Somov et ses miroirs
Portrait du père de l’artiste
Konstantin Somov, 1897,Russian Museum, St. Petersbourg
Historien d’art et conservateur au musée de l’Ermitage, le père de Somov est représenté dans un intérieur dépourvu de tout ornement, de tout livre, de tout cadre, sauf celui du miroir posé artificiellement entre deux voilages. Le savant n’est qu’un homme assis dans un arrangement provisoire, et le reflet inachevé refuse de montrer ce qui lui fait face.
La vue plongeante, contrariée par le regard scrutateur qui monte du père assis vers le fils debout, établit une sorte de paix armée entre deux supériorités qui d’ordinaire s’affrontent : critique contre artiste, vieil homme contre trentenaire prometteur, père et époux contre célibataire scandaleux.
Trente ans plus tard, les rapports se sont inversés. Le peintre sexagénaire est assis devant le jeune homme debout, le regard au niveau de son aisselle, à l’emplacement de la signature. Le miroir montre un tableau avec un arbre, un vase sur un guéridon : mais le morceau de choix est bien sûr cette nuque de jeune garçon, dont la fragilité fait contraste avec le corps d’athlète.
Les gants accrochés au mur justifient la main qui s’avance, laquelle rend plus frappante l’élision du sexe.
De la Russie à la France, des aventures de sa jeunesse mondaine à la liberté assumée de ses dernières années, du vieux père respecté au jeune modèle provocant, Somov a bouclé la boucle et assumé sa vie d’artiste et d’homme.
Chambre d’enfant
Konstantin Somov, 1898, Galerie Tretyakov , Moscou
Retour en Russie pour ce tableau sage qui combine déjà trois thèmes favoris de Somov : les bibelots (ici des jouets), la fenêtre grande ouverte sur un extérieur ensoleillé et le miroir, autre ouverture vers l’intérieur : on y voit un père avec ses deux petits enfants.
Femme au miroir Konstantin Somov, 1898, State Art Museum, Nizhny NovgorodTandis qu’en haut à gauche, à l’extrême limite du tableau, une horloge commence à compter le temps de ces jeunes vies.
Autre tableau banal de la période russe, ces deux siamoises qui semblent accolées par le chapeau.
Trente ans plus tard, à Paris, le même thème est cette fois pleinement somovien : goût pour le rococo, les couleurs fluos, les moulures chargées, les bibelots en porcelaine.
La dame et son double sont imbriqués dans la menuiserie complexe du cadre et de la commode non pas en tant que personnages, mais en tant qu’élément décoratif supérieur, dont la voilette, le manchon de fourrure et le décolleté constituent les indispensables motifs.
Exercice de style distancié, où le désir est remplacé par l’humour : sans doute faut-il comprendre que le reflet fidèle de la dame, c’est ce petit caniche qui s’incorpore entre le manchon et le sein, aussi frivole et léger qu’elle.
Publié en 1918 à Saint Petersbourg, dans un bref intervalle de temps entre deux censures, ce recueil de poésie et de prose est un manifeste libertin, où l’alibi du XVIIIème siècle permet beaucoup : un oeil rapide voit à gauche un soulier de femme, à droite un bicorne qui cache la bougie. Mais ces deux corps en miroir et magnifiés par l’ombre sont à l’évidence masculins.
Il faudra à Somov vingt ans et deux exils pour retrouver la même liberté.
Ennui bourgeois pour cette jeune fille qui a laissé tombé son livre, s’endort et rêve d’autre chose, tandis que seul son petit chien la fixe avec amour.
De l’autre côté de la table, décapités par le miroir, des hommes fument et jouent aux cartes.
Au fond, la liberté ensoleillée du jardin.
Autoportrait au miroir
Konstantin Somov,1928, Collection privée
Tout le charme poivre et sel et le raffinement de Somov dans ce pastel décentré et virtuose : à remarquer l’anamorphose du visage dans le biseau du miroir.
Fusion des trois thèmes : la fenêtre et les bibelots ont été absorbés par le miroir. L’alternance des figurines blanches et colorés crée un effet de confusion, bien que le reflet soit rigoureusement exact ( le point de fuite se situe très à droite, en dehors du tableau).
A l’intérieur du cadre ovale, un alter-ego dix-huitième de Somov contemple affectueusement ce petit peuple de porcelaine.
La fenêtre du fond est tamisée par le rideau, mais la lumière rentre à plein par la fenêtre de gauche, révélée par l’ombre des croisillons.
Le cadre du miroir englobe le tableau de fleurs qui englobe le couple : toujours la technique d’imbrication qui transforme les personnages en éléments décoratifs. D’autant plus ici que les visages, miniaturisés par le cadrage, apparaissent comme des figurines parmi les autres.
Souvent, chez Somov, la femme fixe d’un oeil mutin et l’homme ferme les yeux : cette divergence des regards rend manifeste ici la divergence du couple. A la différence des figurines, l’un n’est pas le reflet de l’autre :
l’intimité dont il est ici question n’est pas celle du couple, mais celle de chaque sexe replié sur soi-même.
Nature morte en intérieur
Konstantin Somov,1931, Collection privée
Bibelots, bouquet, miroir cadrant un objet signifiant : ici la fenêtre occultée. Ce petit pastel met en place les ingrédients que nous allons retrouver dans une série de natures mortes, qui sont autant de portraits.
Matin d’été
Konstantin Somov,1932, Collection privée
Un berger et une bergère en porcelaine marivaudent de part et d’autre du miroir rococo, sous une sorte de cil de lit en dentelle.
Sur la table de toilette, un petit mot et son enveloppe, un bouquet, un ciseau à ongle, des flacons, une brosse, des épingles, un fer à friser, des gants, une voilette et un chapeau. Plus le caniche posé sur le tabouret : tous les accessoires de la coquette qui enlève sans pudeur sa chemise de nuit, devant la fenêtre grande ouverte.
Table de toilette et miroir
Konstantin Somov,1934, Collection privée
Ce tableau pourrait s’appeler « Soir d’hiver« , tant il fait pendant au précédent.
Sur la table de toilette, presque les mêmes objets : un petit mot et son enveloppe, un ciseau à ongles, des flacons, une cravate coincée sous une boule de verre vénitienne, un coffret de nacre, une épingle à cravate, un bouton, deux cigarettes, un bouquet, un gant, un chapeau : tous les accessoires de la coquetterie masculine, derrière le rideau bien fermé.
Le miroir ovale est celui de l’autoportrait de 1928. Ici, il ne montre que le dossier du fauteuil vide :
l’absence du peintre est compensée par sa présence dans les objets.
La porte ouverte du jardin
Konstantin Somov,1934, Collection privée
Les couleurs acidulées et la lumière éclatante font contraste par rapport à l’illustration précédente : entre l’appartement et la maison de campagne, entre la vie mondaine confinée et la liberté des champs.
Une boîte décorée, un petit bouquet de fleurs du jardin, un réchaud, une cafetière, des flacons, un paquet de cigarette entamé, une montre de gousset sur un livre, une carte postale sur un cahier.
Ici, rien de suspect, rien qui s’oppose à l’ouverture en grand de la fenêtre, qui fait miroir sur le village.
Reflet intime sur le miroir de la table de toilette
Konstantin Somov,1934, Collection privée
Sur la table de toilette, nous reconnaissons les accessoires masculins habituels : chapeau et gants, allumettes, bouquet, ciseau, boîte en nacre, cravate, petit miroir rond.
Dans le miroir ovale de Somov, un nu nous tourne le dos. Les rideaux sont tirés sur cette intimité ambigüe.
Autoportrait au miroir
Konstantin Somov,1934, Collection privée
Un demi-Somov, la cigarette au bec, s’insinue parmi ses objets-fétiches. Le flacon, seul objet dupliqué, occupe ici la place centrale : comme si l’oeil du peintre, derrière le parfum, voyait la fleur ; derrière l’objet manufacturé, la campagne.
Pourtant sont bien présents les accessoires de la sortie en ville : brosse à habit, cravate venant du repassage, porte-monnaie et parapluie.
Dans l’atelier
Konstantin Somov,1936
Tout l’art de peindre en cravate, la tête dans le miroir.
L’apparition
Konstantin Somov,1938, Collection privée
Un tableau complexe où deux apparitions dénudées, plus une vielle femme cauchemardesque, servent d’alibi à un nu voluptueux.
Dans la fenêtre du miroir, toujours la promesse du jardin, avec une branche fleurie.
Homme couché
Konstantin Somov,1938, Collection privée
Le même, sans les alibis. Le cadrage resserré escamote les ouvertures, sauf le brasier de la cheminée. Le chien blanc, accessoire des coquettes d’opérette, dort ici aux pieds du véritable sujet.
Les amoureux
Konstantin Somov,1933, Collection privée
Le miroir carré et le miroir ovale fonctionnent comme les emblèmes des deux sexes qui se frôlent, mais restent orthogonaux l’un à l’autre.
Les amoureux
Konstantin Somov,1938, Collection privée
Les rideaux sont enfin ouverts sur la ville, sans craindre le voisin d’en face qui fait de même, au petit matin.
Un an avant sa mort, Somov se risque enfin à fusionner, dans un miroir ovale, ses véritables amoureux. Sur la table, deux casquettes, deux cravates, deux verres et une bouteille dupliquée : la fiole de parfum sophistiquée est remplacée par un litre de blanc, évocateur des plaisirs de la veille et des sexes parallélisés.
What an excellent collection of the Somov’s mirrors! Thank you for compiling it, and sharing it with us! I have been collecting his mirror-works for years, and still found a couple of new pieces here.
You may be interested in one his earlier works, so called Magician, or Enchantress, a gauche and chalk drawing of 1898, currently in the Russian Museum, St. Petersburg.
Here is the link to the work https://c1.staticflickr.com/3/2001/5786134270_5096b6806b_b.jpg
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