3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)
Avec la fin de l’Antiquité, le nu de dos, et même la vue de dos, disparaissent presque complètement. A la fin du Moyen-Age, il est réintroduit précautionneusement, du bout de la cuillère, pour épicer la représentation des Enfers italiens.
Article précédent : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)
Quelques réminiscences à Byzance
Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin
Dans cette ivoire byzantine, les quarante martyrs, censés être nus dans un lac gelé, sont pudiquement couverts. Ils sont disposés en quatre rangées, tous dans des attitudes différentes, mais seulement deux sont vus de dos, en bas à droite : survivance d’une utilisation courante des nus de dos dans les sarcophages romains, comme une sorte de parenthèse fermante (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)).
Les vues de dos dans le Psautier de Paris
Le couronnement de David, fol 6v
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139
Dans ce psautier byzantin, chef d’oeuvre de la Renaissance macédonienne, on retrouve le même procédé pour fermer à droite le cercle des sujets de David, sans nudité néanmoins.
Les femmes d’Israël dansant devant Saül et David
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139
Cette composition illustre la même familiarité avec la vue de dos, qui concerne à la fois la danseuse et David, dont les visages tournés vers la gauche se répondent. De la même manière, la pose statique de la femme mûre, vue de face, répond à celle de Saül. Comme l’a montré Steven H. Wander ([0], p 97), la composition s’explique par le texte inscrit à gauche : « Saül par milliers; David par dizaines de milliers ». Il s’agit d’une référence au passage de Flavius Josèphe, qui associe les femmes à Saül et les jeunes filles à David :
‘Les femmes, accourues au devant de l’armée victorieuse avec des cymbales, des tambourins et toute sorte de sigles de réjouissance, disaient dans leurs chants que Saül avait tué les Philistins par milliers, et les jeunes filles disaient que David les avait anéantis par dizaines de milliers. » Antiquités Judaïques, Livre VI, 10, 1
Le passage de la Mer Rouge, fol 419v | Moïse au Sinaï, fol 422v |
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Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139
Le même manuscrit comporte deux nus de dos exceptionnels, qui reprennent la convention antique des nus personnifiant des entités géographiques :
- dans la première image, la Mer Rouge (ἐρυθρᾷ θαλάσ<σ>ῃ) est figurée à droite comme une femme au buste nu, tandis que l’Abyme (βυθός) affronte Pharaon en combat singulier ;
- dans la seconde, le nu masculin vu de dos personnifie le Mont Sinaï.
Une éclipse quasi-complète en Occident
Evangéliaire, 875-900, MS Lat 9453 fol 125 BNF Gallica | Vers 900, Cod. Perizoni 17, Leiden [1] |
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En Occident, sans même parler de nudité, la posture vue de dos est elle-même rarissime : on ne la rencontre que dans ce dessin isolé d’Ecclesia recueillant le sang du Christ, dont la date et la provenance sont controversées, et qui s’inscrit probablement dans l’influence antique spécifique à Saint-Gall. Tout comme dans le second dessin, la vue de dos sert un but narratif : exprimer le mouvement en avant du personnage.
Mis à part ces deux cas, on ne trouve aucune vue de dos dans les manuscrits carolingiens, où la seule occasion de représenter des nus est Adam et Eve. Rien non plus dans les carnets de Villard de Honnecourt, où l’artiste du XIIIème siècle propose pourtant de nombreux croquis de la personne humaine.
Nul ne sait, dans cette disparition, quelle est la part de la rareté des sujets, de l’incapacité artistique et de la répugnance assumée. Seule la sculpture romane italienne présente quelques rares nus de dos, dans des motifs décoratifs directement copiés de l’antique.
Candélabre pascal | Détail du second ambon |
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1180-1200, Cathédrale de Salerne
Le candélabre pascal présente deux danseurs nus vus de dos, en miroir, dans un contrapposto très étudié. Les accompagnent six danseuses nues vues de face, entrecoupées de têtes de lion, d’ours, de bélier et même d’une tête humaine. Ce motif sans équivalent [1a] magnifie, par son dynamisme, la flamme du cierge pascal qui surgissait juste au dessus.
La vue de dos pour les deux hommes n’est pas une question de pudeur, puisque le chapiteau du second ambon montre sans sourciller un atlante nu vu de face. C’est bien l’intention de rivaliser avec l’antique qui explique ces exceptionnelles créations.
Une circonstance particulière : le naufrage
Naufrage d’Ajax, Benoit de Sainte Maure, Roman de Troie, 1340-50, BNF FR 782 fol 187v, gallica
Dans cette scène de catastrophe, l’illustrateur ne s’est résolu à la vue de dos que pour suivre le texte au plus près, en montrant :
- un rescapé qui nage (par opposition aux noyés flottant sur le dos) ;
- deux hommes qui sortent de la mer pour rejoindre le roi Ajax sur le rocher.
Et cil qui de mort sont gari,
C’est par les braz et par les mains,
Dont firent governalz et rains…Chascun se rest tant esforciez,
Qu’il se dreça desor ses piez,
Puis se quistrent por la marine.
Sovent maldistrent la destine.
Lor seignor trovent sor l’areine
Qui pot à els parler à peine.
En aparté : un attribut démoniaque ?
« Osculum infame »
Francesco Maria Guazzo, 1608 , Compendium maleficarum
Commençons par évacuer un a priori : puisque le rite d’initiation des sorcières consiste à baiser le cul du Diable, on pourrait penser que la vue de dos tient de là son côté sulfureux. Mais il s’agit très largement d’une illusion rétrospective.
Le diable et la coquette
Gravure pour « Der Ritter vom Turn » (traduction du Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry) Bâle, 1493
Ce célèbre diable doublement vu de dos n’a rien de générique, mais illustre en détail l’histoire, celle d’une dame punie pour avoir fait attendre tout le monde à la messe, étant trop longue à s’attifer :
« Et sicome il pleut a Dieu pour monstrer exemple sicomme elle se myroit a cette heure elle vit l’ennemy au miroir a rebours qui lui monstra son derriere si laid et si horrible que la Dame yssit hors du sens comme sole demoniacles »
Saint Augustin force le Diable à lui tenir son missel
Michael Pacher, 1471-75, Kirchenväteraltar, Alte Pinakothek Munich
En remontant encore le temps, on tombe sur cette spectaculaire vue de dos. Mais là encore, elle n’a rien d’inhérent au démon. Combinée à la contreplongée, elle le montre servant de pupitre à un missel démesuré, et révèle une bouche-anus plus comique qu’effrayante : la vue de dos n’est pas là pour magnifier la fourberie et les pouvoirs contre-nature du démon : seulement pour le ridiculiser.
Dieu et Lucifer
Queen Mary Psalter, 1310-20, f.1v, BL Royal MS 2 B VII
Jenny Judova [4] a montré comment cette miniature anglo-normande s’explique par la glose inscrite au dessous :
Comment Lucifer tomba du ciel et devint le diable, avec une grande multitude d’anges avec lui. |
Coment lucifer chayit de ciel e devient diable e grant multitudo des angeles ouesqe li |
Les trois anges à intérieur de la sphère inférieure représentent donc les trois démons avant leur transformation. Mais tandis que Lucifer était un ange identique aux autres, la transformation révèle sa nature monstrueuse : retenu captif par les deux autres anges déchus, il est le seul à posséder entre ses jambes une seconde face, qui imite en miroir la gueule de l’Enfer juste en dessous.
Cette représentation du diable avec un second visage entre ses jambes est fréquente : elle illustre sa bassesse et sa nature monstrueuse, tout en permettant à l’artiste d’éluder la question épineuse du sexe.
Un Lucifer biface (SCOOP !)
Dans les Jugements derniers italiens, comme nous allons le voir, le diable, accroupi comme pour déféquer se servira de cette anti-bouche pour évacuer les damnés qu’il a avalés.
Mais malgré l’ambiguïté du dessin il semble bien ici qu’elle soit placée non à l’avant, mais sur ses fesses : ce Lucifer hilare aurait ceci d’unique, et de véritablement monstrueux, qu’il se montre simultanément de face, pour sa partie humaine, et de dos, pour sa partie bestiale.
Le nu de dos dans les Enfers
C’est dans les représentation de l’Enfer et des Damnés que des artistes, à partir du XIIIème siècle, trouveront l’occasion de glisser leurs premiers nus de dos. Cet article reprend les Enfers monumentaux décrits par Eugene Paul Nassar [2], auxquels j’ai ajouté plusieurs manuscrits enluminés de la Divine Comédie. Les textes sont extraits de la traduction par Lammenais [3].
Le Jugement dernier de Bourges, 1240-50
Linteau du Tympan du Jugement dernier, 1240-50, Cathédrale de Bourges
« Seront-ils vêtus ou nus ? – Ils seront nus, mais pleins de beauté et ne rougiront d’aucune partie de leurs corps. Cependant, les justes auront pour vêtement le salut et la joie : en effet, le Seigneur revêtira leurs corps du vêtement du salut et il revêtira leurs âmes de joie. » Honorius d’Autun, vers 1100, Elucidarium, Livre III, P.L. 172, col. 1169
Pour la première fois, un sculpteur maîtrise suffisamment la représentation réaliste du corps humain pour traduire cette beauté du corps ressuscité, dont la nudité glorieuse inverse la honte d’Adam et Eve.
Le registre inférieur montre les corps masculins et féminins sortant du tombeau, et le registre supérieur l’issue du Jugement :
- à gauche, les Elus, rhabillés du vêtement de leur état, sont introduits par Saint Pierre dans le Sein d’Abraham ;
- à droite les Damnés, restés nus, sont conduits par les Diables vers la bouche de l’Enfer.
Les trois nus de dos se trouvent dans la partie droite, comme si l’inversion constituait une sorte de circonstance aggravante, une impolitesse ou une impudence caractérisant les Damnés.
Les Jugement derniers des Pisano
En Italie, c’est Nicola Pisano qui montre les premiers nus réalistes dans un Jugement dernier, en prenant modèle sur les sarcophages antiques. La femme assise montant ses fesses (cassée dans la version du baptistère de Pise) imite une Néréide d’un sarcophage conservé à Sienne.
La même pose est dupliquée, quelques années plus tard, dans la chaire de la cathédrale de Sienne, où les Elus et les Damnés font maintenant l’objet de deux panneaux distincts. A noter que, pour l’Elu en deuxième place, la glorification de la nudité confine à l’exhibition.
Panneau des Elus
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne
Les Elus sont rangés en cinq registres horizontaux, les morts sortant du tombeau en bas, à l’imitation des captifs nus dans les triomphes antiques. Hommes et femmes sont mélangés, mais les vues de face et de dos (en bleu) forment une alternance rigoureuse.
Panneau des Damnés
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne
Du côté des Damnés, l’ordonnancement horizontal, encore respecté à proximité du Christ, se brise sur la droite, comme si les rangées s’étaient soulevées sous la poussée de Satan. La ligne de cassure (ligne rouge) est soulignée par quatre vues de dos, dont celle d’un diable (carré rouge).
On retrouve en bas la « Néréide » au fessier dénudé, qui à Pise figurait du côté des Elus. Les Pisano ont ici amélioré l’idée, en réservant la nudité intégrale à la Damnée et en affublant les deux Elues d’un linceul peu pudique. Comme le remarque Peter Seiler ([4a], p 487) :
« compte tenu de la transparence du voile côté Elus, il ne fait aucun doute que la Honte, telle que la comprenait le sculpteur, était exempte de rigorisme moral et autorisait des stimuli érotiques. »
Le nu de dos à moitié dévoré
Jugement Universel – l’Enfer
Coppo di Marcovaldo, 1260-70, Baptistère San Giovanni, Florence
A la même époque, à Florence, c’est un fessier dépourvu de toute valorisation antiquisante qui apparaît au centre du panneau, sur le point d’être avalé par le Diable . Le retournement, en évitant la représentation des parties génitales, fournit le motif d’un humain générique, ni homme ni femme, réduit à sa partie charnue dans la gueule bestiale de Satan. Il va être repris à plusieurs reprises et traverser, intact, le grand renouvellement de la vision de l’Enfer imposé par La Divine Comédie de Dante (1306-1321).
Divine Comédie – l’Enfer (détail)
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne
Giovanni da Modena complètera le motif, en ajoutant en bas, régurgité par une seconde gueule, la partie qui manque en haut. L’ajout des génitoires à pour but de relier les deux parties : c’est bien le même homme qui, dans un cycle terrifiant, est déchiqueté en haut, digéré, puis reconstitué en bas.
Giotto, vers 1306
Au moment où Dante trace les premiers vers de la Divine Comédie, Giotto peint un Jugement Dernier qui fournira un répertoire de motifs à tous les artistes italiens.
Le jugement dernier (détail)
Giotto, vers 1306, chapelle Scrovegni, Padoue
Le motif des deux pendus recto-verso, marqueur visuel spectaculaire, deviendra une figure obligée des Enfers italiens (voir 1 Les figure come fratelli : généralités). Il apparaît ici au détour d’une déclinaison graphique de la punition des couples :
- allongés : homme agrippé par le sexe, femme gavée par la bouche ;
- debout : homme pendu par la langue, femme pendue par les cheveux :
- debout la tête en bas : homme et femme pendus par le sexe ;
- debout de profil : homme scarifié dans le dos, femme dévorée dans le cou.
Tout se passe comme si Giotto prenait le répertoire habituel des punitions médiévales comme prétexte à ce qui l’intéresse vraiment : la représentation sous tous les angles des corps masculin et féminin.
Ce systématisme anatomique marque aussi la seconde occurrence du thème : dans ce trio, l’un est vu de profil, l’autre de de face et le dernier de dos. Les vus de dos abondent dans cette partie de la fresque :
- la femme au dos lacérée par un crochet a entraîné dans le péché le moine couché tête-bêche ;
- plus bas le juge vu de dos, en toque rouge et cape d’hermine, est emmené captif vers l’une des bouches de l’Enfer.
La vue générale montre que les nus de dos sont fréquents, mais le plus souvent justifiés, comme nous l’avons vu, par les besoins de la narration. Ceux qui apparaissent de manière gratuite sont le plus souvent en train de chuter la tête en bas, vus en entier dans les couloirs du haut, ou à mi-corps dans les bouches du bas.
Cette grande liberté dans la représentation des corps, sous le pinceau d’un artiste de génie, reste exceptionnelle pour l’époque.
Le Camposanto de Pise, vers 1340
<L’Enfer
Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco, vers 1340, Camposanto, Pise
Pour comparaison, l’Enfer du Camposanto (très dégradé lors du bombardement de 1944) ne montre aucun nu de dos (sauf le traditionnel nu à mi corps, avalé ici non par la bouche mais par l’ombilic de Satan).
Le manuscrit BL Egerton 943, 1325-50
Réalisé en Emilie ou à Padoue, ce manuscrit est l’une des plus anciennes illustrations de la Divine Comédie [5]. Les nus de dos, très stéréotypés, apparaissent parcimonieusement, dans certaines situations graphiques que j’ai tenté de regrouper ci-dessous.
En tête ou en queue d’un groupe en mouvement :
Fol 7r | Fol 29r |
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Dante et Virgile regardent la procession des âmes en peine (Livre II) |
Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI) |
Tout un groupe en mouvement :
Fol 35v | Fol 43v |
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Dante et Virgile croisent les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (sans génitoires) (Enfer XX) |
Un groupe de voleurs courant, les mains liées par des serpents ; Vanni Fucci, est attaqué par un dragon et dévoré par les flammes (Enfer XXIV) |
Pour rompre l’uniformité d’un groupe à l’arrêt :
Fol 7v | Fol 22r |
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Les âmes de l’Enfer attendent la barque de Charon (Enfer III) |
Trois centaures s’arrêtent de courir, au bord de la rivière de sang (Enfer XII) |
Pour illustrer le dialogue avec un personnage particulier :
Fol 24v | Fol 44v |
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Dante et Virgile parlent à Pierre des Vignes, suicidé transformé en arbre (Enfer XIII) |
Dante et Virgile rencontrent le centaure Cacus (Enfer XXV) |
Pour les besoins d’une situation particulière (combat, flagellation) :
Fol 14r | Fol 32r |
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Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII) |
Les séducteurs fouettés par les démons (Enfer XVIII) |
Nardo di Cione, vers 1350
L’Enfer selon la Divine Comédie
Nardo di Cione, vers 1350, Chapelle Strozzi, Santa Maria Novella, Florence
Dans cette grande fresque, très dégradée par l’inondation de 1966, les nus debout de dos se regroupent tous dans la même section, en bas à gauche, traversée par un viaduc rompu. Ils attirent l’oeil sur des personnalités citées dans le texte de Dante.
Comme l’a montré Leon Jacobowitz-Efron [6], la zone à gauche du viaduc illustre la cinquième fosse (bolge) réservée aux voleurs (Ladri). Le nu de dos, à gauche, est Vanni Fucci, un voleur de Pistoia :
« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules. Jamais ni O, ni J ne s’écrivit aussi vite qu’il s’enflamma, et brûla tout entier, et tomba réduit en cendres. Et lorsque ainsi détruit il fut gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d’elle-même redevint le même corps qu’auparavant…. « (Enfer XXIV)
La zone à droite du viaduc illustre la neuvième fosse réservée aux Schismatiques (Scandalosi), qui sont punis par où ils ont péché : ces spécialistes des scissions sont à leur tour découpés en morceaux.
« Là, derrière, est un diable qui cruellement ainsi nous « schismatise », remettant chacun de nous au tranchant de l’épée, les blessures se refermant lorsque nous avons parcouru le triste circuit, avant que nous revenions devant lui. »
Le nu de dos au fond, aux mains tranchées , est Mosca ; le nu du premier plan, nécessairement vu de face pour montrer dans sa main sa tête tranchée, est Bertrand de Born :
« Et un autre, mutilé des deux mains, levant les moignons dans l’air obscur, de sorte que le sang lui souilla la face, cria : « Ressouviens toi aussi de Mosca »… Je vis certainement, et il me semble encore le voir, un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau. Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne. » (Enfer XXVIII)
Le Manuscrit BL Additional 19587, vers 1370
Réalisé dans la région de Naples [7], ce manuscrit illustre combien les nus de dos constituent encore une nouveauté qui échappe au savoir-faire des enlumineurs. On n’en trouve que dans trois illustrations.
Pour marquer le début d’un groupe :
Fol 8r : Minos juge un groupe de pécheurs (Enfer V)
Lorsque la la narration l’impose absolument :
Fol 33r | Fol 40r |
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Les devins et les sorciers, la tête tournée en arrière « Ayant le visage tourné vers les reins, il leur fallait aller en arrière, parce qu’ils ne pouvaient voir par devant » (Enfer XX) |
Un voleur piqué dans le cou par un serpent « Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules ». (Enfer XXIV) |
Le Manuscrit XIII.C.4 de Naples, 1370-75
Cet autre manuscrit napolitain, très incomplet, contient deux nus de dos inattendus.
L’Enfer, chant 19
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 8v
Dans la troisième bolge, des simoniaques sont fichés à l’envers dans des trous :
De la bouche de chacun sortaient |
Fuor de la bocca a ciascun soperchiava |
La vue de dos se justifie par la nécessité de montrer la plante des pieds. Mais l’insistance obscène sur les anus (et sur un sexe masculin) va beaucoup plus loin que le texte : le renversement des simoniaques, à cause de leurs pieds embrasés, a pour autre conséquence de remplacer l’avidité par l’excrétion.
Purgatoire, chant 8
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 31v
Ici en revanche les deux damnés, l’un vu de face et l’autre de dos, traduisent fidèlement le texte :
L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre |
L’uno a Virgilio e l’altro a un si volse |
Le Manuscrit Vat Lat 4776, 1390-1400
Réalisé vingt ans plus tard dans la région de Florence [8], ce manuscrit ne comporte encore que cinq occurrences de nus de dos.
Pour les nécessités de la narration :
Fol 62r | Fol 67v |
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Les deux groupes des séducteurs avançant l’un vers l’autre (Enfer XVIII) |
Les devins et sorciers marchant la tête à l’envers (Enfer XX) |
Pour illustrer une fuite :
Fol 46r | Fol 85r |
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Dans La Forêt des Suicidés, Giacomo da Santa Andrea et Lappo fuient devant les chiennes noires (Enfer XIII) « Et voilà qu’apparaissent, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant, de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle. Celui de devant : « Accours, accours, ô Mort ! » Et l’autre, qui paraissait souffrir d’aller lentement, criait : « Lappo, tes jambes ne furent pas si prudentes aux joutes de Toppo » » |
Le voleur Fucci maudit le ciel, puis s’enfuie devant le centaure (Enfer XXV)
Fucci lève les mains au ciel et défie Dieu en le blasphémant, aussitôt s’enroule autour de son cou un serpent, puis un autre qui lui lie les bras. Ainsi privé de la parole et de ses bras, il s’enfuit en courant. Peu après arrive un centaure en colère qui demande où est passé le blasphémateur. |
Pour sous-entendre :
Fol 50r |
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Le Jugement dernier de San Gimignano, 1396
Taddeo di Bartolo, 1396, Collégiale, San Gimignano
Les deux seuls nus de dos apparaissent sur la droite de la composition, autrement dit au point culminant de chaque registre (on les lit de bas en haut, puis de gauche à droite, par ordre de gravité croissante [9] ) :
- dans le registre médian (Péchés contre la chair), dernier péché capital, la Luxure : la vue de dos concerne un proxénète fouetté (ruffiano), la punition des séducteurs au chant XVIII de l’Enfer. Il figure en bonne place entre un couple sodomite (l’un est empalé sur le gril que l’autre tient dans sa bouche) et un couple adultère ;
- dans le registre supérieur (Péchés contre la chair), dernier péché capital, l’Envie : la vue de dos concerne un démon qui martèle la langue d’Hérode, au dessus d’un autre persécuteur, Pharaon.
Giovani da Modena, vers 1410
L’Enfer
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne
Dans cette multitude, les nus de dos sont encore extrêmement rares. Trois se trouvent dans la même situation : à l’entrée d’un compartiment, poussés dans le dos par un démon à tête d’animal.
Le quatrième est un des deux pendus giottesques, identifiés ici par le mot IDO-LATRIA : il s’agit de deux faux prophètes dévorés par les serpents et pendus à l’envers (ce qui montre leur fausseté) au dessus de deux trios de disciples. L’inscription « ninus rex » désigne le roi Ninos, fondateur de Ninive, ville par excellence des idolâtres.
Les intellectuels sodomites dans les flammes pour un siècle (Enfer XV) |
Le Manuscrit Angelica 1102, bolonais, début XVème
L’artiste a limité les nus de dos aux épisodes habituels :
Les devins marchant à l’envers, Enfer XX | Les Voleurs « aux mains liées par derrière par des serpents », Enfer XXIV |
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1400-10, MS Angelica 1102, Rome
Les prodigues et les avaricieux Enfer VII, fol 6r
La danse de la « ridda » oppose à gauche les avaricieux (gens d’église) et à droite les prodigues.
L’Enfer illustré par Bartolomeo di Fruosino, 1420-30
Folio-1v-2, BNF It 74, Gallica
Le manuscrit [10] s’ouvre par une vue générale de l’Enfer selon Dante.
On trouve des nus de dos en haut à gauche, à l’entrée des trois premiers niveaux, pour amorcer le sens de la lecture.
On en trouve également en bas à gauche, dans le compartiment divisé en deux par un aqueduc, au même emplacement que dans la fresque de Nardo di Cione, et illustrant les mêmes personnages : on reconnaît à gauche le voleur Fucci (de dos) maudissant le ciel ; puis de l’autre côté de l’aqueduc Bertrand de Born (de face) avec sa tête coupée, et Mosca (de dos) levant ses moignons.
Le grand nu de dos en haut, de couleur brune, est l’un des deux damnés de la Forêt des suicidés.
Au centre un groupe de trois ruffians, encadrés par des démons, constitue une innovation : la vue de dos sert à montrer les bras liés et croisés douloureusement vers le haut.
En bas s’introduit une autre innovation : Satan debout dans un lac de glace au centre des Enfers, au fond d’un puits gardé par des géants enchaînés. On en compte sept, portant des coiffes orientales, postés à mi-corps derrière la margelle : trois sont vus de dos, pour bien montrer qu’ils surveillent l’extérieur. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce thème, traité magistralement par Botticelli.
Le corps du manuscrit comporte des nus de dos dans deux scènes que nous avons déjà rencontrées : sans recopier des modèles figés, les illustrateurs, soumis aux mêmes contraintes de représentation, adoptent des solutions similaires :
Fol 47v | Fol 59r | Fol 74r |
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Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI) |
Les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (Enfer XX) |
Le centaure et les voleurs aux mains liées par des serpents (Enfer XXV) |
La quatrième occurrence est en revanche originale :
Fol 89r |
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Les simulateurs se mordant les uns les autres (Enfer XXX) Je vis « deux ombres pâles et nues qui, en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable. » |
Les nus de dos illustrent ici, comme souvent, un mouvement de poursuite.
Ecole lombarde, 1438-50, L’Enfer de Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza, , BNF It 2017 fol 147r, Gallica
Dans cet autre manuscrit un peu plus récent, tous les nus ont été, à une époque inconnue, laborieusement grattés au niveau du sexe ou des fesses : preuve que la représentation de la nudité, de face comme de dos, même pour des damnés et même sous couvert de l’autorité de Dante n’avait rien qui allait de soi,
Fra Angelico, 1425 et 1447
1425-30, Musée San Marco, Florence | vers 1447, Staatsmuseum Berlin. |
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L’Enfer (détail du Jugement Dernier), Fra Angelico
Les deux versions de l’Enfer de Fra Angelico ne comportent pratiquement aucun nu de dos, mis à part en bas à droite de la version de 1447 un damné poussé dans le dos par un démon, vu de trois quart arrière, en sortie d’un compartiment.
Un siècle et demi après les audaces de Giotto, le nu de dos reste cantonné à une des situations : la marche forcée, avec éventuellement flagellation.
Le Manuscrit Yates Thompson MS 36, 1444-50
Ce manuscrit toscan [11] porte sur les trois parties de La divine Comédie, et constitue un véritable tournant pour l’utilisation du nu de dos.
Enfer (illustré par Priamo della Quercia )
Il continue à apparaître dans des scènes où nous l’avons déjà rencontré :
Fol 6r | Fol 12v |
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Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III) |
Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII) |
Fol 29r | Fol 35v |
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Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI) |
Les devins dont la tête est tournée vers l’arrière (Enfer XX) |
Mais son utilisation est bien différente : il n’est plus là par nécessité narrative (les mouvements en cercle sont omis) que par par souci esthétique d’élégance et de variation dans les postures.
Purgatoire (illustré par Priamo della Quercia ) :
Dans ce nouveau jeu d’images, certaines, avec des nus de dos, semblent simplement décalquer une des images de l’Enfer :
Fol 68r | Fol 6r |
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Purgatoire : Dante rencontrant Casella et Caton |
Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III ) |
Fol 76v | Fol 29r |
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Purgatoire : Sordello, et un serpent battu par deux anges |
Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI) |
D’autres nus de dos servent, comme souvent, à illustrer un mouvement :
Fol 84r | Fol 113v |
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Dante et Virgile aux portes du purgatoire, et les orgueilleux tournant en rond en portant de lourdes pierres (Purgatoire IX à XI) « Ainsi implorant, pour elles et pour nous, un heureux voyage, sous un poids semblable à celui que quelquefois l’on songe, ces âmes, en des degrés divers de fatigue et d’angoisse, en tournant montaient toutes ensemble par la première corniche, se purifiant de la fumée du monde » |
Rencontre avec les luxurieux (Purgatoire XXVI )
« Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse. » |
Fol 107r |
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Dante et Virgil reconnaissent Forise Donati parmi les Gloutons, amaigris et qui ne peuvent atteindre la nourriture qu’ils voient |
Ici le nu de dos sert sans doute à personnaliser l’interlocuteur Forise Donati , parmi les autres gloutons décharnés.
Paradis, illustré par Giovanni di Paolo
Ce troisième livre comporte deux images avec des nus de dos, illustrant une ronde debout ou à genoux :
Fol 161r | Fol 170r |
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Dante et Béatrice montent au Ciel de Jupiter (Paradis XVIII) |
Dante et Béatrice assistent au Triomphe du Christ, adoré par un groupe d’âmes dans un cercle d’étoiles (Paradis XXIII) |
Ainsi en ce début de la Renaissance, le nu de dos sort de l’Enfer où il était cantonné, pour gagner le Purgatoire et le Paradis. De manière générale, les illustrations se libèrent des postures stéréotypées et représentent le corps sous toutes ses formes (émaciées, juvéniles, voire sensuelles) et sous tous les angles, banalisant la vue de dos comme une pose parmi les autres.
Giovani di Paolo, 1453
(détail) |
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Le Jugement dernier
Giovani di Paolo, 1453, Pinacothèque nationale, Sienne
Un seul nu de dos ici encore, mais cette fois en entrée d’un compartiment : il s’agit d’une pècheresse que le roi Minos est en train de juger, tout en attirant avec sa queue un clerc tonsuré qui a sans doute commis le péché de chair avec elle.
Le Manuscrit Vat Urb lat 365, 1478
Ce manuscrit, commandé par le duc d’Urbin Federico da Montefeltre et illustré par Guglielmo Giraldi and Franco dei Russi, était inachevé à sa mort en 1478.
Malgré l’évolution des connaissance anatomiques à la Renaissance, les nus de dos restent très rares, cantonnés à leur utilisation habituelle chez les illustrateurs de l’Enfer – la fuite ou la ronde :
La rencontre avec Brunetto Latini (Chant XV) | Les trois florentins tournant (Enfer XVI), Vat Urb lat 365 fol 41r |
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(c) Biblioteca vaticana
La vallée de Malebolge (Enfer XVIII), fol 46v (c) Biblioteca vaticana
Ils trouvent ici une utilisation plus originale, pour illustrer les mouvements en sens inverse des damnés, que Dante décrit avec précision.
« Au fond les pécheurs étaient nus :
du milieu jusqu’à nous, ils venaient de face,
au-delà ils allaient avec nous, mais à plus grands pas,
comme les Romains, en raison de la foule,
l’année du Jubilé, avaient mis au point
la manière de passer le pont,
de sorte que d’un côté tous les gens aient le front
vers le château et aillent à Saint-Pierre,
et de l’autre côté aillent vers le mont. »
Les Gourmands privés de fruits, Purgatoire XXIII fol 165v (c) Biblioteca vaticana
Ici enfin, les illustrateurs innovent avec cette image tragique des gourmands décharnés faisant la ronde autour d’un arbre inaccessible, pour traduire les vers suivants :
Toute cette foule qui chante en pleurant
pour avoir suivi la gloutonnerie sans mesure,
redevient sainte ici par la faim et la soif .
Le désir de boire et de manger s’enflamme
au parfum des fruits et de l’eau
qui éclabousse le feuillage.
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