4 Les bistrots de Jean Béraud
Jean Béraud a commis durant une vingtaine d’années une série de tableaux montrant une buveuse au café, que l’on peut considérer comme des variations autour du thème inauguré par Degas.
Ces oeuvres, souvent rapides et alimentaires, montrent l’évolution de la perception du thème par les contemporains. Et certaines illustrent l’épineux problème du peintre face au miroir.
Au Café : la femme seule
L’absinthe, Jean Béraud, 1882
Ce pourrait être une réclame pour l’absinthe : la boisson qui rend les filles légères. La pin-up de Béraud est juchée sur la table – genre amazone de bistrot. Le noeud gigantesque qui prétend masquer sa poitrine en suggère les imposantes proportions. Elle met crânement le poing sur la hanche – soulignant combien sa taille est fine. Et pose le pied sur la chaise en forme de coeur, preuve qu’elle ne craint pas d’en piétiner quelques-uns.
On n’épiloguera pas sur le geste de sa main droite, habile à diriger le col de la carafe : une image qui plus tard fera pschitt.
A l’opposé de cette veine grivoise, voici une jeune femme qui n’a pas touché à son verre (derrière elle, l’homme prostré sous la vitrine suffit à indiquer les méfaits de l’alcool). Elle est venue au café pour écrire une lettre, qu’elle relit attentivement.
On devine qu’il s’agit d’un affaire de coeur(s), à voir la forme des cinq chaises qui regrettent de n’avoir pas été choisies et honorées de sa présence.
Au Café : le couple
Voici sans doute la première apparition, chez Béraud, du thème du couple attablé. Ici un client en chapeau-melon boit une absinthe et fume une cigarette avec la serveuse, reconnaissable à son porte-monnaie et au fait qu’elle ne porte pas de chapeau. Elle profite de la cigarette offerte pour reposer un peu ses pieds : moment d’égalité républicaine et de bonne camaraderie.
Il y a une proposition dans l’air, qui mérite réflexion : mais rien dans le tableau ne suggère une intention malhonnête.
Au Café
Changement complet de contexte dans cette oeuvre plus tardive. La conversation entre le Porte-Monnaie et le Chapeau-Melon n’a plus rien d’égalitaire : l’absinthe et la cigarette sont du côté de l’Homme, les plumes et les fourrures du côté de la Poule.
Celle-ci, une main au menton et l’autre sur le porte-monnaie, hésite entre Mélancolie et Réalisme. Son compagnon lui signifie clairement qu’il s’agit d’aller travailler.
Dans le miroir, la cloison en verre dépoli montre que, pour cette séance de remotivation, le couple s’est isolé dans un box. Et le poteau de séparation entre les deux reflets souligne que la gagneuse et le protecteur, réunis par la table, sont séparés par la pensée.
Trente ans après l‘Absinthe de Degas, le thème de la prostitution est maintenant parfaitement explicite :
de scandaleux, il est devenu pittoresque.
Dans ses tableaux alimentaires, Béraud néglige souvent la perspective : les fuyantes de la table convergent un point de fuite plus haut que celui du reflet, alors qu’ils devraient être identiques. Sans doute une facilité permettant de caser plus facilement les objets sur la table, et aussi de brouiller la logique du miroir. Car le peintre devrait y être visible, soit à l’intérieur du box selon le point de fuite de la salle, soit suspendu près du lustre selon le point de fuite de la table.
Dernière erreur : le mot BAR est écrit à l’endroit pour faciliter la lecture. Dans ses oeuvres plus abouties, Béraud respecte l’inversion :
Variante très proche du précédent, avec suppression du miroir pour éviter toute complication.
Intéressante évolution du thème vers la complicité du Trottoir : le porte-monnaie a disparu, les vêtements sont moins ostentatoires : pas de plumes ni de collier chez Madame, pas de cravate ni de col de fourrure chez Monsieur.
Ces deux-là n’ont pas encore réussi, l’heure n’est pas à la Mélancolie, mais à l’excitation et à l’évaluation : est-ce un bon pigeon qui arrive ?
Résultat mérité du travail : Monsieur siège désormais entouré de deux protégées, une brune et une blonde, une qui rit et l’autre qui fait la gueule. Les deux arrière-plans symétriques indiquent combien il importe, dans ce métier, de savoir maintenir l’égalité.
A noter que les deux points de fuite divergent comme jamais.
Les buveurs , 1908
Le titre n’est plus qu’un alibi, puisque les deux personnages sont parfaitement lucides. La cigarette au bec, le marlou prépare sa boisson d’une main qui ne tremble pas : l’adresse à verser le filet d’eau faisait partie du rituel de l’absinthe.
Tandis que l’homme se concentre sur sa tâche virile, la fille regarde vers l’avant, dans la direction opposée aux cloisons de verre et aux bouteilles, avec le strabisme divergeant de celles qui sont capables de courir deux lièvres à la fois. A son regard clair, à ses longs gants qui la protègent des choses triviales, à sa manière de pencher le buste pour s’écarter de son compagnon, on comprend qu’elle n’est pas de celles qui se laisseront longtemps emprisonner par l’alcool et les amours tarifées.
A première vue, sous la table, à l’emplacement où devraient se trouver les jambes de la dame, on voit les les lattes du plancher. Serait-elle une femme-tronc ? En fait, cette amputation n’est qu’une maladresse dans un tableau alimentaire brossé à la va-vite : c’est bien une robe et non un plancher que Béraud a représenté, mais la tonalité marron et la direction des plis, identiques à celle des fuyantes, induisent la mauvaise lecture.
Version humoristique du thème, comme le souligne la revue « Le RIRE » posée en évidence sur la table. Si nous ne savions pas reconnaître, chez Béraud, les Porte-Monnaies et les Chapeaux-Melon, nous pourrions croire à un dialogue à la Dubout, entre une belle femme et un mari chiche-face.
Fidèle à son erreur habituelle, Béraud écrit TELEPHONE à l’endroit dans le miroir.
La lettre, 1908
Rencognés sur leur banquette, les complices sont protégés des regards de trois côtés, puisque le miroir nous montre qu’ils se trouvent dans un box. Les cloisons en verre dépoli renforcent l’idée de lumière voilée, de secret. Il ne s’agit plus ici d’une jeune femme faisant son courrier au café, mais d’une rouée écrivant sous la dictée une lettre-piège, en vue d’une arnaque fumante.
La table du premier plan, prête pour un consommateur qui ne boira que de l’eau, symbolise peut-être la victime.
Le système du double point de fuite montre ici tout son intérêt : celui du haut offre un vue plongeante sur les objets des deux tables, en particulier la lettre ; celui du bas escamote les reflets des personnages : autant de travail en moins pour le peintre.
Au Bistro
Même composition autour d’un coin de table, même thème des filous retranchés au fond de leur tanière. Le jeu de backgammon posé sur la table de droite renforce l’idée qu’une partie va s’engager. La chaise au premier plan est déjà tournée pour accueillir le pigeon. La proximité sur la table du pyrogène et du seau illustre peut-être le traitement chaud et froid qui l’attend, entre la séduction et la menace, entre l’allumeuse et l’apache.
Et le décentrage laisse toute sa place au miroir, instrument de piégeage dans un monde de faux-semblants.
C’est le seul tableau où Béraud tente un effet d’abyme. Pour une fois, les fuyantes de la table et celles du premier reflet convergent (en rouge les tracés fautifs). Le point de fuite se situe vers le haut du rectangle lumineux qui est censé reflèter une porte ou une fenêtre Le peintre est donc debout devant la table, et il compte sur le halo pour escamoter son reflet.
Au Café : le trio
« Au bistro »
La perspective
Revenons au début de la carrière de Béraud, pour ce tableau d’une tout autre ampleur, qui inaugure le thème de la femme accompagnée de deux hommes. C’est le seul Au Bistro de Béraud qui déroge à la perspective centrale pour risquer une perspective en oblique, comme Degas, sans aller jusqu’au décentrage.
De ce fait, il s’ingénie à peupler les coins avec une chaise, un bout de guéridon, une lampe. La perspective, plutôt approximative (plusieurs points de fuite à droite et à gauche), ne permet pas de situer précisément l’emplacement du spectateur. Pas de jeu de miroir non plus, donc pas de problème avec le reflet du peintre.
Le pigeon dur à cuire
Nous retrouvons le vocabulaire habituel de Béraud : le marlou en chapeau melon, cigarette au bec, buvant de l’absinthe, et la gagneuse en bibi et boa. Mais ce qui fait l’intérêt de la composition est l’irruption entre les deux du troisième personnage, le pigeon en chair et en os . Son haut-de-forme, son cigare, le journal qui dépasse de la poche de sa jaquette, disent sa situation sociale supérieure.
Le marlou patiente en levant les yeux au ciel. L’allumeuse s’est endormie d’ennui, son boa-serpent traîne sur le sol, échouant à se rapprocher du pigeon. Pour le moment, c’est lui qui mène le jeu en discourant interminablement. Circonstance aggravante : il a à peine entamé son bock de bière quand le marlou a sans doute déjà descendu plusieurs absinthes, comme le suggèrent les soucoupes empilées sur le guéridon.
Du pigeon ou du souteneur, lequel aura l’autre à l’usure ?
L’amusant est bien sûr le thème de l’arroseur arrosé, des filous filoutés.
Le carton à dessin et la canne
La carton à dessin posé sur la table de gauche précise la situation du pigeon : c’est un peintre, un de ces chimériques qui peuplent Montmartre en bassinant les passants de théories universelles. La canne posée dessus, en direction du marlou, précise les armes : le jonc de la pensée contre le nerf de boeuf.
Comme si, à force de représenter des arnaqueurs, Béraud était descendu dans l’arène se colleter avec ses créatures, s’imposant à la table du bar pour affirmer la suprématie de l’artiste, prince des illusions, empereur des baratineurs.
Tardivement, Béraud reprendra ce trio dans une série de tableaux bien plus faibles, en ne gardant qu’une partie du thème : la gagneuse qui s’ennuie tandis que les hommes s’occupent. Le joueur vu de dos est un copain du souteneur. La chaise vide, à droite, est un rappel de l’hypothétique pigeon.
Ici, le véritable tiers exclu est la fille.
A noter l’erreur habituelle des points de fuite, et de l’inscription à l’endroit dans le miroir.
Dans cette copie simplifiée (sans le miroir), le chapeau-melon sur la tête de l’homme vu de dos le désigne clairement comme un confrère.
Ici, le troisième homme est un joueur de billard. Le thème de la prostitution et de l’ennui s’efface complètement derrière celui du jeu : la fille se penche pour voir le résultat du coup de dés.
Retour au thème des filous dans ce trio, où le troisième homme est un informateur.
Pour conclure la série des trios au café, voici la transposition du thème un cran plus haut dans l’échelle sociale.
Les hommes ne sont pas des apaches, mais deux bourgeois cossus : un jeune moustachu séduisant à gauche, un vieux ventripotent à droite, qui doit être le compagnon de la jeune femme : le vaudeville n’est pas loin.
Car celle-ci n’est plus une gagneuse qui s’ennuie, mais une coquette bien entretenue : voir, à la place du porte-monnaie, le manchon de fourrure sur la table.
Du coup, les deux chaises vides dans son dos n’évoquent plus le pigeon de la prostituée, mais les admirateurs potentiels qui ne manqueront pas de se manifester, si elle se lasse de ces deux-là. D’ailleurs, en faisant semblant de se remettre du rouge, n’est-elle pas déjà en train de les guetter dans le miroir ?
Dans les trios bourgeois, c’est la femme qui mène le jeu, et exclut les hommes à sa guise.
Bonjour, passionnante et utile exégèse d’oeuvres méconnues (et qui méritent, pour certaines, de le rester).
Néanmoins je ne partage pas votre avis sur un point : les inscriptions dans les reflets ; elles sont écrites sur les vitrines des bars et vues pour être lues de la rue. Elles sont donc lues à l’envers vu de l’intérieur du bar et par conséquent, le reflet les remet à l’endroit.
Essayez dans un vrai bar : ça marche à tous les coups.
Cordialement
Joël Le Bras
Merci de votre remarque très juste sur les inscriptions :
le miroir m’avait caché la vitre ! Ce qui montre que Béraud n’était pas si négligent que cela.
Ceci dit, je partage votre avis que ses nombreuses productions, mis à part l’effet de série, ne sont pas toutes inoubliables.
A votre santé !
Je viens d’acheter une gravure du tableau « Au Café: la lettre ». Est-ce que vous savez où se trouve l’original?
Merci d’une article fort intéressant !
Peter
Bonjour,En recherchant des peintures produites par Jean Béraud, je suis tombé sur votre site et mon attention a été attirée sur les trois peintures que vous avez illustrées dans la série «Joueurs de backgammon».
Notant qu’ils ont la même structure générale mais avec un élément de changement dans chacune des peintures, cela m’a sérieusement excité car j’ai une peinture à l’huile sur bois qui est exactement la même que la peinture à l’huile sur toile que vous avez montrée «Au café – La femme seule». Bien que ma peinture soit de plus petite taille (15,5 x 10,5 cm), la structure est la même mais avec une coloration différente de la robe mais sinon elle est identique dans les détails.
Sur la base de son thème de série, pensez-vous que celle que j’ai pourrait faire partie d’une autre série? Des photographies de ma peinture sont disponibles. J’attends avec impatience vos conseils professionnels. Merci. Tom