2 Gervex trahit Musset
Le sujet est tiré du long poème de Musset, Rolla, daté de 1833.
Pour concevoir sa composition, Gervex s’est inspiré de plusieurs passages du texte.
Pour l’ambiance chromatique
Voici d’où viennent peut-être la lampe de chevet à la lumière dorée, le rideau bleu et la peau marmoréenne de Marion :
« Est-ce sur de la neige, ou sur une statue,
Que cette lampe d’or, dans l’ombre suspendue,
Fait onduler l’azur de ce rideau tremblant?
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc.
C’est un enfant qui dort. »
Pour le regard de Rolla
« Rolla considérait d’un oeil mélancolique
La belle Marion dormant dans son grand lit;
Je ne sais quoi d’horrible et presque diabolique
Le faisait jusqu’aux os frissonner malgré lui
Marion coûtait cher -Pour lui payer sa nuit,
Il avait dépensé sa dernière pistole.
Ses amis le savaient. Lui-même, en arrivant,
Il s’était pris la main et donné sa parole
Que personne, au grand jour, ne le verrait vivant. »
Pour le lieu et l’instant
« Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître
Il alla s’appuyer au bord de la fenêtre,
De pesants chariots commençaient à rouler.
Il courba son front pâle, et resta sans parler. »
Un contresens savamment entretenu
Le composition du tableau nous amène à deux conclusions : primo, Rolla est ruiné à cause des bijoux qu’il a donné à Marion. Secondo : il n’a plus qu’à passer par la fenêtre.
Mais le poème de Musset dit tout autre chose. Loin d’opposer Marion et Rolla, il les met à égalité. La prostituée et le débauché partagent la même destinée romantique, victimes symétriques du tragique de l’existence :
« Rolla se détourna pour regarder Marie.
Elle se trouvait lasse, et s’était rendormie,
Ainsi tous deux fuyaient les cruautés du sort,
L’enfant dans le sommeil, et l’homme dans la mort ! »
Rolla n’est pas ruiné à cause de Marion, mais à cause de la décision qu’il a prise, dès le début, de claquer tout son patrimoine en trois ans :
« -Ce que j’ai ? dit Rolla, tu ne sais pas, ma belle,
Que je suis ruiné depuis hier au soir?
C’est pour te dire adieu que je venais te voir.
Tout le monde le sait, il faut que je me tue. »
Loin d’être une femme fatale, Marion est une brave fille : elle propose à Rolla, pour le sauver, de lui rendre tout ce qu’elle possède, à savoir le fameux collier :
« Je voudrais pourtant bien te faire une demande,
Murmura-t-elle enfin: moi je n’ai pas d’argent,
Et, sitôt que j’en ai, ma mère me le prend.
Mais j’ai mon collier d’or, veux-tu que je le vende?
Tu prendras ce qu’il vaut, et tu l’iras jouer. »
Enfin, dans le poème, Rolla ne saute pas par la fenêtre du quatrième : il s’empoisonne, geste autrement plus romantique.
Pour représenter une prostituée nue dans un lit encore chaud, mieux valait un solide alibi littéraire.
Un demi-siècle après le poème ambitieux de Musset, Gervex a simplifié les choses, pour un remake à la mode du temps. Marion s’est modernisée : elle n’habite plus un bouge, mais un appartement de cocotte meublé en faux Louis XVI. Elle n’a pas de mère cupide, mais gère son business toute seule. Quant à Rolla, il ne hante plus les tavernes de ruelles médiévales, mais fréquente les cafés et les dames des boulevards.
Les deux héros de Musset, enfants d’un siècle à son début, sont devenus les clichés d’un fait divers égrillard à visée moralisatrice, ou l’inverse.
De « Rolla » romantique à « Rolla » naturaliste, Gervex trahit Musset et traduit l’embourgeoisement des idées.
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