2 Le train sous le pont
Le thème du « train sous le pont » devrait statistiquement être aussi fréquent que le thème inverse. Car sur un trajet de chemin de fer, les ponts routiers, au dessus de la voie, alternent avec les ponts ferroviaires, au dessus d’une route ou d’un fleuve.
En peinture, le thème est rare, car il impose un point de vue peu naturel : pour voir passer un train sous un pont routier, le spectateur doit se situer soit au niveau de la voie, en contre-plongée ; soit au niveau du pont, en vue plongeante.
Nous allons voir deux exemples de ces solutions, à propos d’un célèbre pont routier : le Pont de L’Europe, à Paris, qui a pour particularité d’être en un carrefour où six rues se rencontrent, au dessus des voies de la gare Saint Lazare.
Le Pont de l’Europe, Gare Saint-Lazare
Claude Monet, 1877, Musée Marmottan, Paris
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Dans la contre-plongée choisie par Monet, le spectateur est comme un cheminot descendu au niveau des voies. Il en résulte une double disparition :
- on ne voit rien du monde d’en haut ;
- on ne voit aucun train, car comment montrer son mouvement, d’aussi près ?
Pour contourner la difficulté, Monet s’est contenté de représenter une locomotive à l’arrêt : un cheminot est posté devant elle, et on voit le panneau rouge d’un stop.
Paradoxalement, le tableau donne une impression d’extrême agitation, de chaos : les trains invisibles sont remplacés par d’inexplicables panaches qui fusent de partout, par des fumerolles qui s’élèvent de la terre rouge.
La gare est un cratère ouvert en plein Paris, et le pont qui la surplombe est moins un lieu de passage qu’une cage de pierre et d’acier, qui circonscrit ce gouffre dangereux.
Au delà de ces barrières, les façades des immeubles contemplent le spectacle, hérissées de cheminées qui, elles, ne fument pas.
Le Pont de l’Europe
Louis Anquetin, 1889, Collection privée
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Le point de vue surplombant choisi par Louis Anquetin permet de montrer les deux mondes superposés, à la manière d’un écorché anatomique.
Le monde ferroviaire
Dans le monde souterrain, infernal, des locomotives monstrueuses suivent des voies parallèles en crachant leur vapeur. D’après la position du panache, de gauche à droite, la première avance, la seconde et la troisième rentrent en marche arrière vers la gare, la quatrième (dont on ne voit que le panache) est déjà partie. Malgré le caractère puissamment symboliste du propos, Anquetin a pris grand soin de respecter le réalité des manoeuvres en gare Saint Lazare : les trains vides étaient effectivement ramenés en marche arrière depuis des dépôts situés à l’extérieur de Paris.
Le monde routier
Le carrefour environné de fumées apparaît comme une sorte de creuset que six déversoirs alimentent en piétons, en chevaux et et fiacres. Le monde routier est celui de la collision, de la confusion. Les complexes trajectoires humaines s’opposent aux trajectoires linéaires et binaires (en avant ou en arrière) des locomotives à vapeur.
Le Pont de l’Europe la Nuit
Norbert Gœneutte, 1887, Collection privée
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Même point de vue pour cette oeuvre de Norbert Gœneutte, peintre impressionniste prometteur mais envoyé aux oubliettes par une disparition précoce. L’effet de nuit gomme les détails, efface les locomotives : la fumée devient un phénomène naturel de force équivalente aux nuages, le paysage industriel une solfatare au milieu desquels émerge la citadelle fantomatique de l’Opéra.
Seul le panneau d’interdiction orange, en bas à gauche, rappelle que ces forces telluriques restent sous le contrôle de l’homme.
Le Pont de l’Europe et la gare Saint Lazare – Baltimore Museum of Art |
Le Pont de l’Europe et la gare Saint Lazare avec échafaudage Collection privée |
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Gœneutte a produit en 1888 deux autres vues du Pont de l’Europe, l’une en hiver avec ses tonalités froides et les cheminées fumantes des immeubles, l’autre en été, saison des travaux en plein air.
A noter que dans les trois oeuvres les locomotives sont délibérément subtilisées :
toute la mécanique ferroviaire se résume au petit panneau d’interdiction orange.
Cette prédilection pour le Pont de L’Europe et la ressemblance avec le point de vue d’Anquetin s’expliquent aisément : le professeur Antonio González-Alba a montré que les ateliers des deux peintres étaient voisins (http://www.aloj.us.es/galba2/STLAZARE/Segunda_Parte/Anquetin/Anquetin.htm)
Pour une étude approfondie sur les peintres de la gare Saint Lazare sur la base des photographies d’époque, voir
http://www.aloj.us.es/galba2/STLAZARE/index.htm
La grande gare (Großstadtbahnhof)
Hans Baluschek, 1904, détruit en 1945 au Ministère des Transports
Dans cette plongée saisissante sur un univers d’acier de de fumée, des trains vont et viennent entre la gare, dont on devine au loin la verrière illuminée, et le poste d’aiguillage du premier plan où un homme seul suffit à réguler ce titanesque mécanisme.
Gare de Lehrter, Berlin, vers 1910
On a dit que que les initiales BL désigneraient la gare comme étant la Berlin Lehrter Bahnhof, Mais ni les photos ni les plans de l’époque ne montent une telle topographie (surtout avec les voies tournant vers la droite).
Cette gare est donc probablement une construction imaginaire que ce fils d’un ingénieur des chemins de fer a bâti avec de la toile et de l’huile. Et les initiales BL-S renvoient à Baluschek lui-même, qui s’identifie ainsi au maître des aiguillages.
La ville du travailleur (Arbeiterstadt)
Hans Baluschek,1920, collection privée
Il reprendra un eu plus tard la même idée de vue plongeante et de vigie solitaire, dans un format vertical : les fumées qui s’échappent, la voie ferrée qui disparaît en sinuant, et la silhouette de l’homme qui se penche pour la contempler entretiennent une complicité de courbure, dans cette ville rectiligne.
La durée poignardée,
Magritte, 1938, Art Institute,Chicago
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Une locomotive dans une salle à manger
Avec ce tableau, Magritte a pour but de produire du mystère, tout comme la chimie peut produire un explosif à partir de deux réactifs banals :
« L’image d’une locomotive est immédiatement familière, son mystère n’est pas perçu. Pour que son mystère soit évoqué, une autre image imémdiatement familière – sans mystère – l’image d’une cheminée de salle à manger a été réunie à l’image de la locomotive. »
Magritte, Lettre à Hornik, mai 1959.
Effectivement, la locomotive est sans mystère : on peut même déterminer son modèle (une compound à boggies pour grands express, type Pacifics 140C ou 230G).
Et la salle à manger est celle de n’importe quel intérieur bourgeois de l’époque, avec son horloge de marbre noir, ses deux bougeoirs de cuivre, son miroir biseauté, ses lambris, son parquet.
Substitution
La locomotive pénètre dans la pièce par le truchement d’une analogie cylindrique :
« Pour la locomotive, je la fis surgir du foyer d’une cheminée de salle à manger au lieu de l’habituel tuyau de poêle. Cette métamorphose s’appelle La Durée poignardée. » Magritte, Ligne de vie, version de Scutenaire 140, p.122.
La substitution du poêle par la locomotive se justifie par d’autres analogies : ce sont deux objets métalliques qui renferment du feu et produisent de la fumée.
L’effet de mystère
Le mystère commence là où l’analogie s’arrête.
Une locomotive est hors de proportion avec un poêle : celle-ci est-elle un modèle réduit qui fume, ou une vraie locomotive qui pénètre dans une pièce géante ?
Une locomotive bouge, un poêle non : celle-ci est-elle immobile et comme cimentée dans l’âtre, ou est-elle au contraire en train de surgir par l’orifice du tuyau, comme si elle sortait d’un tunnel ? Ou encore vient-elle de perforer la paroi à la manière d’un poignard, comme le suggère le titre ?
« L’irruption de la locomotive dans le salon: voilà l’altérité (l’ailleurs, la machine) au cœur même de l’intimité, voilà l’expérience d’un transport, dans tous les sens du mot. » Christophe Génin, http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/duree-poignardee-esthetique-19.html
Le monde à l’envers
Une cheminée sert à évacuer la fumée, pas à la faire pénétrer dans la pièce. Non content d’inverser les proportions, le tableau inverse les fonctionnalités : la cheminée/locomotive refoule dans le salon bourgeois la fumée qu’elle est sensée évacuer.
Et les plinthes du plancher forment une triple inversion du chemin de fer : un chemin de bois, loin des roues et décalé sur le côté.
Des analogies collatérales
La locomotive entretient des affinités de forme avec l’horloge : son capot circulaire, tout noir, a la même taille que le cadran blanc. Et ses roues arrière ont douze rayons, comme le cadran.
Quant aux deux bougeoirs qui ne fument pas, ils dédoublent et inversent la cheminée qui fume.
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Le pont-cheminée
Le logique de Monet, de Regoyos, d’Anquetin, était d’utiliser la simultanéité de deux événements en dessous et au dessus d’un pont, pour mettre en opposition deux mondes.
Si Magritte respecte le même schéma, alors qu’est-ce qui passe sur le pont-cheminée, au moment exact où la locomotive passe ?
Le temps, bien sûr…
Et si la locomotive et sa fumée représentent le mouvement, que représente le monde du haut avec son miroir vide, ses bougeoirs vides, et son cadran dont les aiguilles affichent une heure moins le quart, une heure quelconque qui n’a de sens pour personne ?
La durée, bien sûr…
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