2 La patte du chevrier
Au terme de ce parcours parmi les brebis et les chèvres, revenons à Giotto, qui avait une raison bien personnelle d’en dessiner dans tous les coins…
L’anecdote de Vasari
Vasari raconte comment Giotto, simple fils d’un berger, devint l’élève de Cimabue, le grand peintre du XIIIème siècle florentin.
« Alors que Cimabue, un beau jour, se rendait pour affaires de Florence à Vespignano, il rencontra Giotto qui, pendant que ses moutons paissaient, dessinait sur un rocher plan et propre, avec une pierre un peu appointée, un mouton tout à fait naturel, sans avoir jamais eu d’autre maître que la nature. » (« andando un giorno, per sue bisogna, Cimabue da Firenze a Vespignano, trovò Giotto che, mentre sue pecore pascevano, sopra una lastra piana e pulita con un sasso un poco apuntato ritraeva una pecora di naturale, senza avere imparato da altri che dalla natura”). Vasari, Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568
L’anecdocte a sans doute été inventée par Vasari pour montrer la continuité entre la peinture byzantinisante de Cimabue et les premières oeuvres de la Renaissance incarnées par Giotto.
Mais comme elle combine plusieurs oppositions intéressantes – l’homme célèbre et l‘inconnu, le citadin et le berger, le vieux savant et le jeune prodige, elle a connu une certaine popularité vers le milieu du XIXème siècle, les artistes venant y puiser selon leur tempérament.
Cimabue observant le jeune Giotto
dessinant une chèvre sur un rocher
Gaetano Sabatelli, 1847, Galleria d’Arte Moderna, Florence
Dans cette version encore imprégnée de néo-classicisme, Giotto observe un bélier, à genoux comme son modèle, complètement absorbé dans son dessin. Derrière lui, Cimabue debout observe la scène : son vêtement de satin blanc, ses chausses et la bourse à sa ceinture disent sa réussite sociale, en contraste. avec les vêtements simples, les pieds nus et la gourde du garçon.
Entre les deux, deux chèvres broutent de l’autre côté de la route, indifférentes à cette tension artistique.
A l’extrême droite, la ville et son clocher fait pendant aux rochers et au chêne. Vu la position du cheval, Cimabue suivait le chemin de gauche à droite, en s’éloignant de Florence. C’est par chance qu’il a aperçu le jeune berger caché par le rocher : alors il a mis pied à terre, jeté sa cape rouge sur le cheval et s’est appuyé contre son flanc, pour observer confortablement.
La destinée déjoue le sens normal de la lecture et du voyage.
Giotto et Cimabue
1848, Tommaso De Vivo, Palais Royal de Caserte, Naples
Dans cette version plus romantique, le jeune Giotto est représenté entre son père naturel – un berger à la barbe blanche, au tempérament artiste à en croire sa cornemuse – et son futur maître – un Cimabue inquiétant, enveloppé cette fois dans sa cape rouge. On voit que le jeune homme a un tempérament docile : il copie fidèlement les deux moutons qui posent, l’un tête haute, l’autre tête basse. Tout dessinateur serait-il un mouton qui s’ignore, du moins tant que le grand Art ne l’a pas touché à l’épaule ? Il y a en tout cas quelque chose de luciférien dans le bouc de Cimabue,et quelque chose de faustien dans le pacte qui est en train de se nouer : la célébrité contre la paix des champs, le pinceau contre la cornemuse.
Au dessus du jeune génie, un laurier est en train de pousser et de diverger, au pied de l’énorme chêne qui représente, peut-être, tout le poids de la tradition en peinture.
L’Enfance de Giotto
Henry Joseph de FORESTIER, Musée Magnin, Dijon
Dans cette étude pour un tableau disparu, de Forestier tourne l’anecdote en pochade. Un Cimabue rigolard, déguisé en diable de Moyen Age, regarde le jeune Giotto qui taggue un mur en ruine avec la silhouette d’une chèvre, non visible sur le tableau : sans doute la croque-t-il de mémoire, puisque les chèvres et les boucs noirs se trouvent derrière lui, nourris par une sorte de Bacchus couronné de pampres, qui tire des feuillages d’un panier d’osier.
Dans une autre étude, moins fantaisiste, Cimabue est habillé en peintre, portant son bâton de voyage et son carnet de croquis. Les chèvres sont blanches, un berger dûment chapeauté les nourrit de lierre cueilli sur la colonne brisée. Giotto dessine cette fois une chèvre qu’il voit. Sur l’autre face de la pierre taillée figurent ses oeuvres précédentes, d’autres biquettes, avec en majuscule le mot GIOTTO. Tout berger qu’il soit, le jeune génie avait déjà compris qu’en art, seule la signature compte.
Cimabue enseignant Giotto
Augustin Théodule RIBOT, collection particulière
Dans ce tableau austère, Ribot s’intéresse moins à l’anecdote bucolique qu’au thème de la transmission : Giotto, muni d’un carnet de croquis, est revenu dessiner sur le motif – on voit le troupeau à l’arrière-plan. Du berger, il a gardé l’habit : la gourde à la ceinture, et le chapeau posé par terre. Mais c’est déjà un étudiant aux Beaux Arts qui s’applique, surplombé par la silhouette massive de son maître.
Giotto dans l’atelier de Cimabue
Jules Ziegler, vers 1847, Musée des Beaux Arts, Bordeaux
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Ziegler a déplacé le thème en intérieur, et inversé le thème de la collision entre deux mondes : c’est maintenant le berger, avec sa culotte en peau de bête, sa houlette, sa cape de laine et son chapeau, qui détonne dans l’atelier néo-gothique de maître Cimabue : celui-ci est en train de peindre, sur chevalet s’il vous plaît, une grande crucifixion sulpicienne. Le jeune prodige, indifférent à cette machine, feuillette un parchemin enluminé et concocte ses futures oeuvres tandis que son maître, déjà, s’efface dans l’ombre.
Giotto gardant les chèvres
Leon Bonnat,1850, Musée Bonnat, Bayonne
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Dans ce tableau peu convaincant, Bonnat s’est surtout intéressé aux chèvres et au paysage pyrénéen. S’il suffit pour ennoblir le sujet que le chevrier grave mollement dans un rocher deux profils paléolithiques , allons-y ! Etrange que, dans un tableau dont le sujet prétendu est le dessin, l’oeil ne joue strictement aucun rôle : à l’ombre de son sombrero, le supposé Giotto regarde dans le vide, et les chèvres, dans l’autre sens, contemplent le paysage.
Giotto dessinant d’après nature
John William Godward, vers 1885, collection privée
Cette peinture de jeunesse démarque la composition de Bonnat, en rajoutant la silhouette de Cimabue à l’arrière-plan, et le thème attendrissant de l’agneau qui tête (métaphore de l’artiste en devenir). Le caractère très scolaire du traitement suggère que Godward aurait pu suivre à ses débuts les cours d’une école d’art, non identifiée à ce jour.
Voir https://mydailyartdisplay.wordpress.com/page/3/
Giotto et Cimabue
Raffaello Sorbi, 1919, collection particulière
Dernière apparition tardive du thème, en plein midi, dans un printemps éclatant où la blancheur des habits de Cimabue éclipse celle des toisons, comme pour faire oublier la noirceur des années de guerre. Après la grande boucherie, les moutons paissent à nouveau en paix dans les prés verdoyants, et le peintre de 75 ans, qui n’a jamais quitté Florence, se projette sans doute dans l’un et l’autre de ces lumineux devanciers.
[…] Giotto, jeune berger surpris par la maître Cimabue en train de dessiner une chèvre sur le sol, voir ici). Les livres théoriques apparaissent justement dès 1435 avec le De Pictura de Léon Battista […]