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Jeux avec le monogramme AD

Les expériences de Dürer avec son propre monogramme trouvent leur apogée dans les deux grandes gravures de 1514 (voir 1 L’ABCD de Saint Jérôme). Mais d’autres essais ont précédé cette apothéose.

Cet article propose une revue exhaustive des monogrammes atypiques de Dürer, un sujet qui n’a été abordé jusqu’ici que de manière parcellaire ou loufoque [1] .

Article précédent : Conclusion sur les deux Meisterstiche



Le monogramme pivoté

Le plus souvent, le monogramme de Dürer s’intègre simplement dans la géométrie de la boîte perspective : accroché comme un tableau dans le plan frontal ou sur un plan latéral.


Durer 1514 St Jerome dans son etude detail monogramme
St Jérôme, 1514 (détail)

Lorsqu’il est posé sur le sol, il peut inviter le spectateur à rejoindre l’emplacement où l’artiste mentalement se positionne (voir 5 Apologie de la traduction).

Nous allons nous intéresser aux trois cas exceptionnels où Dürer appose son monogramme sur le sol, mais pivoté de 90 degrés : dispositif aussi étrange qu’un fusil à tirer dans les coins.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull METBlason avec un crâne, Dürer, 1503, MET

Cette gravure inclassable est loin d’avoir livré tous ses mystères [2].


L’homme sauvage

Au début du XVIème siècle, l’homme sauvage vit ses dernières heures. Figure très fréquente dans l’iconographie médiévale, à la fois positive (pour sa force) et négative (pour son animalité), il constituait une sorte d’antithèse du chevalier : hérissé de pulsions et cuirassé de poils.


Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

C’est sa brutalité sexuelle que Dürer a déjà mis en scène, dans cette gravure provocante où l’homme des bois vient s’imposer sur le banc d’une bourgeoise en promenade.


Durer 1499 Homme sauvages tenant des ecus triptychon des Oswolt Krel Alte Pinakothek MunichHommes sauvages tenant les écus du couple Frel
Dürer, 1499, Volets du triptyque d’Oswolt Krel, Alte Pinakothek, Munich

Ici au contraire, Dürer l’utilise sous sa forme terminale de pur ornement héraldique : définitivement domestiqué en valet d’armes, il protège de sa massue les armoiries du commanditaire.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detailBlason avec un crâne (détail) Dürer, 1503, MET

La gravure de 1503 constitue une sorte de fusion des deux thèmes :

« L’homme sauvage ne se contente pas ici de son rôle habituel de dispositif héraldique : il propose par derrière des attentions, non repoussées, à une jeune fille timide et hésitante. » Richard Bernheimer [3]

La charge héraldique est partagée : l’homme sauvage garde la main sur sa massue mais c’est la jeune femme qui tient l’écu, ou du moins sa courroie de cuir, dans une caresse suggestive.

Brutal et subi dans « Le ravisseur », le rapprochement est ici délicat et bien accueilli : entre la main qui effleure sa chevelure et la barbe qui caresse son cou, la jeune femme à la coiffure savante jette vers l’homme hirsute un regard non réprobateur.


Danseuse ou mariée ?


Danseuse Ecole de Durer, Musee des Beaux Arts de BaleDanseuse, Ecole de Dürer, Musée des Beaux Arts de Bâle

On a longtemps pensé que ce dessin, inversé, était une étude préparatoire à la gravure ; on considère maintenant que c’est plutôt une copie, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Qu’elle soit de la main de Dürer ou pas, l’inscription manuscrite donne une information intéressante :

C’est ainsi vêtues que les jeunes femmes de Nüremberg vont danser.

Also gand dy Junckfrawn zum dantz in nörmerck


Retable des sept sacrements, mariage, Van der Weyden 1445-50 Musee royal des Beaux Arts AnversRetable des sept sacrements, Le Mariage, Van der Weyden, 1445-50, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Pour Richard Bernheimer, la couronne que porte la jeune femme (et qui n’apparaît pas sur le dessin) la désigne comme une jeune mariée.

La composition inventée par Dürer nous montrerait donc une double transgression : au lieu de protéger le casque du seigneur, l’homme sauvage oublie son rang de domestique et, en venant danser avec lui, la jeune femme oublie son rang d’épouse.


Le crâne

Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu

« En contraste frappant avec cette scène de parade nuptiale, les armoiries tenues par l’homme sauvage montrent l’image effrayante d’un crâne humain. » Richard Bernheimer [3]

L’écu est proportionné au casque. Mais son contenu est doublement disproportionné : tête géante par rapport au casque, et boîte crânienne hypertrophiée par rapport à un crâne normal.


anat-sutures-e1501698141586[4]

Personne n’a à ma connaissance n’a relevé la difformité du crâne, que Dürer a probablement reproduit d’après nature. Il ressemble à celui d’un d’enfant, sans suture métopique, et avec déjà sa dentition : un enfant donc d’une quinzaine de mois, mais  hydrocéphale, et à l’os temporal gauche fracturé.

L’écu est l’emblème d’une lignée : la gravure nous dit que la descendance d’une femme de qualité qui s’allie avec un homme sauvage est vouée à la monstruosité et à la mort.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail monogrammeRien n’empêchait Dürer de placer son monogramme dans la vaste plage vide de droite. En choisissant de le coincer entre l’écu et la pierre, mais surtout en le tournant d’un quart de tour, il opère une transgression purement graphique, mais qui vient s’ajouter aux autres.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu - pivoteIl se trouve que le seul objet ainsi pivoté d’un quart de tour est le casque. Dürer nous dit en somme, de part et d’autre de l’écu macabre, sa solidarité avec l’absent de la gravure : le chevalier, doublement bafoué par son épouse et son domestique.


 

Durer 1513 le chevalier la mort. et le diable detail

Le chevalier, la mort et le diable, Dürer, 1513, détails

D’une certaine manière, la séquence date/crâne/casque anticipe la séquence sablier/Mort/Chevalier de la célèbre gravure de 1513, ainsi que le voisinage ostensible de la signature, de la date et du crâne : comparaison qui rend d’autant plus criante l’inquiétante hypertrophie du blason.


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Durer 1511_Small_Passion_ArrestationArrestation du Christ, Petite Passion, Dürer, 1511

Dans son analyse très fine de la gravure, Shira Brisman [5] note que Dürer a préféré, à la composition habituelle où Jésus est vu de face, ce baiser qui s’effectue entre les deux figures vues identiquement de profil.

Au couple Jésus/Judas fait écho, au premier plan, le couple Pierre/Malchus :


Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail premier plan

« Tandis que les deux hommes s’accolant de profil manifestent physiquement la trahison de Judas, Dürer illustre, par le couple du premier plan, l’impact émotionnel et théologique de ce baiser… Ce que les Evangiles décrivent comme le bref coup d’ épée de l’apôtre sur l’oreille du serviteur romain se traduit ici par une bagarre corps à corps… Le visage du serviteur Malchus est tordu d’angoisse alors qu’il empêche une lanterne qui tombe de s’écraser sur sa tête, tandis qu’il saisit le manteau de Pierre de sa main droite. Il n’y a pas de symbole plus douloureux de la relation entre l’Homme et Dieu que la posture contorsionnée de ce personnage, qui repousse son agresseur tout en l’attirant. Ce double geste éclaire le paradoxe du baiser de Judas, à la fois nécessaire proximité avec le Christ et rejet. Le Christ et Judas au centre, Pierre et Malchus au premier plan, montrent simultanément une relation de séduction/séparation. »



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detailJe rajouterai une troisième instance de cette relation contradictoire : le soldat derrière Jésus cherche à le capturer avec sa corde, alors que le second le tire dans l’autre sens, par dessus l’épaule de Judas.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail doigtJe ne suivrai pas en revanche Shira Brisman dans l’interprétation sexuelle de ce geste intriguant de Jésus, qui enserre son index droit de sa main gauche. Je pense qu’il s’agit de la préfiguration d’une pénétration tout autre, celle du clou dans la chair.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation schema

Quoiqu’il en soit, ce qui nous importe ici est que la position du monogramme épouse celle des deux couples : l’embrassement des lettres répond à celui des corps.



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Durer 1512 Ecce_Homo_(No._8)_-_WGA07303Ecce Homo, Passion gravée, Dürer, 1512

La même disposition orthogonale du monogramme sert ici le même objectif : favoriser la lecture non dans la profondeur, mais de droite à gauche, de la foule à la victime. Ainsi le spectateur ne regarde plus la gravure, mais est aspiré à l’intérieur, pour regarder le Christ avec l’oeil des bourreaux.

sb-lineDurer 1514 Nativite albertinaNativité, Dürer, 1514, Albertina, Vienne

Dans ce dessin, le monogramme est posé sur la marche, comme si le peintre venait de pénétrer dans l’étable par la gauche pour assister à la Nativité.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence detailTriptyque Portinari, Hugo van der Goes, vers 1475, Offices, Florence (détail)

Position identique à celle du donateur Tommaso Portinari, humblement agenouillé dans le dos de Saint Joseph.



Le monogramme inversé

Dans la production surabondante de Dürer, il n’existe en tout et pour tout que six oeuvres où il a inversé le D : simple erreur ou intention secrète ?

La chronologie de ces six cas va nous aider à cerner le problème.


Durer 1498 pupila-augusta The Royal LibraryPupila Augusta, Dürer, 1498, The Royal Library

Ce dessin de jeunesse, dont la signification n’est pas claire, est surtout un collage d’emprunts faits à des oeuvres italiennes [6]. Le fait que l’inscription « Pupila Augusta » soit écrite en miroir prouve qu’il s’agissait d’un dessin préparatoire à une gravure : aucun mystère donc sur l’inversion du monogramme.

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Durer 1500 witch-riding-backwards-on-a-goatLa sorcière, Dürer, 1500

Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’inversion du D est ici intentionnelle, et doublement adaptée au sujet :

  • visuellement, elle mime celle de la sorcière chevauchant son bouc à rebours ;
  • métaphoriquement, elle rappelle que le monde de la sorcellerie est un monde à l’envers.



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Les trois cas suivants ne sont pas sporadiques : ils se trouvent tous dans la série de trente six xylographies publiée en 1511, connue sous le nom de Petite Passion.


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Le contexte de 1511

En 1510, Dürer termine sa série précédente, les dix neuf xylographies de la Vie de la Vierge Elles sont aussitôt recopiées, en Italie, par le graveur Marcantonio Raimondi, y compris le prestigieux monogramme


Durer 1510 ca Life_of_the_Virgin GlorificationDürer, 1510 Durer-1511-ca-Life_of_the_Virgin-Glorification-copie-marcantonio-raimondi-National-Gallery-ScotlandMarcantonio Raimondi, National Gallery of Scotland

La Glorification, série de la Vie de la Vierge

C’est seulement dans la dernière planche de la série que Raimondi rajoute, en plus du célèbre AD ( en bas au centre) son propre monogramme (sur le chandelier), celui de ses éditeurs Niccolò et Domenico dal Jesu (sur l’écu en bas à gauche) et, pour faire bonne mesure, le monogramme du Christ (IHS sur la porte du placard).

Cette revendication terminale laisse planer le doute sur le statut de la série : reproduction à l’identique ou contrefaçon ? Comme le note Nicolas Galley dans sa thèse ([7], p 81) :

« Il est aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude le dessein des commanditaires de Raimondi, même s’il est évident que le célèbre label de Dürer pouvait générer des gains considérables. »


Toujours est-il que Dürer considéra, quant à lui, qu’il s’agissait bien de faussaires, puisqu’il ajouta sous la même planche terminale, dans la seconde édition de sa série, cet avertissement bien senti :

« Malheur à vous ! Voleurs envieux de l’œuvre et de l’invention des autres. N’approchez pas vos mains malavisées de notre travail. Nous avons reçu un privilège du fameux empereur de Rome, Maximilien, déclarant que personne n’a le droit de graver ces œuvres de façon fallacieuse, ni de vendre ce genre de gravures au sein de l’empire. » ([7], p 80),

Ceci n’empêchera pas Raimondi de plagier la nouvelle série de Dürer, la Petite Passion, mais cette fois en prenant la précaution de laisser vierge la tablette ou l’emplacement du monogramme (un peu comme les Chinois recopient les couteaux de Laguiole, moins l’abeille) : preuve que le logo AD était bien compris, même chez les Italiens, comme une marque commerciale de propriété.

Il est donc probable que la présence de trois logos inversés sur les trente six de la Petite Passion (un taux d' »erreur » exceptionnellement élevé) ait à voir avec la réappropriation par Dürer de son propre logo, et la prise de conscience des possibilités expressives qu’il lui offrait .



sb-lineDurer 1511 Small passion adoration des bergers schemaNativité, Dürer, Petite Passion, 1511

Le premier monogramme inversé de la Petite Passion fonctionne en solo : petite préciosité graphique invitant le spectateur à monter l’escalier pour rejoindre l’artiste, au lieu de rester bloqué sous le plancher.


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Un premier pendant

Durer 1511 Small passion annonciationAnnonciation Durer 1511 Small passion christ-appears-to-his-motherApparition du Christ à sa mère

Dürer, Petite Passion, 1511

Ce premier pendant a été analysé par Shira Brisman ([5], p 20) qui constate que les deux images « en miroir » encadrent, en position 3 et 30, la période de la vie terrestre de Jésus :

« Vingt-sept pages plus loin, la composition est inversée : Marie, de nouveau en suspens dans sa prière, est interrompue par l’arrivée de son fils ressuscité. L’inversion de la direction du mouvement est appuyée par le geste de la main bénissante, celle du Christ en miroir de celle de l’ange. La signature de Dürer est tombée du baldaquin au lutrin, déplacement accompagné de l’inversion délibérée du D, qui symbolise cette révolution dans le monde : Dieu est né d’une femme sur terre, puis lui a fait son dernier adieu. »



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Le second pendant (SCOOP !)

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem, Dürer, Petite Passion, 1511

Brillamment élucidée pour l’Apparition du Christ à sa mère, l’inversion du logo, au dessus de la porte de Jérusalem, aurait-elle une explication similaire ?

Dans son étude sur l’iconographie de la série, Angela Hass ([8], p 22) note que le Christ est représenté avec une auréole (cruciforme) dans quatre gravures seulement :

  • 1) l’Entrée à Jérusalem,
  • 2) la Cène
  • 3) l’Ecce Homo
  • 4) la Résurrection.

Autant les cas 2 et 4 sont logiques (le Christ annonce ou manifeste sa transcendance), autant les deux autres sont moins immédiats à expliquer .


Passio Christi ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata fol 4v 5r GallicaFol 4v 5r, Passio Christi / ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata ; cum varii generis carminibus fratris Benedicti Chelidonii musophili, Gallica [9]

Pour l’Entrée à Jérusalem, Angela Hass s’appuie sur le poème de Chelidonius qui commente la gravure :

Après six lustres que vécut,
Le Roi des Cieux
Sous son enveloppe charnelle…
En chantant, la gens davidique,
Salue le Roi aimablement…
Mais, divin Jésus, la gloire
Que la foule versatile t’accorda
S’est mue en opprobre et en croix.

Post lustra sex
Quæ vixerat Rex aetheris
sub carneo amictu…
Genus canens Dauidicum
Regem falutat obuius…
Sed , dive Iesu , gloriam
Plebs mobilis quam prestitit
In probra vertit et crucem

L’auréole souligne donc ici la Gloire de Jésus, à la fois royale et céleste.


Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo, Dürer, Petite Passion, 1511

La troisième gravure de la série avec un Christ auréolé est celle où Pilate le présente à la foule en employant le terme de Roi, comme le rappelle Chelidonius :

Voyez-le, en qui rien n’est criminel. Voyez l’homme
Dont vous appellez la mort !
Voyez le roi blessé, le Dieu à moitié mort,
Homme de pitoyable apparence !
Voyez ses yeux défigurés par de pieuses larmes,
Par les épines sa tête, par les crachats ses joues !

En in quo nihil est criminis. En Homo
Vobis petitus ad necem.
En regem lacerum.Seminecem deum
Formæ virum vilissimæ.
En afflicta piis lumina fletibus
Spinis caput.Sputis genas.

hop]
Durer 1511 Small passion ecce homo detail
Le thème de la Royauté est triplement souligné dans l’image :

  • par la couronne d’épines,
  • par le manteau rouge qu’empoigne le soldat de gauche ;
  • par le sceptre en roseau que le soldat de droite force Jésus à tenir.

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo

 

Dürer, Petite Passion, 1511

Je pense que les deux gravures où le Christ se présente en tant que Roi forment un second pendant :

  • aux deux arbres glorieux correspondent deux croix ignominieuses (Chelidonius : « Ta gloire… s’est mue en opprobre et en croix ») ;
  • aux mains levées vers la droite (Pierre montrant Jésus et Jésus bénissant) fait écho la main du bourreau levée pour désigner sa victime ;
  • au monogramme inversé gravé au dessus de la porte s’oppose le monogramme tombé en bas de l’arcade.

 

Le retournement du monogramme sert donc ici de commentaire au renversement de situation, du Roi fêté au Roi raillé.



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Le dernier monogramme inversé

Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe (détail), Dürer, 1524

Il faut sauter à 1524, quatre ans avant la mort de Dürer, pour rencontrer son dernier monogramme inversé. Remarquons que les deux D sont en fait superposés, comme une erreur qu’il aurait été impossible de corriger.



Durer 1523 Frederick the Wise, Elector of Saxony dessinPortrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1523

Le dessin préparatoire, non signé, ne nous aide pas.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer

Dürer, 1524

Les portraits regardant vers la gauche étant assez rares, on pourrait imaginer que le D inversé accompagne la position de Frédéric. Mais la même année, Dürer réalise un autre portrait regardant vers l’arrière, celui de son vieil ami Pirckheimer, avec un monogramme ici parfaitement régulier.


Le portrait rétrospectif humaniste

Harry Vredeveld [10] a consacré une étude aux portraits de ce type, et aux épigraphes latines qui les accompagnent.

Epitaph-of-Conrad-Celtis-1503-04-Hans-Burgkmair-METEpitaphe de Conrad Celtis, Hans Burgkmair, 1503-04, MET

La mode semble avoir été lancée par ce portrait que Conrad Celtis a commandé vers 1503-04, sentant sa mort s’approcher : la date de mort prévisionnelle inscrite à la fin de l’épitaphe est 1507, correspondant à l' »âge parfait » de 49 ans (7 X 7 ans), où l’esprit est à son apogée (Celtis ne s’est pas trompé de beaucoup, il est mort en fait en 1508). ([10], p 511)

Le regard tourné vers l’arrière, les mains posées sur l’oeuvre réalisée, et le motto « EXITUS ACTA PROBANT » (la fin justifie l’oeuvre) font de cette gravure, très admirée, le prototype de ce que l’on pourrait appeler le « portrait rétrospectif humaniste ».

En haut de la plaque de marbre, l’acronyme DMS (Diis Manibus Sacrum : Sacéé pour les Dieux Mânes) imite les tombeaux romains.

Les deux portraits de 1524 ont une composition identique.


Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer, Dürer, 1524

Le portrait de Pirckheimer porte une citation latine reprise d’un éloge funèbre de Mécène ([10], p 530) :

Nous vivons par l’esprit. Le reste appartient à la mort.

Vivitur Ingenio. Caetera. Mortis Erunt.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1524

En haut de l’épitaphe de Frédéric III Le Sage, la formule Christo Sacrum (Sacré pour le Christ) imite le DMS romain.

L’acronyme BFMVV se rencontre également sur les tombes romaines :

Le Vivant l’a fait pour le Vivant, qui le mérite bien

Bene Merenti Fecit Vivus Vivo


Durer 1496 POrtrait de Frederic III de Saxe Gemaldegalerie,BerlinPortrait de Frédéric III de Saxe, Dürer 1496, Gemäldegalerie, Berlin Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony

Une trentaine d’années plus tôt, Durer avait déjà fait un portrait de Frédéric III de Saxe à l’âge de 33 ans, résolument tourné vers l’avenir.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

 

Il n’est pas impossible que les deux D affrontés soient un « private joke » entre l’artiste et son modèle, une allusion aux deux portraits tournés l’un vers l’avenir et l’autre vers le passé, tel une tête de Janus.


Mais il y a peut être plus profond…

Giorgione 1505 ca Giustiniani portrait Gemaldegalerie BerlinPortrait « Giustiniani », Giorgione, vers 1505 Durer 1506 Portrait_of_a_Venetian_Woman Gemaldegalerie BerlinPortrait d’une vénitienne, Dürer, vers 1506

Gemäldegalerie, Berlin

Nancy Thomson de Grummond [11] a consacré un long article à élucider les deux lettres VV en bas de ce portrait par Giorgione, dont l’influence sur Dürer lors de son voyage à Venise est bien connue : on pourrait presque dire que le VV gravé sur la planchette a inspiré le AD brodé sur le corsage.

Pour Nancy Thomson de Grummond, le VV de Giorgione n’est autre, sous forme volontairement sibylline, que le « Vivus Vivo » de l’acronyme BFMVV, repris plus tard par Dürer dans le Portrait de Frédéric III de Saxe. L’expression condensée VV, « Le vivant pour le vivant », peut être comprise de plusieurs manières :

  • signaler tout simplement que le modèle était vivant au moment du portrait ;
  • souligner combien le portrait imite la vie ;
  • suggérer que, grâce à l’Art, aussi bien le modèle que l’artiste acquièrent une sorte de vie éternelle.

Dans cette dernière acception, le VV de BFMVV exprimerait en somme la même idée que le Nous (Dürer et Pirckheimer) dans l’épitaphe de la seconde gravure : « NOUS vivons par l’esprit. »

Dans ce contexte, il me semble que le DD du monogramme pourrait bien être intentionnel : une sorte d’écho graphique du VV, mais personnalisé : « de Dürer pour Dürer ».


Ce panorama chronologique a permis de mettre en lumière la rareté, et la complexité croissante, des expérimentations de Dürer avec son monogramme. Il en découvre les possibilités expressives dans la Sorcière de 1503. Mais son intérêt pour son logo ne se développe vraiment qu’en 1511, pour des raisons commerciales, dans la série de la Petite Passion. Il trouve son apothéose en 1514, dans les deux « Meisterstichte » ; après quoi il disparaît presque complètement, mis à part le portrait rétrospectif de Frédéric III de Saxe, en 1524.

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Références :
[3] Richard Bernheimer, « Wild men in the Middle Ages: a study in art, sentiment, demonology », 1952, Harvard University Press, p 183 https://archive.org/details/wildmeninmiddlea00bern/page/182/mode/2up?view=theater&q=skull
[5] Shira Brisman « A Touching Compassion: Dürer’s Haptic Theology », 2015 https://www.academia.edu/11876276/A_Touching_Compassion_D%C3%BCrers_Haptic_Theology?email_work_card=title
[7] Nicolas Galley « De l’original à l’excentrique : l’émergence de l’individualité artistique au nord des Alpes »
https://doc.rero.ch/record/5793/files/GalleyN.pdf
[8] Angela Hass « Two Devotional Manuals by Albrecht Dürer: The Small Passion and the Engraved Passion. Iconography, Context and Spirituality » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 63. Bd., H. 2 (2000), pp. 169-230 https://www.jstor.org/stable/1594938
[10] Harry Vredeveld “Lend a Voice : The Humanistic Portrait Epigraph in the Age of Erasmus and Dürer » Renaissance Quarterly, Vol. 66, No. 2 (Summer 2013), pp. 509-567 https://www.jstor.org/stable/10.1086/671585
[11] Nancy Thomson de Grummond « VV and Related Inscriptions in Giorgione, Titian, and Dürer » The Art Bulletin Vol. 57, No. 3 (Sep., 1975), pp. 346-356 https://www.jstor.org/stable/3049402

 

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