1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture
Quelques années après la mise au point de ce prototype, Metsu va réaliser le plus parfait et le plus complexe des diptyques épistolaires.
Les deux tableaux, jamais séparés au cours des siècles, se trouvent aujourd’hui à Dublin.
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Femme lisant une lettre
Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin
L’estrade
Une jeune femme est installée confortablement sur une estrade de bois (la soldertje) qui, tout en l’isolant du sol, lui permet de bénéficier de la lumière du jour et de regarder dans la rue.
La pantoufle
Elle a déchaussé son pied gauche pour le poser sur une chaufferette, entièrement prise sous la robe afin de ne pas perdre de chaleur (on distingue à peine son bord rectiligne sous le galon, à côté du chien).
Ce tableau de Molenaer montre l’objet plus distinctement.
Le paillasson
La pantoufle n’est pas posée sur le paillasson, mais à côté : manière de souligner que ce n’est pas une chaussure d’extérieur, qui marche sur la terre ou dans les flaques savonneuses.
Le mur
Le mur d’un blanc-bleu lumineux est un morceau de bravoure digne des murs de Vermeer. Admirons le raffinement des ombres : l’ombre double du miroir, celle des deux clous en haut, et en bas celle de la chaise, à peine esquissée par un zig-zag dans la pâte.
Le miroir
Sa place près de la fenêtre le désigne, après l’estrade, comme le second dispositif permettant de regarder commodément vers l’extérieur. Il reflète un coin de vitrail et la poignée centrale de la fenêtre (c’est la raison pour laquelle on n’y voit pas le rideau bleu).
Le rideau bleu
Le rideau bleu qui permet de voiler le bas du vitrail est tiré : ainsi nous est confirmé une troisième fois, après l’estrade et le miroir, que la maîtresse est en position de guetteuse.
Le rideau vert
Voiler les tableaux était une pratique courante à l’époque : non pour les protéger de la lumière, mais pour ménager un effet de surprise et de plaisir au moment du dévoilement : un peu comme le couvre-plat des restaurants gastronomiques.
Le rideau vert introduit un parallèle entre le tableau et le vitrail : les deux offrent un aperçu sur le spectacle du monde : le vitrail, sur le voisinage ; le tableau, sur les mers lointaines.
Le tableau dans le tableau
Il représente un bateau affrontant la tempête, suivi d’un autre plus petit. On peut imaginer qu’il fait allusion à l’homme que la jeune femme attend, marin ou marchand parti au loin, comme de nombreux hollandais de l’époque. Mais le bateau sur la mer peut également, à l’époque, symboliser l’amour fidèle : dans le livre d’emblèmes de Jan Krul (1634), il est associé à la devise « Loin des yeux, près du coeur ». On trouve également dans ce même ouvrage un poème qui file la métaphore :
Sur le mer indomptée aux flots toujours mouvants
Vogue entre espoir et crainte mon pauvre coeur aimant :
L’amour est comme la mer, l’amant comme un navire
Froideur est roc mortel, faveur port qu’il désire.
( Cité dans « Vermeer », G Aillaud, A.Blankert, J-M Monthias, Hazan, p 134)
Le fait que la bateau se dirige vers la gauche, droit vers la jeune femme, renforce cette valeur symbolique.
Le seau à provision
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le seau en métal n’exprime pas l’idée d’un lavage interrompu. Il s’agit d’un seau à provision (marktemmer) qui était couramment utilisé pour se rendre au marché, comme le montre un autre tableau de Metsu. Son anse large permettait de le porter à l’épaule.
Metsu, Le marché aux herbes d’Amsterdam (détail)
La flèche d’amour
Assez bizarrement, le seau est décoré d’un motif en forme de flèche pointant vers la maîtresse. Preuve que la lettre est bien une lettre d’amour : la trajectoire de la flèche redonde et anticipe celle du bateau sur le retour.
La chaise vide
Juste au-dessus des épaules de la maîtresse, on voit dépasser deux boules qui montrent, discrètement, que la chaise sur laquelle elle est assise est identique à la chaise vide. La solidarité des chaises fait espérer les retrouvailles du couple : la chaise vide est une invitation à l’absent.
Le dé
Seul élément de désordre, le dé tombé sur le sol témoigne de l’empressement et de l’émoi de la jeune femme à prendre connaissance du courrier.
Le mystère de l’ « enveloppe »
La servante tient, bien en évidence au centre du tableau, un morceau de papier blanc plié. Notre esprit moderne pense immédiatement à une enveloppe : or celle-ci n’a été inventée qu’au XIXème siècle, auparavant la feuille était directement repliée et cachetée.
Une seconde lettre
Il s’agit donc d’une seconde lettre. Va-t-elle être envoyée, ou vient-elle d’être reçue ? Le seau ne permet pas de trancher : sa position inclinée semble indiquer qu’il est vide (départ pour le marché), mais le fait de l’appuyer sur la hanche peut suggérer un certain poids (retour du marché).
Une autre lettre reçue ?
Deux lettres reçues en même temps ? La jeune femme serait vraiment très courtisée. Certes, on pourrait invoquer la deuxième flèche qui décore le seau, à la limite de l’ombre ; et sur le coin du paysage maritime, le deuxième bateau : abondance de prétendants qui jetterait sur le tableau une lumière plus que trouble.
Ou bien, s’agit-il d’un deuxième feuillet qui était pliée à l’intérieur du premier, et que la jeune femme, réservant pour plus tard sa lecture, a confié à la servante pour éviter qu’il ne tombe par terre ? Loin de multiplier les amoureux, la jeune femme susciterait-elle un amour trop grand pour tenir sur une seule feuille ?
Une lettre à poster ?
S’il s’agit d’une lettre à poster, est-ce la réponse à la lettre que la maîtresse a en main ? Dans ce cas, elle n’est pas en train d’en prendre connaissance impatiemment (comme le suggère le dé), mais de la lire et relire avant de se décider à envoyer la réponse, tandis que la servante poireaute. Tout cela contredit l’impression d’impromptu que donne le tableau en première lecture.
Ou bien les deux lettres n’ont tout simplement rien à voir : alors que la servante se préparait à partir pour le marché avec une lettre à poster, un messager a apporté l’autre lettre, qu’elle s’est empressée d’amener à sa maîtresse : curieuse, elle attend les nouvelles avant de repartir.
A l’adresse du peintre
Une bonne loupe complique passablement la situation : sur la lettre que tient la servante, on peut en effet lire une adresse : Metsu tot Amst […] port : « Metsu au port d’Amst […] ».
S’il s’agit d’une lettre reçue, il nous faut en conclure que la maison est celle du peintre, et que la jeune femme est sa propre femme, ou sa fille.
S’il s’agit d’une lettre à poster, s’agit-il d’une sorte de réclame, d’auto-promotion de la part de l’artiste ?
Metsu et les signatures de papier
Femme en agonie ou « La mort de Sophonisbe » Metsu, Museum of Fine Arts, Boston |
La partie de musique Metsu, Metropolitan Museum, New York |
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Metsu a coutume d’apposer sa signature sur un objet bien placé à l’intérieur du tableau : sur un bout de papier ou sur un cahier de musique opportunément tombés par terre. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de dissimuler, mais bien de mettre en valeur la griffe du peintre, sur un support blanc qui attire le regard.
Ainsi la présence de la seconde lettre pourrait être simplement une coquetterie du peintre, une astuce pour positionner sa signature en plein centre du tableau.
Le camouflage ostentatoire
Dans la lettre que tient la servante, on peut donc se contenter de voir le tic habituel de Metsu, le camouflage ostentatoire, poussé ici à son comble : la signature s’intègre doublement au thème épistolaire du tableau en figurant sur la lettre, mais, encore mieux, en se camouflant sous forme d’une adresse postale, « Mestu au port d’Amsterdam ». Libellé grâce auquel la « lettre dans le tableau » s’accorde élégamment avec le « tableau dans le tableau » et son thème maritime.
Une lettre à soi-même
Peut-être la seconde lettre est-elle simplement un jeu formel sans conséquences. Mais on peut supposer qu’un artiste de la qualité de Metsu, dédiant pour la seconde fois un diptyque à la communication, ait réfléchi mûrement avant de s’adresser une lettre à soi-même, qui ouvre la porte aux vertiges de l’autoréférence et de l’introspection.
Nous reviendrons plus loin sur la signification profonde de cette correspondance en double.
Au thème épistolaire s’ajoute une seconde lecture : celle des rapports entre la maîtresse et sa servante.
La couture
Un coussin de couture sur ses genoux, la dame s’est installée à la lumière pour ses travaux d’aiguille, un panier de linge derrière elle.
Dame de qualité ou femme du peuple, tout le monde coud dans la Hollande laborieuse. Il est amusant de constater que presque un siècle ans plus tard, on retrouvera, en version populaire, toujours les mêmes attributs (pantoufle, chaufferette, panier, coussin, petit chien).
Willem van Mieris, 1728, Intérieur avec une mère berçant son enfant
L’estrade
Néanmoins, chez Metsu, la maîtresse est assise sur une estrade près de laquelle la servante est debout : la surélévation marque la différence de condition.
Dé et seau
Le dé et le seau, récipients métalliques situés l’un au-dessus de l’autre, illustrent par leur similitude une sorte de solidarité féminine autour des tâches domestiques.
Par leur différence de taille – l’un minuscule et agile, l’autre grand et encombrant – ils font voir toute la distance entre le passe-temps de la maîtresse et le labeur de la servante.
L’ordre troublé
L’irruption de la lettre crée une entorse à cet ordre des choses : la maîtresse a laissé rouler son dé aux pieds de la servante ; celle-ci s’autorise à jeter un coup d’oeil sur le tableau, objet d’art dont la contemplation est l’apanage des maîtres. Quant au chien, il a quitté le sol réservé aux bêtes et posé ses pattes sur l’estrade, dans sa tentative de participer à l’émotion humaine.
Le chien
Le chien est le domestique par excellence. Il est situé aux pieds de la servante, mais c’est bien à la maîtresse qu’il appartient, ainsi que le confirme le ruban qu’il porte autour du cou, orange, assorti à sa robe. Petit animal de compagnie, il est là pour partager et égayer sa solitude.
Souvent, dans les tableaux, le chien parle pour son maître ou pour sa maîtresse. Ici, il fixe la seconde lettre avec espoir comme si elle lui était destinée : curiosité animale qui introduit une note d’empathie amusante avec la jeune femme avide de nouvelles.
Déchiffrer l’image
La pose de la servante intrigue : on sent bien qu’il y a là quelque chose de plus que la simple posture d’attente, en attendant que la maîtresse veuille bien lui faire part des nouvelles. Là encore, il faut faire un effort pour se replacer dans le passé, en un siècle où l’éducation s’arrêtait aux jeunes femmes de bonne famille. Si la servante s’absorbe dans la contemplation du tableau, en tenant la seconde lettre du bout des doigts, c’est manière de signifier que le courrier est pour elle un objet inaccessible : la seule chose qu’elle est capable de déchiffrer, c’est l’image.
Aucune dénonciation de l’ordre établi dans ce constat : chacun participe à l’émotion au mieux des possibilités que la nature ou la société lui donne :
- la maîtresse lit la lettre parce qu’elle est riche et éduquée,
- la servante se contente du tableau parce qu’elle est une servante ;
- quant au chien, il lit la lettre avec sa truffe.
De manière frappante, les têtes des trois protagonistes forment un triangle équilatéral centré autour de la lettre en suspens, triangle qui illustre la divergence de leurs centres d’intérêt : le chien fixe la lettre fermée, la servante contemple le tableau, tandis que la maîtresse lit la lettre ouverte.
Un pur moment de télévision
Le tableau ne cherche pas à saisir l’instant de l’arrivée-surprise de la lettre. Il s’intéresse au contraire au laps de temps qui suit, au temps suspendu de la lecture. Moment privilégié durant lequel chacun des trois protagonistes, selon ses facultés et ses moyens, échappe à son habitat ordinaire :
- le chien s’élève sur ses pattes avant,
- la servante rêve devant une mer sur laquelle elle ne voyagera jamais,
- la maîtresse imagine le pays lointain que son correspondant lui décrit.
La lecture d’une lettre au XVIIème siècle est, au sens propre, un pur moment de télévision.
Une chaîne de domesticité
Non seulement chacun regarde plus loin, mais plus haut, au-dessus de sa condition naturelle. L’animal domestique regarde la femme domestique, laquelle regarde le tableau de maître – le tableau des maîtres. Quant à la maîtresse, elle regarde la lettre que lui a envoyé celui, dont, bientôt, elle sera à son tour la servante. Le triangle des regards révèle une chaîne ascendante de domesticité, qui culmine dans l’homme absent.
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Le promis
Ainsi le tableau nous amène-t-il, par la logique interne de sa construction, à déduire l’identité de l’auteur de la lettre : ce ne peut être que le futur Maître, le promis de la jeune fille, parti au-delà des mers assurer sa fortune, et qui l’épousera au retour.
Le linge blanc
Le linge virginal baigné de lumière, c’est donc, bien sûr, le trousseau qu’elle brode.
La pantoufle et le dé
Une fois établi ce contexte nuptial, le dé ne se lit plus seulement comme associé avec le seau. Il fonctionne aussi avec la pantoufle. Coiffant l’index, il évoque l’anneau , tandis que la pantoufle prend maintenant une connotation érotique, suggérant l’abandon de la nuit de noces.
Mais pour l’instant, tournée vers le mur, elle illustre aussi le rapprochement impossible, l’attente, le froid. Désappariée, elle montre la solitude de la jeune femme éloignée de son âme soeur.
Une chaîne de fidélité
Du petit chien à la servante, de la servante à la maîtresse, de la maîtresse au futur mari, se propage non seulement l’idée d’une hiérarchie, mais aussi d’une fidélité naturelle.
De l’animal à l’homme, l’amour est une domesticité consentie.
La chaîne triple du regard, de la subordination, et de la fidélité nous a permis de remonter, depuis le domestique le plus humble, jusqu’à un personnage situé hors champ, le promis. Au chien, à la servante et à la maîtresse, il nous faut désormais ajouter le futur maître de maison.
Chose rare : pour une fois, nous allons voir se matérialiser, sous nos yeux, le résultat d’une pure spéculation !
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Bravo pour ce commentaire passionnant, d’une merveilleuse richesse, qui nous fait découvrir un tableau que l’on croyait bien connaître…
Et pourquoi ne pas penser que la lettre de la servante est celle de l’amant « légitime » (le chien fidèle regarde la servante qui elle regarde le tableau sensé rappeler ou se trouve l’amoureux légitime, qui est voilé) alors que la dame s’est empressée de lire une seconde lettre qui est en réalité celle d’un prétendant illégitime.
Ainsi il me semble qu’avec cette hypothèse de nombreuses interrogations trouveraient un sens…