Le mouvement tournant chez Gauguin et Van Gogh
Ces deux oeuvres sont suffisamment prolifiques pour qu’on puisse détecter plusieurs cas de mouvement tournant, et suffisamment étudiées pour qu’on puisse les comprendre en profondeur. De plus, pendant la période arlésienne, le frottement entre les deux artistes a produit quelques exemples passablement intrigants : l’analyse dynamique leur donne un éclairage nouveau.
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Gauguin avant Arles
Une vue impressionniste
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La route de Pontoise à Osny, Pissaro, 1883, collection particulière |
Temps orageux à Osny, Gauguin, 11 mars 1883, Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague |
Fin 1882, Pissaro s’installe à Osny, où son élève Gauguin lui rend visite plusieurs fois, reprenant les mêmes motifs. Pissaro a peint cette rue montante en hiver, comme en témoigne l’arbre décharné. Gauguin s’est placé au même endroit un jour de neige, ce qui permet de dater son tableau du 15 mars [1].
Un paysage retravaillé
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Chemin montant à Osny, Musée des Beaux Arts, Valenciennes |
La Grande Rue à Osny, collection particulière |
Pissaro, 1883
Ces deux vues sont prise du même endroit, à l’embranchement entre un sentier qui monte (aujourd’hui rue Jean Larosa) et la Grande Rue (aujourd’hui rue Aristide Briand), qui descend vers le village et l’église. Dans chaque toile, une femme vue de dos croise un homme qui va dans l’autre sens. La position des ombres montre que la première vue est prise le soir, et l’autre le matin. Ainsi les deux toiles pourraient composer une petite histoire : la femme descend au village le matin et remonte chez elle le soir.
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L’entrée d’Osny par temps d’orage, Gauguin, 1883, collection particulière |
L’Entrée d’Osny, carte postale vers 1900. |
Gauguin a fusionné les deux points de vue et supprimé le clocher, de sorte que le croisement des deux routes apparaît comme un tournant qui réplique, sur terre, le tourbillon des nuages autour du pivot de l’arbre mort. La silhouette funèbre de la passante fixe le couple qui, accroupi au pied de l’arbre, échappe à ce vaste mouvement circulaire.
Ce tableau marque donc une première élaboration symbolique, qui s’écarte de l’esthétique purement impressionniste de Pissaro.
Un paysage symbolique (SCOOP !)

Bretonnes au tournant d’une route
Gauguin, avril-mai 1888, Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague
Cinq ans plus tard, Gauguin reproduit dans la région de Pont-Aven [2] le même dispositif d’un faux-tournant qui est en fait un embranchement entre deux voies en pente. Ici le mouvement circulaire laisse place à un glissement général, qui entraîne la vache à travers le talus et le chien à travers la chaussée.
A moitié en hors champ et mises à plat dans un même contour – procédé purement japonisant – les deux bretonnes, l’une blonde et l’autre brune, contrarient à la fois l’effet de profondeur généré par le tournant et le mouvement des deux animaux vers le bas. L’inconfort qui résulte de ces contradictions visuelles tient aussi à une signification symbolique subliminale, puisque nous sommes placés au croisement entre un chemin rocailleux qui monte vers une porte étroite, côté maîtresses, et un chemin carrossable qui descend vers le village, coté bétail.

Ainsi la composition retrouve discrètement à la vieille formule du paysage moralisé, qui oppose la voie difficile de la vertu à la voie facile du vice. Mais ici, le choix d’Hercule entre les deux chemins (bivium) est remplacé par ce dédoublement des bretonnes en coiffe blanche, déportées du centre vers la marge, et qui jettent un dernier regard vers la pente tout en se dirigeant vers la montée.
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Van Gogh avant Arles
Ponts sur la Seine à Asnières (F301)
Van Gogh, été 1887, Sammlung Bührle, Zürich
Van Gogh a retravaillé légèrement la vue plongeante, de façon à ce que le pont routier s’inscrive sous le pont ferroviaire (voir 4 Des ponts d’Asnières au pont de Clichy ). Mais ce nous intéresse ici est l’opposition entre le mouvement rectiligne rapide du train, et le mouvement circulaire lent de la promeneuse. Tandis que la mécanique noire est emportée vers l’autre rive, la femme en rose reste du côté des vivants, sur la rive du peintre. Au panache de fumée funèbre s’oppose l’ombrelle rouge, telle un coeur porté en étendard.
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Le séjour à Arles
Autour de la Roubine du Roi (Van Gogh puis Gauguin)
Un dessin réaliste
Vue de La Roubine du Roi avec des lavandières (F1473),
Van Gogh, mai 1888, Staatliche Graphische Sammlung, Munich
Trois mois après son arrivée en Arles, Van Gogh transpose dans ce paysage arlésien le même type d’opposition dynamique que dans Ponts sur la Seine à Asnières :
- sur le pont rectiligne, une silhouette unique se déplace vers la porte de l‘usine à gaz qui fume ;
- sur la rive curviligne, six lavandières agenouillées s’échelonnent, conduisant le regard jusqu’au clocher.
Un paysage recomposé
Le canal de La Roubine du Roi avec des lavandières (F427),
Van Gogh, entre le 16 juin et le 7 juillet, collection particulière
« Te rappelles tu dans les petits dessins un pont de bois avec lavoir – une vue de ville dans le fond. Je viens de peindre ce motif-là en grand format. Je dois te prévenir que tout le monde pensera que je travaille trop vite. N’en crois pas un mot… Si Gauguin ne viendrait pas travailler avec moi alors je n’ai d’autre ressource pour contrebalancer mes dépenses que mon travail. » Lettre à Théo, vers le lundi 25 Juin 1888
Pour le tableau, Van Gogh retravaille radicalement la composition :
- décalé vers le bas, le cadrage égalise en hauteur la cheminée (qui ne fume plus) et le clocher ;
- devenu courbe, le pont ne s’oppose plus aux rives ;
- il y a des lavandières sur les deux bords ;
- sur le chemin qui tourne, des femmes et des enfants rentrent en ville.
Tout caractère binaire a été gommé, au profit d’une grande harmonie curviligne, orchestrée par le soleil couchant.
Barrage sur la rivière Otonashi à Oji (La Grande Cascade), Utagawa Hiroshige II
Le thème de la rivière, la vue plongeante, les formes curvilignes et les larges aplats de couleur trahissent l’influence sur Van Gogh des estampes japonaise : il a notamment reproduit celle-ci en arrière-plan d’un de ses portraits du Père Tanguy (1887, Musée Rodin [3]).
Un mois après son arrivée à Arles, Van Gogh exprimait ainsi sa japonmania :
« Je veux commencer par te dire que le pays me parait aussi beau que le Japon pour la limpidité de l’atmosphère et les effets de couleur gaie. Les eaux font des taches d’un bel éméraude et d’un riche bleu dans les paysages ainsi que nous le voyons dans les crepons. Des couchers de soleil orangé pâle faisant paraître bleu les terrains – des soleils jaunes splendides ». Lettre à Emile Bernard. Arles, Dimanche 18 Mars 1888
Et le 5 juin, il exprimait le même enthousiasme à Théo :
Voyons, on aime la peinture Japonaise, on en a subi l’influence – tous les impressionistes ont ca en commun – et on n’irait pas au Japon c. à d. ce qui est l’equivalent du Japon, le midi.– Je crois donc qu’encore après tout l’avenir de l’art nouveau est dans le midi.
On peut donc considérer qu’à cette période, le mouvement tournant est devenu, pour Van Gogh, non plus un ingrédient symbolique, mais un marqueur japonisant.
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Le canal de La Roubine du Roi avec des lavandières (F427), mai 1888 |
La vigne rouge (F495), début novembre 1888, Musée Pouchkine |
Un peu après l’arrivée de Gauguin à Arles ( le 23 octobre), Van Gogh retourne comme un gant, pour sa Vigne rouge, la composition de la Roubine, comme si les lavandières agenouillées s’étaient transformées en vendangeuses courbées, le canal s’était bombé en talus, et le quai creusé en une route en contrebas, depuis laquelle on voit une femme monter. C’est peut être pour conforter ce parallèle que Van Gogh a donné à la route l’allure d’un canal miroitant.
Bien que le format paysage réduise la vue plongeante, la composition d’ensemble est bien la même, avec cette grande courbe qui conduit l’oeil vers le soleil couchant.
La Roubine vue par Gauguin
Lavandières à la Roubine du Roi
Gauguin, fin novembre 1888, MoMA
Un mois après la Roubine de Van Gogh, Gauguin en prend le contrepied – ou le contrepoint- en revenant au même emplacement, mais de l’autre côté du canal.
La rive curviligne, déserte, domine les quatre lavandières agenouillées : les arbres fins et droits sont comme les divinités auxquelles elles rendent un culte. Dans le coin inférieur gauche, deux visages tronqués constituent comme le moyeu de cette roue laborieuse. Elles introduisent un élément d’énigme, de bizarre, caractéristique des oeuvres de Gauguin à cette époque [4]. Au dessus d’elles, une femme, emportant son linge propre, tourne le dos au fossé.
Tout au contraire de Van Gogh, la rive courbe ne représente pas pour Gauguin un dispositif d’échappement, mais d’écrasement.
Un tournant mystérieux (SCOOP !)
Paysage à Arles
Gauguin, 1888, MOMA
Ce paysage a été peint à une date et en un lieu indéterminés : mais les deux chemins courbes séparés par une ligne verte, ainsi que les Alpilles au loin, sont compatibles avec une vue du même tournant de la Roubine depuis la même rive, mais où le canal laborieux aurait été escamoté.
L’escamotage du lavoir en contrebas suggère une explication festive : nous pourrions être un beau dimanche d’automne, la petit fille saute à la corde surveillée de loin par sa mère, un chien dort en plein milieu de la route, à côté de son maître étendu dans le bas-côté.

Si le tournant est bien celui de la Roubine, l’ombre longue du chien (qui a fait couler beaucoup d’encre [5]) sert à indiquer la fin de l’après-midi : d’une certaine manière, cette ombre dominicale rend hommage, tout en l’inversant, au soleil couchant de Van Gogh au soir d’un jour de semaine.
La nuit étoilée sur le Rhône (Van Gogh)
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Le Rhône avec des bateaux et un pont (F1472), Van Gogh, avril 1888, Staatliche Graphische Sammlung Munich |
Vue vers le Sud depuis le Chemin des Segonnaux |
Au printemps, Van Gogh s’était intéressé à un autre tournant plus imposant, en représentant de manière réaliste le Rhône et les deux manières de le traverser : par le pont qui relie Arles au faubourg de Trinquetaille, ou en barque.
Nuit étoilée sur le Rhône (F474)
Van Gogh, septembre 1888, Musée d’Orsay
A la fin de l’été, il se replace au même endroit pour peindre cette célèbre toile.
« Le temps ici reste beau et si c’était toujours comme cela ce serait mieux que le paradis des peintres, ce serait du Japon en plein. Que je pense à toi et à Gauguin et à Bernard, à tout moment et partout. Tellement c’est beau et tellement je voudrais y voir tout le monde. Ci inclus petit croquis d’une toile de 30 carrée – enfin le ciel étoilé peint la nuit même, sous un bec de gaz. Le ciel est bleu vert, l’eau est bleu de roi, les terrains sont mauves. La ville est bleue et violette. le gaz est jaune et ses reflets sont or roux et descendent jusqu’au bronze vert. Sur le champ bleu vert du ciel la Grande Ourse a un scintillement vert et rose dont la paleur discrète contraste avec l’or brutal du gaz. Deux figurines colorées d’amoureux à l’avant plan ». Lettre à Théo, 29 Septembre 1888
On peut se demander si ce tournant du Rhône ne constitue pas, dans l’esprit du peintre, une sorte de pendant majestueux de celui de la Roubine, les réverbères éclairant la nuit grâce à aux fumées de l’usine à gaz le jour.

Lettre à Eugène Boch. Arles, Mardi 2 Octobre 1888.
Le croquis qui accompagne cette autre lettre rend évident un détail peu lisible sur la toile : les deux amoureux qui se donnent le bras sont exactement à l’aplomb du pont.
Une anomalie astronomique
Ciel à Arles le 29 septembre à 12h
Comme plusieurs commentateurs l’on remarqué [6], les sept étoiles de la Grande Ourse et les trois étoiles à sa droite sont correctement représentées, mais à condition de regarder à l’envers, vers le Nord : dans la direction du tableau, c’est en plein midi qu’elles apparaîtraient ainsi.
Une explication simple (SCOOP !)

Il faut comprendre que le tableau répond à une intention symbolique à la fois ambitieuse et naïve :
- le ciel que Van Gogh nous montre est celui que voient les amoureux ;
- cinq des étoiles de la Grande Ourse désignent le pont (flèche jaune)…
- qui dans l’ombre unit les deux rives comme leurs bras les unissent (flèche bleu) ;
- les reflets des réverbères fusionnent avec ceux des étoiles (lignes jaunes).
Ainsi la composition affirme qu’un même lien d’Amour unit la gauche à la droite, et le haut au bas.
Les Alyscans (Gauguin) (SCOOP !)
Quelques jours à peine après l’arrivée de Gauguin, le 23 octobre les deux peintres s’étaient rendu au pittoresque cimetière des Alyscamps, pour peindre sur le motif. Fidèle à sa technique des séries, Van Gogh avait réalisé deux pendants ; Gauguin s’était limité à deux vues de l’église Saint Honorat , l’une de loin, l’autre de près (voir Les pendants de Van Gogh (1/2)).
Les Alyscamps, Gauguin, 28 au 31 octobre 1888, Musée d’Orsay
Pour la vue de loin, Gauguin monte sur le talus. Plus que l’église, c’est l’originalité de ce canal suspendu qui suscite son intérêt. Il épure tous les éléments en contrebas : à gauche les ateliers du chemin de fer (évoqués seulement par une traînée de fumée blanche) ; et à droite les alignements de sarcophages qui attirent les touristes. Mais il retient deux éléments topographiques précis : le tournant du canal ainsi que le petit pont devant lequel il a placé son chevalet existent bien dans la réalité.
Aucun commentateur n’a parlé de la masse blanche qui semble boucher le canal, juste derrière ce pont : ce ne peut être qu’un rocher.
Un autre petit mystère est le trio figé dans le tournant. Au départ, il s’agissait de deux Arlésiennes en costume traditionnel suivies d’un garçon en pantalon, que Gauguin a ensuite retravaillé en robe, supprimant la facilité de l’anecdote amoureuse et baptisant ironiquement son tableau « Les trois Grâces au temple de Vénus » ( [7], p 20).

Au niveau du tournant, le trio d’arcades célestes du clocher de Saint Honorat est relayé par le trio de promeneuses, qui ont le choix entre continuer à longer le canal (en rouge) ou redescendre vers l’allée centrale, par le sentier qu’on voit partir à droite (en vert).
Le triangle de calcaire informe qui bloque le chemin de gauche suggère que les trois femmes statufiées vont quitter la voie des pierres, et redescendre vers le monde des promeneurs.
Gauguin réutilise, en somme, la structure en « bivium » de Bretonnes au tournant d’une route .
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Les promeneuses au jardin (Van Gogh puis Gauguin)
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Le jardin rêvé de Van Gogh
Souvenir du Jardin a Etten (F 496)
Van Gogh, mi-novembre à début décembre 1888, Ermitage, Saint Pétersbourg
Van Gogh décrit ses intentions en détail dans une lettre à sa soeur Willemien : la jeune promeneuse est « une idée de toi », la vieille femme évoque leur mère et la troisième est leur servante
Je viens maintenant de peindre pour le mettre dans ma chambre à coucher un souvenir du jardin à Etten et en voici un croquis.– C’est une toile assez grande. Voici maintenant pour la couleur. Des deux promeneuses la plus jeune porte un châle écossais carrelé vert et orangé et un parasol rouge. La vieille a un châle violet bleu presque noir. Mais un bouquet de dahlias, jaune citron les unes, panachées roses et blanches les autres, vient éclater sur cette figure sombre. Derriere elles quelques buissons de cèdre ou de cyprès d’un vert émeraude. Derrière ces cyprès on entrevoit un parterre de choux vert pâles et rouges bordé d’une rangée de fleurettes blanches. Le sentier sablé est orangé cru, la verdure de deux parterres de geraniums écarlates est très verte. Enfin au deuxieme plan se trouve une servante vêtue de bleu qui arrange des plantes à profusion de fleurs blanches, roses, jaunes et rouges vermillon. Voilà je sais que cela n’est peut être guère ressemblant mais pour moi cela me rend le caractère poétique et le style du jardin tel que je les sens.
De même supposons que ces promeneuses soient toi et notre mère. Supposons alors même qu’il n’y aurait aucune, absolument aucune ressemblance vulgaire et niaise, le choix voulu de la couleur, le violet sombre violemment tachée par le citron des dahlias, me suggère la personalité de la mère.
La figure en plaid ecossais carrelé orange et vert se détachant sur le vert sombre du cyprès, ce contraste encore exagéré par le parasol rouge, me donne une idée de toi, vaguement une figure comme celles des romans de Dickens.
Je ne sais si tu comprendras que l’on puisse dire de la poésie rien qu’en bien arrangant des couleurs, comme on peut dire des choses consolantes en musique. de même les lignes bizarres cherchées et multipliées serpentant dans tout le tableau doivent non pas donner le jardin dans sa ressemblance vulgaire mais nous le dessiner comme vu dans un rêve à la fois dans le caractère et pourtant plus étrange que dans la realité. Lettre à Willemien, 12 Novembre 1888
Ainsi le chemin qui serpente autour des parterres de fleurs hors saison évoque à la fois le jardin public de la place Lamartine, sous les fenêtres du peintre, et un jardin privé, onirique, qui le ramène dans le Nord, dans le Passé et au Printemps.
Le même jour, dans une lettre à son frère, Van Gogh met cette oeuvre d’imagination au crédit de l’influence de Gauguin :
« J’ai travaillé à deux toiles. Un souvenir de notre jardin à Etten avec des choux, des cyprès, des dahlias et des figures, puis une Liseuse de romans… Gauguin me donne courage d’imaginer et les choses d’imagination certes prennent un caractère plus mysterieux ». Lettre à Théo, 12 Novembre 1888
Contrairement à sa rapidité habituelle, Van Gogh retravaillera péniblement sa toile jusqu’au 1er décembre, où il écrira à Théo sa déception : « Seulement j’ai raté cette chôse que j’ai faite du jardin à Nunen et je sens que pour les travaux d’imagination il faut aussi l’habitude. »
L’année suivante, Van Gogh expliquera que peindre « de tête » constitue pour lui une impasse :
Lorsque Gauguin était à Arles, comme tu le sais une ou deux fois je me suis laissé aller à une abstraction... et alors l’abstraction me paraissait une voie charmante. Mais c’est terrain enchanté ça – mon bon – et vite on se trouve devant un mur. Lettre à Emile Bernard, Saint-Rémy-de-Provence, vers le mardi 26 Novembre 1889.
Le jardin glacial de Gauguin
Une toile particulièrement énigmatique
Arlésiennes Mistral (Jardin public, Arles)
Gauguin, mi-décembre 1883, Chicago Art Institute
La réplique par Gauguin n’est documentée dans aucun écrit, mais les paillages coniques qui protègent les arbustes ainsi que les manteaux dans lesquelles les deux femmes du premier plan s’enveloppent indiquent une période hivernale. La recherche a établi que le tableau date de mi-décembre 1888, période où la tension entre les deux peintres commençait à devenir explosive : dans une lettre du 13 décembre à Théo, Gauguin lui annonçait déjà sa décision de quitter Arles.
Gauguin a rajouté quatre éléments qui ne figuraient pas chez Van Gogh : à gauche le saule-pleureur et le banc dans l’allée, à droite la fontaine à quatre jets avec son bassin et la barrière rouge. A noter que tous les composants du tableau ont fait l’objet de croquis séparés dans le carnet de l’artiste, preuve d’une élaboration particulièrement soigneuse. Dans la moitié gauche, le banc vide sur lequel pleure le saule concourt, avec le geste des deux femmes de tête, à une impression de douleur et de deuil.
Le Catalogue raisonné [8] propose trois interprétations de cette composition énigmatique :
- frustration sexuelle de Gauguin bis à vis des Arlésiennes – que rien ne semble étayer dans les faits ;
- caricature de la condition des femmes en vieilles filles et en quasi-nonnes, pour prendre position en faveur de leur libération ;
- expression vague de tristesse et de mal-être, consécutifs à la montée des tensions avec son colocataire et à l’échec du projet arlésien.
Une leçon de peinture (SCOOP !)
Une voie d’analyse qui n’a pas été explorée est de considérer le tableau non pas comme une oeuvre indépendante, mais comme une sorte de « corrigé » du tableau réalisé par Van Gogh un mois plus tôt : Gauguin avait assisté aux efforts de celui-ci pour appliquer sa méthode – peindre d’imagination, sans modèle – et, dans le contexte du conflit esthétique croissant tout au long du mois de décembre ([7], p 12-18 ), il aurait pu vouloir infliger à son « élève » une sorte de leçon radicale : ce qui expliquerait pourquoi cette toile reste l’une des plus extrémistes de Gauguin dans le formalisme et l’opacité.

Tout en gardant la structure en deux moitiés, Gauguin la systématise :
- certains éléments passent dans l’autre moitié : les deux arbres (en vert), le chemin (en orange), la servante qui se dédouble (en jaune) ;
- d’autres se métamorphosent : le parterre en bassin (en bleu sombre), la barrière de fleurs en barrière de bois (en bleu clair), l’ombrelle à l’arrière-plan en buisson au premier plan (en rose) ;
- enfin les deux femmes du premier plan s’intervertissent, la jeune (J) passant devant la vieille (V).
Dans cette veine, on pourrait aller plus loin en analysant la composition comme une sorte de critique glaciale du tableau, rempli de printemps et d’espoir, de Van Gogh : car Gauguin a reproduit, de manière peu flatteuse, la différence d’âge et de chevelure entre la « soeur » et la « mère », tout en leur fermant la bouche comme pour les faire taire. La clôture rouge pourrait signifier, assez cruellement, que le jardin d’Etten rêvé est un jardin d’Eden interdit.

Il ne sert pas à grand chose d’épiloguer sur le fait que la jeune femme de Gauguin ressemble à Mme Ginoux. Car, pour sa « soeur » imaginaire, Van Gogh s’est lui aussi servi du nez fort et de la raie centrale caractéristiques de la propriétaire du Café de la Gare, dont il avait fait un premier portrait début novembre ([7], p 28).
Pour étayer l’idée que le buisson est une sorte d’ombrelle inversée, on remarquera que Gauguin, dans son croquis préparatoire, l’a associé à la jeune femme. Il devient dès lors assez futile de se demander si ce buisson-ombrelle comprend – ou pas – un visage caché . L’oeil que l’on croit déceler est peut être, tout simplement, un vestige de fleur : il ne figure en tout cas ni dans le croquis préparatoire, ni dans la zincographie postérieure.

En regard de la composition laborieuse et embrouillée de Van Gogh, Gauguin atteint à une élégance formelle qui oppose clairement les deux moitiés : à gauche les quatre femmes sur le chemin avec le banc, à droite les quatre jets d’eau et le chemin avec la barrière. Aux manteaux mobiles des deux femmes correspondent les deux « manteaux » coniques qui restent prisonniers du jardin (en blanc).
Ainsi l’analyse en mouvement tournants conduit à une interprétation toute simple :
l’hiver à Arles, le mistral pousse les femmes à rentrer chez elles (courbe verte), le froid les expulse du jardin (courbe rouge).
On retrouve une nouvelle fois la structure « en bivium » : ce pourquoi peut être les deux Arlésiennes stylisées, en queue de cortège, décalquent celles que nous avons vues hésiter sur le talus des Alyscamps.

Gauguin, 1889, Vieilles femmes (Zincographie), Van Gogh Museum, Amsterdam
Deux mois plus tard, à Paris, Gauguin donnera le titre de « Vieilles femmes » à cette zincographie, qui perd toute référence avec le jardin d’Etten pour devenir un sujet à part entière. Dans une nouvelle synthétisation, le banc et la fontaine ont été supprimés, et un des paillages décalé pour aboutir à un format carré.
Ainsi, les deux cônes fixes restent plantés dans le jardin, tandis que les deux couples mobiles, les viellardes frileuses en tête, descendent en procession vers la sortie (comprendre la mort). Le saule pleureur qui déborde du cadre anticipe cette échappée des pleureuses vers le Néant.
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Gauguin après Arles
Six mois après son départ, Gauguin va utiliser un effet tournant à la Mantegna, pour une oeuvre qui puise ses sources dans la dernière semaine en compagnie de Van Gogh.
Par la suite, dans les quinze ans de se carrière, on ne rencontrera plus aucun exemple de mouvement tournant, comme s’il avait épuisé le procédé du bivium.
Van Gogh s’identifie à Bruyas
Le 2 décembre 1888, Vincent écrit à Théo que Gauguin « a en train un portrait de moi ».
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Portrait d’Alfred Bruyas en Christ, Antoine Verdier, 1852, photo Frédéric Jaulmes |
Portrait d’Alfred Bruyas, Delacroix, 1853 |
Musée Fabre, Montpellier
Le 16 ou le 17 décembre, les deux peintres font un aller-retour à Montpellier pour visiter le Musée Fabre. La lettre cite de nombreux portraits de Bruyas -dont celui par Verdier, terriblement transgressif puisque la rousseur est traditionnellement la caractéristique de Judas. Mais Van Gogh est surtout frappé par le portrait peint par Delacroix :
« Dis cela à de Gas, que Gauguin et moi avons été voir le portrait de Brias par Delacroix à Montpellier car il faut hardiment croire que ce qui est est, et le portrait de Brias par Delacroix nous ressemble à toi et à moi comme un nouveau frère. » Lettre à Théo, Arles, Lundi 17 ou Mardi 18 Décembre 1888
Ainsi Vincent, toujours en quête de fraternité, s’identifie à Bruyas, ce mécène roux et narcissique, en qui il croit voir son précurseur dans la promotion d’une école artistique méridionale ( [9], p 112).
Vincent van Gogh peignant des Tournesols
Gauguin, décembre 1888, Van Gogh Museum
Dans une lettre du 18 au 20 décembre, Gauguin annonce à Théo qu’il a fait récemment un portrait de son frère. Et dans son livre « Avant et après », il raconte la réaction de Van Gogh :
« J’eus l’idée de faire son portrait en train de peindre la nature morte qu’il aimait tant des Tournesols. Et le portrait terminé il me dit : « C’est bien moi, mais moi devenu fou. » Le soir même nous allâmes au café. Il prit une légère absinthe. » [10]
D’après Gauguin, cette scène se situe le samedi 22, soit juste la veille du dimanche tragique où Gauguin quittera la Maison Jaune pour aller dormir à l’hôtel, et où Vincent se tranchera l’oreille gauche.
En situant cette oreille à l’opposé des tournesols coupés, sur la diagonale du bras et du pinceau, la composition de Gauguin apparaît étrangement prémonitoire. Bien qu’elle ait été commencée avant l’excursion à Montpellier, l’extraordinaire proximité chronologique entre tous ses événements a indissociablement lié, dans l’esprit de ceux qui les ont vécu, le portrait de Van Gogh par Gauguin au portrait de Bruyas par Delacroix.
Gauguin s’identifie au Christ

Le Christ au Jardin des Oliviers, Gauguin, Juin 1889, Norton Museum of Art
Réalisé en juin de l’année suivante, en Bretagne, cet autoportrait en Christ fait entrer Gauguin dans la « confrérie de roux », selon l’expression de Van Gogh. Mais il attendra novembre pour lui décrire son tableau :
« C’est le Christ dans le jardin des Oliviers – Ciel bleu vert, crépuscule, des arbres tous penchés en masse pourpre, terrain violet et le Christ enveloppé d’un vêtement ocre sombre a les cheveux vermillon.– Cette toile n’étant pas destinée à être comprise je la garde pour longtemps.– Ci inclus ce dessin qui vous donnera vaguement l’idée de celà. » Lettre de Gauguin à van Gogh. Le Pouldu, entre dimanche 10 et mercredi 13 Novembre 1889.
Des résonnances intimes (SCOOP !)
Si Gauguin a attendu plusieurs mois pour envoyer son croquis à Van Gogh, c’est sans doute parce qu’il craignait que celui-ci ne le perçoive comme une double dépossession : non seulement Gauguin s’appropriait sa propre rousseur, mais aussi la figure christique, de laquelle lui-même n’osait s’approcher que de loin [11]. C’est donc comme pour s’excuser que Gauguin, bien conscient de cette résonnance intime, rajoute la phrase sibylline : « Cette toile n’étant pas destinée à être comprise (par d’autres que nous) je la garde (sous le coude) pour longtemps ».

L’idée de l’artiste maudit était à la mode dans le milieu symboliste et Gauguin, toujours amateur de tapage [12], n’avait pas besoin du portrait de Bruyas en Christ pour avoir l’idée de ce travestissement : cependant, la similarité de la pose est frappante.
De même, le petit linge blanc qu’il a placé dans les mains du Christ ne peut s’expliquer que par le souvenir du mouchoir que Bruyas tord dans les siennes, symbole de la tuberculose dont il souffrait déjà et qui devait l’emporter vingt ans plus tard (cercles blancs). Il n’ait pas sûr que Gauguin ait compris le symbole, mais il avait à coup sûr remarqué le détail, comme le suggère la lettre qu’il envoie une semaine après au peintre Claude-Émile Schuffenecker : « en peinture, une main touchant un mouchoir peut exprimer la conscience de l’âme » ( [9], p 111).
Enfin, la composition d’ensemble tient beaucoup à celle du portrait d’Arles :
- même vue plongeante,
- même compression de la figure dans un triangle latéral (en jaune),
- même bande étroite de ciel tassant l’ensemble (en bleu),
- même présence prégnante d’une plante emblématique : tournesol ou olivier.

Mais ce que Van Gogh risquait de prendre comme une allusion intime, c’est les deux guerriers qui s’avancent en tournant autour du rocher, vers l’oreille gauche invisible et le pansement dans les mains : car la scène qui va suivre est celle de l’Arrestation du Christ, durant laquelle Saint Pierre tranchera l’oreille de Malchus.
Une réaction fraîche
On n’a pas de trace que Van Gogh ait pris conscience de l’allusion, près d’un an après l’histoire, car sa réponse à la lettre de Gauguin est perdue. L’agacement qu’il exprime un peu plus tard à Théo est, du moins en apparence, purement esthétique, Gauguin et Bernard étant mis dans le même sac :
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Gauguin, Norton Museum of Art |
Emile Bernard, localisation inconnue |
Le Christ au jardin des Oliviers, 1889
« C’est que j’ai travaillé ce mois ci dans les vergers d’oliviers car ils m’avaient fait enrager avec leurs Christs au jardin où rien n’est observé. Bien entendu chez moi il n’est pas question de faire quelque chôse de la bible – et j’ai écrit à Bernard et aussi à Gauguin que je croyais que la pensée et non le rêve était notre devoir, que donc j’étais étonné devant leur travail de ce qu’ils se laissent aller à cela. Car Bernard m’a envoyé photos d’après ses toiles. Ce que cela a c’est que ce sont des espèces de rêves & cauchemars, qu’il y a de l’érudition – on voit que c’est quelqu’un qui raffole des primitifs – mais franchement les préraphaelites anglais faisaient cela bien mieux et puis Puvis et Delacroix c’est bien plus sain que ces préraphaelites. Donc cela me laisse pas froid mais cela me cause un sentiment pénible de dégringolade au lieu de progrès. Eh bien pour secouer cela, matin et soir de ces jours clairs et froids mais par un bien beau et franc soleil, je suis allé tripoter dans les vergers et il en est resulté 5 toiles de 306 qui avec les 3 études d’oliviers que tu as constituent au moins une attaque de la difficulté…Ce que j’ai fait est un peu dur et grossier réalisme à côté de leurs abstractions mais cela donnera pourtant la note agreste et sentira le terroir. » Lettre à Théo. Saint-Rémy-de-Provence, Mardi 26 Novembre 1889.
Gauguin reviendra une dernière fois sur le tableau, avec diplomatie :
« Maintenant causons de tableaux religieux je n’en ai fait qu’un cette année, et celà il est bon de faire quelquefois des essais de toute sorte, afin d’entretenir ses forces imaginatives, et on revoit la nature après avec plaisir. Enfin tout celà est affaire de tempérament« . Lettre de Gauguin à van Gogh. Le Pouldu, vendredi 13 Décembre 1889
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Van Gogh après Arles
Dans l’année et demi qui reste à vivre à Van Gogh, on ne peut citer deux maigres exemples.
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La promenade des détenus en prison, Gustave Doré, 1872, illustration de London, a Pilgrimage |
La ronde des prisonniers (F669), Van Gogh, février 1890, Pushkin Museum |
Durant son séjour à l’hôpital de Saint Rémy, Van Gogh recopie et met en couleur, avec difficulté nous dit-il, plusieurs images qu’il admire. On comprend que celle-ci s’accorde à sa situation. Tout en restant très fidèle au modèle, il a accentué le dynamisme de la composition, avec ses pierres multicolores et ses dalles aux hachures désordonnées, sur lesquelles viennent s’engrener les ombres accentuées des prisonniers.
Paysage d’Auvers (Chemin entre des murs de jardins) (F1589a)
Van Gogh, juin juillet 1890, Fine Arts Museums of San Francisco
Il serait facile de donner un sens prémonitoire à ce chemin encastré entre la Provence et le Bassin Parisien, et qui bute contre un tournant. Aussi nous nous en abstiendrons.
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Synthèse chronologique
Ce schéma récapitule les principales oeuvres que nous avons parcourues :
- encadrées en rose, celles sur le thème de la route qui tourne ;
- encadrées en vert, celles sur le sous-thème de la route qui se divise (faux tournant mais vrai embranchement), tout à fait spécifique à Gauguin.
Deux oeuvres très particulières échappent à ces catégories :
- chez Van Gogh, la Nuit étoilée sur le Rhône, où la courbure est plus une géométrie qu’un mouvement ;
- chez Gauguin, le Christ au Jardin des Oliviers, où le trajet courbe des soldats suggère une allusion intime.
Les flèches bleues indiquent les relations entre deux oeuvres du même artiste, les flèches en jaune les influences de Van Gogh sur Gauguin.
On voit que, si Gauguin avait en tête le thème du bivium depuis longtemps, c’est à Arles qu’il en donne les deux exemples les plus aboutis.
Le thème du tournant japonisant est clairement dû à Van Gogh, puisque Gauguin ne l’aborde que pendant sa période arlésienne.
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Jean-Pierre Luminet en 2020 https://blogs.futura-sciences.com/e-luminet/2020/05/02/the-starry-nights-of-vincent-van-gogh-2-starry-night-over-the-rhone/
https://archive.org/details/avanteta00gaug/page/n38/mode/1up

















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