2 Les figure come fratelli : en Majesté
Les premières figure comme fratelli apparaissent comme une variante de la symétrie hiératique qui régissait jusque là les figures de majesté. Elles sont introduites presque simultanément aux deux bouts de l’Europe, dans la Hanse et à Florence, par deux novateurs exceptionnels :
- un dominicain allemand, qui travaillait encore dans le style du gothique international,
- un frère carme florentin, qui a imprégné de réalisme flamand la Renaissance italienne.
Il n’a pas été possible, vue la rareté des exemples, de déterminer si ces deux émergences s’expliquaient par un ancêtre commun.
Le foyer hanséatique
Retable de la Trinité de la Fraternité Saint Georges
Anonyme, 1420-30, Eglise Sainte Marie, Gdansk
Ce panneau joue délibérément sur la combinaison des deux symétries :
- hiératique pour les anges en vol ;
- recto verso pour les anges à terre.
La formule du Trône de Grâce flanqué d’anges est très courante, mais je n’ai trouvé qu’un seul autre artiste, deux siècles plus tard, qui ait osé rompre ainsi la frontalité de cette figure de majesté :
Le Cavalier d’Arpin, 1630-35, Collection Sgarbi-Cavallini, Venise
Homme de douleurs (Schmerzensmann)
Maître Francke, 1420-25, Museum der bildenden Künste, Leipzig
Maître Francke est un moine dominicain qui se serait installé au monastère Saint Jean de Hambourg vers 1420. Ce petit panneau porte à l’avers une Sainte Face aujourd’hui pratiquement illisible, ce qui a fait longtemps penser qu’il s’agissait d’une porte de tabernacle ou de reliquaire, hypothèse aujourd’hui abandonnée. Le plus probable est qu’il s’agissait d’un des deux panneaux d’un diptyque de dévotion privé, la Sainte Face formant couvercle ([7], p 101).
L’iconographie est celle du Christ soutenu par des anges : ici le tombeau est hors champ et l’ange est unique, tirant le corps par son linceul : idée géniale qui fait du Christ une sorte d’être bicéphale, humain par son corps torturé et céleste par ses ailes.
Livre d’Heures, Poitiers, vers 1415, Morgan Library MS M.743 fol. 17v | Reliquaire parisien, 1400-10, Rijksmuseum |
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L’étrangeté de l’image vient de deux effets d’ellipse (celle du tombeau et celle du suaire), jointe à la symétrisation : on observe la même idée d’un être bicéphale dans ce reliquaire, argument parmi d’autres sur le fait que Maître Francke aurait pu être influencé, voire formé, par les ateliers parisiens.
Les deux petits anges du bas aident d’une main à l’extraction, et de l’autre tiennent un fouet, l’un vers l’avant et l’autre vers l’arrière. Figure come fratelli, ils participent à cet effet de profondeur. Dans des gestes d’une inventivité extraordinaire, l’ange vu de dos colmate du pouce la plaie de la main, tandis que le Christ semble de la sienne rapprocher les berges de la plaie du flanc.
Le Christ comme Homme de Douleurs
Dürer, 1492-93, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
A titre de comparaison, on remarquer que Dürer, soixante dix ans plus tard, retrouvera la même idée des fouets de deux types, pointés transversalement (sur cette composition, voir Dürer et son chardon ).
Les deux clous encore plantés, saillants et sanguinolents, participent à la dramatisation, mais aussi à l’effet de profondeur. On notera le traitement illusionniste du bois de la croix et du panneau attaché par deux points de cire, qui anticipe d’une trentaine d’années les « cartellinos » italiens (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux).
Homme de douleurs (Schmerzensmann), provenant de l’église saint Jean
Maître Francke, vers 1435, Hamburger Kunsthalle
Le second Homme de douleurs de Maître Francke est une sorte d’apothéose : de taille plus importante, il l’a peinte, à la fin de sa carrière, pour l’église de son propre monastère. Elle constitue à la fois un chef d’oeuvre pictural et une démonstration théologique impeccable, une sorte de sermon dominicain sans paroles.
Dans la moitié inférieure, les deux anges portent, non plus les instruments de la Passion, mais les attributs habituels du Christ du Jugement dernier :
- du côté des Elus (à la droite du Christ), le lys qui symbolise l’Election :
« Comme le lys entre les chardons, telle ma bien-aimée entre les jeunes femmes » Cantique des Cantiques 2,2
- du côté des Damnés (à la gauche du Christ), l’épée du châtiment :
« De sa bouche sort une épée acérée pour en frapper les païens » Apocalypse 19, 15
- l’ostension des blessures fait partie de la thématique du Christ vengeur :
« Tout oeil le verra, et ceux même qui l’ont percé » Apocalypse 1,7
Mais alors qu’habituellement, celui-ci désigne le Ciel de la main droite et la Terre de la main gauche, ici les positions des mains sont inversées : nous sommes encore devant le Christ de la Passion qui commence à peine à ressusciter, et les anges sont descendus ici-bas pour lui apporter les attributs de sa victoire finale. Ce pourquoi, de l’autre main, ils tiennent un drap d’honneur qui sert à le glorifier, tout en masquant le tombeau.
Ces anges sur terre obéissent à la symétrie hiératique, mais avec une délicate inversion chromatique rouge vert, pour les ailes et le manteau.
Maître A, 1389-1409, Très belles Heures de Notre-Dame BNF NAL 3093 fol 155r, gallica | Vers français sur sainte Catherine et sainte Marguerite, vers 1430, BNF Latin 18026 fol 9r gallica |
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Des miniatures française emploient déjà le procédé de masquer par un drap d’honneur le bas du corps du Christ, soutenu par deux anges et entouré des instruments de la Passion, tel qu’il apparaît dans les représentations de la vision de Saint Grégoire. Le drap rend l’image intemporelle, en évitant de préciser si le Christ sort de son propre tombeau ou de l’autel de Saint Grégoire.
De plus, dans la miniature de gauche, les feuillages dorés du drap renvoient aux feuillages rouges du rideau, suggérant que la donatrice rivalise de piété avec le Saint.
Dans la moitié supérieure, les deux anges bleus en vol sont des figure come fratelli : ils tiennent de la main droite le manteau rouge, qui fait autour du Christ comme une paire d’ailes sanglantes. De la main gauche ils enroulent le ciel :
« Et le ciel se retira comme un livre qui s’enroule » Apocalypse 6,14
Tympan de Conques, début 12ème siècle
Cette métaphore apocalyptique est très rarement représentée.
Maître Francke lui trouve une expression graphique nouvelle, en faisant du Ciel le rideau qui masquait le tableau : en le relevant, les deux anges, littéralement, opèrent une apocalypse (révélation).
Ainsi la composition est magistralement structurée par les trois tissus dont la face cachée est blanche, et qui déterminent trois niveaux de représentation :
- en haut, en bleu, et en trompe-l’oeil devant le panneau : le drap du Ciel [7a];
- en bas, en doré, et à l’avant plan de l’image : le drap de la Terre, qui masque le tombeau ;
- au centre, en rouge, et en arrière plan de l’image : le manteau ailé de la Résurrection, qui inverse par ses couleurs le manteau rouge de la Passion.
Les figure come fratelli, une main dehors et une main dedans, servent de point de passage entre l’espace du spectateur et l’espace du panneau, entre l’église et l’icône.
On voit qu’à cette période précoce, la formule, audacieuse puisque rompant avec la symétrie hiératique, n’est pas un simple procédé graphique, mais bien un support de méditation, mis au point par un artiste de très haut niveau.
Deux panneaux de Maître Francke témoignent, par ailleurs, de son usage inventif de la vue de dos :
La Nativité | La Résurrection |
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Maître Francke, vers 1430, Autel de Saint Thomas Beckett, Hamburger Kunsthalle
- dans la Nativité, les trois anges tiennent autour de l’Enfant un drap d’honneur aux couleurs du ciel ;
- dans la Résurrection, les deux soldats vus de dos, au premier plan, préparent l’idée unique du Christ qui s’enfuit par derrière, vers le fond d’or et vers l’au-delà de l’image.
Madone trônant avec huit anges
Maître ES, 1467, Cleveland Museum of Art
Quarante ans après l’invention de Maître Francke, les deux angelots qui soulèvent les rideaux du dais en sont peut être un souvenir affadi.
Le foyer florentin
Chez Filippo Lippi
La Vierge entre saint Fridien et saint Augustin (Pala Barbadori)
Filippo Lippi, 1437, Louvre
Dans cette Conversation sacrée très novatrice, Filippo Lippi place, comme Fra Angelico, les deux saints à genoux devant la Vierge : mais il remplace le recto-verso symbolique (montrer l’intercession et l’adoration) par une vue de trois quart. Les deux saints n’ont ici aucun rapport gémellaire (l’un est le patron du quartier, l’autre celui de Augustiniens auxquels appartenait l’église Santo Spirito) : il aurait donc été malséant que l’un tourne le dos à la Vierge. Leur seul point commun est celui d’être évêques (de Lucques et d’Hippone). En les plaçant à genoux sous les deux colonnes, et à l’aplomb des deux prédelles qui leur sont respectivement consacrées, Lippi les met sur un pied d’égalité, matérialisé par les deux crosses. Rien n’empêchait de les représenter tous deux en symétrie hiératique, vus de trois quarts arrière : le choix de montrer Augustin de trois quart avant est donc purement plastique : une audace par rapport à la sacro-sainte symétrie florentine.
Annonciation Martelli
Filippo Lippi, 1438-40, Basilique de San Lorenzo, Florence
Pour D. Arasse ( [2], p p 144), les deux anges du panneau de gauche jouent à la fois :
- un rôle symbolique (ils sont témoins de l’Incarnation alors que les humains ne voient que l’Annonciation, d’où leur place sous la colombe du Saint Esprit) ;
- un rôle scénographique (ils servant d’admoniteurs au sens d’Alberti, en indiquant au spectateur qu’il doit regarder le panneau droit).
En notant que l’opposition vert et rouge, alternant entre la robe et les ailes, est la même que pour les deux évêques de la Pala Barbadori, on peut considérer que les deux anges sont aussi une nouvelle variation sur les figure come fratelli. En les plaçant non plus frontalement, mais en diagonale, Lippi leur invente une nouvelle fonction : celle d’accélérateur de la profondeur.
Sur ce diptyque très riche, voir aussi Les donateurs dans l’Annonciation 7-2 …à gauche
Retable de la Santa Trinita de Pistoia, Pesellino et Filippo Lippi, 1455-60, National Gallery
Deux effets se conjuguent ici au service de l’effet de profondeur :
- les quatre saints disposés en haie ;
- les deux anges volant en sens inverse.
Cette innovation agit spatialement mais aussi dynamiquement : elle imprime au registre supérieur un mouvement tournant, autour de la colombe.
Un écho vénitien
La Vierge à l’Enfant avec des anges
Marco Zoppo, 1455, Louvre
De la même manière :
- les six anges musiciens du parapet, dont les instruments complètent la nature morte de livres et de fruits, font partie de la narration et sont répartis selon la symétrie hiératique ;
- les deux anges montés sur les marches latérales pour tenir le bas de la guirlande font partie de la décoration, et disposés en recto-verso.
Le putto vu de dos fait écho à la posture rare de l’Enfant à la mamelle, dont la tête est également vue de dos.
Un revival chez Michel-Ange
Pietà (dessinée pour Vittoria Colonna)
Michel-Ange, vers 1546, Isabella Stewart Gardner Museum
Un siècle plus tard, à la fin de sa vie, Michel-Ange reprendra la formule, alors totalement démodée, pour les deux angelots surnuméraires de cette Pietà. Ils impriment à la scène un symbolisme rotatif non sans rapport avec celui du « pressoir mystique » [7b], un thème que certains graveurs explicitent immédiatement :
1547, gravure de Nicolas Beatrizet d’après Michel-Ange
Techniquement, comme le note C. de Tolnay, la composition combine deux iconographies : celle de la Piéta et celle du Christ extrait du tombeau, soulevé par deux anges. Ce qui autorise un effet qui était impossible dans les trois Piétas que Michel-Ange a sculptées : Marie étendant ses bras en forme de croix comme si, malgré la Déposition, elle-même restait crucifiée.
Le vers de Dante sur le montant vertical exprime cette interminable douleur et suggère le thème du pressoir mystique :
Vous ne pensez pas à ce qu’il en coûte de sang |
Non vi si pensa quanto sangue costa |
Ce peintre anonyme, en recopiant le dessin, a rajouté des auréoles et la couronne d’épines, mais supprimé la croix, ce qui rend le thème incompréhensible. Il clarifie en revanche plusieurs détails : le cordage blanc, le bandeau de poitrine ornée d’un troisième angelot, et les doigts de l’angelot de gauche qui se glissent sous l’aisselle du Christ.
Lamentation
El Greco, vers 1570, Philadelphia Museum of Art
Comme le note C. de Tolnay, Le Greco fusionne ici deux idées michelangelesques : les anges tournants de la Piéta pour Vittoria Colonna, et l’enveloppe triangulaire de la Piéta du Duomo de Florence.
Mise au Tombeau
Michel-Ange, 1500-01, National Gallery
Pour imaginer ses anges tournant, Michel-Ange s’est probablement souvenu de ce tableau de jeunesse, laissé inachevé : en pleine mode des figure come fratelli, il avait alors voulu appliquer la formule deux fois :
- pour les personnages soulevant le corps du Christ (Saint Jean et une des trois Maries) ;
- pour les deux personnages du premier plan : Marie-Madeleine vue de face, et la Vierge vue de dos (d’après un dessin du XVIIème siècle montrant le tableau dans un état moins dégradé [7c] ).
Article suivant : 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations
Pour une interprétation très libre des deux Hommes de douleur, voir :
Michael Camille, “Seductions of the Flesh. Meister Francke’s Female ‘Man’ of Sorrows,” in Frömmigkeit im Mittelalter. Politisch-soziale Kontexte, visuelle Praxis, körperliche Ausdrucksformen, ed. Klaus Schreiner and Marc Müntz (München: Wilhelm Fink Verlag, 2002 p 258 https://digi20.digitale-sammlungen.de/de/fs1/object/goToPage/bsb00041583.html?pageNo=256
En ne comprenant pas qu’ils déroulent le ciel, Bella Martens aboutit même à un contresens complet en voyant dans cette bande nuageuse « un pars ex toto, que seul le cadre nous empêche de voir dans toute son étendue infinie », qui marquerait l’influence de la fenêtre albertienne sur Maître Francke. Alors qu’il s’agit au contraire d’une résurgence apocalyptique médiévale.
Pour une synthèse récente des controverses concernant le tableau :
Philip McCouat « MICHELANGELO’S DISPUTED ENTOMBMENT » Journal of Art in Society
https://www.artinsociety.com/michelangelos-disputed-entombment.html
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