Jeux avec le monogramme AD
Les expériences de Dürer avec son propre monogramme trouvent leur apogée dans les deux grandes gravures de 1514 (voir 1 L’ABCD de Saint Jérôme). Mais d’autres essais ont précédé cette apothéose.
Cet article propose une revue exhaustive des monogrammes atypiques de Dürer, un sujet qui n’a été abordé jusqu’ici que de manière parcellaire ou loufoque [1] .
Article précédent : Conclusion sur les deux Meisterstiche
Le monogramme pivoté
Le plus souvent, le monogramme de Dürer s’intègre simplement dans la géométrie de la boîte perspective : accroché comme un tableau dans le plan frontal ou sur un plan latéral.
St Jérôme, 1514 (détail)Lorsqu’il est posé sur le sol, il peut inviter le spectateur à rejoindre l’emplacement où l’artiste mentalement se positionne (voir 5 Apologie de la traduction).
Nous allons nous intéresser aux trois cas exceptionnels où Dürer appose son monogramme sur le sol, mais pivoté de 90 degrés : dispositif aussi étrange qu’un fusil à tirer dans les coins.
Blason avec un crâne, Dürer, 1503, MET
Cette gravure inclassable est loin d’avoir livré tous ses mystères [2].
L’homme sauvage
Au début du XVIème siècle, l’homme sauvage vit ses dernières heures. Figure très fréquente dans l’iconographie médiévale, à la fois positive (pour sa force) et négative (pour son animalité), il constituait une sorte d’antithèse du chevalier : hérissé de pulsions et cuirassé de poils.
Le ravisseur, Dürer, 1495
C’est sa brutalité sexuelle que Dürer a déjà mis en scène, dans cette gravure provocante où l’homme des bois vient s’imposer sur le banc d’une bourgeoise en promenade.
Hommes sauvages tenant les écus du couple Frel
Dürer, 1499, Volets du triptyque d’Oswolt Krel, Alte Pinakothek, Munich
Ici au contraire, Dürer l’utilise sous sa forme terminale de pur ornement héraldique : définitivement domestiqué en valet d’armes, il protège de sa massue les armoiries du commanditaire.
Blason avec un crâne (détail) Dürer, 1503, MET
La gravure de 1503 constitue une sorte de fusion des deux thèmes :
« L’homme sauvage ne se contente pas ici de son rôle habituel de dispositif héraldique : il propose par derrière des attentions, non repoussées, à une jeune fille timide et hésitante. » Richard Bernheimer [3]
La charge héraldique est partagée : l’homme sauvage garde la main sur sa massue mais c’est la jeune femme qui tient l’écu, ou du moins sa courroie de cuir, dans une caresse suggestive.
Brutal et subi dans « Le ravisseur », le rapprochement est ici délicat et bien accueilli : entre la main qui effleure sa chevelure et la barbe qui caresse son cou, la jeune femme à la coiffure savante jette vers l’homme hirsute un regard non réprobateur.
Danseuse ou mariée ?
Danseuse, Ecole de Dürer, Musée des Beaux Arts de Bâle
On a longtemps pensé que ce dessin, inversé, était une étude préparatoire à la gravure ; on considère maintenant que c’est plutôt une copie, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Qu’elle soit de la main de Dürer ou pas, l’inscription manuscrite donne une information intéressante :
C’est ainsi vêtues que les jeunes femmes de Nüremberg vont danser. |
Also gand dy Junckfrawn zum dantz in nörmerck |
Retable des sept sacrements, Le Mariage, Van der Weyden, 1445-50, Musée royal des Beaux Arts, Anvers
Pour Richard Bernheimer, la couronne que porte la jeune femme (et qui n’apparaît pas sur le dessin) la désigne comme une jeune mariée.
La composition inventée par Dürer nous montrerait donc une double transgression : au lieu de protéger le casque du seigneur, l’homme sauvage oublie son rang de domestique et, en venant danser avec lui, la jeune femme oublie son rang d’épouse.
Le crâne
« En contraste frappant avec cette scène de parade nuptiale, les armoiries tenues par l’homme sauvage montrent l’image effrayante d’un crâne humain. » Richard Bernheimer [3]
L’écu est proportionné au casque. Mais son contenu est doublement disproportionné : tête géante par rapport au casque, et boîte crânienne hypertrophiée par rapport à un crâne normal.
[4]
Personne n’a à ma connaissance n’a relevé la difformité du crâne, que Dürer a probablement reproduit d’après nature. Il ressemble à celui d’un d’enfant, sans suture métopique, et avec déjà sa dentition : un enfant donc d’une quinzaine de mois, mais hydrocéphale, et à l’os temporal gauche fracturé.
L’écu est l’emblème d’une lignée : la gravure nous dit que la descendance d’une femme de qualité qui s’allie avec un homme sauvage est vouée à la monstruosité et à la mort.
Rien n’empêchait Dürer de placer son monogramme dans la vaste plage vide de droite. En choisissant de le coincer entre l’écu et la pierre, mais surtout en le tournant d’un quart de tour, il opère une transgression purement graphique, mais qui vient s’ajouter aux autres.
Il se trouve que le seul objet ainsi pivoté d’un quart de tour est le casque. Dürer nous dit en somme, de part et d’autre de l’écu macabre, sa solidarité avec l’absent de la gravure : le chevalier, doublement bafoué par son épouse et son domestique.
Le chevalier, la mort et le diable, Dürer, 1513, détails
D’une certaine manière, la séquence date/crâne/casque anticipe la séquence sablier/Mort/Chevalier de la célèbre gravure de 1513, ainsi que le voisinage ostensible de la signature, de la date et du crâne : comparaison qui rend d’autant plus criante l’inquiétante hypertrophie du blason.
Arrestation du Christ, Petite Passion, Dürer, 1511
Dans son analyse très fine de la gravure, Shira Brisman [5] note que Dürer a préféré, à la composition habituelle où Jésus est vu de face, ce baiser qui s’effectue entre les deux figures vues identiquement de profil.
Au couple Jésus/Judas fait écho, au premier plan, le couple Pierre/Malchus :
« Tandis que les deux hommes s’accolant de profil manifestent physiquement la trahison de Judas, Dürer illustre, par le couple du premier plan, l’impact émotionnel et théologique de ce baiser… Ce que les Evangiles décrivent comme le bref coup d’ épée de l’apôtre sur l’oreille du serviteur romain se traduit ici par une bagarre corps à corps… Le visage du serviteur Malchus est tordu d’angoisse alors qu’il empêche une lanterne qui tombe de s’écraser sur sa tête, tandis qu’il saisit le manteau de Pierre de sa main droite. Il n’y a pas de symbole plus douloureux de la relation entre l’Homme et Dieu que la posture contorsionnée de ce personnage, qui repousse son agresseur tout en l’attirant. Ce double geste éclaire le paradoxe du baiser de Judas, à la fois nécessaire proximité avec le Christ et rejet. Le Christ et Judas au centre, Pierre et Malchus au premier plan, montrent simultanément une relation de séduction/séparation. »
Je rajouterai une troisième instance de cette relation contradictoire : le soldat derrière Jésus cherche à le capturer avec sa corde, alors que le second le tire dans l’autre sens, par dessus l’épaule de Judas.
Je ne suivrai pas en revanche Shira Brisman dans l’interprétation sexuelle de ce geste intriguant de Jésus, qui enserre son index droit de sa main gauche. Je pense qu’il s’agit de la préfiguration d’une pénétration tout autre, celle du clou dans la chair.
Quoiqu’il en soit, ce qui nous importe ici est que la position du monogramme épouse celle des deux couples : l’embrassement des lettres répond à celui des corps.
Ecce Homo, Passion gravée, Dürer, 1512
La même disposition orthogonale du monogramme sert ici le même objectif : favoriser la lecture non dans la profondeur, mais de droite à gauche, de la foule à la victime. Ainsi le spectateur ne regarde plus la gravure, mais est aspiré à l’intérieur, pour regarder le Christ avec l’oeil des bourreaux.
Nativité, Dürer, 1514, Albertina, Vienne
Dans ce dessin, le monogramme est posé sur la marche, comme si le peintre venait de pénétrer dans l’étable par la gauche pour assister à la Nativité.
Triptyque Portinari, Hugo van der Goes, vers 1475, Offices, Florence (détail)
Position identique à celle du donateur Tommaso Portinari, humblement agenouillé dans le dos de Saint Joseph.
Le monogramme inversé
Dans la production surabondante de Dürer, il n’existe en tout et pour tout que six oeuvres où il a inversé le D : simple erreur ou intention secrète ?
La chronologie de ces six cas va nous aider à cerner le problème.
Pupila Augusta, Dürer, 1498, The Royal Library
Ce dessin de jeunesse, dont la signification n’est pas claire, est surtout un collage d’emprunts faits à des oeuvres italiennes [6]. Le fait que l’inscription « Pupila Augusta » soit écrite en miroir prouve qu’il s’agissait d’un dessin préparatoire à une gravure : aucun mystère donc sur l’inversion du monogramme.
La sorcière, Dürer, 1500
Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’inversion du D est ici intentionnelle, et doublement adaptée au sujet :
- visuellement, elle mime celle de la sorcière chevauchant son bouc à rebours ;
- métaphoriquement, elle rappelle que le monde de la sorcellerie est un monde à l’envers.
Les trois cas suivants ne sont pas sporadiques : ils se trouvent tous dans la série de trente six xylographies publiée en 1511, connue sous le nom de Petite Passion.
Le contexte de 1511
En 1510, Dürer termine sa série précédente, les dix neuf xylographies de la Vie de la Vierge Elles sont aussitôt recopiées, en Italie, par le graveur Marcantonio Raimondi, y compris le prestigieux monogramme
Dürer, 1510 | Marcantonio Raimondi, National Gallery of Scotland |
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La Glorification, série de la Vie de la Vierge
C’est seulement dans la dernière planche de la série que Raimondi rajoute, en plus du célèbre AD ( en bas au centre) son propre monogramme (sur le chandelier), celui de ses éditeurs Niccolò et Domenico dal Jesu (sur l’écu en bas à gauche) et, pour faire bonne mesure, le monogramme du Christ (IHS sur la porte du placard).
Cette revendication terminale laisse planer le doute sur le statut de la série : reproduction à l’identique ou contrefaçon ? Comme le note Nicolas Galley dans sa thèse ([7], p 81) :
« Il est aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude le dessein des commanditaires de Raimondi, même s’il est évident que le célèbre label de Dürer pouvait générer des gains considérables. »
Toujours est-il que Dürer considéra, quant à lui, qu’il s’agissait bien de faussaires, puisqu’il ajouta sous la même planche terminale, dans la seconde édition de sa série, cet avertissement bien senti :
« Malheur à vous ! Voleurs envieux de l’œuvre et de l’invention des autres. N’approchez pas vos mains malavisées de notre travail. Nous avons reçu un privilège du fameux empereur de Rome, Maximilien, déclarant que personne n’a le droit de graver ces œuvres de façon fallacieuse, ni de vendre ce genre de gravures au sein de l’empire. » ([7], p 80),
Ceci n’empêchera pas Raimondi de plagier la nouvelle série de Dürer, la Petite Passion, mais cette fois en prenant la précaution de laisser vierge la tablette ou l’emplacement du monogramme (un peu comme les Chinois recopient les couteaux de Laguiole, moins l’abeille) : preuve que le logo AD était bien compris, même chez les Italiens, comme une marque commerciale de propriété.
Il est donc probable que la présence de trois logos inversés sur les trente six de la Petite Passion (un taux d' »erreur » exceptionnellement élevé) ait à voir avec la réappropriation par Dürer de son propre logo, et la prise de conscience des possibilités expressives qu’il lui offrait .
Nativité, Dürer, Petite Passion, 1511
Le premier monogramme inversé de la Petite Passion fonctionne en solo : petite préciosité graphique invitant le spectateur à monter l’escalier pour rejoindre l’artiste, au lieu de rester bloqué sous le plancher.
Un premier pendant
Annonciation | Apparition du Christ à sa mère |
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Dürer, Petite Passion, 1511
Ce premier pendant a été analysé par Shira Brisman ([5], p 20) qui constate que les deux images « en miroir » encadrent, en position 3 et 30, la période de la vie terrestre de Jésus :
« Vingt-sept pages plus loin, la composition est inversée : Marie, de nouveau en suspens dans sa prière, est interrompue par l’arrivée de son fils ressuscité. L’inversion de la direction du mouvement est appuyée par le geste de la main bénissante, celle du Christ en miroir de celle de l’ange. La signature de Dürer est tombée du baldaquin au lutrin, déplacement accompagné de l’inversion délibérée du D, qui symbolise cette révolution dans le monde : Dieu est né d’une femme sur terre, puis lui a fait son dernier adieu. »
Le second pendant (SCOOP !)
Entrée du Christ à Jérusalem, Dürer, Petite Passion, 1511
Brillamment élucidée pour l’Apparition du Christ à sa mère, l’inversion du logo, au dessus de la porte de Jérusalem, aurait-elle une explication similaire ?
Dans son étude sur l’iconographie de la série, Angela Hass ([8], p 22) note que le Christ est représenté avec une auréole (cruciforme) dans quatre gravures seulement :
- 1) l’Entrée à Jérusalem,
- 2) la Cène
- 3) l’Ecce Homo
- 4) la Résurrection.
Autant les cas 2 et 4 sont logiques (le Christ annonce ou manifeste sa transcendance), autant les deux autres sont moins immédiats à expliquer .
Fol 4v 5r, Passio Christi / ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata ; cum varii generis carminibus fratris Benedicti Chelidonii musophili, Gallica [9]
Pour l’Entrée à Jérusalem, Angela Hass s’appuie sur le poème de Chelidonius qui commente la gravure :
Après six lustres que vécut, |
Post lustra sex |
L’auréole souligne donc ici la Gloire de Jésus, à la fois royale et céleste.
Ecce homo, Dürer, Petite Passion, 1511
La troisième gravure de la série avec un Christ auréolé est celle où Pilate le présente à la foule en employant le terme de Roi, comme le rappelle Chelidonius :
Voyez-le, en qui rien n’est criminel. Voyez l’homme |
En in quo nihil est criminis. En Homo |
hop]
Le thème de la Royauté est triplement souligné dans l’image :
- par la couronne d’épines,
- par le manteau rouge qu’empoigne le soldat de gauche ;
- par le sceptre en roseau que le soldat de droite force Jésus à tenir.
Entrée du Christ à Jérusalem | Ecce homo |
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Dürer, Petite Passion, 1511
Je pense que les deux gravures où le Christ se présente en tant que Roi forment un second pendant :
- aux deux arbres glorieux correspondent deux croix ignominieuses (Chelidonius : « Ta gloire… s’est mue en opprobre et en croix ») ;
- aux mains levées vers la droite (Pierre montrant Jésus et Jésus bénissant) fait écho la main du bourreau levée pour désigner sa victime ;
- au monogramme inversé gravé au dessus de la porte s’oppose le monogramme tombé en bas de l’arcade.
Le retournement du monogramme sert donc ici de commentaire au renversement de situation, du Roi fêté au Roi raillé.
Le dernier monogramme inversé
Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe (détail), Dürer, 1524
Il faut sauter à 1524, quatre ans avant la mort de Dürer, pour rencontrer son dernier monogramme inversé. Remarquons que les deux D sont en fait superposés, comme une erreur qu’il aurait été impossible de corriger.
Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1523
Le dessin préparatoire, non signé, ne nous aide pas.
Portrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe | Portrait de Willibald Pirckheimer |
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Dürer, 1524
Les portraits regardant vers la gauche étant assez rares, on pourrait imaginer que le D inversé accompagne la position de Frédéric. Mais la même année, Dürer réalise un autre portrait regardant vers l’arrière, celui de son vieil ami Pirckheimer, avec un monogramme ici parfaitement régulier.
Le portrait rétrospectif humaniste
Harry Vredeveld [10] a consacré une étude aux portraits de ce type, et aux épigraphes latines qui les accompagnent.
Epitaphe de Conrad Celtis, Hans Burgkmair, 1503-04, MET
La mode semble avoir été lancée par ce portrait que Conrad Celtis a commandé vers 1503-04, sentant sa mort s’approcher : la date de mort prévisionnelle inscrite à la fin de l’épitaphe est 1507, correspondant à l' »âge parfait » de 49 ans (7 X 7 ans), où l’esprit est à son apogée (Celtis ne s’est pas trompé de beaucoup, il est mort en fait en 1508). ([10], p 511)
Le regard tourné vers l’arrière, les mains posées sur l’oeuvre réalisée, et le motto « EXITUS ACTA PROBANT » (la fin justifie l’oeuvre) font de cette gravure, très admirée, le prototype de ce que l’on pourrait appeler le « portrait rétrospectif humaniste ».
En haut de la plaque de marbre, l’acronyme DMS (Diis Manibus Sacrum : Sacéé pour les Dieux Mânes) imite les tombeaux romains.
Les deux portraits de 1524 ont une composition identique.
Portrait de Willibald Pirckheimer, Dürer, 1524
Le portrait de Pirckheimer porte une citation latine reprise d’un éloge funèbre de Mécène ([10], p 530) :
Nous vivons par l’esprit. Le reste appartient à la mort. |
Vivitur Ingenio. Caetera. Mortis Erunt. |
Portrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1524
En haut de l’épitaphe de Frédéric III Le Sage, la formule Christo Sacrum (Sacré pour le Christ) imite le DMS romain.
L’acronyme BFMVV se rencontre également sur les tombes romaines :
Le Vivant l’a fait pour le Vivant, qui le mérite bien |
Bene Merenti Fecit Vivus Vivo |
Portrait de Frédéric III de Saxe, Dürer 1496, Gemäldegalerie, Berlin |
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Une trentaine d’années plus tôt, Durer avait déjà fait un portrait de Frédéric III de Saxe à l’âge de 33 ans, résolument tourné vers l’avenir.
Il n’est pas impossible que les deux D affrontés soient un « private joke » entre l’artiste et son modèle, une allusion aux deux portraits tournés l’un vers l’avenir et l’autre vers le passé, tel une tête de Janus.
Mais il y a peut être plus profond…
Portrait « Giustiniani », Giorgione, vers 1505 | Portrait d’une vénitienne, Dürer, vers 1506 |
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Gemäldegalerie, Berlin
Nancy Thomson de Grummond [11] a consacré un long article à élucider les deux lettres VV en bas de ce portrait par Giorgione, dont l’influence sur Dürer lors de son voyage à Venise est bien connue : on pourrait presque dire que le VV gravé sur la planchette a inspiré le AD brodé sur le corsage.
Pour Nancy Thomson de Grummond, le VV de Giorgione n’est autre, sous forme volontairement sibylline, que le « Vivus Vivo » de l’acronyme BFMVV, repris plus tard par Dürer dans le Portrait de Frédéric III de Saxe. L’expression condensée VV, « Le vivant pour le vivant », peut être comprise de plusieurs manières :
- signaler tout simplement que le modèle était vivant au moment du portrait ;
- souligner combien le portrait imite la vie ;
- suggérer que, grâce à l’Art, aussi bien le modèle que l’artiste acquièrent une sorte de vie éternelle.
Dans cette dernière acception, le VV de BFMVV exprimerait en somme la même idée que le Nous (Dürer et Pirckheimer) dans l’épitaphe de la seconde gravure : « NOUS vivons par l’esprit. »
Dans ce contexte, il me semble que le DD du monogramme pourrait bien être intentionnel : une sorte d’écho graphique du VV, mais personnalisé : « de Dürer pour Dürer ».
Ce panorama chronologique a permis de mettre en lumière la rareté, et la complexité croissante, des expérimentations de Dürer avec son monogramme. Il en découvre les possibilités expressives dans la Sorcière de 1503. Mais son intérêt pour son logo ne se développe vraiment qu’en 1511, pour des raisons commerciales, dans la série de la Petite Passion. Il trouve son apothéose en 1514, dans les deux « Meisterstichte » ; après quoi il disparaît presque complètement, mis à part le portrait rétrospectif de Frédéric III de Saxe, en 1524.
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