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2 Couvercles coulissants

Les tout premiers portraits réalistes étaient des objets officiels et de grand prix, ayant à voir avec la Renommée et avec l’Immortalité. Ils étaient donc très souvent protégés par un couvercle de bois, lui-aussi peint et parfois tout aussi richement, qu’on ne faisait coulisser que dans les grandes occasions. Ces dispositifs amovibles, italiens ou allemands (timpano, tirella, coperta di ritratto, rittrato a tirella, Schiebedeckel, Porträtdeckel),se sont pour la plupart perdu mais il arrive encore, de temps à autre, qu’on réussisse à apparier un tableau et son couvercle, souvent conservés dans des lieux différents.

Pour les portraits de petite taille, souvenirs de famille qui n’étaient pas accrochés en permanence, le couvercle facilitait le rangement.

La plupart de ces couvercles ont un sujet allégorique – et c’est souvent ainsi qu’on les détecte : comme l’effet de surprise, en  faisant glisser un couvercle n’est pas si différent de celui en retournant un panneau, ils son conceptuellement proches des panneaux bifaces que nous venons de voir.

Article précédent : 1 Revers allégoriques

En Italie

Le portrait d’Alvise Contarini

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Jacometto Veneziano 1485-95 Portrait of Alvise Contarini MET Jacometto Veneziano 1485-95 Portrait of a Woman, Possibly a Nun of San Secondo MET

Portrait d’Alvise Contarini et d’une femme inconnue
Jacometto Veneziano, 1485-95, MET, New York

On a d’abord cru que ces deux petits panneaux (11 cm x 8 cm) avaient été montés en diptyque : mais à la différence du portrait du duc et de la duchesse d’Urbino (voir 1 Revers allégoriques), le paysage derrière les deux figures n’est pas continu.




La  configuration retenue aujourd’hui est que le portrait masculin, légèrement plus grand et muni en bas d’un bord en biseau facilitant la préhension, aurait pu constituer  un couvercle coulissant, tout en étant situé au revers de ce couvercle  (une description ancienne signale  en effet « sur le couvercle des dits portraits, un cerf dans un paysage ».

Malgré des recherches intensives [1], on n’a pas de certitude sur l’identité de la jeune femme (une nonne, d’après un ancien témoignage ?) et la nature de la relation amoureuse entre les deux jeunes gens. Selon l’étude très récente d’Alison Manges Nogueira [2], il s’agirait tout simplement de la jeune épouse de Contarini, Daria Querini.



Jacometto Veneziano 1485-95 Portrait of Alvise Contarini reverse MET
Au revers du portrait masculin, un chevreuil est attaché par une chaîne d’or à un médaillon portant l’inscription AIEI (« pour toujours » en grec), sur un fond imitant le porphyre rouge. Homme et chevreuil regardent dans des directions opposées : selon le principe du « travelling circulaire » qu’on constate sur les médailles de l’époque (voir 1 Revers allégoriques), le cerf attaché représenterait bien le portrait moral de l’homme. Pour certains, il s’agit d’un symbole de continence sexuelle : mais le mot « pour toujours » parle plutôt pour l’attachement et la fidélité.


Le revers du panneau féminin est malheureusement presque complètement effacé (ce qui est normal s’il constituait le dos de la boîte, exposé aux frottements). ). La réflectographie montre une silhouette masculine assise sur un rocher et jouant du luth, dans un paysage boisé, avec à gauche une gondole. Selon Alison Manges Nogueira [2], il s’agirait d’Orphée suppliant Charon sur les rives du Styx :

« En vain le chantre de la Thrace veut repasser le Styx et fléchir l’inflexible Charon. Toujours refusé, il reste assis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes, du trouble de son âme, et de sa douleur. » Ovide, Métamorphoses, Livre X, 72

La boîte prendrait alors le caractère d’un mémorial dans lequel Alvise rend hommage à sa femme morte [3].


Un mode d’emploi symbolique (SCOOP !)

 

 

La structure même de l’objet confirme avec délicatesse cette intention :

  • en faisant glisser vers le haut Orphée bloqué devant le Styx (flèche rouge), apparait d’abord le vêtement noir d’Alvise, désolé devant la lagune ;
  • en faisant glisser vers le bas le cerf qui garde la tombe (flèche verte), apparait d’abord la demeure céleste, puis la partie spirituelle de la défunte ;
  • pour voir côte à côte les deux portraits, il faut démonter et retourner le couvercle : c’est seulement après sa propre mort qu’Alvise pourra regarder à nouveau sa femme en face ;
  • mais lorsque la boîte est fermée, les deux époux, visage contre visage, s’embrassent déjà dans l’obscurité.

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Sandro_botticelli,_giuditta_con_la_testa_di_oloferne,_1470_ca._Cincinnati Art MuseumJudith portant la tête d’Holopherne Sandro_botticelli,_composizione_araldica_con_cervi_e_scimmia,_1470_ca._02Paysage avec deux daims et deux singes

Sandro Botticelli, vers 1470, Cincinnati Art Museum

Comme aucun lien apparent ne relie le recto et le verso, on a fait récemment l’hypothèse que ce panneau biface constituait le couvercle d’un portrait féminin disparu, la scène  sacrée et la scène profane constituant deux allégories complémentaires destinées à une dame vertueuse ( [14] p 31).


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Le portrait de Simonetta Vespucci

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Piero_di_Cosimo_-_Portrait_de_femme_dit_de_Simonetta_Vespucci_-_Google_Art_Project Piero-di-Cosimo-Allegorie-de-la-Chastete-NGA

Portrait de Simonetta Vespucci, Musée Condé, Chantilly.

Allégorie de la Chasteté, National Gallery of Art

Piero di Cosimo, vers 1480

L’hypothèse que le très célèbre portrait de Chantilly ait pu avoir pour couvercle l’allégorie de Washington a été proposée en 1990 par Angelina Dülberg, vu la taille quasiment identique des deux panneaux. L’étude comparative la plus complète a été faite par Dennis Geronimus, qui se range à cette hypothèse [5].


Le portrait

Le portrait de Simonetta Vespucci a été largement étudié [6], et je ne vais rappeler que quelques points particuliers.

Il s’agit d’un portrait posthume, dans le genre très particulier des « portraits de fantaisie » qui visaient à mette en scène une beauté idéale, plutôt qu’une image ressemblante.

La coiffure complexe appelée vespaio (nid de guêpes), rappelle celle des jeunes mariées : il pourrait s’agir d’un jeu de mot avec le nom de son mari (Marco Vespucci était le cousin d’Amerigo l’explorateur). Elle reste néanmoins outrageusement sophistiquée, accessoire de théâtre et de séduction.

L’inscription « SIMONETTA IANUENSIS VESPUCCIA » (Simonetta Vespucci la Génoise) met au centre une référence à Janus, fondateur mythique de la ville, qui semble inviter à une lecture binaire :

  • dans le dos de Simonetta, sa vie passée (sol vert, arbre vert, nuage blanc),
  • devant elle son fatal destin (sol caillouteux, arbre sec, nuage noir, ville fortifiée inondée et en ruines).

Le possible couvercle

Sur un ilot rocheux, une femme ailée tient un cheval par une cordelette nouée autour de son encolure. On y reconnait habituellement la Tempérance, ou bien le Triomphe de la Chasteté sur la Luxure : il est vrai que la branche de genévrier qu’elle tient dans sa main gauche peut être un symbole de l’une, et le cheval de l’autre.


Genièvre ou if ?

Dennis Geronimus pense qu’il s’agit plutôt d’une branche d’if, dont les fruits sont un poison violent, notamment pour le bétail qui le broute ; il s’agirait d’un symbole funèbre, qui renvoie au serpent du portrait, enroulé autour du cou de Simonetta.


Maîtriser l’animal (SCOOP !)

Piero_di_Cosimo_-_Portrait_de_femme_dit_de_Simonetta_Vespucci_detail serpent
On considère souvent ce serpent comme une allusion à Cléopâtre, ou bien à l’ouroboros (symbole d’éternel retour). On aurait tout aussi bien pu convoquer le serpent d’Eve. Le point crucial, jamais commenté, est qu’il ne s’enroule pas autour du cou : à l’instar de Mercure faisant sinuer ses serpents autour de son caducée, Simonetta asservit  le sien à son collier doré, écailles contre maillons.



Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail licou
Là réside un lien possible entre le portrait et le couvercle, qui nous montre lui aussi un mince licou maîtrisant un animal dangereux…
Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail cheval
…en l’occurrence un étalon bien membré.


La sirène comme caricature (SCOOP !)

Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail genievre eau
La sirène à deux queues, en dessous, prend appui du bras gauche sur la berge, incapable d’aller plus loin. Par sa position ridicule entre les sabots et les pieds, cette chimère mi-poisson, mi-fille, barbotant avec sa chevelure mal tressée, apparaît comme une pâle imitation du couple que forment le cheval viril et la déesse à la coiffure impeccable : comme  l’autre  arbuste de l’ilot, à gauche, est complètement dépouillé, elle a dû  faire le tour de l’île pour tenter d’attraper ce que la divine lui a laissé, quelques brins tombés à terre.


Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail barques Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail genievre

La présence de barques et d’un bateau, proies habituelles des sirènes, confirme l’importance du thème pour la compréhension du panneau.


Une dimension humoristique (SCOOP !)

Sans le couvercle, nous ne pourrions pas saisir la dimension humoristique qui se cache dans le portrait. N’oublions pas que Piero, esprit facétieux, est l’auteur d’un Mars et Vénus qui caricature ouvertement celui de Botticelli (voir Le lapin et les volatiles 1). La réputation de Simonetta tenait à sa chasteté vantée par tous les admirateurs de sa beauté, chasteté que la culture pétrarquienne voyait moins comme un obstacle que comme un attrait supplémentaire.

Donc, très peu d’années après sa mort de Simonetta (en 1476), Piero détourne l’idole en la présentant, à l’inverse, comme une pin-up dénudée, cachée  soue une allégorie  ollé-ollé. Il y a  probablement une ambiguïté voulue entre le genièvre de la chasteté et l’if de l’intoxication :  nous avons vu  un calembour végétal de la même farine, entre le laurier-vertu et le laurier-poison,  dans le Portrait d’un allemand attribué à  Jacopo de Barbari (voir 1 Revers allégoriques).


Piero-di-Cosimo-Allegorie-de-la-Chastete-NGA Piero_di_Cosimo_-_Portrait_de_femme_dit_de_Simonetta_Vespucci_-_Google_Art_Project

D’une certaine manière, l’ilot fatal du couvercle prolonge la mer fatale du portrait : comme si Simonetta, depuis sa vie terrestre, contemplait l’existence qu’elle continue à mener dans l’Au-delà,  faisant valser les étalons comme elle  charmait les serpents, nouvelle femme fatale éclipsant les antiques sirènes.


Un V récurrent ?

Suiveur de Botticelli Femme de profil 1490 National Gallery Suiveur de Botticelli Figure allégorique 1490 National Gallery

Suiveur de Botticelli, vers 1490, National Gallery

La dompteuse de Piero semble répondre, en souriant, à l’allégorie de la National Gallery, où l’ange remontant au ciel évoque probablement le destin tragique de Simonetta (voir 1 Revers allégoriques). Les deux motifs très appuyés, le V des ailes et le S du Serpent, pourraient bien être un jeu graphique sur les initiales de l’icône :

le_mythe_bb

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raphael-.songe.du.chevalierLe songe du chevalier
Raphaël, 1504, National Gallery, Londres
Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_ProjectLes Trois Grâces
Raphaël, Musée Condé, Chantilly

Après avoir proposé qu’il s’agisse de pendants, les historiens d’art pensent désormais que le trio habillé servait de couvercle au trio nu [7]. Sur l’analyse des deux scènes, voir Les variantes habillé-déshabillé (version chaste)

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La_vecchia_di_GiorgioneLa Vieille, 1506, Giorgione, Offices, Florence

On sait par un inventaire de 1596 que ce portrait de la mère de Giorgione, qui a conservé son cadre original, avait pour couvercle « un homme avec une veste de fourrure noire » (Giorgione lui-même ?).

Il semble donc que le portrait disparu ait fonctionné selon le même principe de surprise horrifiée que le jeune homme de Dürer qui porte sur son revers la figure répulsive d’une vieille femme (voir 1 Revers allégoriques) : c’est ici en ouvrant le panneau (et non en le retournant) qu’apparaissait le visage hideux du futur, avec l’inscription « Col tempo » : « Avec le temps (tu deviendras comme moi »).


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Lotto : le portrait de Bernardo de Rossi

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Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice Portrait_of_Bishop_Bernardo_de Rossi National Museum of Capodimonte, Naples Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA reduit

Portrait de l’évêque Bernardo de Rossi, National Museum of Capodimonte, Naples (51,5 x 43,5 cm)

Allégorie de la Vertu et du Vice, National Gallery of Art, Washington (56,5 x 43,2 cm

Lorenzo Lotto, 1505

Voici un des rares exemples où l’on soit sûr que l’allégorie est bien le couvercle du portrait : les armoiries de Bernardo de Rossi (un lion dressé) figurent sur l’écu appuyé à l’arbre et sur la bague à la main droite du modèle. Le revers du couvercle donne les indications détaillées sur l’évêque [8] :

Bernardo Rossi
de Berceta, Comte papal
de Trévise, âgé de
36 ans, 10 mois, 5 jours
Peint par Lorenzo Lotto
1er juillet 1505

BERNARD. RVBEVS
BERCETI COM. PONT
TARVIS. NAT.
ANN. XXXVI. MENS. X.D.V.
LAVRENT.LOTVS P. CAL.
IVL. M.D.V.

On perçoit bien ici le côté utilitaire et auxiliaire du couvercle : protéger, décorer, donner des indications sur la personne, mais sans rivaliser avec le morceau de bravoure : le portrait, dans toute sa ressemblance et sa vie.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA reduit

L’allégorie ici n’est pas destinée à servir de portrait moral du prélat : c’est un hors d’oeuvre plaisant, plein de fantaisie et apparemment  facile à comprendre avec, alignés comme à l’exercice, à gauche la Vertu et à droite le Vice.


Côté Vertu

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vertus

Un enfant sage a pour compagnons d’étude deux livres, deux compas, deux instruments de géométrie (une équerre et un fil à plomb) et deux d’astronomie (un quadrant et un astrolabe). Et pour compagnons de loisir une flûte de Pan, une flûte droite, une trompe et une partition.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vertus ange

Il est accroupi sur un sol rocailleux, devant une haie épineuse. Mais au delà on découvre son avenir glorieux : équipé  de quatre paires d’ailes, courir sur le sentier raide qui monte, en bordure d’une côte tranquille, jusqu’à la lumière divine.


Côté Vice

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vices

Un satyre bandant regarde au fond d’une urne ce qui reste  (geste conventionnel de l’ivrogne, voir La cage hollandaise). Il a renversé une amphore de vin et une de lait, posé par terre des grappes de raisin. Un peu de lait reste dans la cuillère, un peu de vin dans la coupe.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail tempete

 

Il est assis sur une pelouse fleurie, devant trois arbres verdoyants qui ne barrent pas l’accès à la falaise (cachée) et à la côte rocheuse où, sous un ciel noir, un navire est en train de se fracasser.


<>Allegory 1530 ca anonyme venitien NGAAllégorie, Anonyme vénitien, vers 1530, NGA

Dans le même ordre d’idées, ce panneau postérieur oppose, à un enfant vertueux imité de Lotto, une femme vicieuse en compagnie de deux satyres, l’un aviné et l’autre libidineux.


L’arbre central (SCOOP !)

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice NGA detail arbre
L’écu de l’évêque est attaché à la base du tronc, calé par un petit caillou, du côté de la branche qui reverdit. Un autre écu de même forme, mais orné de la face effrayante de Méduse, est accroché plus haut, à la brisure.

S’il faut chercher dans le couvercle un portrait moral de l’évêque, c’est sans doute dans cet arbre, blessé mais renaissant : Rossi avait échappé de peu à un attentat en le 29 septembre 1503, moins de deux ans auparavant (d’où peut être l’insistance étrange sur son âge : 36 ans, 10 mois, 5 jours).


Des oppositions tranchées

De part et d’autre de l’arbre, d’autres éléments reprennent la dichotomie entre putto et satyre :

  • un voilier paisible figurait autrefois en regard du bateau qui sombre ;
  • les symboles de la Mesure (instruments des Sciences et de la Musique) s’opposent à ceux de l’Excès (vase vides ou renversés) ;
  • l’écu familial glorieux avec le Lion, côté lumière et à la base du tronc, s’oppose à l’écu fatal, tourné vers l’ombre, comme responsable de la brisure et du naufrage.


L’interprétation de Maria Ruvoldt

Bien sûr, tout le monde sait qu’il n’y a rien de plus vicieux qu’un satyre. Mais dans une allégorie supposément manichéenne, celui-ci ne fait pas horreur. De plus, penché sur l’urne, sa posture décalque exactement celle de l’enfant sage penché sur ses instruments. Dans son livre pénétrant [9], Maria Ruvoldt a bien senti le côté paradoxal et inhabituel de ce couvercle :

« Même si De Rossi est symboliquement du côté vertueux de la composition, le choix d’accorder au vice une place – et à fortiori la moitié – dans un revers ou dans un couvercle, constitue une dérive notable par rapport à la tradition. Une allégorie de la vertu et du vice est non seulement inhabituelle en tant que sujet pour un couvercle de portrait, mais semble trop simple, trop réductrice, pour exprimer la variété des intérêts de De Rossi… A Trévise, De Rossi cultivait une atmosphère de curiosité intellectuelle et d’inventivité, une ambiance qui semble plus complexe que celle que suppose la lecture traditionnelle du couvercle du portrait de Lotto. Au contraire, le cercle de De Rossi aurait pu être particulièrement enclin à voir la riche imagerie du couvercle comme un puzzle à déchiffrer, avec des permutations de sens variées, voire infinies, plutôt qu’une allégorie immédiatement compréhensible de la vertu et du vice. »


Au terme d’une longue analyse sur la signification de l’ivresse, elle conclut par une réhabilitation du satyre :

« Incarnant la pulsion irrationnelle, le satyre représente la nature véritable de l’inspiration. Décrit ici comme se livrant totalement aux effets du vin, il pourrait personnifier l’esprit qui s’abandonne à la frénésie divine. Le putto, de l’autre côté, est actif, utilisant ses instruments et son intellect, engagé dans un acte de création. La juxtaposition du satyre et du putto, nature et culture, pourrait illustrer une idée de progrès dans la recherche de la connaissance, la nécessité de passer d’un stade à l’autre, de l’inspiration à la créativité ».


L’aporie du bouclier transparent (SCOOP !)

Dans le mythe de Persée, son bouclier de bronze poli comme un miroir lui a été donné par Athéna afin qu’il puisse trancher la tête de Méduse sans affronter directement son regard pétrifiant. On pourrait donc l’interpréter aussi bien négativement (la Mort) que positivement (la Sagesse, la Prudence). Mais le fait extraordinaire qu’il soit ici en cristal en fait une aporie, puisque la transparence supprime justement toute protection contre le regard de Méduse.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vertus ange Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice NGA ecu 1

Les deux écus, de même forme,  fonctionnent comme les emblèmes opposés du putto et du satyre  :

  • le lion « rampant » évoque le putto grimpant, magnifié par ses ailes ;
  • l’écu incapable  de refléter renvoie à la  déception du satyre devant le vase vide, qui ne peut lui renvoyer son reflet.

Ainsi la moitié droite s’articule autour de deux images déceptives  :

  • il n’existe pas de bouclier contre la Mort,
  • l’ivresse ne permet pas de se connaître soi-même.

Mais la moitié gauche n’est pas si positive qu’il paraît :

  • les moignons noirs ne permettent pas au putto de décoller du sentier ;
  • le lion n’est pas moins ithyphallique que le satyre :

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail lion

Cette accumulation de paradoxes, qui  se découvrent progressivement lorsqu’on entre dans le détail du panneau, semble conçue pour déjouer  les lectures hâtives,  et proposer au spectateur un exercice d’interprétation.


Un satyre épicurien (SCOOP !)

La mienne invoquerait volontiers un des passages les plus célèbres du De natura rerum de Lucrèce (première édition imprimée à Venise en 1495) :

« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent… Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir… Au corps, nous voyons qu’il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maints délices. La nature n’en demande pas davantage… du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d’une eau courante, à l’ombre d’un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps, surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l’herbe verte des prairies« . Lucrèce, De Natura rerum, début du Livre II


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice NGA schema
Il se peut que ce soit par pure coïncidence, mais le texte de Lucrèce nous aide à voir non pas les deux, mais les quatre secteurs qui divisent la composition, ainsi que les mouvements au travers de leur frontières : de l’épreuve (bateau et branche fracassés) à la joie du corps, puis à celle de l’esprit, puis à l’ascension ailée vers les hauteurs, le tableau illustre un cycle évolutif. Faut-il y lire la biographie tumultueuse de l’évêque, du luxe au travail intellectuel, en passant par l’attentat, comme le pensent certains ( Giuseppe Liberali, Götz Pochat) ? Ou bien un programme d’évolution spirituelle à l’usage de tout honnête homme ?


Un évêque humaniste

Pour ce toute premier portrait de sa carrière, le jeune artiste de 25 ans a mis toute sa virtuosité au service de la figure d’autorité de son premier patron, homme de pouvoir, sourcilleux de ses prérogatives.

Mais le couvercle est d’une autre farine : en se faisant représenter sous forme d’un grand arbre cassé qui va bientôt repousser afin d’ombrager à nouveau les satyres, Rossi se montre sous son autre face : celle d’un protecteur des Arts, qui élèvent l’âme, et d’un amateur de la Sagesse antique, qui l’apaise.


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Lotto : l’allégorie de la Chasteté

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Lorenzo Lotto,Portrait de femme, vers 1502-1505, Dijon, musee des beaux-artsPortrait de femme, Musée des Beaux-Arts, Dijon (36 x 28 cm) Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National GalleryAllégorie de la Chasteté, National Gallery of Art, Washington (43 x 33 cm)

Lorenzo Lotto, 1502-1505


Une identification fragile

Pour cette seconde Allégorie de Lotto, nous sommes dans le royaume des hypothèses : que le panneau de Washington soit bien le couvercle du portrait de Dijon – le tout premier portrait féminin peint par Lotto ; et que la femme soit ou pas une parente de de Rossi.


Première option : allégorie pour une femme inconnue

Selon l’opinion la plus répandue, le portrait est celui d’une femme inconnue qui, séduite par celui de l’évêque avec son couvercle allégorique, en aurait commandé une variante personnelle [10] .



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery
Au premier plan, une satyresse regarde en souriant un satyre bandant qui lui tourne le dos, à moitié immergé et buvant à la régalade.

Au second plan, une femme assoupie est accoudée à un laurier tronqué, à côté d’un point d’eau ; un amour ailé, en suspension au dessus, déverse sur elle le contenu de son tablier : des pétales de fleurs.

Cette scène sans équivalent a reçu de nombreuses interprétations [11] :

  • Danaé (ou bien la rarissime nymphe Rodi) fécondée par la pluie d’or, traduite par une pluie de fleurs par association avec les florins de Florence (Morelli 1893, Berenson 1894, Eisler 1949, Shaplay 1968 ) ;
  • une femme endormie dont on nous montre le rêve : avoir une descendance (là encore à cause du laurier qui semble sortir d’elle (Cook, 1906) [12] ;
  • le choix entre le vice – le sexe, la boisson – et la vertu – le laurier de la chasteté, les pétales de l’amour divin (Conway 1928, Tervarent 1958-59) ;
  • une allégorie du Repos ( Gandolfo 1978, Arasse 1980, Gentili 1980 et 1981) ;
  • la Laure de Pétrarque (à cause du laurier sur son flanc, de l’homophonie entre l’Aurora et Laura ora, et de la pluie de fleurs, tous présents dans le Canzone 126), lequel cependant n’explique pas les deux satyres (Dal Pozzolo, 1992).

Un premier-plan ambigu

Pour un message moral, tout serait plus normal si c’était le satyre qui reluquait la femelle : l’inverse, à savoir la représentation franche du désir féminin, est inconcevable pour l’époque, d’autant plus s’il s’agit du couvercle d’un portrait féminin.

Une autre lecture du premier plan s’impose : la satyresse ne reluque pas le mâle, mais s’est cachée derrière un arbre pour lui échapper pendant qu’il se rafraîchit. Son sourire montre qu’il ne s’agit que d’un jeu temporaire : les satyres sont les satyres. Mais on pourrait baptiser cette scène : archéologie de la pudeur. Vue ainsi, la satyresse ne s’oppose pas à la femme moderne du second plan, mais la précède dans le temps : un peu comme dans l’allégorie de Bernardo, le satyre déçu par les Excès représente un stade antérieur à l’Enfant découvrant la Mesure.


Seconde option : un couvercle dont le portrait manque

Dal Pozzolo [11] propose que le portrait perdu ait été celui de l’humaniste Augurello.


Troisième option : un double portrait frère-soeur

Dans cette hypothèse, la femme représentée serait Giovanna Rossi, sœur de l’évêque et veuve Malaspina depuis au moins 1493 (l’absence de tous bijoux signalerait sa condition de veuve). Certains commentateurs supposent que le tableau a été commandé par son frère à l’occasion de sa mort, en octobre 1502, ce qui en ferait une sorte de prototype du portrait de Bernardo, en 1505. D’autres pensent, pour des raisons stylistiques, qu’il a été fait après le portrait de 1505, en souvenir de la défunte et comme une sorte de pendant. D’autres enfin qu’il a été fait avant 1502, et commandé à Lotto par Giovanna elle-même.



Lorenzo Lotto, Allegorie reconstitution 1
Le fait que le portrait féminin se place à gauche et soit de taille inférieure (environ de moitié) évite toute confusion avec un double portait conjugal (le mari étant toujours à gauche). Pourquoi pas, alors, un double portrait frère-soeur ?



Lorenzo Lotto, Allegorie reconstitution 2
Avec un nombre bien plus réduit d’éléments (la satyresse, la femme endormie, l’amour ailé, le satyre buveur), l’allégorie féminine en partage la moitié (les deux derniers) avec l’allégorie masculine.



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery comparaison arbres
De plus, la dormeuse est accoudée à un olivier coupé d’où sort une nouvelle branche, qui rappelle l’arbre central dans lequel nous avons reconnu une métaphore de la vie de Bernardo.

Enfin, la fausse piste de Danaé (la pluie de roses vertueuses imite et inverse facétieusement la pluie d’or fécondante) ressemble à celle de la lecture facile Vice/Vertus qui masque les subtilités de l’allégorie masculine.

Ces similitudes militent moins en faveur de la théorie du prototype que de la théorie de la conception simultanée, en 1505, donc comme mémorial à la soeur disparue.


Une scène crépusculaire (SCOOP !)

Tandis que dans l’allégorie de Bernardo, Lotto s’était attaché à montrer le contraste entre le beau et le mauvais temps, il s’est appliqué ici à transcrire une troisième ambiance lumineuse : le crépuscule (et non pas l’Aurore, comme on le dit dans l’hypothèse de Laure).

D’où ma proposition personnelle : celle que la jeune femme endormie soit Giovanna en jeune morte, vertueuse et regrettée, ensevelie sous les pétales. Et que l’arbre coupé sur lequel elle s’appuie représente, ici encore, son frère Bernardo, veillant sur son sommeil éternel.



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery schema
Schématiquement on retrouve les même quatre zones que dans l’allégorie masculine, avec la même idée d’évolution (de la satyresse à la jeune femme) et de communication entre le ciel et la terre (sauf qu’ici c’est l’au-delà qui descend saluer l’ici-bas).



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery comparaison droite
Enfin, la zone noire des fracas (la tempête) laisse ici place à un sous-bois paisible, sorte de Champs-Elysées où seules se promènent des âmes invisibles.

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Ghirlandaio Dame au voile vers 1510-1515 Florence OfficesDame au voile (la Monaca) Ghirlandaio Couvercle vers 1510 Florence OfficesCouvercle avec masque

Ghirlandaio, vers 1510-1515, Offices, Florence

La dame est installée dans une loggia montrant par la fenêtre de gauche l’hôpital San Paolo, et par celle de droite une vue vers les remparts, ce qui respecte à peu près la topographie florentine mais ne correspond pas à un panorama continu [13].

Sur le couvercle supposé du portrait est inscrite la devise :

A chacun son propre masque,

Senèque, De Beneficiis II,17

SUA CUIQUE PERSONA

Au dessus, deux dauphins encadrent une urne enflammée et un bucrâne, en dessous deux griffons entourent un masque vu de face, chacun posant une patte sur un autre petit masque vu de profil. Tous ces symboles peuvent être recrutés comme éléments de l’imagerie funéraire, y compris le masque ( [14], p 123). Mais les masques mortuaires, déjà utilisés par les Romains (imago) avaient pour fonction de conserver les traits de défunt, alors qu’ici le masque a la fonction inverse : gommer toute ressemblance. Cette interprétation funéraire est donc largement forcée.

On a beaucoup glosé sur le rapport entre le masque et le portrait, impliquant que celui-ci constitue lui-aussi une forme de masque : et sur l’effet de révélation que devait produire le glissement du couvercle, substituant à la grisaille les couleurs vivantes du portrait.


Un masque peut en montrer un autre (SCOOP !)

Ghirlandaio Couvercle vers 1510 Florence Offices modifie Ghirlandaio Dame au voile vers 1510-1515 Florence Offices

Mis à part la symétrie autour de l’axe vertical, il n’y a pas grand rapport entre le contenant et le contenu : si l’idée avait été de superposer le masque au visage, rien n’empêchait de positionner l’inscription en bas et le masque en haut.


 

Ghirlandaio Couvercle vers 1510 Florence Offices Ghirlandaio Dame au voile vers 1510-1515 Florence Offices

La disposition retenue implique que la devise, superposée à la bouche de la femme, est l’opinion qu’elle exprime ; et que le masque est, superposé au livre, un objet qui lui appartient : ce pourquoi, échappant au fond en grisaille, il est rendu en couleurs naturelles, vue en trompe-l’oeil d’un objet réel, et non élément du décor sculpté, auquel il est d’ailleurs accroché par deux liens. Et c’est pour bien nous faire saisir la différence qu’ont été ajoutés les deux masques sculptés sous la patte des griffons, purement décoratifs quant à eux.

Même si la devise peut en évoquer une autre « SVA CVIQVE MIHI MEA », « A eux la leur, à moi la mienne », la mention explicite du mot « Persona » ( au sens propre le masque de théâtre, au sens figuré le rôle) attire l’attention sur le masque en tant qu’objet, et nous mène à une interprétation plus subtile que la première qui vient à l’esprit. Plutôt qu’à une banale métaphysique du masque, du visage et de la personnalité, l’inscription nous invite à un jeu purement pictural : distinguer le sujet, l’objet et le décor.


« A chacun son masque » est à prendre au sens littéral, comme une devinette énoncée par la dame : « Moi, j’ai le mien, que j’ai posé à l’extérieur ; et toi, mon portrait, tu as le tien : ton propre couvercle. » Ainsi le masque ôté est une invitation à ôter le couvercle.


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Pontormo Portrait of a Halberdier (Francesco Guardi) 1528-30 Getty Museum Bronzino galatea-and-pygmalion Offices Florence

Portrait d’un Hallebardier (Francesco Guardi pendant le siège de Florence) Pontormo, 1528-30, Getty Museum, Malibu

Pygmalion et Galatée , Bronzino, 1528-30, Offices, Florence

Bien que le tableau de Bronzino soit légèrement plus petit que celui de son maître Pontormo, la plupart des érudits s’accordent maintenant à les apparier, y reconnaissant un portrait à couvercle décrit par Vasari. Pour toute l’histoire de cette passionnante controverse, voir le livre exhaustif que Elizabeth Cropper lui a consacrée [15].

Un des arguments en faveur de cette identification est que, tout comme Ginevra de Benci devant un genièvre (voir 1 Revers allégoriques), le jeune homme a été peint dans une posture parlante : en gardien (Guardi ) devant les remparts.


Bronzino galatea-and-pygmalion Offices Florence detail Hercule AnteeMédaillon de béret, avec Hercule soulevant Antée. Bronzino galatea-and-pygmalion Offices Florence detail Venus MarsAutel de sacrifice avec Vénus et Mars

Les deux oeuvres se répondent via un « tableau dans le tableau » à sujet mythologique, comme l’a expliqué magistralement Elizabeth Cropper :

« Aux XVIe et XVIIe siècles, l’histoire de Pygmalion est indissociable du thème de la virtuosité artistique et de la concurrence entre les arts… l y a tout lieu de supposer que Bronzino, en choisissant Pygmalion et Galathée comme sujet du couvercle, commentait le rendu magistral de la vie et la perfection idéale du Hallebardier de Pontormo. Le thème de l’artiste sacrifiant à Vénus (ou la Beauté), laquelle a pacifié Mars (ou la Guerre), renforce ce lien… Dans le bas-relief de l’autel peint par Bronzino, Vénus est représentée dans les bras de Mars, ce qui ne se trouve pas chez Ovide. Dans la célèbre invocation d’ouverture du De Rerum Natura, le poète Lucrèce prie pour que Vénus vainque Mars afin que Rome puisse jouir de la paix et les arts prospérer. Que Bronzino ait ajouté Mars sur l’autel de Vénus indique que le sacrifice de Pygmalion est offert pour obtenir la fin de la guerre, il ne prie pas seulement Vénus, mais aussi pour la paix.

Il y a une ironie profonde dans cette invention de Bronzino, car Vénus est représentée tenant la pomme de la discorde <celle qui a mené à la Guerre de Troie>… L’autel élevé par Pygmalion porte la dédicace REV VI VENVS (hélas, Vénus a gagné), qui combine curieusement l’épigraphie des inscriptions romaines et la poésie lyrique, comme l’indique le mot « hélas » . Le paradoxe amusant de consacrer un autel à Vénus à la fois en tant que cause de la Guerre et en tant que déesse de la Paix suggère que la source de la Guerre est l’Amour et le désir de Beauté.

Dans le même temps, cette invention par Bronzino de l’autel avec Vénus enlaçant Mars s’oppose directement à l’image d’Hercule combattant Antée sur le médaillon de Francesco Guardi. La beauté de Vénus illustre la cause et les effets des arts de la paix, qui remplacent désormais les combats tragiques du siège et de la guerre civile. «  [15], p 97-98



Dans les Flandres

Memling 1470-80 Allégorie de la Chasteté Musee Jacquemart André
Allégorie de la Chasteté
Memling, 1479-80, Musée Jacquemart André, Paris

La troupe près de la ville, au fond à gauche, va-t-elle remonter la rivière jusqu’à la source pure, gardée par un couple de lions, dans laquelle on devine rubis, perles et branches de corail, tandis qu’une sorte de nymphe nordique surgit, toute vêtue, en haut d’un rocher d’améthyste ? Le fait que de nombreux éléments du paysage sont empruntés à d’autres oeuvres de Memling suggère que l’oeuvre a été lourdement restaurée au XIXème siècle [16], ce qui rend suspecte toute interprétation d’ensemble.

On a fait l’hypothèse que le panneau aurait pu constituer le couvercle allégorique d’un portrait féminin disparu.


Sainte Barbe échappe à son père en traversant un rocher Maître de la Légende de sainte Barbe, 1470-90 Bruxelles, Musées Royaux des Beaux Arts Bruxelles
Sainte Barbe échappe à son père en traversant une montagne
Maître de la Légende de sainte Barbe, 1470-90, Musées Royaux des Beaux Arts Bruxelles

Surgissant de sa « tour » de cristal comme Saint Barbe de sa montagne, l’allégorie aurait pu servir à vanter la pureté d’une jeune femme prénommée Barbara ([14], p 92)

Sur deux autres panneaux allégoriques de la même période, attribués eux-aussi à Memling, voir 6 La dame, le singe et les deux chevaux et 5 Le Polyptyque de Strasbourg .



En Allemagne

Moins sophistiqués que les couvercles italiens, les couvercles germaniques n’ont pas pour ambition de proposer une devinette allégorique : la figure abstraite du portraituré se réduit le plus souvent à ses armoiries.

 

Hieronymus II. Haller zu Kalchreuth Bernhard Strigel 1503 Alte Pinakothek MünchenPortrait de Jérôme II Haller zu Kalchreuth
Alte Pinakothek, Münich
Hieronymus II. Haller zu Kalchreuth Schiebedeckel für das Porträt , 1503 GERMANISCHEN NATIONALMUSEUMSCouvercle coulissant
Germanisches National Museum, Nuremberg

Bernhard Strigel, 1503

Le blason principal est celui de Hieronymus Haller, patricien de Nuremberg, surmonté par un casque, une couronne et une figurine de femme à la peau rouge . Le petit blason en bas à droite est celui de son épouse Katharina Wolf von Wolfsthal [17]. Le couvercle, qui coulissait vers le bas, porte à l’arrière une poignée.

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Martin Kaldenbach Jakob Stralenberger, 1506 Städel Museum, Frankfurt am Main 40.8 × 28.1 cmStädel Museum, Frankfurt am Main (40.8 × 28.1 cm) Martin Kaldenbach Sliding Cover with Stralenberg Coat of Arms, 1506. 28.6 × 27.7 × 0.7 Historisches Museum, Frankfurt am MainHistorisches Museum, Frankfurt am Main (28.6 × 27.7 cm)

Portrait et armories de Jakob Stralenberger, Martin Kaldenbach, 1506

Le couvercle coulissant, recoupé, est conservé dans un autre musée de Francfort.

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Portrait de Lazarus I. Holzschuher gravure de Johann Alexander BonerPortrait de Lazarus Holzschuher, gravure de Johann Alexander Boner Portrait de Lazarus I. HolzschuherAtelier de Jakob Elsner, 1497 Nuremberg couvercleCouvercle coulissant (Jakob Elsner ou atelier), 1497,Germanisches National Museum, Nuremberg

Le portrait a été perdu, mais une gravure du XVIIème ou XVIIème siècle nous en donne un aperçu.

Sur le couvercle, un homme sauvage présente le blason des familles Holzschuher – une chaussure en bois, arme parlante – et Bühl : un griffon. Le mariage entre Lazarus et Katharina avait eut lieu l’année précedente, en 1496. Trois oiseaux sont cachés dans les volutes végétales ; un chardonneret, un bouvreuil et un troglodyte.

Comme le remarque Judith Hentschel, l’homme sauvage, dans ce contexte nuptial, n’a pas uniquement une fonction décorative :

« La force et la puissance de l’homme sauvage – soulignées par son pagne rouge ostensiblement déployé – témoignent également de la fécondité sexuelle espérée. Tandis que les pampres font du désert un espace de vie , les oiseaux de compagnie qui s’y nichent suggèrent l’apprivoisement de l’homme sauvage au service de l’amour, et le bouvreuil et le chardonneret, dans ce contexte profane, sont peut être à comprendre comme la Vertu et l’Affection attendues d’un mariage harmonieux. » [18]


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Durer, Albrecht Portraut de Hieronymus Holzschuher, 1526 Gemaeldegalerie - Staatliche Museen zu Berlin bisPortrait de Hieronymus Holzschuher
Dürer, 1526 Gemäldegalerie, Berlin

Le dispositif actuel, toujours fonctionnel, n’est pas celui d’orgine : des traces d’abrasion montrent qu’originellement le couvercle glissait vers le bas (Beate Fücker).


Durer, Albrecht Portrait de Hieronymus Holzschuher, 1526 Gemaeldegalerie - Staatliche Museen zu Berlin Durer Wappen der Familien Holzschuher und Münzer

Le couvercle porte, entourées par une couronne de laurier, les armoiries d’alliance des familles Holzschuher et Müntzer : pour cette dernière, le serpent d’Esculape fait allusion au métier du père de Dorothea, l’humaniste et médecin Hyeronymus Münzer, tandis que la colonne se réfère aux « piliers d’Hercule » (Gibraltar) et à son intérêt pour la géographie.

Pour son ami Hieronymus Holzschuher (le frère de Lazarus) , Dürer a repris la même figure sommitale, un maure, que sur les propres armoiries d’alliance de ses parents, en 1490 (voir 6.2 Devinettes acrobatiques), moins les ailes d’aigle qui faisaient partie des armoiries de sa mère.


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ortrat-Hans-Froschauers-in-einem-Holztafelchen-mit-SchiebedeckelPortrait de Hans Froschauer dans une petite boîte avec couvercle coulissant , 1526 Landesmuseum Württemberg, Stuttgart

A part son âge, 29 ans, on ne sait rien sur ce Hans Froschauer. Cette petite boîte à portrait ( 7,3 X 6,3 cm) est sans équivalent connu [19].

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Bildnis des Wolfgang Ronner Wofgang Ronner par Hans Maler 1529 Schiebedeckel Alte Pinakothek Munchen

Portrait de Wofgand Ronner
Hans Maler, 1529, Alte Pinakothek, Münich

Wolfgang Ronner était représentant de commerce pour la famille Fugger d’Augsbourg. La lettre est adressée à « Ronner/ZwHannd(en)/Swats“, Swatz étant la ville du Tyrol où il était en poste.

Ses armoiries (une fleur de lys sur un croissant de lune) figurent en miniature sur sa chevalière, et en grand sur le couvercle, dans un disque circulaire peint en trompe l’oeil comme un objet précieux accroché au mur.

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Lucas-Cranach-d.-J.-Allegorie-der-Tugend-Tugendberg 1548 Lindenholz. Kunsthistorisches MuseumLe Mont de la Vertu
Lucas-Cranach le Jeune, 1548, Kunsthistorisches Museum, Lindenholz

Ce panneau n’est pas sans rappeler, une cinquantaine d’années plus tard, l’Allégorie de la Chasteté de Memling. On suspecte qu’elle a pu elle-aussi servir de couvercle à un portrait, coulissant ou à charnières ([14], p 172).

Cependant la signification est pratiquement opposée : la Vertu n’est pas inexpugnable, mais accessible en passant par la porte marquée DURATE (Persévérez) et par la fissure dangereuse. Hercule, en bas, relayé par la Vertu en haut, désignent du doigt la récompsne à atteindre : une couronne de lauriers et un collier d’or accrochées à un palmier, avec la banderole DEO ET VIRTUTE (DUCE) : (Mené) par Dieu et par la Vertu. [14], p 172).

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Portrait de dame Ludger Tom Ring vers 1560 Suermondt-Ludwig Museum, Aachen
Portrait de dame
Ludger Tom Ring, vers 1560, Suermondt-Ludwig Museum, Aachen

Le couvercle porte un éloge de l’amitié, citation de Jesus Sirach (6, 14-15) :

Un ami fidèle est un rempart solide, celui qui en possède un possède un grand trésor, et n’a rien à payer, ni avec de l’or ni avec des biens

Ein trewer Freund ist ein starcker Schutz, wer den hat, der hat einen grosen Schaz und ist mit keinem geldt noch gut zu bezahlen


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Bürgermeister Johann Wolfgang Peilicke und Auferstehung Christi Hieronymus Lotter d. J. und Johann de Perre 1579-80

Johann Wolfgang Peilicke, par Hieronymus Lotter le Jeune, 1579-80,
Couvercle avec la Résurrection, par Johann de Perre, vers 1596
Stadtgeschichtliches Museum, Leipzig

Le portrait, réalisé à l’occasion de la réélection de Peilicke comme bourgmestre de Leipzig, en 1580, le montre dans son habit officiel, doublé d’une coûteuse fourrure de martre.


Un luthérien convaincu

Le cadre et le couvercle, commandés par ses descendants après sa mort en 1596, sont un intéressant témoignage religieux.

Sur le côté gauche du cadre, le serpent d’airain et l’épée font référence à l’Ancien Testament, l’ère sous la Loi ; en face, le Christ en croix et le lys font référence au Nouveau, l’ère sous la Grâce.

Sur la peinture du couvercle, le tombeau de la Résurrection est fermé. Or une querelle théologique avait agité en 1593 le Protestantisme, particulièrement à Leipzig, quant à la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Luther, qui était pour, avait pris comme argument, en 1528, le fait que Jésus avait traversé le couvercle de son tombeau [20] ; mais les calvinistes, qui étaient contre, préféraient représenter le tombeau ouvert.

Le couvercle fermé du tombeau affirme la prise de parti du maire en faveur du luthérianisme .


Un couvercle autoréférent (SCOOP !)

Mais, couvercle peint sur un autre couvercle, il exprime aussi l’espérance que le bourgmestre, à l’instar du Christ, puisse sortir vivant de son propre portrait. Et nous fait saisir une métaphore oubliée depuis qu’on ne les couvre plus : celle des portraits comme tombeaux.



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Références :
[2] Alison Manges Nogueira « Concealing portraits in Renaissance Venice: Jacometto’s painted box », The Burlington Magazine, vol. 166, February 2024, pp. 126-139 https://www.academia.edu/114322226/_Concealing_Portraits_in_Renaissance_Venice_Jacometto_s_Painted_Box_The_Burlington_Magazine_vol_166_February_2024_pp_126_139
[3] On ne connaît rien de Daria Querini, pas même la date de sa mort. Alison Manges Nogueira propose à l’appui de sa thèse que les lettres AI/EI pourraient être lues non comme les initiales, mais comme les dernières lettres des nom des deux époux. Pourquoi pas ? Un argument plus contestable est qu’un cerf avec un collier couché sur le vert gazon est cité dans les Métamorphoses, quelques lignes après la passage concernant Charon et Orphée. Après vérification, l’animal décrit par Ovide court librement, possède de grandes cornes et un collier d’or, et surtout se rattache à une tout autre histoire, celle de Cyparissus.
[5] Dennis Geronimus, Piero Di Cosimo: Visions Beautiful and Strange, 2008
[7] Roger Jones; Nicholas Penny, « Raphael », 1987, Yale University Press, p. 8
[9] Maria Ruvoldt, « The Italian Renaissance Imagery of Inspiration: Metaphors of Sex, Sleep, and Dream », 2004, p 44 et suivantes
[10] David Alan Brown, Sylvia Ferino Pagden, Jaynie Anderson, « Bellini, Giorgione, Titian, and the Renaissance of Venetian Painting »,  Kunsthistorisches Museum (Vienne), National Gallery of Art (U.S.), Kunsthistorisches Museum (Wenen), Yale University Press, 2006
[11] Enrico Maria Dal Pozzolo « Laura tra Polia e Berenice » di Lorenzo Lotto, Artibus et Historiae, Vol. 13, No. 25 (1992), pp. 103-127 https://www.jstor.org/stable/1483459
[12] Dans la peinture vénitienne, c’est souvent l’oranger qui symbolise la fertilité (voir 1 Revers allégoriques);
[14] Alison Manges Nogueira « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance », 2024
[15] Elizabeth Cropper,  » Pontormo: Portrait of a Halberdier », Getty Publications, 1997 http://d2aohiyo3d3idm.cloudfront.net/publications/virtuallibrary/0892363665.pdf
[16] Didier Martens, En marge de l’exposition exposition Amour au Louvre Lens : la Chasteté de Hans Memling, document-historique de la fin du Moyen-Age ? https://koregos.org/fr/didier-martens-marge-exposition-amour-louvre-lens-chastete-hans-memling-document-historique-fin-du-moyen-age/
[18] Judith Hentschel, « Porträtdeckel mit wildem Mann », Heidelberger OJS-Journals, Kulturgut, 2018 II Quartal, Heidelberg lUniversität, https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/kulturgut/article/download/45880/39262
[20] Luther, Confession de 1528, XXX, 207. Voir un résumé dans  Muhammad Wolfgang G. A. Schmidt « And on this Rock I Will Build My Church“. A New Edition of Schaff’s „History of the Reformation 1517-1648 » https://books.google.fr/books?id=SKwyDwAAQBAJ&pg=PA250

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