Nourrir des oiseaux
Nourrir des oiseaux, c’est prendre le risque du groupe : on trouvera dans cette activité des femmes dominantes : beautés aristocratiques, prêtresses, fermières, ou des petites dames délurées qui ne font pas dans le détail !
Noblement
La charité romaine Sébastien Bourdon, XVIIème siècle, Bayeux, Musée d’Art et d’Histoire |
Allégorie de la charité et de l’avarice Paulus Moreelse, 1620, Collection privée |
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Dans une histoire antique, dite de « La charité romaine », une jeune fille allaite secrètement en prison son père, condamné à mourir de faim.
D’où l’allégorie de la Charité, avec son doux sein, et de l’Avarice qui, telle Eve, ne propose qu’une pomme dure.
Vénus nourrissant ses colombes
Paulus Moreelse, debut XVIIeme, Collection privée
Cette iconographie, propice à exposer des mamelles généreuses, se transpose aisément du vieillard à l’enfant, puis au volatile... auquel le spectateur s’identifie goulument.
Une femme nourrissant des paons Lord Frederick Leighton, 1862-1863, Collection privée
Ce tableau, manifestement conçu pour mettre en valeur la magnificence des plumages comparés à celle de la robe, s’inscrit dans la nouvelle esthétique des années 1860 en Angleterre : les paons étaient alors très appréciés aussi bien dans les beaux-arts, dans les arts décoratifs que dans la mode.
Le problème de la queue du paon
Il est possible que cet intérêt ait été réveillé par les discussions sur la sélection sexuelle théorisée quelques années plus tôt par Darwin : la beauté de la queue du paon s’expliquant par une préférence accrue de la part des femelles (voir Darwin and Theories of Aesthetics and Cultural History, publié par Barbara Larson,Sabine Flach p 45 et ss).
Du coup ce tableau très esthétisant pourrait trouver sa place dans le contexte intellectuel de l’époque : en nourrissant de préférence le paon blanc, la femelle humaine semble faire un pied de nez à la théorie de la sélection sexuelle : la seule queue visible est la blanche, toutes les queues multicolores sont hors champ.
Les pigeons blancs et noirs, qui se servent directement et égalitairement dans le plat, pourraient également ironiser sur la notion de sélection.
La femme maîtresse
Quoiqu’il en soit, un message parfaitement clair du tableau est que l’Homme, par son Art et son Industrie Textile, surpasse les merveilles de la nature ; et que la Femme éclipse tous ces beaux mâles, qu’elle tient par l’appétit et qu’elle domine par la taille.
Alfred Stevens, 1859, Collection privée
Situation inversée dans cette scène toute aussi élégante : il s’agit ici seulement de mettre en valeur l’esprit de charité de la belle dame qui donne de sa brioche aux petits mendiants, tout en se cachant derrière le voilage de la fenêtre pour ne pas les effrayer. Un moineau plus audacieux que les autres, tombé de la rambarde, refait le trajet de la miette, de la main au plancher.
La différence de taille (et de classe) exclut ici toute métaphore amoureuse.
La charité féminine ne craint pas, lorsque l’automne menace, de se transporter dans les bois. On remarque au pied nu et à la gorge découverte sans véritable nécessité, qu’il ne fait pas encore si froid que çà. La délectable hypocrisie de la peinture académique taquine ici ouvertement la métaphore : tandis que deux becs attaquent la donzelle par la paume, deux autres ont pénétré dans son petit panier, obligeamment suspendu au niveau pertinent de son anatomie.
Femme nourrissant des oiseaux, Moritz Stifter, collection particulière
Le même idée est ici développée plus largement.
Femme vénitienne, Carl Probst, 1887, Collection privée |
Salomé à la colonne, Gustave Moreau, 1885-1890, Collection privée |
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Le sous-entendu est en revanche très édulcoré dans cette belle nourrisseuse, qui combine avec élégance les iconographies vénéneuses de Salomé et de la Courtisane Vénitienne.
Jeune fille avec les pigeons de Saint Marc
Ray C. Strang, 1930, Collection privée
Gracieuse harmonie en blanc pour cette jeune fille extatique qui offre aux pigeons rien moins à becquetter que sa chair virginale sur le marbre, dans cette première expérience des frémissements de la chair.
Par contraste, voici une manière plus modeste de nourrir des oiseaux. La jeune fille laisse tomber un filet de grains qu’elle tire de son panier. Du coup, on ne comprend pas l’intérêt pratique de ce léger relèvement de la robe, sinon pour montrer ses deux mignons petons aussi blancs que les colombes : zeste de galanterie XVIIIème qui était le fond de commerce de Chaplin.
Antiquement
La nourriture des Ibis sacrés dans le temple de Carnac Edward Poynter, 1871, Collection privée
Ce tableau constitue un des premiers essais d’acclimatation du nu orientaliste français au puritanisme des des Iles Britanniques.
Tandis que les fumées d’encens montent vers les statuettes du Dieu à tête d’ibis, les vers tombent vers les oiseaux au long bec qui grouillent aux pieds de la jeune fille, semblables aux lombrics plutôt qu’à Thot.
Moins ragoutant que le nourrissage des paons, celui des ibis avait au moins l’avantage, sous couvert d’égyptologie, de justifier l’étude d’une intéressante poitrine.
Alethe, servante de l’Ibis Sacré dans le grand temple d’Isis à Memphis Edwin Long, 1888, Collection privée, fin XIXèmeCe sujet très précis est tiré d’un poème et d’un roman de Thomas Moore (The Epicurean) : un jeune philosophe grec voyageant en Egypte vers 255 après JC à la recherche de la vie éternelle, rencontre la prêtresse Alethe, qui se convertit au christianisme et finit martyrisée, tandis que le philosophe finit à la mine.
Presque vingt ans après Poynter, Long se montre moins audacieux en cachant les vers et les seins. En revanche il exploite l’extension des longs becs pointus de part et d’autre du cache-sexe de la future martyre.
Une femme nourrissant des flamants Louis Comfort Tiffany, 1892, Vitrail, Living room, Laurelton Hall, Long Island, New YorkDans cette oeuvre très esthétisante, le jet d’eau trace sa verticale entre le lustre et la main nourricière, attirant le regard sur celle-ci.
De part et d’autre, les verticales des deux colonnes massives se répondent par symétrie, ainsi que la forme en S des flamants et de la jeune femme accroupie.
A l’opposé des courbures sensuelles de Tiffany, Frederick Stuart Church redresse simultanément les cous des flamants et la posture de la jeune femme.
Femme nourrissant trois flamants
Frederick Stuart Church, 1916, Collection privée
L’idée intéressante est la fragmentation progressive du rouge, depuis la branche en haut à droite puis à celle que tient la jeune fille, puis aux flamants, jusqu’à sa dissolution dans les reflets : comme si la diagonale descendante illustrait le trajet même de la couleur, de la pointe du pinceau à la toile.
Cupidon et les colombes Lord Frederick Leighton, Frise pour la salle de bal de Stewart Hodgson, Collection privéeAprès ces oiseaux exotiques, passons à ceux qui sont l’emblème de Vénus depuis l’Antiquité : les colombes blanches.
Le mieux placé pour les nourrir est bien sûr Cupidon, sensibilisé par sa mère et par ses ailes aux thèmes jumeaux de l’Amour et de la Volatilité.
Le voici quelque peu embarrassé, entrepris de la bouche et de la cuisse par une gent ailée particulièrement frénétique – tel la rock-star serrée par ses groupies.
Le coin de la villa (the corner of the villa) Edward Poynter, 1889, Collection privéeLe coin en question, véritable catalogue de la marbrerie gréco-romaine est réservé aux femmes, aux enfants et aux poissons rouges. Et dédié aux volatiles : les mosaïques du fond sont ornées en haut d’une divinité ailée ; en bas de perdrix ou de canards (dont l’un mange un escargot). La seule présence masculine est la statue de bronze à l’extrême gauche, tenant une corne d’abondance de laquelle sortent des raisins véritables, sans doute pour être picorés.
Un pigeon gris se baigne dans la vasque ; une colombe vient de se poser au bord du plat que la très belle jeune fille tient posée sur ses genoux ; à droite, quatre autres pigeons observent la scène.
On comprend que seule l‘immobilité sculpturale de cette beauté à la peau d’ivoire a pu rassurer la colombe blanche. Le seul mouvement perceptible est celui de la petite fille nue, qui désigne du doigt l’arrivante.
Dans un vase d’argent est posée une branche d’olivier, symbole de la paix qui règne en ce lieu protégé.
Une femme nourrissant des colombes dans un Atrium 1900, Albert TschautschDix ans plus tard, cette imitation germanique n’a plus rien du hiératisme luxueux qui faisait tout le charme de la composition de Poynter. Colombes et pigeons se précipitent sur la nourriture, par terre ou dans le plat que tient gauchement la jeune fille. Le garçon qui domine la scène sur la gauche semble attendre son tour pour attaquer le plat de résistance.
Cette intention est clarifiée par la fresque du fond, qui sépare le garçon et la fille : on y devine une divinité nue debout derrière une vasque, au jet d’eau péniblement éloquent.
Autre resucée, à l’italienne cette fois, et sans grande subtilité. Le brasero qui fume est là pour faire antique, ou pour indiquer le sens du courant d’air. La tête de tigre rugissant coincée sous le canapé fait partie des accessoires obligés des productions bas-de-gamme, signe distinctif de la femme fatale.
Ce n’est guère l’impression que produit cette bonne fille, qui tend en souriant une soucoupe aux pigeons comme un bol de cacahuètes pour l’apéro.
Rustiquement
Le printemps (Daphnis et Chloë) Millet, 1865, National Museum of Western Art, TokyoLes paons, les ibis et les colombes tirent le nourrissage vers le mystique et le sophistiqué. A l’inverse, la becquée des oisillons exalte l’instinct maternel.
Ce panneau fait partie des quatre qui furent commandés à Millet pour orner la salle à manger du banquier Tomas, à Colmar. Le Printemps justifie le nid, et l’histoire de Daphnis et Chloë – deux orphelins recueillis dans la même ferme – donne un sens édifiant à la becquée des oisillons : un prêté pour un rendu.
Des détails souriants allègent la charge morale, et ajoutent à cette Pastorale les accents bacchiques qui siéent à un décor de festin :
- la statue goguenarde, le sexe voilé par un bouquet de fleurs, se goberge d‘oeufs – autant qui ne feront pas d’oisillons – et de fromages – autant de lait volé au chevreau qui tête
- les deux parents légitimes rappliquent à tire d’aile
- les deux enfants-amants font de drôles de binette, à voir l’érection synchronisé des cinq gosiers surexcités.
La maternité magnifiée dans ce tableau de Millet a pour modèle caché l’instinct aviaire :
« Je voudrais que dans la « Femme faisant déjeuner ses enfants », on imagine une nichée d’oiseaux à qui leur mère donne la becquée. L’homme travaille pour nourrir ces êtres là. » Millet, Lettre à un ami.
Carl Heinrich Hoff l’Ancien, fin XIXèeme, Collection privée
On renoue ici clairement avec le thème de L’oiseau chéri : encore innocente, la jeune fille fait avec ses pigeons ce qu’elle fera plus tard avec ses amoureux : donner la préférence au plus noble (la blancheur) et au plus hardi (posé sur l’épaule).
Passons maintenant à la catégorie d’oiseaux la moins noble : la volaille.
La provende des poules, Millet 1853-56,Kofu Yamanashi Prefectoral museum | La becquée,Millet, 1870,Musée des Beaux Arts, Lille |
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C’est en reprenant cette composition que Millet, 20 ans plus tard, réalisera la Becquée : même mur orné d’un cep de vigne, même courette en longueur hébergeant la volaille et la marmaille, qui est le domaine de la mère.
Au fond, derrière la porte fermé, le père nourricier trime au verger.
La fille du fermier William Quilled Orchardson, 1881, Collection privéeCette fille de fermier fait son entrée dans la basse-cour comme sur une scène d’opéra, soulevant sa jupe à la Marie-Antoinette et donnant le bras à son favori, prête à attaquer son grand air.
Le trajet du grain, de la jupe à la main, ne nous est pas montré. On ne croirait pas que les pigeons picorent : on dirait qu’ils s’inclinent devant la diva.
La fille du fermier Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1887, Collection privée
La seconde épouse de Bouguereau nous livre ici une version plus conventionnelle, et moralement irréprochable : les volatiles au long cou sont relégués sur la marge : et le coq, situé juste sous le filet de grains qui tombe de la main virginale, est entouré de ses poules en toute sécurité symbolique.
Derrière, la charrette emplie de foin et le toit couvert de chaume rappellent que le bétail, et même les fermiers, dépendent des dons de la nature. Le tronc d’arbre qui, derrière la chute des grains, monte de la terre au toit, matérialise la solidarité des trois règnes.
Cette représentation idyllique de la Nature, relayée par l’Industrie Humaine, répandant sa générosité sur la volaille, fut présentée à l’Exposition universelle de 1889.
« C’est du maïs mais ils aiment çà » Pinup de Zoë Mozert, vers 1950Même posture, mêmes couleurs bleu blanc rouge, mais costume plus décontracté chez cette jeune fille moderne, qui apprécie visiblement de n’être entourée que de coqs. Elle sait s’y prendre avec eux pour les garder à ses pieds, en leur donnant le peu qu’ils réclament.
« Ca vaut le coup de gratter » (Worth scratching for) Pinup de Edward Runci, vers 1950Même domination souriante, mais du point de vue des coqs cette fois : ça vaut le coup de se démener pour plaire à la belle fermière. Celle-ci économise les grains dans sa jupe relevée, et les lâche au compte-gouttes, quand et pour quel coq il lui plait.
A noter que le puritanisme autorise à exhiber les jambes, mais pas les cous suggestifs des volatiles : tous ont la tête vers le sol.
Pinup de Edward Runci, vers 1950
Dans ce sommet de transgression candide, une mariée de rêve offre un grain de riz au pigeon blanc qui fait la roue, tandis que dame Pigeonne regarde ailleurs. Attention, briseuse de couple en action !
Nourrir les poules
Antonina Dolinina, 1965 , collection particulière
De l’autre côté du monde, le nourrisseuse ne s’abaisse pas vers ses ouailles : elle s’élève au contraire parmi elles, dans une prude communauté prolétarienne.
extrait planche 12 | extrait planche 8 |
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Tirée au clair depuis bien longtemps, la métaphore nourricière ressurgit ainsi sporadiquement chez les artistes qui vivent du recyclage, aussi bien sur le Nouveau Continent que sur l’Ancien.
En France, l’idéologie de la belle fermière est bien différente : elle montre beaucoup moins ses pattes, et prend soin d’approvisionner égalitairement ses chéris. Lesquels tendent le cou avec un ensemble parfait vers la main – ou vers la jupe relevée – qui les nourrit.
Le goûter, Icart
Version plus explicite de cet intérêt, dans le cas où la jupe a disparu au cours d’un accident de transport. Ces canards très anthropomorphes s’intéressent au fruit défendu, plutôt qu’aux pêches fessues répandues sur le sol.
Le petit dejeuner, Icart, 1927
A la ville, les belles femmes captivent plus volontiers les petits chiens.…
Les éléphants, Icart, 1925
…voire des admirateurs improbables.
Les voleurs, Icart
Encore un incident de transport. Les pillards se divisent clairement en deux groupes : ceux qui se jettent sur le contenu de la corbeille, ceux qui préfèrent celui du corsage.
Les cerises, Icart, 1928
Le message est ici plus subtil : tandis que les moineaux se jettent sur les cerises rouges du chapeau, un autre genre d’oiseau risque d’avoir l’oeil attiré par le second accessoire de protection et de séduction de la dame : l’ombrelle japonaise aux couleurs rutilantes.
Les cerises, Icart
Dans ce dernier cas, la femme propose simultanément tous ses fruits à l’avidité aviaire.
Les mouettes (Seagulls) Margaret W. Tarrant , carte postale, début XXèmeDernier type d’oiseau pouvant être nourri par une main féminine : l’oiseau sauvage.
On pratique cette activité enfantine sur les plages de la blanche Albion, dès le début du siècle.
Femme nourrissant les mouettes en Floride (Feeding the seagulls in Florida)
On la poursuit innocemment au milieu du siècle sur les plages de Floride (avant l’invention du bikini).
Affiche pour le film « The birds » de Hitchcock, 1963
Après 1963, on ne s’y risquera plus guère, suite à la révélation mondiale du scandale :
OUI, les oiseaux peuvent être vicieux !
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