Soir bleu
Soir bleu
1914, Whitney Museum, New York
Un tableau-manifeste
Réalisé à 32 ans, peu après son retour d’Europe, ce tableau très ambitieux représentait, dans l’esprit de Hopper, un manifeste esthétique, la synthèse des influences reçues :
- composition insolite à la Degas (format panoramique, poteau qui coupe la vue)
- scène de café à la Manet,
- simplification des formes à la Vallotton,
- symbolisme à la Rimbaud (le titre en français, Soir bleu, est tiré d’un poème de ce dernier),
- clin d’oeil parisien (le célèbre parfum « L’Heure Bleue » de Guerlain est sorti en 1912).
Un tableau maudit
Les critiques américains restèrent hermétiques à cette esthétique jugée trop datée et européenne, et se limitèrent à une lecture moraliste : alcool et cocottes, un condensé de la décadence parisienne, comparé à la vitalité et au modernisme américain.
Stoppé net par cette incompréhension, Hopper roula le tableau dans un coin de son atelier et n’en dit plus un mot jusqu’à sa mort.
Un panoramique parisien
La scène se situe sur la terrasse du parc de Saint Cloud, où Hopper allait souvent, et qui surplombe la vallée de la Seine : d’où la balustrade à l’arrière.
Le format, exactement deux fois plus large que haut, se prête bien à cette représentation panoramique. Panorama non pas de Paris, dont on ne voit rien, mais des Parisiens : il faudra lire les personnages non pas comme des figurants anonymes, mais comme des types.
Une lecture frontale
La ligne qui divise le tableau en deux bandes horizontales passe par les yeux des deux personnages barbus et pourrait donc faire office de ligne d’horizon. Mais la scène, avec ses tables rondes, ne contient aucune indication de profondeur, ni de lignes permettant de situer le point de fuite. Tout est fait pour que le spectateur puisse se placer latéralement où il veut, faisant défiler à son gré les personnages.
Les deux barbus
Le poteau attire l’oeil sur celui qui se cache derrière : un barbu vu de profil, en béret et en manteau noir. Son uniforme de rapin et son oeil qui, comme nous l’avons remarqué, indique la ligne d’horizon, permettent de l’identifier comme un Peintre. Mais aussi comme le guide, l’admoniteur qui, de gauche à droite, va nous aider à lire le panorama.
A l’extrémité droite de la ligne horizontale, notre regard rebondit sur un personnage symétrique. Barbe noire contre barbe rousse, smoking et noeud papillon contre béret et mégot, nous reconnaissons l’ennemi héréditaire et le partenaire incontournable du Peintre-type : le Bourgeois-type, qui commence par se scandaliser, mais qui un jour finit par acheter.
Remarquons d’ailleurs que Hopper, avec son Peintre à l’Oreille Coupée (par le poteau), nous fait avec son humour habituel un magnifique clin-d’oeil : ce dont il est question ici, c’est du Peintre de type Van Gogh.
Le maquereau
De l’autre côté du poteau, étranger à ce conflit bourgeois-bohème qui ne l’intéresse ni ne le concerne aucunement, un moustachu à casquette est attablé face à une chaise vide.
Etude préparatoire (retournée de gauche à droite)
Un étude préparatoire montre clairement qu’il s’agit d’un Maquereau. Reste à savoir si la Prostituée est attablée à gauche, en hors champ du tableau, ou s’il faut l’identifier avec la Femme Fatale qui vient de traverser la frontière, matérialisée par le poteau, entre le Demi-monde et le Monde.
Le Peintre étant – comme chacun sait, à cheval entre les deux.
La femme-lampion
La moitié supérieure du tableau est pratiquement vide. Elle contient le ciel, la colline et la femme outrageusement maquillée qui fait irruption entre les lampions, dont elle capture les couleurs vives ; sa coiffure ronde, d’un noir intense, fait écho à leurs couvercles noirs.
Aux lampions la femme emprunte le clinquant et l’éphémère : elle domine, par sa taille et par sa beauté artificieuse, une fête qui ne durera pas.
Un triptyque
Le poteau se justifie comme support des lampions, mais surtout comme une clé de lecture, invitant à reconnaître une composition en triptyque. Le panneau droit est d’ailleurs marqué, de manière plus discrète, par l’unique balustre visible.
Le panneau gauche
Le marlou relégué à une table isolée, regardant en hors champ comme pour protéger ses arrières, est le seul personnage dont on peut voir les mains : tous les autres sont amputés de leurs gestes, procédé de sous-détermination qui contribue efficacement à rendre le tableau indéchiffrable.
Sur la table devant lui, un pot à allumettes et un siphon, autrement dit un outil pour allumer la flamme et un autre pour l’éteindre. Cet homme qui manie le feu et l’eau et qui tire les ficelles de son propre jeu, à l’insu des autres, nous l’appelerons le Manipulateur.
Le panneau central
La femme se dirige vers les trois fumeurs attablés autour d’une carafe vide : le Peintre, le Militaire et le Clown. Son bras coupé net autorise toutes les reconstitutions (en supposant qu’elle soit gauchère). Il se peut qu’elle tende la main pour :
- apporter une nouvelle carafe (c’est une Serveuse) ;
- demander du feu (c’est une Allumeuse) ;
- décharger son pistolet sur le Peintre ou le Militaire (c’est une Jalouse) ;
- pervertir l’innocent Clown blanc (c’est une Femme Fatale).
Dans l’économie du tableau , nous l’appelerons l’Intruse.
En l’absence de mains, les trois fumeurs sont tout aussi indéchiffrables : peut être discutent-ils (bouche fermées ?), peut-être jouent-ils aux cartes ou aux dés ? Nous les appellerons les Joueurs : et celui des trois qui s’isole du groupe à la fois par sa position et son costume, se rendant ainsi plus vulnérable – le Clown Blanc – nous l’appellerons le Pigeon.
Les malheurs de Pierrot
Depuis le célèbre tableau de Gérôme, on sait que le costume de Pierrot porte malheur.
Suite d’un bal masqué
Gérôme, 1857, Musée Condé, Chantilly
La poésie un peu frelatée qui colle à la collerette du personnage trouve son apothéose, quelques années avant Hopper, dans une aquarelle de cet autre symboliste contrarié qu’est Gustav-Adolf Mossa .
Adolphe Mossa, Pierrot s’en va, 1906
On voit que, lorsqu’il n’est pas perforé par autrui, Pierrot est tout à fait capable de se débrouiller par lui-même.
A remarquer également les lampions et le couple bourgeois-cocotte, probablement une coïncidence car il est très improbable que Hopper, bien qu’étant de la même génération, ait eu connaissance des oeuvres de l’artiste niçois.
De plus le Pierrot de Hopper, fumeur et baraqué, a peu à voir avec le freluquet chlorotique de Mossa qui retourne contre lui-même ses angoisses de castration.
Reste le rouge du maquillage, qui nous rappelle que le destin des clowns blancs est sanglant.
Et le fait que la seule chose qu’Hopper ait dite sur ce tableau, c’est que le Pierrot, c’était lui…
Le panneau droit
La femme assise porte un chignon sage, qui peut faire contraste avec la coiffure à la garçonne de l’Intruse. Mais en est-on si sûr ? Le couple ne fume pas mais boit du vin rouge. Du moins voit-on deux verres, l’un vide et l’autre plein. Cependant ils sont tous deux posés devant la femme, comme si l’homme venait de glisser le sien à une compagne portée sur la boisson.
Autre détail incongru : elle est emmitouflée dans une sorte de couverture bicolore, marron et or, qui n’a rien d’une robe de soirée. Serait-elle une seconde Allumeuse envoyée par le Manipulateur pour faire boire le Bourgeois ? Une Acrobate qui fait une pause, venue du même cirque que le Clown ? Un Modèle habitué à se dévêtir, qui a accompagné le Peintre ? Ou bien une Bourgeoise en manteau de fourrure posé à la va-vite, proie ordinaire du Militaire ?
C’est en tout cas une femme blanche, une femme-joker, que l’on peut au choix associer aux cinq rôles masculins du tableau.
Les deux personnages du panneau droit observent, sans participer, la scène qui se déroule au centre : nous les appellerons les Témoins.
Les deux pigeons
En 1920, Hopper a repris le lieu et certains des personnages de Soir bleu dans un gravure intitulée Les deux pigeons. La Seine est bien visible et le paysage occupe la moitié du tableau, repoussant les personnages en tas dans la partie gauche.
Cette fois Hopper a appris la leçon : de manière à ce que le thème soit directement accessible même à un Américain, il a mis en position centrale le couple de tourtereaux qui justifie le titre. Il a passé à l’as le clown énigmatique et supprimé habilement les personnages scandaleux, en les fusionnant en un seul : le serveur qui apporte une carafe, moustachu comme le Maquereau et debout comme la Prostituée.
C’est en retournant de gauche à droite la gravure que l’on comprend mieux comment Hopper a simplifié son triptyque en diptyque, et édulcoré son sujet.
La valse des lampions
Mais ce sujet justement, peut-on se risquer à le décrypter ? Certains ont vu dans Soir bleu l’éloge funèbre de la Belle Epoque, le crépuscule d’une société sur le point de plonger dans la nuit des années de guerre, le dernier moment de quiétude sur la passerelle, avant le naufrage.
C’est oublier le caractère profondément autarcique de la peinture de Hopper : si ses tableaux font parfois allusion à l’actualité, c’est de manière oblique, collatérale. Ici le sujet principal ne peut être que le clown blanc, autrement dit un autoportrait symbolique.
Remarquons que, comme souvent chez Hopper, le personnage en qui il se projette se trouve placé en position instable, soumis à des attractions contraires (voir Avant la division). Ici le clown blanc est attablé avec le couple d’aventuriers, le Peintre et le Militaire, mais il se trouve spatialement à mi-distance du couple de la table voisine. Comme s’il aspirait à quitter les bohèmes pour passer définitivement dans le panneau de droite : celui de l’embourgeoisement.
Les trois lampions traduisent bien cette valse-hésitation : en se balançant à la frontière entre le panneau central et le panneau de droite, ils semblent vouloir détacher le clown-peintre du trio à la carafe vide, et le faire passer à la table de ceux qui boivent… et qui achètent.
De même que, dans le panneau de gauche, les deux lampions constituent une sorte de force de rappel qui ramène la prostituée vers son lieu naturel, la table de son souteneur.
Une autre manière d’aborder une oeuvre aussi ambitieuse que Soir Bleu est de rechercher les modèles que Hopper a pu voir lors de ses séjours à Paris.
La diseuse de bonne aventure
Valentin de Boulogne, vers 1628, Musée du Louvre, Paris
Voici une gitane qui fait irruption dans un bouge, pour dire la bonne aventure à un Pigeon attablé avec un jeune compagnon. A gauche du tableau, un voleur met la main dans sa poche dorsale pour subtiliser la poule qu’elle y cache : nous reconnaissons le Manipulateur. Et à droite, dans le rôle des Témoins, un couple de musiciens (sur ce thème, voir La bonne aventure).
Dans Soir Bleu, les lampions n’éclairent pas encore, les personnages et les objets n’ont pas d’ombres : ambiance lumineuse singulière que justifie l’Heure Bleue, entre chien et loup.
On peut y reconnaître néanmoins une composition caravagesque, transposée en extérieur, dont les contrastes de lumière ont été retirés et dont les personnages ont eu les mains coupées.
Supprimons les panneaux latéraux du triptyque et concentrons-nous sur la scène centrale.
Une femme debout, deux hommes côte à côte attablés en face d’un personnage singulier, blafard comme une apparition. Cela ne vous rappelle rien ?
Le repas à Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Léon Augustin Lhermitte, 1892, Museum of Fine Arts, Boston
Les Pélerins d’Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Henry Ossawa Tanner, 1905, Musée d’Orsay, Paris
Hopper a pu voir ces deux tableaux : le premier en reproduction, le second au Musée du Luxembourg. Il était en tout cas dans l’air du temps de moderniser le vieux thème, où le Christ ressuscité se fait reconnaître de ses disciples en rompant le pain avec eux.
L’idée n’était pas absurde de transposer les Pélerins d’Emmaüs sous les espèces de ces deux errants que sont le Peintre en pèlerine et le Dragon en tenue de campagne.
Tandis que le clown blanc constituait un cryptique auto-portrait christique, avec sa couronne d’épine métamorphosée en collerette et ses trois plaies sanguinolentes en forme de croix sur sa face blanche.
Le malentendu de Soir Bleu, l’insatisfaction que sa contemplation nous laisse, viennent du fait que tout nous pousse à l’interpréter comme une scène de genre… alors que c’est – peut être – le seul tableau religieux de Hopper.
Bel exploit et bel exercice de pur style que ces commentaires accompagnant le tableau… Parfois ils sont carrément tirés par les cheveux au maximum, quitte à rendre chauve le lecteur et le peintre… Des inspirations, certes c’est normal au demeurant, mais de là à y mêler le Christ et ses apôtres, faut oser le faire… Que faites-vous cher commentateur, de l’esprit plus ou moins imaginatif de l’auteur? Est-il obligé d’avoir copié pour réaliser son tableau qu’au demeurant je trouve excellent?
Non, il y a de toute évidence et surtout à cette époque, une Ecole avec quelques poncifs bien établis. Mais pour le reste, ce Hopper s’est toujours montré assez génial pour ne pas avoir à s’encombrer de copies.
Laissez le et nous RESPIRER un grand coup; ça fait du bien.
Merci pour ce commentaire très instructif .. très intéressant !
Cordialement
êtes-vous tout à fait certain que Hopper avait 42 ans en 1914? ( 1882-1967? ? )
Oups ! Corrigé, merci de votre attention.