reflet atteindrait ici une véritable profondeur théologique :

« Je soutiens que la cible morale de Burgkmair s’avère être cette partie «judaïsante» du Moi chrétien, le charnel ennemi de l’intérieur qui, par ses péchés incessants, trahit le Christ à ses ennemis, l’abandonne sur la croix et traite avec ingratitude son aimante miséricorde. La reconnaissance ratée de Dieu et la reconnaissance ratée de Soi se reflètent l’une l’autre et engendrent la même angoisse. » ([8], p 300)



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1485 ca Geertgen tot Sint Jans Adoration of the Magi, Narodni galerie Prague 1485 ca Geertgen tot Sint Jans Adoration of the Magi, Narodni galerie Prague detail

Adoration des Mages
Geertgen tot Sint Jans, vers 1485, Narodni galerie, Prague

Dans le panneau de droite, l’armure de Saint Adrien (et partiellement son casque) reflètent la donatrice agenouillée et l’Adoration des Mages, derrière la haute silhouette de Balthazar : comme si le métal complétait le reflet indistinct et inversé de l’autre dispositif optique, la boule de cristal.



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Master of Moulins, active c.1475-c.1505; Saint Maurice (or Saint Victor) with a Donor Master of Moulins, active c.1475-c.1505; Saint Maurice (or Saint Victor) with a Donor

Francis de Chateaubriand présenté par Saint Maurice
Jean Hey, vers 1500, Glasgow Museums and Art Galleries

Ce fragment de retable illustre un second usage du reflet, celui de coller ensemble deux personnages : abrité sous le manteau de son saint patron, le donateur s’incorpore ainsi à lui de manière encore plus intime.



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Anonyme debut XVIeme Art History Museum, Vienne. Anonyme debut XVIeme Art History Museum, Vienne detail.

Saint Michel et le dragon
Anonyme, début XVIème, Art History Museum, Vienne

Ce reflet particulièrement ambitieux supprime le dragon, montre les deux bras de l’archange embrassant le paysage et, en haut, son visage inversé. Le tableau a donc pour but d’illustrer un « miracle » parfaitement naturel du miroir sphérique : en repliant sur lui tout ce qui se trouve autour, il reflète fidèlement ce qui est devant lui, mais retourne ce qui se trouve au-dessus.


Image 2 - Main tenant un miroir spherique M. C. Escher lithographie 1935 Courtesy of the Palazzo Reale

Main tenant une sphère réfléchissante
Escher, 1935



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Le Jugement de Cambyse
Panneau de gauche : La capture du juge corrompu Sisamnes
Gérard David, 1498, Musée Groeninge, Bruges

Le reflet sur le casque, ce vieux procédé que les peintres de Bruges se transmettent depuis Van Eyck, n’a ici pas d’autre ambition que d’expliquer et étendre la topographie du lieu, en montrant une autre face du portique.



Juan de Flandes

En 1496, cet artiste d’origine flamande devient peintre de la reine Isabelle la Catholique. Il va importer en Espagne la mode des reflets militaires, au point d’en faire un véritable signe de reconnaissance.

JUAN DE FLANDES 1500-04 Les noces de Cana Met

Les noces de Cana
Juan de Flandes, 1500-04, MET, New York

Ce panneau fait partie d’une série de 47 panneaux avec des scènes de la vie du Christ et de la Vierge, commandées par Isabelle la Catholique pour le château de Toro [9].



JUAN DE FLANDES 1500-04 Les noces de Cana Met detail
Le reflet y joue les deux rôles classiques :

  • expliquer la topographie, en montrant que le portique possède des colonnes frontales ;
  • expliquer la scène, en isolant le couple des jeunes mariés.



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JUAN DE FLANDES 1504 ca Tabla del Retablo de San Miguel Catedral Vieja, Musee diocesain Salamanca JUAN DE FLANDES 1504 ca San Miguel Tabla del Retablo de San Miguel Catedral Vieja, Musee diocesain Salamanca detail

Retable de Saint Michel
Juan de Flandes, vers 1504, Musée diocésain, Salamanque

Il s’agit du panneau central d’un retable peint vers 1504 pour la niche du sépulcre de Don Diego Rodríguez de Isidro, dans la cathédrale de Salamanque.

Pour la première fois le reflet montre ce qui va devenir une véritable signature visuelle : une ville en feu vue à travers des colonnes. Tandis que le Saint Michel de Bermejo exhibait la face heureuse du Futur (l’arrivée de la Jérusalem Céleste à la fin de l’Apocalypse), celui de Juan de Flandes trahit sa contrepartie sombre : la destruction de Babylone.

La queue serpentine du monstre est intégrée dans le reflet sur le bouclier.


Juan Perez Casatus (1587) ,copie JUAN DE FLANDES Musee diocesain Salamanca

Juan Perez Casatus, 1587, copie, Musée diocésain, Salamanque

Sous les nuages ​​ noirs se cachaient des démons, effacés sur l’original, mais visibles sur cette copie : ces éléments maléfiques troublant le bleu du ciel confirment le rôle pessimiste que Juan de Flandes fait jouer au reflet flamand en l’adaptant au goût espagnol : exhiber le Mal qui règne devant le tableau.


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Juan de Flandes 1505–9 , Saints Michel and Francois MET Juan de Flandes 1505–9 Saints Michel and Franoois MET detail

Saint Michel et Saint François
Juan de Flandes, 1505–09, MET

Dans ce panneau au style très proche, peut être réalisé pour l’Université de Salamanque [10], le même reflet est appliqué de manière mécanique, sans y intégrer la lance ou la gueule du dragon.


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juan de flandes 1508 Resurrection Museo Soumaya Mexico

Résurrection
Juan de Flandes, 1508, Museo Soumaya Mexico

Ce panneau, peut être été réalisé pour l’église San Lázaro de Palencia [11], montre sur deux des casques la même vision d’une cité en flammes.


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juan de Flandes 1509 Le Christ devant Pilate RETABLO MAYOR DE LA CATEDRAL DE PALENCIA juan de Flandes 1509 Le Christ devant Pilate RETABLO MAYOR DE LA CATEDRAL DE PALENCIA detail

Le Christ devant Pilate
Juan de Flandes, vers 1509, Retable majeur de la cathédrale de Palencia

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Le portement de croix
Juan de Flandes, vers 1510, Retable majeur de la cathédrale de Palencia

Même reflet tragique sur les casques et les armures.

A noter que dans le Portement, le reflet reste braqué sur la Babylone virtuelle, alors qu’il pourrait être utilisé pour unifier le Christ et son bourreau.



Derniers reflets

1518 - 20 quentin Massys Christ presented to the People Prado 1518 - 20 quentin Massys Christ presented to the People Prado detail

Le Christ présenté au peuple
Quentin Massys, 1518-20, Prado, Madrid

Ce morceau de bravoure liminaire est un des dernier exemples du reflet à la Van Eyck, à visée à la fois panoramique et symbolique : il montre d’une part la ville hérissée de lances, et se focalise d’autre part sur le soldat qui relève le manteau du Christ, geste qui synthétise toute la scène de l’Ecce Homo.

La trouvaille visuelle est que c’est la face hébétée du soldat qui complète le reflet, se substituant au visage tragique du Christ : manière innovante de confronter la caricature au portrait.


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1532-33 Hans Holbein il giovane Ritratto di Sir Nicholas Carew Drumlanrig Castle, Thornhill

Portrait de Sir Nicholas Carew
Hans Holbein Le Jeune, 1532-33, Drumlanrig Castle, Thornhill

Ce tableau illustre bien ce qui va rester du reflet après sa période de gloire : un procédé pour accentuer le relief, sans vocation panoramique ni profondeur symbolique : c’est essentiellement ce type de reflet technique qu’utiliseront les peintres italiens, auxquels l’article suivant est consacré.


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Saint Georges et le dragon
Leonhard Beck, vers 1515, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Mais avant d’abandonner les peintres du Nord, versons au dossier cette image très germanique d’un Saint Georges combattant sous un burg.

Voyez-vous où est le reflet ?

Voir la réponse...

C’est l’ensemble de la composition qui fonctionne comme un reflet : la partie gauche (la princesse tenant en laisse son mouton, le cheval et le cavalier) montre de dos ce que la partie droite montre de face. Mons le dragon, qui a définitivement débarrassé le paysage.



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Le Chevalier aux fleurs
Rochegrosse, 1894, Musée d’Orsay

A la toute fin du XIXème siècle, le reflet sur le chevalier est ressuscité par Rochegrosse comme symbole d’imperméabilité aux séductions florales et charnelles :

« Le moment représenté est celui où Parsifal, le chaste héros prédestiné à reconquérir le Saint-Graal, vient de terrasser les gardiens du château du magicien Klingsor. Il s’éloigne dans le jardin enchanté, sourd aux appels des filles-fleurs, femmes fatales aux corps à peine couverts de narcisses, de pivoines, de roses, d’iris, de tulipes, de violettes et d’hortensias «  [12]


Article suivant : 4 Reflets dans des armures : Italie

Références :
[1] Preimesberger, « Zu Jan van Eycks Diptychon der Sammlung Thyssen-Bornemisza », Zeitschrift für Kunstgeschichte Bd. 54 (1991) S. 459-489 https://www.slideshare.net/guest94b484/van-eyck-german
[2] Paul Durrieu, « Heures de Turin : quarante-cinq feuillets à peintures provenant des Très belles heures de Jean de France, duc de Berry » https://archive.org/details/gri_33125003453699
[3] Carol Herselle Krinsky « The Turin-Milan Hours: Revised Dating and Attribution » https://jhna.org/articles/turin-milan-hours-revised-dating-attribution/
[4] Bernhard Ridderbos and Molly Faries « Hans Memling’s Last Judgement in Gdańsk: technical evidence and creative process » Oud Holland 130 (2017), no. 3/4, pp. 57-82 https://www.academia.edu/36604996/_Hans_Memling_s_Last_Judgement_in_Gda%C5%84sk_technical_evidence_and_creative_process_Oud_Holland_130_2017_no_3_4_pp_57_82
[5] Diane H.Bodard, « Le reflet, un détail-emblème de la représentation en peinture » dans Daniel Arasse, Historien de l’Art, Editions des Cendres, INHA, 2010
Conférence lors du colloque Arasse 2006 : http://web.archive.org/web/20130124215624/http://www.savoirs.ens.fr/diffusion/audio/2006_06_08_bodart.mp3
[6] https://de.wikipedia.org/wiki/Meister_der_Karlsruher_Passion
[7]
https://www.nationalgallery.org.uk/exhibitions/past/bartolome-bermejo/in-detail-saint-michael-triumphs-over-the-devil
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/bartolome-bermejo-saint-michael-triumphs-over-the-devil
[8] Mitchell Merback,  « Recognitions: Theme and Metatheme in Hans Burgkmair the Elder’s « Santa Croce in Gerusalemme » of 1504″, The Art Bulletin , September 2014, Vol. 96, No. 3 (September 2014), pp. 288-318 https://www.jstor.org/stable/43188882
[9] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436801
[10] Colin Eisler « Juan de Flandes’s Saint Michael and Saint Francis » The Metropolitan Museum of Art Bulletin New Series, Vol. 18, No. 4 (Dec., 1959), pp. 128-137 https://www.jstor.org/stable/3257823?seq=1#metadata_info_tab_contents
[11] https://es.wikipedia.org/wiki/La_resurrecci%C3%B3n_de_Cristo_(Juan_de_Flandes)
[12] https://www.musee-orsay.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/recherche/commentaire/commentaire_id/le-chevalier-aux-fleurs-21227.html

– Le crâne et le papillon

16 août 2015
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Le symbolisme des papillons est multiforme. Selon les cultures et les époques, ils sont associés à des valeurs positives : beauté de la nature, beauté de la forme, féminité, sensualité, été, naissance, mariage, bonne santé, jeunesse, connaissance   ou négatives  : folie, flamme, pluie, tornades, mort, faiblesse, vieillesse, impermanence, mauvais sort.  Ron Galliardi, qui a consacré une thèse à ce sujet, en a trouvé 31 [1].

Ce papier se limite à l’Art occidental [2] et à un seul symbolisme : celui du papillon dans ses rapports avec la mort, matérialisée par un crâne. Commençons par l’origine du motif, dans l’Antiquité gréco-latine.

Sarcophage de Prométhée

3 ème siècle après JC, Musée du Capitole, Rome

Sarcophage de Promethee Capitole ame

Plusieurs sarcophages romains partagent cette iconographie, dans laquelle l’âme avec des ailes de papillon, Psyché, est représentée à plusieurs reprises.

La création de l’homme

Sarcophage de Promethee Athena
On la voit d’abord dans la main d’Athéna (1), qui l’injecte sous forme de papillon dans la tête de  la figurine d’argile façonnée par Prométhée.

Après la mort

Sarcophage de Promethee Hermes tenant psyche
On la retrouve à droite (2), sous forme de figurine ailée, dans les bras d’Hermès psychopompe qui la porte, après la mort du corps, vers les demeures souterraines d’Hadès.



Furtwangler Hermes
Cette intaille reprend le thème d’une autre manière :  Hermès tient dans sa main gauche une figurine humaine qu’il conduit vers le fleuve Acheron (en bas à droite), tandis qu’un papillon est posé sur son épaule droite, le bras droit tenant le caducée.

Au moment de la mort

Sarcophage de Promethee Eros
Un cadavre est représenté au centre (3). Dès le XVIIème siècle, l’archéologue Giovanni Pietro Bellori  comprend que le personnage ailé est Eros, éteignant sur le corps mort la torche qui représente les sensations du défunt.  L’âme ailée s’échappe vers la droite, où elle va être récupérée par Hermès.

Ce motif est d’autant plus intéressant qu’il a donné naissance, grâce à une interprétation fautive, à une iconographie proliférante. Nous résumons ici l’histoire racontée en détail dans [3] . A la fin du XVIIIème siècle, Lessing réfute vigoureusement l’interprétation de Bellori :   ce jeune homme ailé à la torche retournée ne représente pas Eros mais le Génie de la Mort,  figure imaginaire et romantique, et  qui va désormais contaminer la littérature et les  cimetières tout au long du XIXème siècle.


Canova tombeau des Stuarts Genie de la Mort Canova, 1829 Basilique Saint Pierre de Rome
Tombeau des Stuarts,  Génie de la Mort,

Canova, 1829, Basilique Saint Pierre de Rome


Pendant la vie : Eros embrasse Psyche

Sarcophage de Promethee Eros et Psyche
Il aurait suffi à Lessing de regarder sur la gauche du sarcophage (4)  pour retrouver le jeune  homme aux ailes d’oiseau embrassant une jeune fille aux ailes de papillon, iconographie irréfutable d’Eros embrassant Psyché, le Désir se mettant en harmonie avec l’Ame.


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Pendant l’amour  : Eros tourmente Psyche

En contrepoint de  ce motif très connu, l’art antique disposait d’un motif symétrique, tout aussi courant, mais qui est tombé ensuite dans l’oubli.

Cupid burning butterfly
Eros brûlant un papillon avec une torche
Camée en jaspe rouge, 1er siècle avant JC

La flamme (le désir sexuel)  torture l’Ame immortelle : cette scène figure notamment sur des gemmes égyptiennes de l’époque gréco-romaine, accompagnée d’incantations magiques destinées à embraser le coeur de l’ensorcelé(e). [4]

Selon certains (Futwängler [7]), ce motif pourrait signifier que l’âme aussi est mortelle, comme Lucrèce l’explique dans De la nature des choses (De Rerum naturae).


image 22

Exceptionnellement, c’est Pysché qui brûle l’Amour [4a]


La torche et le papillon

A l’inverse, loin de toute intention métaphysique, le motif de la torche et du papillon relève parfois du pur badinage :

« Amour, si tu brûles trop souvent une âme  qui voltige vers ton flambeau, elle s’enfuira ; elle aussi, méchant, elle a des ailes. » Méléagre, épigramme 57, 1er siècle avant JC


La torche nue

D’autant que la torche allumée ou éteinte est à elle seule un symbole sexuel évident :

« Je n’écris plus sur le beau Théron, ni sur cet Appollodote, tantôt feu étincelant, tantôt tison éteint. Je préfère l’amour des femmes : que l’étreinte du pédérastre aux  fesses velues soit laissée aux chevriers qui baisent les chèvres ».Méléagre, épigramme 41, 1er siècle avant JC « Non jam mihi scribitur formosus Theron, neque ille Apollodotus, modo ignis splendidus, nunc exstinctus titio. Praefero femineam venerem ; clunibus hispidi cinaedi compressio sit curae caprariis caprarum amantibus.

Si la torche représente  le désir sexuel, il est probable que, dans certains cas, le motif de la torche retournée représente non pas son extinction définitive par la Mort, mais son extinction temporaire par l’Amour.

L'Antiquite expliquee pl 157 torche renversee
Illustrations de L’Antiquité expliquée, Bernard de Montfaucon, 1719
Planche 127, détail


Boilly Ce_qui_inspire_l_amour

« Ce qui allume l’Amour l’éteint », ou « Le philosophe »
Boilly, 1790, Musée de l’Hôtel Sandelin, Saint Omer

Tandis que la jeune fille de droite se contente d’enfantillages en chipant les lorgnettes de sa grand-mère et la poupée de sa petite soeur, sa soeur aînée, à gauche, arrête la main trop entreprenante du galant en lui montrant dans l’ombre une statue de Cupidon à la torche éteinte.

Le sous-entendu sexuel est totalement camouflé sous l’alibi moral de la modération : le commanditaire de Boilly, le marquis Calvet de Lapalun, décrit ainsi le geste de la  jeune fille : « C’est lui dire : « Voilà le motif de mes refus » ou bien : « La Vérité de cette devise suffit à me rendre sage ».


Artemis with torches Amethyst. Second half of the 1st century B.C. By the engraver Apollonios

Artemis avec une torche retournée.
Améthyste. Gravé par Apollonios. Seconde moitié du 1er siècle av JC

Plus rarement, on trouve la torche éteinte  associée à Diane/Artémis, comme symbole de la chasteté.


Dans la suite de cette analyse, nous allons approfondir la signification du papillon dans les mondes grecs et latins, en résumant  les grandes lignes de la thèse passionnante de Chiara Blanco [5].


Psyche et phalaina

Il existe en grec deux mots pour désigner le papillon : psyche (Ψυχή) et phalaina (φάλαινα), qui a donné phalène en français (le papillon de nuit)

« phalaina est un petit animal qui vole autour des torches et les éteint ». Scholia in Aristophanem

Ainsi le motif de la torche embrasant le papillon prend le contrepieds de l’histoire naturelle, qui traduit quand à elle l’autre phase du combat métaphorique : celle où l’Ame essaye d’éteindre le Désir.


La phalène et la baleine

Etrangement, phalaina désigne aussi en grec  la baleine (d’où le nom français). Chiara Blanco a trouvé le point commun qui pourrait expliquer pourquoi ces deux animaux si différents partageaient le même nom : à savoir le phototropisme.

« phalaina  :  créature qui est attirée par la lumière, l’une sous la forme d’un poisson et l’autre, qui va vers la lumière pendant la nuit, appelée aussi  candelosbestria  (κανδελοσβέστρια). La phalaina a le désir d’être avec l’homme… elle est effrontée car elle désire être avec l’homme. » Scholia ad Oppianum

Il est remarquable, mais peut être fortuit que, dans deux cultures très différentes – la grecque et la biblique – la bestiole aérienne et le géant des mers soient toutes les deux devenues des figures de la Résurrection.


L’équivalent latin : le dangereux papilio

Dans la sphère latine, le papilio,  équivalent du phalaina grec, est vu également très négativement.

« Le papillon que la lumière des lampes attire est compté parmi les substances malfaisantes ; on lui oppose le foie de chèvre. Le fiel de la chèvre est un préservatif contre les maléfices faits avec la belette des champs »Pline, Histoire Naturelle, XXVIII, 45, Traduction française : E. Littré Papilio quoque lucernarum luminibus advolans inter mala medicamenta
numeratur; huic contrarium est iocur caprinum, sicut fel veneficiis ex mustella rustica factis

.

D’autant plus qu’il s’attaque à l’un des piliers de l’économie romaine : les abeilles.

« Ce papillon lâche et vil, qui vole autour des flambeaux allumés, leur est funeste, et de plus d’une façon : il mange la cire, et laisse des excréments qui engendrent des teignes ; de plus, partout où il va il masque les fils d’araignée, qu’il  couvre du duvet de ses ailes. Il s’engendre aussi dans le bois même de la ruche des teignes, qui font des ravages surtout dans la cire ».Pline, Histoire Naturelle, XI, 21 «  Papilio etiam ignavus atque inhonoratus, luminibus accensis advolitans, pestifer,
nec uno modo: nam et ipse ceras depascitur et reliquit excrementa, e quibus teredines gignuntur; fila etiam araneosa, quacumque incessit, alarum maxime e lanugine obtexit. Nascuntur e ligno teredines, quae ceras praecipue adpetunt.

Cette concurrence entre papillon et abeille est d’autant plus marquée que, dans la culture romaine, cette dernière est, elle-aussi, un symbole de l’âme : plutôt l’âme pure attendant l’incarnation, tandis que le papillon désigne ce qui survit à la mort.


Mais lorsqu’il s’agit d’insister non pas sur les aspects macabres, mais sur le mode de reproduction très particulier du papillon, fait de naissance et de re-naissance, les grecs emploient toujours l’autre terme, psyche. On en trouve la première occurrence chez Aristote :

« Ce qu’on appelle les papillons naissent des chenilles ; et les chenilles se trouvent sur les feuilles vertes, et spécialement, sur le légume connu sous le nom de chou. D’abord, la chenille est plus petite qu’un grain de millet; ensuite, les petites larves grossissent; elles deviennent en trois jours de petites chenilles; ces chenilles se développent; et elles restent sans mouvement; puis, elles changent de forme; alors, c’est ce qu’on appelle des chrysalides; et elles ont leur étui qui est dur. Quand on les touche, elles remuent. Elles sont entourées de fils qui ressemblent à ceux de l’araignée ; et l’on ne distingue à ce moment, ni leur bouche, ni aucune partie de leur corps. Après assez peu de temps, l’étui se rompt; et il en sort, tout ailés, de ces animaux volants qu’on appelle papillons (psyche).  D’abord et quand ils sont chenilles, ils mangent et rejettent des excréments; mais une fois devenus chrysalides, ils ne prennent plus rien et ne rendent plus d’excrétions« . Aristote, Historia Animalium, Livre Cinquième, Chapitre XVII,551b

L’immobilité et l’absence d’alimentation  de la phase « cocon », bien soulignée dans le texte, fait bien sûr penser à la mort, suivie par une résurrection glorieuse – sans nourriture ni déchets.


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Dans la sphère latine, l’équivalent de psyche est animula, que l’on trouve employé au sens propre chez Cicéron :

« J’ai reçu vos longues lettres, qui  sautaient  vers moi comme de petits papillons »
Ciceron Epistulae ad Atticum,IX, 7.
« Attulit uberrimas tuas litteras, quae mihi quiddam quasi animulae restillarunt. »


Mais c’est dans le très connu poème d’Hadrien que l’association papillon-âme (animula-anima) est portée au sommet :

Papillon, « âme tendre et flottante,
compagne de mon corps, qui fut ton hôte,
tu vas descendre dans ces lieux
pâles, durs et nus,
où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois.»

Hadrien,Carmina Traduction M.Yourcenar (*)

Animula vagula blandula,
hospes comesque corporis,
quo nunc abibis? In loca
pallidula rigida nudula,
nec ut soles dabis iocos

(*) sauf pour « papillon », traduit par elle « petite âme ».


Le papillon et son crâne

Dans l’imaginaire grec, la  phalaina – le papillon sous sa forme  nocturne et maléfique – semble entretenir une affinité particulière avec la Tête :

« Elle a une terrible tête, qu’elle hoche de manière sinistre, et un ventre lourd. Si avec son  aiguillon elle pique un homme sur le haut de la tête, ou dans son cou, elle le condamne aisément et immédiatement à mort. » Nicander, Scholia in Nicandri Theriaka


Tete de Platon ou Hypnos
Selon certains spécialistes, cette tête orné d’ailes de papillons représenterait  Platon méditant sur l’immortalité de l’Ame (Winckelmann) ; selon d’autres, ce serait le Dieu du Sommeil, Hypnos (Furtwängler) [7]. Il existe néanmoins  plusieurs intailles antiques où la première interprétation est certaine :


Philosopher Gem

Philosophe méditant sur l’immortalité de l’âme,

Sardoine antique
Reproduit dans Antique Gems and Rings, Charles William Kingdd


Cette affinité entre le crâne et le papillon n’est pas qu’anecdotique : elle constitue la vulgarisation d’une conception très particulière de l’âme-moelle, résidant non seulement dans la tête, mais dans divers fluides corporels. C’est ce qu’explique le Timée de Platon, dont nous donnons ci-après quelque extraits [6].

La moelle, semence universelle

Dieu prit les triangles primitifs réguliers et polis… les mêla les uns aux autres en due proportion, et en fit la moelle, préparant ainsi la semence universelle de toute espèce mortelle. Puis il y implanta et y attacha les diverses espèces d’âmes, et au moment même de cette répartition originelle, il divisa la moelle elle-même en autant de sortes de figures que chaque espèce devait en recevoir.


Celle qui est dans la tête est divine.

Furtwangler Skull butterfly
« Une partie devait, comme un champ fertile, recevoir en elle la semence divine ; il la fit exactement ronde et il donna à cette partie de la moelle le nom d’encéphale, dans la pensée que, lorsque chaque animal serait achevé, le vase qui la contiendrait serait la tête. »

 

Les autres moelles sont mortelles

« L’autre partie, qui devait contenir l’élément mortel de l’âme, il la divisa en figures à la fois rondes et allongées et il les désigna toutes sous le nom de moelle. Il y attacha, comme à des ancres, les liens de l’âme entière, puis construisit l’ensemble de notre corps autour de la moelle, qu’il avait au préalable enveloppée tout entière d’un tégument osseux…. Ainsi, pour protéger toute la semence, il l’enferma dans une enveloppe pierreuse, à laquelle il mit des articulations… » Timée/73c-74c


Plus d’âme, moins de chair

« A ceux des os qui renfermaient le plus d’âme il donna la plus mince enveloppe de chair et à ceux qui en contenaient le moins, l’enveloppe la plus ample et la plus épaisse… c’est que les chairs abondantes, éparses et fortement tassées les unes sur les autres, auraient par leur rigidité rendu le corps insensible, affaibli la mémoire et paralysé l’intelligence. Voilà pourquoi les cuisses et les jambes, la région des hanches, les os du bras et de l’avant-bras et tous nos autres os qui n’ont pas d’articulations, et aussi tous les os intérieurs qui, renfermant peu d’âme dans leur moelle, sont vides d’intelligence, tous ces os ont été amplement garnis de chairs ; ceux, au contraire, qui renferment de l’intelligence, l’ont été plus parcimonieusement ».


La tête humaine : fragile, mais sensible

« …l’espèce humaine, couronnée d’une tête charnue, nerveuse et forte, aurait joui d’une vie deux fois, maintes fois même plus longue, plus saine, plus exempte de souffrances que notre vie actuelle. Mais en fait les artistes qui nous ont fait naître, se demandant s’ils devaient faire une race qui aurait une vie plus longue et plus mauvaise, ou une vie plus courte et meilleure, s’accordèrent à juger que la vie plus courte, mais meilleure, était absolument préférable pour tout le monde à la vie plus longue, mais plus mauvaise. C’est pour cela qu’ils couvrirent la tête d’un os mince, mais non de chairs et de nerfs, puisqu’elle n’a pas d’articulations. Pour toutes ces raisons la tête qui fut ajoutée au corps humain est plus sensible et plus intelligente, mais beaucoup plus faible que le reste. »


De la moelle au sperme

« Parmi les hommes qui avaient reçu l’existence, tous ceux qui se montrèrent lâches et passèrent leur vie à mal faire furent, suivant toute vraisemblance, transformés en femmes à leur deuxième incarnation. Ce fut à cette époque et pour cette raison que les dieux construisirent le désir de la conjonction chamelle, en façonnant un être animé en nous et un autre dans les femmes, et voici comment ils firent l’un et l’autre. Dans le canal de la boisson, à l’endroit où il reçoit les liquides, qui, après avoir traversé les poumons, pénètrent sous les rognons dans la vessie, pour être expulsés dehors sous la pression de l’air, les dieux ont percé une ouverture qui donne dans la moelle épaisse qui descend de la tête par le cou le long de l’échine, moelle que dans nos discours antérieurs nous avons appelée sperme. Cette moelle, parce qu’elle est animée et a trouvé une issue, a implanté dans la partie où se trouve cette issue un désir vivace d’émission et a ainsi donné naissance à l’amour de la génération. Voilà pourquoi chez les mâles les organes génitaux sont naturellement mutins et autoritaires, comme des animaux sourds à la voix de la raison, et, emportés par de furieux appétits, veulent commander partout ».


Pergamon

Figure éjaculant sur un papillon
Vase à figures noires, 6ème siècle avant JC, Pergamon Museum, Berlin.

L’utérus est un animal

« Chez les femmes aussi et pour les mêmes raisons, ce qu’on appelle la matrice ou l’utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu’il reste longtemps stérile après la période de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de l’haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu’à ce que, le désir et l’amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant leurs parties, les nourrir à l’intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des animaux. Telle est l’origine des femmes et de tout le sexe féminin. » Timée/91-92b



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En établissant, grâce à la notion de « moelle » un continuum entre l’encéphale et le sperme,  l’une siège de la semence divine, l’autre de la semence humaine, le Timée nous donne une vision dynamique, étonnamment « liquide », de ce qu’est l’immortalité  :  un fluide qui se propage d’un squelette à un autre.

Du coup, buvons  tant que nous sommes vivants et que le fluide nous traverse.


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Coupe de Boscoreale

Coupe à boire avec des squelettes

 Trésor de Boscoréale,  Fin du Ier siècle avant J.-C, Louvre Paris

« Le premier des grands squelettes tient de la main droite une bourse bien garnie, surmontée du mot phtonoi ( envies). Il la porte en arrière comme pour la dérober aux regards, tandis qu’il présente au personnage couronné de fleurs un papillon, image de l’âme :  psychion (petite âme) dont il serre délicatement les deux ailes entre les doigts de la main gauche. Le mouvement de ses bras et de ses mains indique la pesanteur du premier objet et l’extrême légèreté du second …

Cette première scène… exprime nettement l’idée de la jouissance matérielle et indique les raisons qui, selon la morale païenne, doivent pousser l’homme à se livrer au plaisir. Après la mort, l’âme fugitive s’envole et disparait, semblable à un papillon ; du corps il ne reste que des ossements insensibles dont il est inutile de s’occuper. Il faut jouir de la vie, car le lendemain est incertain !  » [9]

Le gobelet  de Boscoréale, avec sa morale épicurienne, aurait pu servir aux héritiers du gai défunt de cette épitaphe trouvée à Obulco (Andalousie) :

« Je recommande à mes héritiers d’amener du vin pur avec les cendres, pour faire voleter mon papillon enivré ». Heredibus mando etiam cinere ut m[era vina ferant], volitet meus ebrius papilio »


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Memento_mori_MAN_Napoli_Inv109982

Memento mori
Mosaïque pompéienne, 1er siècle avant JC, Museo Archeologico Nazionale di Napoli

Pour en terminer avec le monde gréco-latin, voici un des plus beaux exemples de papillon posé sur un crâne.
La mosaïque représente la Roue de la Fortune qui tourne entre la richesse (symbolisée à gauche  par l’étoffe pourpre,  le sceptre et la couronne)  et la pauvreté (symbolisé à droite par la besace, le bâton et le manteau de mendiant).

En haut, le niveau horizontal rappelle que la mort égalise tout (« Mors Omnia Aequat », Claudien , L’Enlèvement de Proserpine, livre II,  ligne 302) : ne reste ensuite que  l‘âme immortelle posée, selon l’expression de Platon, sous  son enveloppe pierreuse.


Durant le Moyen Age, ce symbolisme s’oublie , bien que le papillon prolifère dans les marges d’innombrables enluminures – à titre seulement décoratif. Car désormais l’âme immortelle s’est trouvé une représentation plus orthodoxe.


Pelerinage de l'ame (Le) Guillaume de Digulleville  .Paris, Bibl. Sainte-Genevieve, ms. 1130 14e s

Enluminure du Pélerinage de l’Ame, de Guillaume de Digueville
 14e s, Bibl. Sainte-Genevieve, ms. 1130,   Paris

Dédaignant le Démon quadrupède, l’Ame qui a désormais forme humaine emboîte le train de celui à qui elle ressemble : l‘Ange. A noter qu’étant immatérielle, elle n’a même pas besoin d’ailes.

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Vanessa atalanta.

 Miniature de St. Vincent (détail en haut à gauche)
Heures de  Catherine de Cleves,
Utrecht,  vers 1440, The Morgan Library, New York

Parmi les huit papillons qui décorent les marges autour de Saint François, ce Vulcain  montre, dans les motif de son aile, une tête de mort.


Vanessa Atalanta
Vanessa atalanta

L’enlumineur a à peine accentué ce visage paréidolique, qui se forme dès que deux ocelles ressortent pour figurer les yeux, avec une tâche plus allongée pour la bouche..


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Triptyque du Jugement dernier(détail)

Memling, 1467-71, Musée National Gdansk

 

Le Vulcain hallucinatoire

Memling Retable de Gdansk detail papillon 1

Il est remarquable que Memling ait choisi le même Vulcain aux tâches anthropomorphes pour orner  l’aile de ce démon, occupé à enflammer définitivement une luxurieuse.



Memling_tryptique_Strasbourg_figures cachées

La gueule de l’Enfer, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption,

Memling,  vers 1490, Musée de Strasbourg

On connait par ailleurs son intérêt pour les figures cachées, non pas purement gratuites, mais justifiées par le pouvoir diabolique de susciter des hallucinations. Ici, en plus de la figure grimaçante qui apparaît sur le torse du démon, on note un rocher anthropomorphe dans le rôle du témoin désolé (en jaune), et une seconde gueule, faite de flammes (en blanc), qui surcharge le gueule de l’enfer en lui empruntant sa langue et sa canine. (sur l’interprétation d’ensemble de ce polyptyque, voir Le Polyptyque de Strasbourg )


Le Vulcain infernal

Memling Retable de Gdansk detail papillon 2
Dans le Jugement de Gdansk, un second démon à droite du premier joue de la fourche : il porte lui aussi des ailes de Vulcain, cette fois  autour des fesses.

La coloration noire et rouge, harmonisée avec les  couleurs de l’Enfer, plus sa capacité de susciter des images cachées, peut justifier le choix du Vulcain comme accessoire démoniaque.


Le papillon diabolique

Memling Retable de Gdansk detail papillon 3
Cependant,  dans le panneau central, on retrouve un démon habillé des ailes d’une Petite Tortue (Aglais urticae) qui possède le même chromatisme noir et rouge, mais cette fois en plein soleil, à proximité des irisations de l’arc en ciel et des plumes de paon de l’archange : diabolique, le papillon le reste donc, même éloigné des flammes infernales.

Il semble qu’il a existé au Moyen Age une double symbolique du papillon : positive pour le  papillon blanc – sorte de substitut de la colombe du Saint Esprit, en général à côté d’une Vierge à l’Enfant – et négative pour le papillon coloré et tacheté, en cohérence  avec la préférence bien connue de l’oeil médiéval pour les couleurs unies, et son aversion  pour les motifs zébrés ou bariolés. Pour des exemples et une discussion détaillée sur ce sujet, voir [11]



Après une longue éclipse, le papillon va revenir en force chez les peintres flamands : vedette des natures mortes florales – où il contribue à célébrer la magnificence de la création, on le trouve aussi dans les  Vanités, où il se charge de  souligner la fugacité et la fragilité de l’existence.

A noter  l’inversion remarquable par rapport à la symbolique médiévale : le papillon coloré va écraser en popularité le papillon blanc, qui joue désormais  les utilités.  D’une part parce que l’esprit protestant a fait table rase, après une période d’intenses destructions, des symboliques antérieures. Mais surtout parce qu’un peintre se valorise plus auprès de son acheteur en peignant, à l’écaille près, les ailes somptueuses  d’un Vulcain plutôt que la pauvre tâche noire sur fond blanc de la Piéride du chou.

Parmi les nombreuses Vanités à papillons, il n’existe  cependant que quelques rares exemples où la présence insistante d’un papillon  à proximité immédiate d’un crâne, suggère qu’après un long périple souterrain, la métaphore gréco-latine commence à refaire surface.

Jan Sanders van Hemessen - Vanitas (1535) Palais des Beaux-Arts de Lille

Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille

Dans cet extraordinaire panneau, un ange aux ailes de macaon porte un miroir dans lequel apparaît un crâne. Le miroir complique l’interprétation, mais ce tableau complexe pourrait bien signer la réapparition de l’âme-papillon en peinture. Voir Le miroir transformant 2 : transfiguration


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Joris Hoefnagel Model Book of Calligraphy. 1561 - 1562; illumination added 1591 - 1596 _Google_Art_Project

Livre de modèles de calligraphie de Rodolphe II.
Joris Hoefnagel , 1591-1596 , Musée Paul Getty

Ce manuscrit exceptionnel a d’abord été composé par le calligraphe Bocskay pour l’empereur Ferdinand d’Autriche, entre 1561 et 1562. Trente ans plus tard, son petit fils Rodolphe II l’a fait illustrer par Joris Hoefnagel, qui s’est inspiré librement des textes  dans son style d’un naturalisme  méticuleux.


Le texte

Dans cette page, le texte est tiré de la liturgie du quatrième dimanche après l’Epiphanie :

« O Dieu, qui sais que parmi tant de grands dangers, du fait de la fragilité humaine,  nous ne sommes pas faits pour subsister :donne-nous la santé de l’âme et du corps pour que, de ce dont nous souffrons à cause de nos péchés,  nous puissions  avec ton aide triompher. » « Deus, qui nos in tantis periculis constitutos, pro humana scis fragilitate non posse subsistere: da nobis salutem mentis et corporis ut ea quae pro peccatis nostris patimur, te adjuvante, vincamus. Per Dominum. »

L’illustration

Si la poire illustre l’homme souffrant à cause de ses pêchés, on ne voit pas bien quelle aide divine pourrait l’aider à recouvrer la santé. L’illustrateur semble donc oublier le versant positif des choses, et forcer le texte dans le sens de la fragilité humaine et de la mort, illustrées par le fruit coupé.

A première vue, le papillon figure, avec la chenille, la mouche et le mille-pattes, dans le camp des nuisibles venus se repaître de  sa putréfaction.



Joris Hoefnagel Model Book of Calligraphy. 1561 - 1562; illumination added 1591 - 1596 _Google_Art_Project detail
A seconde vue, on remarque que le papillon, n’ayant pas besoin de manger, se distingue des agresseurs. De plus, isolé sur la queue de la poire, il  présente une symétrie de forme avec elle.

Hoefnagel n’a pas oublié la partie positive du texte : si la poire figure l’homme ayant succombé aux périls, le papillon représente son triomphe final grâce à Dieu,  son âme noire et blanche, pécheresse et pardonnée, revenue contempler son cadavre.



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S.pyri Linard 1634

Vanité au papillon
Jacques Linard, 1634, Collection privée

Le contraste entre  le crâne –   lourd presse-papier écrasant  le livre fermé,  et le papillon  – feuille vivante effleurant la lettre ouverte, crée entre eux un inévitable dialogue.


 

paon du jour

Paon du jour

Eadem mutata resurgoEpitaphe de Bernouilli
Eadem mutata resurgo

(Deplacée, je réapparais la même)

D’autant que le Paon de jour (Nymphalis io)   se trouve encadré sur sa gauche par une figure de la putréfaction (la poire) et sur sa droite par un symbole de la résurrection (le coquillage dont la spirale se reproduit semblable à elle-même)

Assistons-nous ici à la résurrection  de la phalène comme métaphore de l’Ame, équidistante de la Mort et de  la Résurrection ?



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Adriaen van Nieulandt's Vanitas of 1636

Vanité
Adriaen van Nieulandt, 1636, Frans Hals Museum, Haarlem

Le billet qui dépasse du livre porte la devise en français  : « Mourir pour vivre ».

Celui collé sous le crâne porte l’expression latine  : « Aquid sunt aliud, quum breve gaudium » « y a-t-il autre chose qu’une joie brève ».


Arctia caja

Le papillon est une Ecaille Martre (Arctia caja). Sa position, entre les pétales tombées et la coquille, entre flétrissure et éternité, est identique à celle de la Vanité de Linard et milite, là encore,  en faveur d’une représentation de l’âme.


Adriaen van Nieulandt's Vanitas of 1636 detail mouche

D’autant qu’au beau milieu du crâne, un nouvel arrivant fait son apparition et contraste, par sa noirceur, avec la Beauté du papillon : la mouche, symbole de la Mort et de la Corruption des chairs.


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simon renard de saint andre

Vanité, Simon Renard de Saint André,

1650-1677, Collection privée

Sur le livre, on peut lire « Le tombeau des plaisirs : l’odorat ». La mouche posée sur le crâne fait encore système avec le Vulcain posé sur la rose : deux bestioles attirées par une odeur, l’une infecte, l’autre divine.

Contrairement au vieux symbole gréco-latin, le coléoptère libéré du squelette évite de revenir s’y poser : car  le monde chrétien dispose maintenant de son cousin satanique, le diptère, préposé aux basses besognes.


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Tomas Yepes XVIIeme

Vanité
Tomas Yepes, entre 1640 et 1670, Collection privée

C’est ici un machaon (Papilio machaon) qui, passant au dessus de la mèche fumante, réinvente la vieille affinité avec la torche.

Hésitant, le papillon de Yepes semble suspendre son vol   entre trois cibles, et trois iconographies  : deux antiques (la flamme et le crâne) et une moderne (la rose).


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A11397.jpg

Vanité
Jan van Kessel, vers 1665-1670, National Gallery of Art, Washington

On voit ici, malgré la présence du crâne, la difficulté d’associer le papillon à l’Ame, dès lors qu’il y en a plusieurs, à la fois blancs et colorés, et qu’ils rivalisent de volatilité avec des bulles de savon.

Le tableau exactement contemporain qui suit va, en revanche, resserrer la symbolique de manière indubitable.



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vanitas_still_life Van Oosterwyck

Vanité
Maria Van Oosterwyck, 1668, Kunsthistorisches Museum Vienne

Maria Van Oosterwyck, fille d’un prédicateur protestant,  a truffé cette nature morte de références théologiques, qu’il faut lire morceau par morceau.


Le crâne et le globe céleste

Le crâne porte son regard vide vers le globe céleste, où les constellations tournent éternellement autour de l’Etoile Polaire (on voit bien la Grande Ourse).

La confrontation de ces deux objets sphériques et ceints d’un équateur semble reprendre la vieille opposition artistotélicienne entre le monde terrestre soumis à la corruption et le monde céleste immuable. Néanmoins, la couronne de lierre importe ici-bas la possibilité d’une permanence qui triompherait de la mort.


Judocus Hondius de Jonge en Adriaen Veen, 1613, musee martitime, amsterdamUn globe céleste presque identique
Judocus Hondius de Jonge et Adriaen Veen, 1613, Musée Maritime, Amsterdam


Le livre sous le  papillon

vanitas_still_life Van Oosterwyck_livre papillon
Le titre  « Rekeningh » désigne un Livre de Comptes fatigué,  à associer avec  la bourse et les pièces : tous objets dont la légèreté du Vulcain – qui ne fléchit même pas la couverture –  souligne la pesanteur, inutile dans l’Au Delà.

Car la Mort clôture tous les comptes.

Juste au dessus des  ailes,  on peut  lire sur la couverture « Nous vivons pour mourir et nous mourons pour vivre » « Leeuen om te steruen/En /Steruen om te leeuen », devise qui désigne clairement le papillon comme l’âme humaine, en attente de la résurrection de son corps.


Les livres sous la mouche

vanitas_still_life Van Oosterwyck_livres mouche

Sur la note coincée dans le livre du haut, on lit la mention « Self-Stryt » (“Combat intérieur”) : il s’agit d’un ouvrage de Jacob Cats (1620), qui interprète l’histoire de Joseph et de la femme de Putiphar comme le triomphe de l’Esprit sur la Chair. Le livre en dessous est l’« Imitatio Christi » (L’imitation de Jésus-Christ).

Les livres sont fermés ; le parchemin de leur couverture (cette peau qui ne périt pas)  préserve de la corruption (la mouche et les fleurs fanées) les vérités éternelles qu’ils renferment.


La lettre sous la mouche

vanitas_still_life Van Oosterwyck_detail lettre

La lettre est à associer avec la plume et l’encrier, encore tâchés d’encre. Elle porte une citation biblique qui confirme la brièveté de la vie humaine : « L’homme est enfanté par la femme pour bien peu de jours et beaucoup de tracas« .  Job 14,1

La mouche, qui pose un point final sur cette citation, fait une double allusion  à la Mort, et au  fumier du prophète.

Les tracas

vanitas_still_life Van Oosterwyck_crecelle
Le coin en bas à gauche semble dédié à ces  tracas qui rongent notre existence : on y voit un épi de maïs à moitié dévoré, et une souris qui s’attaque à un épi de blé.  Une piéride du choux (Pieris brassicae) s’attaque, plus haut, à un autre épi planté dans le bouquet.

En pendant à la flûte posée sur la cahier de musique, un autre instrument, rarissime, complète  cette idée de dévoration  universelle : il s’agit d’une crécelle de lépreux (voir un autre exemple dans La boule mystérieuse).

A la dévoration de la chair divine (le blé) s’ajoute celle de la chair humaine.



Jan Davidsz. de Heem Vanitas BruxellesUne autre Vanité avec crécelle de lépreux
Jan Davidsz de Heem, 1651, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles


La fiole

Au centre de ce désastre, la fiole fermée par un bouchon d’argent, marquée « Aqua Vitae », est  protégée de la corruption et de l’évaporation :  son liquide rouge n’évoque pas ici le vin des plaisirs, mais celui de la Sainte Cène.

Sur le reflet, on voit la fenêtre de l’atelier et même, minuscule, la peintre à son chevalet [10]. En se posant au centre de la troisième sphère – la plus protégée – du tableau, la tête de Maria flottant à la surface de l’Eau de Vie, tandis que le blé est dévoré à l’extérieur, redit d’une autre manière le message de Jacob Cats : la Chair meurt mais l’Esprit demeure.

Le paradoxe de ce type d’autoportrait furtif est  qu’il immortalise et magnifie à tout jamais l’habilité du peintre, comme si, par exception à la règle des Vanités, la seule permanence en ce monde était autorisée dans ces objets picturaux de second ordre que sont le reflet et le détail.
(pour d’autres exemples de Vanités à la boule réfléchissante, voir Le peintre dans sa bulle : Vanité )



Dans leur recherche de sujets rares pour amateurs de classiques, quelques artistes du XIXème siècle ont repris littéralement la métaphore âme-papillon (sans le crâne).

Dumont-Amour-amiens

L’Amour tourmentant l’âme
Augustin Dumont, 1877, Musée des Beaux Arts, Amiens

Ou bien, au choix, pour ceux  qui sont arrivés jusqu’ici en lisant en diagonale :

  • Aristote enfant étudiant à la clarté d’une torche la transparence  d’un papillon
  • Ange pesant une âme dans un courant d’air chaud
  • l’Animus réchauffant  l’Anima (vieux folklore zürichois)
    le Cà  se vengeant du  Surmoi (vieux folklore viennois).



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Bouguereau l'ame captive

L’âme captive,

Bouguereau, 1891, Toledo Museum of Art, Toledo

Soit encore, par les mêmes exégètes :

  • Aristote enfant étudiant à la clarté du soleil la transparence  d’un papillon
  • Ange s’interrogeant sur le sexe d’un papillon
  • le Soufre fixant le Mercure
  • un gros Cà  et un petit Surmoi



Nous terminerons le parcours par ce grand créateur d’iconographies tortueuses que fut William Holman Hunt, avec une oeuvre insolite où il est question d’un papillon, d’un crâne, et et de deux âmes perdues, sans aucun rapport avec la métaphore antique.

Le berger mercenaire

The hireling shepherd
William Holman Hunt, 1851,  Manchester Art Gallery, Manchester

William_Holman_Hunt The hirelong shepherd

Le texte de Shakespeare

Comme à son habitude, Hunt exposa ce tableau avec comme légende un passage de Shakespeare :

Que tu veilles ou que tu dormes, joyeux berger,
Si tes brebis s’égarent dans les blés,
Un signal de ta bouche mignonne
Préservera tes brebis d’un malheur.Shakespeare, Le roi Lear, Acte III, scène 6
Traduction de François-Victor Hugo
Sleepest or wakest thou, jolly shepherd?
Thy sheep be in the corn;
And for one blast of thy minikin mouth,
Thy sheep shall take no harm.

 

Un peu court pour donner un sens à tous les détails de cette  composition compliquée, dont le clou est ce bizarre papillon qui ne doit rien à Shakespeare. En outre, le titre du tableau Le berger mercenaire, n’est pas shakespearien, mais évangélique :

« Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire, lui, n’est pas le pasteur, car les brebis ne lui appartiennent pas : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse ».   (Jean, 10,10-12)

 


Le  Mauvais Pasteur

De manière très inhabituelle, Hunt a cru bon de fournir cinquante ans plus tard une explication détaillée, qu’il suffit de citer pour  éclaircir de nombreux points.

« La chanson de Shakespeare représente un berger qui néglige son véritable devoir, celui de garder les moutons : au lieu d’utiliser sa voix pour faire honnêtement son devoir, il se sert malignement de sa « bouche mignonne ». Il est du type de ces autres pasteurs à la tête  confuse qui, au lieu d’effectuer leurs services auprès de leurs ouailles – qui sont constamment en danger – font de vains discours sans valeur pour l’âme humaine. »Lettre à J.E.Pythian, 21 January 1897, Manchester City Art Gallery « Shakespeare’s song represents a shepherd who is neglecting his real duty of guarding the sheep: instead of using his voice in truthfully performing his duty, he is using his « minikin mouth » in some idle way. He was a type thus of other muddle headed pastors who instead of performing their services to their flock — which is in constant peril — discuss vain questions of no value to any human soul. »

En 1851, les esprits étaient travaillés par la crainte de voir l’église catholique profiter des divisions entre les différentes tendances des Anglicans pour reprendre pied sur les Iles Britanniques.

La représentation du Mauvais Pasteur est très exceptionnelle, et sert toujours à mettre en valeur l’image du Bon Pasteur (voir des exemples dans La Brebis perdue) Le Mauvais Pasteur représenté seul – et même pire : en conversation rapprochée avec une bergère – est donc une iconographie unique, rendue possible par ce climat particulier d’inquiétude religieuse.


Le Sphinx à tête de mort

Hunt poursuit ainsi son explication  :

« Mon imbécile a trouvé un Sphinx à tête de mort , cela remplit son petit esprit de pressentiments de malheur  et il le montre à une conseillère tout aussi sage, pour avoir son opinion. » « My fool has found a death’s head moth, and this fills his little mind with forebodings of evil and he takes it to an equally sage counsellor for her opinion. »

Hunt a donc  choisi ce papillon – qui porte sur lui la marque de sa nocivité – comme emblème non pas d’une catastrophe annoncée, mais de la superstition qui frappe les esprits faibles. Ce n’est pas  par son supposé pouvoir maléfique mais  parce qu’il suscite « de vains discours sans valeur pour l’âme humaine« , que le papillon va provoquer, indirectement, une série de catastrophes.


Des catastrophes en chaîne

Voici la fin de la lettre :

Elle méprise son anxiété,  par  ignorance plutôt que par profondeur, tout en le détournant de sa fidélité : pendant qu’elle nourrit son agneau avec des pommes vertes, il laisse  ses moutons passer la limite et pénétrer dans le champ de blé. Ce n’est pas seulement que le blé sera gâté, mais en le mangeant les moutons sont condamnés à la destruction, en « gonflant », selon le terme des  fermiers. » « She scorns his anxiety from ignorance rather than profundity, but only the more distracts his faithfulness: while she feeds her lamb with sour apples his sheep have burst bounds and got into the corn. It is not merely that the wheat will be spoilt, but in eating it the sheep are doomed to destruction from becoming what farmers call « blown. »

Ainsi, la discussion oiseuse conduit à plusieurs  catastrophes : les moutons passent la  rangée d’arbres au risque de se noyer dans le marécage ; ils vont gâcher la récolte de blé (on en voit déjà un au milieu des épis) et ils en seront bien punis (météorisme, puis mort).

Par contraposée, le Bon Pasteur vu par Hunt n’a même pas besoin d’être celui qui « donne sa vie pour ses brebis » : il lui est tout au plus demandé de garder à l’oeil ses ouailles, trop  pressées de franchir les limites et de succomber aux excès.

William_Holman_Hunt The hirelong shepherd papillon

Comme un panneau « Danger de Mort ! », le papillon marque la limite à ne pas dépasser.


Une vilaine fille

Au milieu de cette théologie musclée, le  personnage féminin  – nécessaire pour  expliquer l’inattention du berger –  complique considérablement la lecture.

Faut-il s’en tenir à l’explication psychologisante de Hunt – elle méprise sa peur, non parce qu’elle est plus sage, mais parce qu’elle n’en comprend même pas la cause ?



William_Holman_Hunt The hirelong shepherd barrique mains
Ne peut-on pas subodorer, dans cette barrique , dans ces faces rougeaudes,  dans ces mains si proches,  une pulsion plus forte qu’un mauvais pressentiment ? Le papillon n’est-il pas le  prétexte à un flirt poussé, et le discours moral la couverture d’une  sexualité champêtre ?


William_Holman_Hunt The hirelong shepherd agneau

Ou bien, à l’inverse, faut-il pousser  encore plus loin dans le symbolisme, et voir dans cette mauvaise fille, qui couvre son agneau en plein midi en plein été, qui lui donne des pommes vertes au risque de l’empoisonner, à la fois une nouvelle Eve et une mauvaise Marie ?


The Doubt: 'Can these Dry Bones Live?' exhibited 1855 by Henry Alexander Bowler 1824-1903
The Doubt – Can these Dry Bones Live
Henry Alexander Bowler, 1855, Tate Gallery, Londres

Dans cet autre tableau préraphaélite, une jeune femme, qui symbolise probablement les temps modernes, doute de l’Immortalité promise par la Religion et par les inscriptions :

  • RESURGAM (Je ressuciterai)
  • « I am the Resurrection and The Life »
  • « John Fathfull, 1791 » (« Jean plein de Foi »)

Deux papillons pris dans la même lumière qui illumine les feuilles vertes du marronnier lui répondent positivement. A noter le troisième papillon bleu, posé directement sur le crâne.



Hans Balusceck zum friedhof 1920 Berlin Sammlung Markisches Museum

Au Cimetière (Zum Friedhof)
Hans Balusceck, 1920, Sammlung Markisches Museum, Berlin

A l’opposé, Hans Balusceck fait l’ellipse sur les monuments funéraires : seul l’arrosoir, le papillon, et les rubans noirs de jeunes filles, font deviner le cimetière.



Memento Mori Walter Kuhlman 1973-74 Fine Arts Museum of San Francisco

Memento Mori
Walter Kuhlman, 1973-74, Fine Arts Museum of San Francisco

Plus récemment, Walter Kuhlman a transformé en une aporie grinçante le vieux thème de la méditation sur le papillon.


Pour prolonger cette aventure, il suffit de taper « butterfly » et « skull » dans un moteur de recherche pour constater combien le thème du crâne et du papillon est devenu populaire ces dernières années, propulsé par le goût gothique, décliné à l’infini comme motif décoratif ou de tatouage.


Papillon crane XXIeme siecle

A croire que l’accoutumance moderne aux images  a rendu notre rétine suffisamment tolérante pour supporter la fusion de ces deux motifs extrêmement réactifs, l’un parce qu’il est probablement  câblé parmi les signaux d’alerte de l’espèce, l’autre parce qu’il a suggéré aux hommes d’avant la quadrichromie et les quadriréacteurs, la possibilité cumulée de la Beauté et de l’Envol.


Références :
[1] Voir http://www.insects.org/ced4/symbol_list1.html et http://www.insects.org/ced4/symbol_list2.html
[2] Pour une vue d’ensemble des papillons dans l’art : https://fr.wikipedia.org/wiki/Papillons_dans_la_peinture
[3] Eros and Thanatos, http://eroscoin.blogspot.fr/2011/03/eros-and-thanatos.html
Voir aussi http://www.forumancientcoins.com/ayiyoryitika/ProlegomenaEros.html
[4] Voir Burning Butter flies: Seals, Symbols and the Soul in Antiquity, Verity Platt
http://www.academia.edu/301927/Burning_Butterflies_Seals_Symbols_and_the_Soul_in_Antiquity
Un article récent détaille ces rituels magiques :
https://eduscol.education.fr/odysseum/eros-et-psyche-le-pouvoir-magique-de-la-pierre-et-du-mot
[4a] https://eduscol.education.fr/odysseum/psyche-lame-papillon-1-une-histoire-dailes
[5] The soul as a butterfly in Greek and Roman thought (2013) http://etheses.dur.ac.uk/9419/1/THESIS-BLANCO.pdf?DDD3+
[6] Platon, Timée, traduction d’Émile Chambry http://ugo.bratelli.free.fr/Platon/Platon-Timee.htm
[7] ASPECTS OF DEATH, AND THEIR EFFECTS ON THE LIVING, AS ILLUSTRATED BY MINOR WORKS OF ART, ESPECIALLY MEDALS, ENGRAVED GEMS, JEWELS, &c.: PART IV (Continued) F. Parkes Weber The Numismatic Chronicle and Journal of the Royal Numismatic Society
Fourth Series, Vol. 10 (1910), pp. 163-202 http://www.jstor.org/stable/42663630?seq=1
[8] Meleagre http://users.skynet.be/remacle2/erotique/meleagre.htm
[9] Le Trésor de Boscoreale Antoine Héron de Villefosse Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot Année 1899 Vol 5 http://demo.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1899_num_5_1_1160?_Prescripts_Search_tabs1=advanced&
[10] Le site très documenté d’un spécialiste de Maria van Oosterwijck (Noud Janssen) http://mariavanoosterwijck.nl/oeuvre/vanitasschilderijen/a1
Pour un autre autoportrait de Maria dans un reflet , voir http://mariavanoosterwijck.nl/oeuvre/bloemstillevens-boeketten/b26
[11] Par l’entomologiste Alcimar do Lago Carvalho et traduit par Jean-Yves Cordier , un très intéressant article sur la symbolique du papillon dans l’art du Moyen Age
http://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html
[12] Du même, en plus détaillé: « Papillons entre le ciel et l’enfer: Comparaison des Pieridae et des Nymphalidae (Insecta: Lepidoptera) dans les natures mortes des Pays-Bas au XVIIe siècle » http://www.lavieb-aile.com/article-papillons-entre-le-ciel-et-l-enfer-comparaison-de-la-pieridae-et-nymphalidae-insecta-lepidoptera-125297008.html
[13] Voir http://www.victorianweb.org/painting/whh/replete/hireling.html

2 Le diptyque de Jean et Véronique

23 juin 2012
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Le diptyque de Melun s’ouvrait comme un décor de théâtre  : en voici deux qui, en s’ouvrant, nous amènent au cinéma...

Diptyque de Saint Jean et Sainte Véronique

Memling, vers 1483

 

Alte Pinakothek, Munich
Memling_Diptyque_Saint_Jean
National Gallery Of Art, Washington
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique

Cliquer pour agrandir

Le sujet

Saint Jean Baptiste et Sainte Véronique sont rarement associés dans l’iconographie,  puisque l’un apparaît au tout début de la vie de Jésus  et l’autre à la toute fin.

Memling avait déjà tenté cette mise en parallèle en 1479 : à gauche Jean Baptiste désigne du doigt l’agneau qui va venir,  à droite Sainte Véronique montre le voile miraculeux de la Passion, qui a gardé l’empreinte du visage sanglant de Jésus. Mais il s’agissait d’une position subalterne, au revers d’un tryptique.


Memling_Triptyque_Jan_Floreins_revers

Triptyque de Jan Floreins (fermé)
Memling,1479, Musée Memling, Bruges

Cliquer pour agrandir

Quatre ans plus tard, Memling revient sur le même thème, mais pour en faire le sujet central d’un diptyque. Bien que l’encadrement original ait été perdu et que les deux panneaux soient aujourd’hui séparés, la continuité du paysage à l’arrière-plan prouve qu’il s’agissait bien d’un petit diptyque portatif.


Le sens de l’histoire

Memling a conservé  la même disposition, cohérente avec le sens de la lecture : celui qui prévoit la venue de Jésus est à gauche,  celle qui  en conserve la relique est à droite.

Au point que le massif rocheux  qui sépare les  deux scènes peut être vu comme un résumé  symbolique de la Vie de Jésus : la montée sur la montagne à gauche, la descente du Golgotha à droite.

Le revers des panneaux

Les faces externes des diptyques portatifs, vulnérables lors du transport, sont en général peintes à l’économie : simple motif décoratif, blason,  motifs en grisaille..

Ici, le revers du diptyque est particulièrement intéressant,  car les symboles représentés au verso sont en rapport avec les deux personnages du recto.


Le calice  (revers du panneau droit)

Memling_Diptyque_Saint_Jean_CaliceCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Sainte Véronique est peint un calice doré, dans une niche en arc de cercle. Il contient un serpent aux yeux rouges, allusion à une légende selon laquelle Saint Jean, pour prouver la puissance  de sa foi, aurait bu une coupe de poison sans ressentir aucun effet.


Le crâne (revers du panneau gauche)

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâneCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Saint Jean est peint un crâne, dans une niche carré. En trompe-l’oeil dans la pierre, une inscription laconique est gravée : « Morieris (tu mourras) ».


Le diptyque retourné

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Sainte_Veronique_verso

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Les deux niches sont éclairées de la même manière, par une lumière située en haut à gauche. Mais l’absence de symétrie (la forme et la hauteur des niches  sont différentes, il n’y a pas d’inscription côté calice) semble indiquer que le diptyque n’a pas été conçu pour être contemplé sur son revers.

De plus, lus de gauche à droite, les deux symboles expriment un message contradictoire – le calice proclamant : « la foi sauve de la mort » et le crâne concluant : « tu mourras quand même ».


Une disposition énigmatique

Il aurait été bien plus logique que le calice, qui rappelle un miracle de Saint Jean, se trouve au revers du panneau de celui-ci. Et que le  crâne, allusion au Golgotha, se trouve derrière la panneau de Sainte Véronique. On aurait alors eu pour le verso, de gauche à droite,  une interprétation plus consolante  :

« tu mourras (sur terre), mais la foi te donne la vie (éternelle) ».

Il doit donc y avoir une bonne raison expliquant pourquoi Memling a renoncé à ce message simple, et adopté pour le verso cette disposition peu naturelle.


Ouvrir le diptyque (côté calice)

D’abord, sortir le diptyque fermé du sac de tissu qui le protège.

Si c’est la face « Calice » qui se trouve sur le dessus,  ouvrir lentement par  la gauche. Vous voyez d’abord un paysage aquatique : en haut un cerf boit paisiblement  dans un ruisseau, en bas une source pure jaillit d’un rocher. L’eau pure et le cerf sont le symbole de la soif de Dieu, en référence au Psaume 42 :

Comme le cerf soupire après les sources d’eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant: quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ?

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_1
Continuez à ouvrir : lorsque Saint Jean apparaît, vous comprenez que cette eau pure est l’antithèse du poison que contenait le  calice.

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_2
Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici l’Agneau immaculé, dont le sacrifice va racheter le péché d’Eve : le virginal quadrupède est l’antithèse exacte du Serpent.


Ouvrir le diptyque (côté crâne)

Si c’est au contraire  la face « Crâne » qui se trouve sur le dessus, ouvrez lentement par la droite.  Vous voyez d’abord un paysage avec une route.

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_1

Continuez à ouvrir : une sainte femme apparaît. Marie, Marguerite, Madeleine ? Soudain, lorsque vous voyez  le voile avec la Sainte Face, vous reconnaissez Véronique. Et  le visage paisible de Jésus (charnu, chevelu, barbu) dément, par delà la mort, le message menaçant du crâne  (décharné, chauve, glabre).

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_2Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici une colline rocheuse qui ne peut être que le Golgotha, le « Mont du Crâne » (car selon la légende, le crâne d’Adam y avait été enterré).

Cinq siècles avant les frères Lumière, Memling invente ici le premier fondu-enchaîné de l’histoire. Il utilise les faces externes du diptyque, non pas pour composer un second diptyque à contempler statiquement, mais pour mettre en scène deux métamorphoses  :

  • en ouvrant le diptyque par la gauche, le spectateur voit positivement le poison se transformer en eau pure, et le serpent du péché en agneau de la rédemption  ;
  • en l’ouvrant par la droite, le crâne  retrouve barbe et cheveux et le vestige grimaçant du vieil Adam  est supplanté par la plus sacrée des reliques, la Sainte Face  de Jésus.

Memling n’est pas le seul à avoir utilisé la dynamique du diptyque pour superposer deux images : trente cinq ans plus tard, Jan Gossaert reprend ou réinvente le même procédé, dans un diptyque de dévotion privée qui va mettre en présence, comme dans  le diptyque de Fouquet, la Vierge à l’enfant et un donateur en prière.

Diptyque Carondelet

Jan Gossaert dit Mabuse, 1517, Louvre, Paris

mabuse_diptyque_carondelet ouvert

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Le sujet

Par rapport au Diptyque d’Etienne , qui baignait encore dans le merveilleux médiéval,  l’austérité est ici de mise : aucun objet ne disperse l’attention, le cadrage serré et le fond noir suppriment toute perspective. Le problème n’est  pas ici de savoir  si le donateur et l’objet de sa vision occupent ou pas le même espace :  la question, bien plus abstraite, touche  à une théorie de la double représentation.


Le panneau Carondelet

Le cadre de gauche  porte une inscription en français : « Representacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ».

Cette inscription en langue vulgaire est un message public, qui s’adresse aux spectateurs présents et futurs. Le panneau fige l’image de Carondelet à l’âge de 48 ans. La représentation dont il s’agit est ici de de type souvenir,   comme une photographie fixée sur une tombe. Littré rappelle d’ailleurs ce sens oublié, mais très précis du mot « représentation » : « au Moyen-Age, figure moulée ou peinte qui, dans les obsèques, représentait le défunt ».


Le panneau de la Vierge

Le cadre de droite porte une inscription en latin : « Mediatrix nostra que es post Deum spes sola tuo filio me representa » : »Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »

Il s’agit ici, en langue sacrée, d’une apostrophe intime qui n’a de sens qu’au moment de la mort, lorsque Marie intercèdera auprès de Dieu pour le défunt Carondelet.  La représentation  se comprend ici au sens diplomatique du terme, comme on présente favorablement un solliciteur à l’autorité supérieure.


Trois niveaux de représentation

Mabuse retrouve ici la  dialectique que Fouquet avait expérimentée dans le diptyque de Melun : le panneau de gauche, celui du  donateur en prières, se situe dans un niveau de réalité moins abstrait que la panneau de droite, celui de l’objet adoré. L’intérêt de cette construction est bien sûr qu’elle peut se propager d’un cran en arrière  :  le spectateur, face au diptyque, se trouve ainsi placé  dans le même rapport d’émerveillement que Iean ou Etienne face à Marie ; l’objet  de dévotion y gagne un peu du prestige divin, sacralisant l’artisan en artiste.


Fermer le diptyque

mabuse_diptyque_carondelet recto ferme

Chaque fois qu’on ferme le diptyque, la bouche de Carondelet se pose respectueusement à l’emplacement de la bouche de la Vierge  : nul sacrilège, puisque l’image de gauche est une photographie,  qui appartient à un espace profane et daté,  tandis l’image de droite habite un espace sacré et intemporel : simplement la dévotion intense d’un homme baisant une icône.

De même, en fermant le diptyque,  l’extrémité des mains  jointes de Carondelet vient toucher la main de Marie à l’endroit où celle-ci touche le flanc de Jésus : magnifique traduction graphique de ce qu’est que l’intercession.

Puisque celle-ci ne se produit qu’au moment de la mort, on pourrait dire que fermer le diptyque, c’est faire mourir Carondelet.

Le crâne

Mabuse_diptyque_Carondelet_CraneAu revers du  panneau de Marie, donc  sur le panneau  gauche du diptyque retourné,  se trouve un crâne regardant vers le haut à gauche (en direction de la lumière) et  une mâchoire posée en trompe-l’oeil sur le rebord de la niche.

Une banderole, collée à la pierre par de la cire rouge,   porte une citation de Saint Jérôme, avec la date du tableau :   « Facile contemnit omnia qui se semper cogitat moriturum Hieronymus 1517 » « Quiconque pense souvent qu’il doit mourir, n’a pas beaucoup de peine à mépriser  toutes choses »


Le blason

Mabuse_diptyque_Carondelet_BlasonAu revers du  panneau de Carondelet , un écusson est pendu à un clou  par une  courroie en cuir. Il arbore les armoiries de la famille : « D’azur à la bande d’or accompagnée de six besants du même mis en orle ». En héraldique, la bande  représente l’écharpe du chevalier, posée sur l’épaule droite ; et les besants, monnaies byzantines, font allusion à des voyages  en Orient, au temps des Croisades.



Ouvrir le Diptyque (côté blason)

Comme chez Memling, il existe deux façons d’ouvrir le diptyque.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert droite

En regardant la face « blason »,  ouvrez sur la droite : les besants du pèlerinage en Orient s’effacent devant les personnages réels  de l’Histoire Sainte,  l’écharpe du chevalier laisse place au mouvement diagonal de l’Enfant porté par sa Mère : affinité formelle probablement longuement méditée, entre l’emblème de la Respectable Famille Carondelet et l’icône de la Sainte Famille.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert gauche


Ouvrir le Diptyque (côté crâne)

En regardant la face « crâne », ouvrez sur la gauche : sous la tête de mort apparaît un quadragénaire bien portant.

Ouvrir le Diptyque, c’est en quelque sorte ressusciter messire Jehan.

Nous comprenons alors que le Diptyque, à chaque ouverture et à chaque  fermeture, n’a d’autre fonction que d’exercer son possesseur à la maxime de Saint Jérôme : « penser souvent qu’on doit mourir ».

Pour Régis Debray,  cette présence du crâne sous le portrait n’est pas seulement religieuse, mais constitutive du statut même de l’image :  « Le meilleur arrive à l’homme d’Occident par sa mise en image, car son image est sa meilleure part : son moi immunisé, mis en lieu sûr… Les démons et la corruption des chairs au fond des caveaux… trouvent là plus fort qu’eux. La « vraie vie » est dans l’image fictive, non dans le corps réel ». Régis Debray, Vie et Mort de l’Image, p 30.


Le diptyque « verso »

mabuse_diptyque_carondelet verso

Les deux  revers sont visiblement conçus pour être contemplés ensemble, formant ainsi un second diptyque.

Chacun présente, composées d’une savante arabesque de lacets, les initiales remarquables de Iean Carondelet, IC  (les mêmes que celles de Jésus Christ).

Les niches de forme identique portent la même inscription : « (mors) Matura, Que la mort  vienne à son heure ». Terme qui s’oppose à  la mort « immature », celle qui frappe ceux qui n’ont pas reçus les sacrements de l’Eglise (prématurés, suicidés).


Une  fermeture impossible

Tandis que la fermeture du diptyque « recto »  donne à Carondelet le privilège de baiser et de toucher l’icône de Marie , le diptyque « verso » est impossible à fermer : jamais le crâne ne pourra rentrer en  contact avec le blason ; jamais la face hideuse de la Mort, démantibulée pour plus de sécurité, ne pourra mordre l’emblème.

Jehan Carondelet se sait mortel, et proclame qu’il s’entraîne à mépriser toutes choses.

Toutes choses sauf une : l’immortalité de son lignage.

3.1 Le diptyque de Marteen

23 juin 2012
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Pour les Tibétains, faire tourner un moulin à prières équivaut à réciter les mantras qu’il contient. Sous une autre forme, la mécanisation de la prière a  existé aussi en Occident :« La fin du Moyen Age et le début de la Renaissance était un temps de piété quantitative… Sachant cela, nous pouvons comprendre que les diptyques de dévotion fonctionnaient comme une sorte de prière permanente. » (Robert Baldwin, 2009)

Ainsi, le diptyque que Maarten van Nieuwenhove commanda à Memling alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, poursuit-il depuis 1487, à l’hôpital Saint Jean de Bruges, sa prière automatique.

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487,  Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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Le donateur et son patron

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin
Comme Etienne Chevalier à Melun (voir Le diptyque d’Etienne), Marteen est accompagné de son Saint Patron,  mais pas en chair et en os : en verre, dans le grand vitrail de la fenêtre de droite.

On voit le pauvre avec sa béquille, et le saint avec son épée coupant en deux son manteau rouge : un Saint Soldat très prisé dans les élites de l’époque, puisqu’il permettait de pratiquer la charité sans descendre de son cheval.

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Les fenêtres du panneau Marteen

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_PaysageDroitePuisqu’il n’y a que Marteen dans ce panneau, l’autre fenêtre ne présente pas de vitrail historié : la logique symbolique prévaut sur la symétrie de l’architecture.

Ces fenêtres sont équipées de volets intérieurs en trois parties : une au dessus de la traverse, et deux en dessous, permettant de moduler finement l’entrée de la lumière et de l’air.

Si le pont et la tour fortifiée sont bien ceux du Minnewater, ces deux fenêtres donnent vers l’Ouest, d’où viennent le vent et la pluie.

Bruge_map_Civitates Orbis Terrarum 1572.

La fenêtre droite du panneau Marie

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint GeorgesMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheAu dessus de la traverse, la fenêtre est équipée de deux vitraux ornés d’un médaillon circulaire, avec à gauche St Georges et le dragon, et à droite St Christophe traversant le torrent en portant l’Enfant Jésus sur son dos.

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Memling_Maarten _van Nieuwenhove_PaysageGaucheIci, pas de demi-vitrail en dessous de la traverse, et les volets du bas sont d’un seul tenant : les fenêtres du Sud s’ouvrent en grand.

Dans le paysage, on voit un cavalier sur un cheval blanc qui s’en va vers un village voisin, tandis qu’une paysanne arrive en ville avec un panier sur la tête.

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La fenêtre gauche du panneau Marie

Cette fenêtre est complètement différente de celle de droite. En 2006, on a découvert par une analyse rayons X et infrarouge qu’elle était initialement  identique à celle-ci, ouverte sur le même paysage continu.

Memling a donc profondément remanié le diptyque à une date inconnue, supprimant le croisillon et transformant le haut en une arcade semi-circulaire qui permet de caser le vitrail aux armoiries de Van Nieuwenhove (on devine à droite un volet vu par la tranche, permettant d’obturer ce vitrail).

Par la même occasion, le miroir circulaire a été rajouté, fixé de manière peu naturelle sur le volet fermé du bas.

La raison de ce remaniement est inconnue : probablement une question de politique brugeoise. Marteen aura en effet une carrière courte, mais brillante (conseiller en 1492 et 1494, capitaine de la garde en 1495 et bourgmestre en 1498), qui peut expliquer pourquoi il s’est senti digne de faire figurer ses armoiries non pas au revers du diptyque, comme d’usage, mais à l’emplacement le plus sacré, juste derrière la Vierge.


Les armoiries

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_BlasonCliquer pour agrandir

Le vitrail reproduit fidèlement les armoiries des van Nieuwenhove : « un écu d’azur à trois besants d’or en chef, et une escassotte ou cocquille d’argent en pointe, timbré d’un heaume treillé, et d’un léopard d’argent lampassé de gueules (i.e : à la langue rouge) »

Memling_Maarten _Livre_Fermoir
L’écu d’azur figure une première fois, en miniature, sur le fermoir du livre, encadré par deux lions.

Et une deuxième fois, en gloire, sur le vitrail de la fenêtre de gauche.

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Le jeu de mots

Autour de l’écu, les quatre médaillons circulaires montrent une main qui émerge d’un nuage pour semer des grains d’or dans la terre, de laquelle sortent des fleurs. Ce qui pourrait être la parfaite illustration de la main invisible du marché n’est en fait qu’un jeu de mots, Nieuwenhove signifiant  nouveau jardin.


La devise

La devise en français de la famille complète le vitrail : « Il y a cause ». Le quinzième siècle adorait ces devises lapidaires et ambigües : en peu de mots, beaucoup de gloses. A la lumière des médaillons on peut se risquer à traduire : « il y a une cause à tout ».

Et cette cause universelle de tous les phénomènes, c’est la main de Dieu sortant du nuage.


L’unité du diptyque

ling_Marteen_van Nieuwenhove_LivreLa disparité entre les fenêtres, le fait que le panneau gauche soit vu de face et le panneau droit en perspective, risquaient de faire perdre l’idée que les deux vues représentent la même pièce.

Memling a donc souligné cette continuité par deux objets du premier plan  : le tapis et le manteau rouge de Marie, sur lequel est posé le livre de prières du donateur.

Ce détail a été rapproché de l’iconographie de la Vierge de Miséricorde, où Marie étend son manteau au dessus de tous ceux qui réclament sa protection. Nous verrons plus loin que, dans le contexte particulier de ce diptyque, le manteau sous le livre a une explication bien plus maligne.

Le miroir

Ce miroir, comme tous les miroirs sphériques de la peinture flamande, a fait l’objet récemment de reconstitutions informatiques, afin de déterminer s’il reproduit ou pas une pièce réelle dans laquelle Memling aurait placé ses modèles. Dans ce cas précis, le fait que le miroir ait été rajouté après coup permet de répondre sans ordinateur : non, l’image reflétée n’a pas été vue, mais bien imaginée par Memling.

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir a été rajouté en même temps que les armoiries, peut être pour la même raison de prestige (il s’agissait d’un objet coûteux et à la mode). On peut aussi supposer que, puisque la continuité du paysage à l’arrière-plan avait disparu, le miroir constituait un puissant moyen de restaurer et renforcer l’unité spatiale du diptyque :  il prouve que Marie (vue de dos) et Marteen (vu de profil) sont physiquement très proches.

Les deux fenêtres

Derrière les deux silhouettes, le miroir reflète deux fenêtres supplémentaires. Nous reviendrons plus loin sur ces deux fenêtres, qui en disent beaucoup sur l’architecture de la pièce et sur la mise en scène conçue par Memling.

Le livre caché

Par ailleurs, le miroir révèle une autre présence significative, celle d’un objet que nous ne pouvons pas voir de face : un livre est posé sur un coussin bleu, sur un tabouret situé juste à droite de Marie à l’intérieur de la pièce.  Voilà qui renforce la symétrie entre le donateur et la Vierge : chacun son livre.

Ceci méritera également une étude détaillée : la présence des deux livres ne donne-t-elle pas une indication de lecture,  faut-il déchiffrer le diptyque en passant de l’un à l’autre ?


Une composition complexe

Nous en savons assez sur la composition pour comprendre qu’elle échappe à la binarité profane/sacré à laquelle obéissent  la plupart des diptyques de dévotion.

De gauche à droite, Marie s’étend jusque dans le panneau de Marteen par le truchement de tissus : le tapis et le manteau.

De droite à gauche, des présences masculines s’immiscent dans le panneau de Marie par différents dispositifs optiques : le vitrail (Saint Christophe, Saint Georges, les armoiries avec la main et le casque) et le miroir (la silhouette de Marteen).

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Triangles

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A ce stade, risquons une première hypothèse sur la composition, à base de triangles :

  • Marteen et tous les saints des vitraux se retrouvent dans une zone ;
  • Marie et tout ce qui relève de la symbolique mariale – l’enfant, le coussin, le tapis, les livres, le miroir  – se retrouvent dans l’autre zone : un grand triangle qui semble une extension géométrique de son manteau.


Dans un diptyque de conception très semblable, Memling a également utilisé le truc du miroir derrière la Vierge pour révéler ce que le spectateur ne peut voir.

Diptyque avec Vierge et Donateur,

Memling, 1485-90, Chicago Art Institute

Memling Chicago Art Institute
Le miroir montre que la fenêtre qui sépare Marie et le donateur possède un meneau central, qui est caché par le montant central du cadre : ainsi, en un certains sens, le diptyque imite la fenêtre, la peinture se superpose à l’architecture. Notons cette idée que nous retrouverons plus loin.


Memling Vierge Chicago Art Institute


Memling Vierge Chicago Art Institute_detail_enfants
Autre révélation amusante : deux galopins – sans doute les enfants du donateur – se dissimulent derrière le manteau de Marie et, regardent dans le miroir pour essayer d’apercevoir l’Enfant Jésus.

 

3.2 Trucs et suprises

23 juin 2012
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Il ne suffit pas d’ouvrir le diptyque : encore faut-il le manipuler avec attention, comme une boîte à secrets, pour déclencher son petit mécanisme…

 

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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L’encadrement d’origine

Nous sommes devant l’un des rares cas où un diptyque de dévotion a conservé son encadrement d’origine. Les inscriptions peintes indiquent  le nom et l’âge du donateur, ainsi que la date du tableau.

Mais l’arrière de l’encadrement fournit d’autres indications précieuses : un biseau en bas du cadre montre qu’il n’était pas fixé au mur, mais posé sur un meuble. Et le revers était peint d’un simple décor de marbrure.


Le manteau qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail ManteauCliquer pour agrandir

Le manteau rouge de Marie déborde légèrement sur le cadre de gauche, juste à côté de la date (et d’un minuscule dragon gravé dont on ignore la signification). Ce type de  procédé  est rarissime pour l’époque, et semble réservé aux diptyques privés, pour lesquels  l’artiste jouit d’une plus grande liberté d’innovation que dans les tableaux d’église. Un exemple tout aussi discret est celui de l’Annonciation de van Eyck (vers 1433/1435) du  Musée Thyssen-Bornemisza, un diptyque dont on n’a conservé que le verso peint en grisaille.

Van_Eyck_Annonciation_DiptyqueCliquer pour agrandir

L’exceptionnel effet de relief est accentué par les bases octogonales des deux statues, qui débordent très légèrement sur le cadre.

Van_Eyck_Annonciation_Diptyque_Detail SocleCliquer pour agrandir


Le coussin qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail OmbreCliquer pour agrandir

Des hachures faites directement dans la dorure font une ombre sous le coussin, renforçant l’effet de relief.


Les lignes du tapis

Les fuyantes du tapis ne convergent pas sur la ligne d’horizon qu’on voit par la fenêtre, mais bien au-dessus.

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Perspective_MarieCliquer pour agrandir

Un erreur est peu probable : on sait par des tracés sous-jacents que Memling a beaucoup travaillé la perspective du diptyque. La seule possibilité est que le parapet, sur lequel est posé le tapis, soit en pente. Nous comprenons alors que le biseau du cadre prolonge à l’extérieur de la scène ce parapet incliné : le objets qui dépassent, manteau et coussin, sont là pour nous suggérer cette continuité.


Le parapet en pente (Scoop !)

Première conséquence :  le coussin sous le séant de Jésus sert à compenser la pente.

Deuxième conséquence : le parapet côté Marteen est lui aussi en pente, et le manteau de Marie, replié sous le livre, a la même utilité pratique que le coussin.


Glisser vers le monde

Jésus d’un coté, le livre de l’autre, sont donc en suspens, prêts à glisser du tableau vers le cadre, de la pièce peinte vers la pièce physique où est exposé le diptyque. Ainsi les deux panneaux communiquent non seulement par l’intérieur, mais également vers l’extérieur.

Comme nous l’avons déjà remarqué, le diptyque vu en largeur imbrique le domaine sacré avec le domaine profane ; vu en profondeur, il tend à brouiller la limite entre la représentation et le réel, au point que l’une semble sur le point de se déverser dans  l’autre  :  en cela, il fonctionne comme un dispositif exceptionnel d’unification des espaces, qui implique Marie, Marteen et le spectateur dans une même mise en scène.


Un parapet sans bords

Les bords du parapet sont impossibles à déterminer :

  • le bord gauche est hors champ ;
  • le bord droit est masqué par les franges du tapis  au niveau du raccordement avec le pilastre de droite, ce qui empêche de se rendre compte de la pente ;
  • le bord avant est coupé par le cadre ;
  • le bord arrière se perd sous les vêtements.

Si l’on se base néanmoins sur la petite partie de tapis visible côté Marteen, il semble bien que ce bord arrière soit légèrement brisé à la limite entre les deux panneaux.


Memling_Maarten_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le point de fuite du panneau Marie

Les lignes du tapis convergent sur la verticale située à gauche du meneau  (ce meneau possède deux minuscules fuyantes, une erreur de Memling  car elles sont incohérentes avec celles du tapis).

Le point de fuite, peu marqué, se situe donc au croisement de la ligne d’horizon et du bord gauche du meneau.


Le point de fuite du panneau Marteen

Pour ce panneau en revanche, les  nombreuses fuyantes permettent de déterminer le point de fuite avec précision. Il se situe dans l’autre panneau, à  hauteur de la ligne d’horizon , juste à droite de la joue de Marie.


Le bon angle du diptyque

Nous retrouvons la situation des points de fuite mobiles que nous connaissons bien (voir Le diptyque d’Etienne).  Ici, l’angle d’ouverture du diptyque pour lequel  les deux points fusionnent est beaucoup plus faible que chez Fouquet : le panneau Marteen doit être refermé d’environ 20° par rapport au plan frontal du panneau Marie.


Maintenant, on se rend compte que Marteen ne regarde pas dans le vide :  à genoux sur le côté, comme le montre le reflet dans le miroir, il fixe réellement Marie.

De plus, le bord arrière du parapet n’est plus brisé, mais droit.  Ce détail est significatif : Memling  ou son commanditaire voulaient que la perspective soit exacte lorsque le diptyque est ouvert au bon angle, sans pour autant que la brisure du parapet ne choque le regard lorsque le diptyque est grand ouvert  : d’où la nécessité de dissimuler les bords du parapet.


La charnière et le coin

En prolongeant  les horizontales du mur du fond et du mur de droite (par exemple la moulure du lambris et la traverse des fenêtres), on constate que le coin de la pièce, caché par le cadre, se situe à proximité de la charnière du diptyque.

Non seulement Memling a retrouvé l’idée de Fouquet d’utiliser l’angle entre les panneaux pour accentuer l’effet de perspective, mais il l’a poussée à son terme : en superposant la charnière et le coin de la pièce, il identifie les deux panneaux aux deux cloisons : le diptyque devient véritablement un modèle réduit de la scène qu’il représente. La peinture mime l’architecture.


Les deux fenêtres

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir montre deux ouvertures rectangulaires derrière les silhouettes vue de dos, ouvertures qui sont donc nécessairement face à eux :  il ne faut pas longtemps pour comprendre  que ces deux fenêtres ne peuvent être que celles par lesquelles nous regardons la pièce. En même temps qu’il nous révèle les deux livres, le miroir nous fait comprendre qu’il y a en fait deux parapets, donc deux tapis identiques : l’impression de continuité est une illusion savamment entretenue…

Sans l’image dans le miroir, il est difficile d’avoir l’idée que nous regardons la scène au travers d’une fenêtre, et rien n’indique qu’il y en a deux ! Peut-être l’idée de ce truc est-elle venue plus tard, au moment des remaniements du tableau : car  en même temps qu’il ajoutait le miroir, on sait que Memling a retravaillé la colonne, transformant sa base circulaire en une base octogonale qui attire l’oeil sur le parapet.


Le plan de la pièce

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Plan
Nous pouvons  maintenant reconstituer le plan approximatif de la pièce : avec ses six ouvertures donnant dans trois directions, c’est une sorte de belvédère haut perché.  Les deux fenêtres vers le Nord, dont nous venons de prendre conscience, sont en fait une fenêtre géminée ornée de colonnes  de  part et d’autre, avec sans doute une double colonne entre Marteen et Marie (d’après la  largeur entre les ouvertures qu’indique le reflet dans le miroir). Cette fenêtre ne peut pas avoir de volets intérieurs à charnière : il est probable qu’un autre système d’obturation par l’extérieur existe.

Et le peintre n’étant pas sensé voleter en haut d’une tour, on peut imaginer qu’il se trouve sur un balcon.

Marie et Marteen s’exposent donc aux regards des Brugeois, depuis un balcon d’honneur qui  donne sur la ville.


Les deux cadres

Le cadre de gauche, le panneau fixe du diptyque, permet de regarder de face la Vierge et le mur du fond. Physiquement, il est plaqué à l’extérieur de la pièce tout contre la fenêtre de la Vierge,  au point que le manteau et le coussin débordent légèrement sur le cadre.

Le cadre de droite, le panneau  mobile du diptyque, montre de biais Marteen et le mur latéral. En pivotant, il s’écarte du mur, raison pour laquelle sur lui rien ne déborde.

L’espace entre les deux cadres permet de subtiliser la colonne entre Marie et Marteen, donnant l’illusion d’un parapet continu.


Effet parapet, effet charnière

Dans ce diptyque quelque peu expérimental, Memling  explore deux effets liés au cadre : d’une part, il semble vouloir le faire disparaître dans un continuum entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur, aussi franchissable qu’un muret en pente sur lequel est posé un livre  :  c’est ce que nous pourrions appeler l’effet « parapet » : un dispositif passif qui pose une frontière conventionnelle, une distance de respect.

D’autre part, les deux cadres articulés forment une sorte de lunette 3D avant la lettre,  qui montre l’espace du tableau  à la fois de face et de côté. Le spectateur, en manipulant le volet droit pour trouver le bon angle de vue, se trouve du même coup impliqué, immergé dans le lieu mystique du volet gauche, à un doigt du manteau de Marie. Les deux cadres donnent deux points de vue sur le réel, tout en cachant derrière leur jointure un élément essentiel de la pièce. C’est ce que nous pourrions appeler l’effet « charnière » : un dispositif actif et même interactif, par lequel le spectateur est invité à faire surgir, derrière l’apparence scindée, une réalité unifiée.


Le manteau de Marteen

La double-colonne invisible qui interrompt le parapet implique qu’il y a nécessairement, devant Marie et devant Marteen, deux tapis aux dessins identiques. Mais la conséquence la plus bluffante est que le bout de manteau plié sous le livre de Marteen ne peut être contigu avec le manteau de Marie.

Nous comprenons alors le dernier truc, le but caché et pourtant évident du diptyque : couper un bout du manteau rouge de Marie pour l’offrir à Marteen, tout comme dans le vitrail l’épée tranche la part du pauvre dans le manteau rouge de Saint Martin.

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin

3.3 D'un livre à l'autre

23 juin 2012
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Saint Martin, Saint Christophe et Saint Georges : trois saints prestigieux au service d’un jeune noble plein d’ambition.
Mais la manière dont ils sont mis en scène suggère qu’ils sont peut-être plus que des figurants muets…

Trois hommes valeureux

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint MartinMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint Georges

Les trois sont des soldats ou des hommes de devoir, ce qui ne pouvait que servir la carrière du futur capitaine de la garde et bourgmestre :

  • Saint Martin était tribun militaire de l’Empire romain, et son nom signifie « voué à Mars »
  • Saint Christophe était un géant d’allure terrible, qui voulait se mettre au service du plus grand prince du monde
  • Saint George était officier dans l’armée romaine


Trois schémas similaires

En schématisant, on peut relever d’autres points communs entre les saynettes des vitraux :  l’idée de monture et la présence d’un instrument tranchant ou pénétrant. Ainsi :

  • un cheval porte Saint Martin, qui coupe avec son épée son manteau ;
  • Jésus est porté par Saint Christophe, qui plante son bâton dans le torrent (bâton qui va  miraculeusement fleurir une fois planté dans la terre)  ;
  • un cheval porte Saint Georges, qui plante sa lance dans le dragon.


La quatrième histoire

Il y a un quatrième vitrail dans la tableau : celui des armoiries de Marteen. La thématique de la puissance y est également présente, dans l’écu, le heaume et le léopard. Mais c’est dans les médaillons que nous retrouvons, répété quatre fois, le schéma qui nous intéresse :

  • un nuage porte une main, qui plante des pièces d’or dans la terre.


La direction des personnages

Dans les  deux vitraux de droite, Saint Martin et Saint Christophe avancent vers la gauche. Dans les deux vitraux de gauche, c’est l’inverse : le heaume, le léopard et Saint Georges sont tournés vers la droite.

Cette symétrie invite le regard du spectateur, lorsqu’il déchiffre les vitraux, à une oscillation permanente entre les scènes, de part et d’autre du point de fuite.


Rectangles et cercles

L’unique vitrail du panneau Marteen est de forme rectangulaire. Tout comme le livre, les volets, les traverses et les meneaux, qui saturent ce panneau de lignes et d’angles droits.

En revanche, côté Marie, les trois vitraux historiés sont en forme de médaillons, impression de rondeur que renforcent encore le demi-cercle de la fenêtre et du blason, le miroir et la pomme.

Ce dimorphisme entre les deux panneaux n’est sûrement pas le fait du hasard, puisque c’est lors du remaniement du Diptyque que Memling a rajouté à gauche le miroir et les médaillons circulaires, tout en éliminant à droite la seule forme ronde qui y figurait (la base de la colonne).

Memling_Maarten _Synthese


Trancher et planter

Puisque le vitrail de Martin est le seul qui montre l’action de « trancher », il serait facile d’associer épée et virilité, renforçant le caractère masculin du panneau droit. Réciproquement, l’action de « planter », commune aux trois vitraux du panneau gauche, peut être associé dans deux cas à la féminité, via l’idée de fécondité (les pièces qui germent dans la terre, le bâton de Saint Christophe qui fleurit). Mais rattacher à ce thème la spécialité  de Saint Georges  – planter sa lance dans un ventre  – serait pour le moins inconvenant, surtout dans le dos de l’Immaculée Conception.

Pour expliquer le dimorphisme bien réel des deux panneaux, il nous faut donc renoncer la grille de lecture de la différence sexuelle, et en trouver une autre plus adaptée à l’époque…


Une bonne famille

Dans le Diptyque Carondelet (voir Le diptyque de Jean et Véronique ), Mabuse associera, par un fondu-enchaîné audacieux,  le blason familial du revers avec l’image de la Sainte Famille. Nous avons sous les yeux la même association, mais en un seul panneau : les armoiries des Van Niewenhove trônent à l’emplacement le plus élevé et le plus sacré du diptyque, en haut et à la droite de Marie.

D’où l’idée que le panneau de gauche, sous les auspices de Marie, pourrait être dédié à la famille des Van Niewenhove. Car l’allusion au « nouveau jardin » ne concerne pas uniquement les quatre médaillons qui montrent une main qui sème  : l’histoire de Saint Christophe est celle d’un bâton qui se régénère en une tige feuillue, une fois le fleuve traversé ; et l’histoire de Saint Georges celle d’une contrée qui  retrouve sa prospérité, une fois le dragon tué.

Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau de la Vierge revêt un côté public, officiel et intemporel : il souhaite l’immortalité ou du moins la longue durée à la lignée  des Van Niewenhove, dont le nom est inscrit en bas du cadre, avec le millésime.

C’est pourquoi tout dans ce panneau est circulaire :  la forme du ciel et de l’éternité.


Un bon prénom, un bel âge

Le panneau de droite, avec Marteen en chair et Martin en verre, est dédié à un moment et à un membre bien précis de la lignée, dont le cadre indique le bel âge,  23 ans. Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau avec le donateur fonctionne comme un portait-souvenir.

C’est pourquoi tout dans le panneau est quadrangulaire, la forme de la terre et des images fragiles.


Le grand et le petit

Le panneau droit nous montre un grand Martin et son grand livre, avec un minuscule blason sur le fermoir :  le nom importe ici moins que l’individu singulier.

Réciproquement, que nous montre le panneau gauche ? Un énorme blason, un Martin miniature et, en pendant de l’autre côté de Marie, un livre encore plus miniature.


D’un livre à l’autre

Risquons maintenant une lecture d’ensemble, du panneau droit au panneau gauche, d’un livre à  l’autre, au travers des divers avatars idéalisés du donateur.

Memling_Maarten _Parcours

Martin (1) se projette d’abord dans le vitrail de son saint patron (2), dont il partage la bonté. De là il se transforme en Saint Christophe (3) dont il admire la force, pour franchir simultanément deux frontières : le fleuve de la légende et l’interstice entre les cadres. Ensuite il remonte  à cheval sous les traits de Saint Georges (4), dont il adopte le courage. Armé de ces trois vertus chevaleresques, la bonté, la force et le courage que sanctionnent ses armoiries (5), il peut enfin se jeter aux pieds de sa Dame dans le miroir (6).


Dans le miroir

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le « miroir sans tâche » (speculum sine macula) est un symbole marial par excellence. Ici, sa rondeur fait évidement pendant avec celle du fruit que Marie, nouvelle Eve,  tend à l’Enfant Jésus, nouvel Adam, en un geste destiné à défaire le péché originel.

Memling_Marteen_PanneauGauche_CerclesCliquer pour agrandir

A l’arrière de cette scène sacrée, la silhouette anonymisée du fils de bonne famille et le reflet de la Mère de Dieu se sont rejoints, vitrifiés ad aeternam dans cet extraordinaire dispositif d’unification spatiale et spirituelle que constitue le miroir.

Tandis que le nom de sa lignée, monté au ciel du panneau, est à jamais glorifié dans tous les cercles des vitraux.

 

Dans cette oeuvre complexe, Memling combine deux dispositifs optiques qui fonctionnent en sens inverse. Le Diptyque avec ses deux cadres rectangulaires divise le monde en deux, comme la vision binoculaire : la continuité du parapet et du manteau de Marie n’est qu’une illusion, tranchée net par la colonne qui se cache sous la charnière. Le miroir en revanche, cet oeil de cyclope qui regarde la scène par derrière, dénonce l’illusion picturale et  nous révèle la réalité physique : Marteen et la Vierge sont physiquement côte à côte.

Comme le dit Bruno Eble dans sa langue très théorique : « Le miroir peint est bien plus qu’une mise en abyme : il est une re-mise en unité des deux cadres rectangulaires en un unique cadre circulaire…. La figure du miroir dans le tableau de Memling assume en effet « la fonction qui serait celle d’un cadre. » Bruno Eble, Le miroir et l’empreinte : spéculations sur la spécularité, L’Harmattan, p 198

Concluons que l’oeuvre est  bien construite sur une mise en balance du rectangle et du cercle, du Diptyque et du miroir.  Mais la dialectique sous-jacente n’est pas celle que nous avions cru lire au départ, entre les verbes couper et planter.

Plutôt qu’une morale de jardinier, Memling nous propose une morale d’encadreur :

le rectangle divise, le cercle fusionne.

Diptyque de Marie au buisson de roses

Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges

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Pour comparaison, voici un Diptyque moins original, réalisé par Memling quelques années plus tôt. Le panneau droit illustre l’histoire de Saint Georges : il domine la scène, la lance à la main, le dragon à ses pieds, tandis qu’à l’arrière plan  son cheval est en train de boire après le combat et qu’une jeune bergère peut désormais se promener en dehors des remparts de la ville, dans la campagne pacifiée.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette oeuvre, c’est qu’on y trouve en germe certaines des idées qui ressurgiront dans le Diptyque de Marteen :

  • le donateur à genoux sur le panneau droit ;
  • le saint patron en haut à droite ;
  • l’enfant Jésus qui tend la main vers le fruit ;
  • un symbole marial manifeste : la rose sans épines (rosa sine spina)

Ici, l’unité spatiale entre les deux panneaux est assurée à l’arrière-plan par le paysage continu, et au milieu par un objet qui, tel le manteau rouge de Marie,  déborde du panneau gauche dans le panneau droit : le mur de brique rouge, prolongement du rempart de la ville, et le buisson de roses qui s’y abrite.

 

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges_Reflet

Le donateur ayant probablement souhaité  une preuve irréfutable de sa présence physique auprès de la Vierge, Memling a utilisé comme dispositif d’unification non pas un miroir, mais presque : un reflet miniature sur la cuirasse de Saint Georges.

Sur ce procédé chez Memling et plus généralement dans la peinture flamande, voir  3 Reflets dans des armures : Pays du Nord

4 Le triptyque de Benedetto

22 juin 2012
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Le très célèbre  Triptyque Donne, de taille conséquente (1,40 x 0,70 m), fut commandé à Memling  par Sir John Donne de Kidwelly, qui se fit représenter avec sa femme et sa filles, parmi des saints et saintes  de bonne compagnie.

Nous laisserons de côté les personnages de cette oeuvre très étudiée, et nous intéresserons seulement au décor, à titre de mise en bouche avant de nous intéresser à un autre triptyque de Memling, beaucoup moins connu : celui de Benedetto Portinari.

Le Triptyque Donne

Memling, vers 1478, National Gallery, Londres

Memling Triptyque DonneCliquer pour agrandir

La colonnade

Le fond des trois panneaux est ponctué par une série de sept colonnes, légèrement décalées vers la droite par rapport au cadre de manière à éviter une symétrie trop pesante.

Le dais

Memling Triptyque Donne Dais_ouvertLe paysage qui se déploie dans le fond est coupé, derrière Marie, par un dais richement décoré. Complété en haut par un ciel en tissu rouge et en bas par le tapis, le dais forme autour de la Vierge une sorte d‘écrin en tissu, une cabine immatérielle qui l’isole des autres participants.

La colonne centrale

Si l’on supprime par la pensée la bande centrale dorée du dais, il reste les deux larges bandes latérales noires, parallèles aux colonnes : au point que le dais  peut être vu comme une sorte d’expansion, en largeur et vers l’avant, de la colonne centrale et de son chapiteau. Le cylindre s’est développé en plan, le marbre et l’or se sont transformés en soierie.

Memling Triptyque Donne Dais

La colonne centrale, invisible pour les yeux mais visible pour l’esprit, se métamorphose autour de la Vierge en une enveloppe glorieuse.

La perspective centrale

Memling Triptyque Donne_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le Triptyque est destiné à être contemplé grand ouvert. Même ainsi, les points de fuite des deux panneaux latéraux restent décalés de quelque centimètres de part et d’autre du point de fuite du panneau central.  Ce décalage est probablement dû à un cadre légèrement  plus épais que prévu dans le dessin initial : en effet les colonnes externes sont elles-aussi un peu trop écartés.

Mis à part cette légère erreur, le Triptyque déployé obéit à la perspective centrale.

 

Le Triptyque de Benedetto, réalisé la même année 1487 que le Diptyque de Marteen, lui est étroitement apparenté.

Mais tandis que l’un a conservé son cadre jusqu’à ce jour, l’autre a été démembré entre deux musées, et mérite d’être reconstitué.

Triptyque de Benedetto Portinari  1487

Memling_Portinari_Saint Benoit panneau gaucheOffices, Florence
Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Portinari-Panneau Droit Benedetto Offices, Florence

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Le panneau gauche : Saint Benoît

L’austérité du Saint est contrebalancée par la minutie des détails : l’estampe de la crucifixion fixée sur le mur à droite, la crosse ouvragée avec Saint Jean portant le Calice empoisonné, et en haut Samson luttant avec le Lion.

 

Le panneau central  : Marie

 Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Hôpital Saint Jean,      Bruges

La parenté des deux panneaux saute aux yeux :  le visage de Marie, sa main droite, sa manche gauche et le bas du corps de l’enfant sont identiques. Le coussin et le tapis sont similaires. Les auréoles sont présentes dans les deux panneaux, mais plus visible sur fond sombre.

Pour ce qui concerne Jésus, dans l’un il se prépare à toucher le fruit, alors que dans l’autre, il le tient déjà en main.

Pour Marie, la seule différence notable est l’inversion des couleurs bleu et rouge entre son manteau et sa robe.

Le panneau de droite (le donateur)

Memling_Portinari-Panneau Droit BenedettoOffices, Florence Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroitHôpital Saint Jean, Bruges

Ici, pas d’inscription sur le cadre comme pour Marteen . Il a fallu attendre 1902 pour que Warburg identifie le donateur  : la présence de Saint Benoît donnait le prénom, et la provenance des panneaux (l’Hôpital de Santa Maria Nuova où se trouvait également le célèbre Triptyque  Portinari de Hugo Van der Goes) suggérait le nom de famille.

Or il a bien existé un Benedetto Portinari, âgé de vingt ans en 1487.

Détail difficile à interpréter : le jeune homme porte à son collier un petit objet qui pourrait être soit une loupe, soit un cure-dents en or.

Le revers du panneau du donateur

Memling_Portinari_revers
Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).

On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto,  directeur de la branche milanaise de la banque Medicis.


Le parapet

Au premier plan, un parapet de pierre assure la continuité spatiale. Il porte des colonnes cylindriques qui encadrent chaque panneau, et dont on voit  les bases rondes plus ou moins coupées par le cadre (celle à droite du panneau central est à peine visible, au bout du pied de Jésus).

Le paysage continu  et les bases rondes donnent une bonne idée de ce à quoi devait ressembler le Diptyque de Marteen dans son premier état, avant la modification des fenêtres du fond et de la forme de la colonne.

L’architecture

Nous sommes ici non pas dans une pièce fermée, mais dans une sorte de loggia donnant largement sur la campagne.

Au second plan, un autre parapet porte une seconde série de colonnes avec des chapiteaux : on n’en voit que quatre au total, une se trouvant cachée juste derrière la Vierge (la corniche du chapiteau dépasse sur la droite).


La Vierge-colonne

Voilà qui nous rappelle le Triptyque Donne, peint une dizaine d’années auparavant : lorsque Memling place une colonnade derrière la Vierge, il a soin de positionner la colonne centrale juste derrière elle.

Et par un artifice graphique – le dais dans un cas, la cadrage serré dans l’autre – il nous suggère une métaphore possible entre la Vierge et la Colonne.

Apparté sur la Vierge-Colonne
Une hymne médiévale de  Adam de Saint Victor compare le cou de la Vierge à une colonne  « collum tuum ut columna », mais  l’iconographie de la Vierge-colonne reste très rare: latente chez Memling, elle sera récupérée par le maniérisme, toujours à l’affut de trouvailles théologiques, et donnera naissance quelques décennies plus tard au chef d’oeuvre du Parmesan.

La Madonne au Long Cou
1535, Le Parmesan, Musée des Offices, Florence

parmesan_vierge_long_cou_1535


La perspective centrale

Les parapets avant et arrière sont parfaitement visibles dans les trois panneaux, et parfaitement horizontaux : à la différence du Diptyque de Marteen, les panneaux latéraux ne sont donc pas conçus pour être partiellement repliés.

Par ailleurs, ils présentent des fuyantes bien marquées (sur le parapet avant notamment). On peut donc supposer que ce Triptyque est du type « Donne » : fait pour être déployé complètement, et respectant la perspective centrale.


Le Triptyque reconstitué : première tentative

Les trois panneaux mesurent chacun environ 45×34 cm. Or le panneau central d’un Triptyque est deux fois plus large que les panneaux latéraux : il faut donc supposer que le panneau de la Vierge a été découpé pour le mettre à la même taille que les autres.

En tenant compte de la perspective centrale et des deux colonnades, on peut péniblement reconstituer quelque chose qui ressemblerait à ceci :

Memling_Portinari_Reconstitution1
La colonnade arrière est constituée de deux larges arcades de part et d’autre de Marie, et de deux plus petites vers l’extérieur.

La colonnade avant est elle aussi irrégulière, mais d’une autre manière  : trois larges arcades, séparés par deux plus petites.

Tout cela est singulièrement complexe, et laisse entière la question de savoir ce qui figurait sur les parties retranchées du panneau central, dans les deux petites arcades : des anges, des saints ?

Le Triptyque reconstitué : seconde tentative

Et si ce Triptyque n’était pas comme les autres, tous les autres qui peuplent nos musées ? Les trois panneaux sont de taille égale ? Et bien supposons qu’ils l’ont toujours été. Et voyons si nous arrivons ainsi à une reconstitution plus convaincante.

Memling_Portinari_Reconstitution2

La colonnade arrière est constituée de quatre arcades identiques, et la colonnade avant de trois :  disposition astucieuse qui permet d’avoir une colonne centrale derrière la Vierge, sans en avoir une autre qui la masque par devant.

Pour respecter la perspective centrale, il  faut que les colonnes de l’avant soient  jumelles (ce qui explique que les décors qui ornent les bases ne sont pas toujours identiques). De toute manière on ne les voit pas, puisqu’elles sont cachées par le cadre, exactement comme dans le Diptyque de Marteen.


Un Triptyque portatif

Le Triptyque de Benedetto est conçu comme le Triptyque Donne, mais en version portative, grâce à sa petite taille : les trois panneaux étaient encadrés de manière à pouvoir être repliés l’un sur l’autre.

Il est impossible que les trois panneaux se soient repliés en accordéon : dans ce cas, on aurait toujours eu un panneau fragile à l’extérieur (soit Saint Bernard, soit Benedetto)  lorsque le triptyque était refermé.

Les trois panneaux se repliaient donc en portefeuille.

Memling_Portinari_Reconstitution Ouvert

La perspective nous permet même de préciser dans quel ordre : en effet le cadre de Saint  Benoît n’est pas jointif avec celui de Marie, pour tenit compte de l’épaisseur du panneau replié. De plus, l’Enfant Jésus pointe le doigt vers le donateur, créant un lien étroit entre ces deux panneaux [1], p 181

Memling_Portinari_Fermé_2

Pour fermer le triptyque, on repliait donc en premier lieu le panneau de Benedetto sur le panneau de Marie, faisant apparaître le chêne et la devise peintes sur le verso.

Ensuite, on repliait le panneau de Benoît sur le panneau du chêne. Une fois le Triptyque refermé,  les deux parois externes sont justement celles qui ne portent aucune décoration

« Dans l’état fermé, la hiérarchie restait physiquement encore plus marquée. Benedetto était placé face à Marie, couvert et protégé par son saint patron ». [1], p 181

Memling s’est souvenu, pour le Triptyque de Benedetto, de deux principes autrefois utilisés dans le Triptyque Donne : perspective centrale lorsque les trois panneaux sont complètement déployés, et métaphore de la Vierge-colonne.

Mais le Triptyque de Benedetto dérive surtout du Diptyque de Marteen, élaboré la même année 1487 : on peut se le représenter comme un Diptyque Marie/Donateur, auquel on aurait adjoint sur la gauche, pour caser le Saint Patron, un troisième panneau formant couvercle.

Il en résulte une formule de triptyque portatif à panneaux égaux,  dont les rarissimes exemples se comptent sur les doigts d’une main.


Le triptyque de Tommaso

Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et Vierge à L'Enfant

Reconstitution : Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et  Vierge à L’Enfant (National Gallery, Londres)
Hans Memling, vers 1470
 

L’oncle de Benedetto, Tommaso, commanda également à Memling un triptyque à trois volets, dont voici une reconstitution probable [2].


 

 

Fermeture par gonds démontables

Palerme tryptique

Triptyque en émail de Limoges
Galleria Regionale della Siciliana, Palerme


Fermeture par sur-épaisseur

Man of Sorrow opened Man of Sorrow from top

Triptyque avec l’Homme de Douleur
XIIIème siècle, Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Voir The discovery of an early man of sorrows on a dominican tryptich, H.W. van Os, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 41, 1978

Man of Sorrow fermeture

Mode de fermeture [1], p 181


Un autre triptyque en portefeuille

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473)

Triptyque de Jean de Witte
Maître brugeois de 1473,  Musée des beaux-arts de Bruxelles

Ce triptyque était équipé de charnières proéminentes, qui ont désormais disparu.

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473) fermeture

« Le donateur regarde la Vierge et l’Enfant; il est placé à sa droite, dans la position héraldique, et c’est son panneau qui est refermé en premier. Le regard baissé de la donatrice, à gauche de la Vierge, correspond à la modestie de sa position secondaire. Ses mains en prière sont baissées, bien que e peintre les ait originellement représentées vers le haut.Son panneau est fermé en second.
Dans ces deux triptyques [avec celui de Benedetto], les yeux tournés vers le bas caractérisent la personne qui échappe au dialogue principal et est placée sur le panneau secondaire. »  [1], p 182

Références :
[1] Frames and supports on 15th and 16th century southern netherlandish painting, Hélène Verougstraete http://org.kikirpa.be/frames/#181/z
[2] Voir site du MET : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437056

5 Le Polyptyque de Strasbourg

22 juin 2012
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Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . Mais il est très probable qu’il s’agissait d’un triptyque portatif du type de celui de Benedetto. Avec la particularité d’être peint entièrement des deux côtés et visible sur ses deux faces : le seul double Triptyque portatif de la peinture occidentale.

Pour reconstituer la disposition la plus vraisemblable du polyptyque de Strasbourg, il ne reste plus qu’à le comparer avec d’autres oeuvres de Memling… et à réfléchir.

 

Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption

Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg


Panneau 1 : Le blason

Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».












Panneau 2 :La tête de mort

Polyptique de Strasbourg, vers 1494
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne
 Revers du Panneau de Sainte Véronique,
vers 1483
 

Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling  a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :

« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)

Panneau 3 : Le squelette

Le phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :

« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».

Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).

Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.

Panneau 4 :La femme nue

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme

On interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.

La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.


Panneau 5 : L’enfer

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Un démon piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus de lui, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :

« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».













Car le geste du démon, bras droit levé et bras gauche baissé, mime le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre trptyque de Memling.

 

Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk

Memling-Jugement Dernier Gdansk

Cliquer pour agrandir

Panneau 6 : Le Christ en Gloire

Memling_Polyptyque_Strasbourg_DieuLe Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.


La silhouette du Christ, avec sa couronne en pointe et son manteau rouge effilé par en bas, épouse la forme d’une mandorle, ce vieux symbole des tympans romans.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Dieu_Mandorle


La mandorle, intersection de deux cercles, est habituellement associée à l’idée de passage, de transition entre deux mondes. Ce que nous montre ce panneau est donc, flanquée par quatre anges musiciens, une entrée ouverte vers le Ciel.


Hypothèses pour une reconstitution

Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :

« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42

  • Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
  • Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
  • Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :

« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.

Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris

van_der_weyden triptyque braque ferméCliquer pour agrandir

  • Enfin, dernier point qui est une certitude : le panneau du Squelette et celui du Blason présentent la même fissure verticale : ils se trouvaient donc dos à dos.


La reconstruction de Philip Lorenz

Voir « Hans Memling au Louvre », 1995, p 52 et ss.

Le diptyque du Jugement

Lorenz1
L’Enfer se trouve à la gauche du Christ, comme dans tout Jugement dernier : la gueule de l’Enfer s’ouvre à côté de l’entrée du Ciel.
Le Blason familial se trouve à une place quelque peu immodeste : du côté des Elus et du Paradis.


Le diptyque de la Vanité

Lorenz2

Entre le crâne et le squelette, la chair voluptueuse apparaît pour ce qu’elle est : une Vanité.

Une reconstruction convaincante

Le triptyque ainsi reconstitué nécessite un pliage simple, « en accordéon », dont il existe au moins deux exemples antérieurs : le quadriptyque Orsini de Simone Martini (1336-40) et le quadriptyque Anvers/Baltimore de Melchior Broederlam. Ainsi :

« …la nouveauté du petit polyptique de Memling résulte plutôt dans le dépassement du cadre traditionnel de la simple dévotion à une image sacrée – le Salvator Mundi fait ici figure d’image de dévotion, sur l’un des deux « diptyques » emboîtés – par l’adjonction d’une mise en garde de caractère moral (La jeune Femme et la Mort) ». P.Lorenz, p 56.

Nous proposons ci-dessous une reconstruction basée sur une mode de pliage plus complexe, mais qui met en évidence des symétries nouvelles :

  • entre les textes inscrits sur la panneau du Crâne et sur celui du Squelette,
  • entre la devise du Blason et deux autre panneaux,
  • entre la Femme et la Démone, autour du thème du reflet.


La manivelle de Memling

Un triptyque à trois volets égaux peut se replier en portefeuille, comme celui de Benedetto : l’inconvénient étant un manque de symétrie lorsque le triptyque est ouvert, puisqu’une des charnières doit être plus large que l’autre.

Pour éviter cela, il suffit de remplacer les charnières simples par des charnières s’ouvrant dans les deux sens, grâce par exemple à une tige en forme de manivelle.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Manivelle

Le triptyque s’ouvre alors en accordéon réversible, et les possibilités combinatoires sont bien plus intéressantes. Voyons ce que cela pourrait donner dans le cas du polyptyque de Strasbourg.

Le diptyque de la Vanité de la Gloire

Memling_Polyptyque_Etat_0

 

 

Lorsque le triptyque est refermé, les deux panneaux en grisaille montrent tous deux une tête sans chair : casque triomphant à gauche, crâne grimaçant à droite : la Gloire n’est pas éternelle, il n’existe aucune armure qui puisse protéger de la Mort.

 

Un diptyque peut cacher un triptyque

Memling_Polyptyque_Etat_2

Ouvrons le triptyque en accordéon sur sa gauche : entre le squelette à gauche et le crâne à droite apparaît le Christ en Majesté.

Le Triptyque de l’Espérance

 Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Esperance

Dans ce triptyque qui semble à première vue macabre, la petite tête de mort démantibulée aux pieds du squelette fait pendant à la grande tête de mort de la niche.

De gauche à droite, en traversant la figure paisible du Christ en Gloire, le regard passe du message de désespoir « Voici la fin de l’homme » au message d’espoir de Job : «Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » …et il est vrai que le crâne de droite, ayant recouvré sa mâchoire, dirige maintenant ses orbites vers le Seigneur.

Par ailleurs, un thème commun assure l’unité des trois panneaux : celui du passage. Deux impasses, la fosse à gauche, la niche à droite, encadrent la mandorle du Christ, passage grand ouvert vers le Ciel.

Le Triptyque du Bien et de la Peine

Memling_Polyptyque_Etat_3

Retournons complètement le triptyque. Au centre, au verso du Christ en Gloire, se trouve le Démon Femelle. Ainsi, Dieu et le Diable, dos à dos, ne se rencontrent jamais.

Avec son fond vert et ses feuilles de chêne, le panneau de droite évoque l’ambiance du paysage de gauche ; et la griffe tenant la pièce d’or fait penser à la main tenant le miroir.  Mais d’autres éléments le rapprochent plutôt du panneau central : le bec fermé du heaume rappelle la bouche ouverte de l’Enfer ;  les griffes et les ailes de l’aigle font écho à celles de la Démone. Le triptyque possède donc une forte unité formelle, le panneau de droite pouvant être  vu comme une sorte de superposition des deux autres.

Par ailleurs, un sens de lecture s’impose :  car le heaume, la démone et  la femme regardent tous trois vers la gauche. S’il y a une signification d’ensemble à deviner, alors il faut lire le triptyque de droite à gauche, en commençant par le blason familial avec sa devise laconique : « Nul bien sans paine« .

Cette formule, qui joue sur l’ambiguité du mot « peine », peut se comprendre en deux sens. Soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) ». Soit une constatation désabusée sur les hauts et les bas de l’existence : « nul miel sans fiel ».

Sans aller chercher bien loin, on comprend que la devise du premier panneau est  illustrée littéralement par les deux autres : « Nul bien » à gauche, « sans paine » au centre :

  • à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la Femme dans la plénitude de sa beauté.
  • au centre l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la bouche sauvage de l’Enfer à la place des chiens domestiques et la Démone dans sa hideuse nudité;

Les Peines d’au-delà balancent les Biens d’ici-bas.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Nul Bien Sans Paine

Très subtilement, les deux panneaux jouent sur le thème du reflet :

  • à gauche reflet de la Dame dans le miroir ;
  • à droite reflet de la Démone sur son propre ombilic.

Ainsi, la Laideur rend-elle manifeste le cercle autarcique dans lequel la Beauté s’enferme.

Le Diptyque de la Vanité de la Beauté

Memling_Polyptyque_Etat_4

Dernière étape : replions le Blason sur la Démone, pour faire apparaître à sa place le Squelette. Voici la Vanité que nous attendions : absorbée dans la contemplation d’elle-même, la Belle ne voit pas la Mort qui la guette dans son dos.



De nouvelles correspondances apparaissent :

  • le ventre bombé contre le ventre creux,
  • la pelouse luxuriante contre la terre nue, à peine bordée de quelques fleurs faméliques,
  • d’un côté les chiens, de l’autre les os.

Plus discrètement, le pont sur la rivière fait écho au pont par dessus la fosse que forme la dalle déplacée. Et la présence du moulin, qui rappelle que la finalité du blé est la farine, se trouve justifiée par la sentence sur la finalité pulvérulente de l’homme.

Enfin, le thème du reflet est encore présent : la dalle porte la représentation en habit du squelette qui se dresse devant nous : manière de dire que le gravure dans la pierre est plus durable que le reflet dans le miroir.

Avec ce Diptyque de la Vanité de la Beauté, Memling apporte une part de douceur flamande au thème de la Jeune Fille et la Mort, qui évoluera ensuite plus dramatiquement dans les pays germaniques. En voici un des exemples les plus connus, vingt ans plus tard :

Les Trois Âge de la Femme,

Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienna

Hans Baldung Grien_Trois Ages de la FemmeCliquer pour agrandir

Tandis que la Jeune Femme lui tourne le dos, la Vieille et l’Enfant regardent  la Mort en face : car par leur âge ils en sont tous deux  proches.

Si ce travail de remontage des charnières est correct, alors les six petits panneaux de Strasbourg peuvent pleinement revendiquer leur qualité de polyptyque. Mais dans une acception nouvelle, qui fait de cette oeuvre un « unicum » iconographique.

Car suivant la manière dont on ouvre les panneaux, on peut faire apparaître :

  • deux diptyques ( « Vanité de la Gloire », « Vanité de la Beauté »)
  • deux triptyques (« Nul bien sans peine » et « L’Espérance »).

Sans doute l’exhibition donnait-elle lieu, en privé, à un rituel bien précis :

le polyptyque de Strasbourg n’est pas une peinture à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.

– Le Diable dans la Crèche

14 décembre 2011
Comments (7)

Introduire le Diable dans une Nativité, c’est un peu comme dissimuler le bouc de Trotski dans l’ombre de la casquette  de Staline.

Il semble pourtant que quelques  maîtres Flamands s’y soient risqué, avec prudence. Bref aperçu de la question.

Retable Bladelin

Van Der Weyden,  après 1446, Berlin, Gemäldegalerie

Van_der_Weyden_Bladelin

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Van der Weyden s’est inspiré, vingt ans après, de la Nativité de Campin (voir 1 Soleil en Décembre) : même angle de vue pour la crèche, même attitude de Saint Joseph protégeant la bougie de sa main. Pour la première fois dans l’Histoire de l’Art est représentée la colonne à laquelle, selon les Apocryphes, Marie se serait adossée pendant l’accouchement.

Les deux cavités

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est une autre innovation iconographique, exactement sous la colonne : une cavité protégée par une grille. Tandis qu’un peu plus à droite, s’ouvre un autre trou, celui d’une voûte crevée.


Les deux ères

Ici, le tableau se lit de droite à gauche, dans le sens inverse de Campin : la partie ancienne du bâtiment est à droite, du côté du trou béant. La partie rénovée est à gauche, du côté du trou grillagé. Les deux orifices sont donc clairement la représentation de l’Enfer, avant et après la Naissance de l’Enfant Jésus, lequel est placé exactement entre les deux.

Van_der_Weyden_Bladelin_Trous

De la bouche de l’Enfer, conjurée doublement par la grille et par la main protectrice de Joseph, ne sortent plus désormais que de négligeables courants d’air, bien incapables de souffler la bougie.


Il existe une autre interprétation de cette cavité  On sait que Van der Weyden s’est beaucoup inspiré, pour la conception du retable, du texte de la Légende Dorée. Or on y trouve l’anecdote suivante :

« Trois hommes vaillants furent envoyés par le roi David à Bethléem pour y chercher de l’eau d’une citerne, et les Trois Rois pour chercher l’eau de la Grâce éternelle. Les trois hommes vaillants puisèrent dans la citerne terrestre, et les trois Rois reçurent l’eau de la grâce de l’échanson céleste, né à Bethléem, qui pouvait donner la grâce à tous les hommes qui ont soif ». Légende dorée,  cité par Shirley Neilsen Blum [1]

Cependant rien dans le tableau ne souligne le thème de l’eau qui aurait pu faire reconnaître une citerne, et ceci n’explique pas la symétrie entre le trou grillagé et le trou ouvert.

[1] « Early Netherlandish Triptychs: A Study in Patronage », Shirley Neilsen Blum, University of California Press, 1969, p 20

Retable de Sainte Colombe

Van Der Weyden, entre 1450 et 1460, Münich, Alte Pinakothek

Van_der_Weyden_Sainte Colombe

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Dans ce retable, Van der Weyden a conservé l’idée des trous, en supprimant la grille : c’est Joseph, armé de son bâton, qui barre de son corps l’escalier des enfers, tandis que la voûte crevée, à sa droite, à peine visible au bord du tableau, a perdu tout caractère menaçant.

Le pivot du tableau est toujours le corps de l’Enfant Jésus, redondé par un crucifix accroché sur le poteau central : étrangeté iconographique et chronologique qui a fait couler beaucoup d’encre.

Van_der_Weyden_SainteColombe_Crucifix

Le tableau se lit cette fois de gauche à droite : à gauche l’Ancien Monde, construit sur des caves suspectes. A droite  le Nouveau Monde, bâti sur du dur : au point qu’on a pu y élever, en style gothique, un temple octogonal flambant neuf.

Nativité

Memling, 1470, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Memling_Nativite_Cologne

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Vingt cinq ans après Van der Weyden, on trouve encore chez Memling le souvenir de la cave infernale : simple trou grillagé dans le coin inférieur droit de la Nativité.

Mais l’idée des deux ères a totalement disparu.

Adoration des Mages

Memling, 1470, Prado, Madrid

Ou bien, c’est le cadre du tableau qui remplace carrément la grille pour réduire à zéro  l’orifice infernal.

 Memling_Adoration_Mages_Prado

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Retable des Portinari

Hugo Van der Goes, 1469, Offices, Florence

Van_der_Goes_Portinari

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Dans ce retable célèbre, Robert Walker a découvert  en 1960, au dessus de la corne du boeuf, la figure d’un démon grimaçant avec une patte griffue.
Van_der_Goes_Portinari_Diable

Seul un artiste aussi original que Van de Goes a pu se permettre ce genre de liberté : encore la figure, dans l’ombre de la voûte, est-elle quasiment indiscernable.

Le Diable dans la Crèche

Le rapport entre les Enfers et la Nativité n’est expliqué dans aucun texte majeur. Dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, au chapitre Nativité, il est seulement dit que le Christ est venu « pour la confusion des démons ». A côté de la prudence officielle, de nombreuses traditions populaires se sont développées autour de la Nuit de Noël, nuit durant laquelle le Démon rode et se trouve dupé de diverses manières.

Si la représentation de l’Enfer dans les Nativités est rarissime, c’est que, nonobstant les difficultés théologiques, elle est picturalement périlleuse : comment ne pas contaminer l’innocence du nouveau-né, polluer le caractère à la fois humble et solennel de la scène, par la représentation d’un diable grimaçant ? On ne verrait  que lui, comme les moustaches de Duchamp sur la Joconde.

D’où la nécessité, pour les peintres qui s’y risquent, de représenter l’enfer sous une forme allusive, contournée, subreptice…

Catégories

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    • = EN APARTE =
      • – La progéniture de Vénus
      • – Le Diable dans la Crèche
      • – Le temps des Innocents
      • – Naissances mythiques : Vénus et Attis
      • Vulcain, Vénus et Mars alchimiques
    • = ICONOGRAPHIE =
      • – Dieu sur le globe
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        • – avec la Madone
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      • – La croix du Bon Larron
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