3.2 La lettre d'amour : la pièce claire
La comparaison avec de Hooch nous a montré comment Vermeer avait tiré parti du contraste entre deux pièces, inauguré par Hoogstraten. Nous allons ici nous arrêter sur la pièce claire, en la comparant avec le tableau de Metsu qui traite les deux mêmes thèmes : « la lettre reçue » et « maîtresse et servante ».
Jeune femme lisant une lettre, Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin | La lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam |
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Marchand de tableau
Comme beaucoup de peintres, Vermeer exerçait également une activité de marchand. Aussi les « tableaux dans le tableau » correspondent souvent à des oeuvres qui étaient effectivement accrochées aux murs de sa maison. C’est le cas peut être d’un des deux tableaux : l’inventaire après décès signale la présence d’une marine (ainsi d’ailleurs que du revêtement mural en cuir doré, que l’on voit derrière la chaise de la dame).
La marine
Dans les tableaux hollandais, le tableau maritime symbolise en général les tourments de l’amour, l’éloignement de l’être aîmé (voir 1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture). Mais la signification est ici compliquée par le fait que la mer est paisible (pas de vagues, beau temps), ainsi que par la présence du second tableau situé juste au dessus.
Le tableau champêtre
C’est peut être un autre emblème galant. « Dans les poèmes d’amour de la tradition pétrarquienne et dans les airs de luth qu’ils ont inspirés, la nature est décrite comme le témoin empathique des peines et des espoirs de l’amant, durant l’absence de l’aimée. » [1]
Les deux tableaux dans le tableau de Metsu : deux états de l’amour
Chez Metsu, les deux « tableaux dans le tableau » évoquent probablement deux états du sentiment amoureux, incarnés par les deux personnages :
- le jeune homme qui écrit exprime sa confiance paisible et son espoir d’harmonie (le troupeau dans un paysage bucolique) ;
- la jeune femme qui lit éprouve une tempête de sentiments mélangés : joie d’avoir des nouvelles, crainte de perdre l’être cher, incertitude sur sa sincérité.
Les deux tableaux dans le tableau de « La lettre d’amour »
Chez Vermeer, on repère rapidement une logique décorative :
- le tableau du haut, la Terre, s’harmonise avec la draperie et ses motifs végétaux ;
- le tableau du bas, la Mer, avec la cantonnière bleue de la cheminée.
Anthonie Palamedesz, 1632, Mauritshuis, La Haye
La conjonction d’une marine et d’un tableau champêtre peut être simplement un effet de contraste entre les deux paysages de la nature hollandaise. Ainsi cette joyeuse compagnie se livre aux joies de la ripaille et de la musique sous deux tableaux « terre » et « mer » sans portée symbolique.
Les deux tableaux et les personnages
Mais la tentation est grande d’associer les deux « tableaux dans le tableau » aux deux personnages. Avec ses dominantes bleues et blanches, la marine ferait plutôt écho au costume de la servante. Cependant le tableau champêtre ne rappelle en rien les couleurs jaune et blanc de la maîtresse.
Psychologiquement, on relierait plutôt le tableau champêtre aux qualités des servantes, réputées « terre-à-terre », tandis que le tableau maritime évoquerait le côté chimérique des dames amoureuses. La position des tableaux (la Terre au-dessus de la Mer) est dans ce cas conforme aux positions des deux personnages. Mais cet appariement reste fragile.
Les deux tableaux et l’Amour
Au moment où nous allons conclure à l’innocuité symbolique des deux paysages, un détail nous frappe : dans chacun des deux tableaux, le seul élément humain distinguable – le bateau en bas, le promeneur solitaire en haut – se trouve sur la partie droite, donc à l’aplomb de la musicienne.
En général, Vermeer règle le flou non pas sur des critères optiques, mais en fonction de ce qu’il souhaite que le spectateur remarque ou ne remarque pas. En montrant ces deux minuscules présences, voudrait-t-il nous dire que l’homme qui occupe l’esprit de la maîtresse est à la fois un marin et un terrien ? Ou bien que deux hommes différents se disputent ses faveurs ?
Les deux tableaux et la Lettre
Remarquons que les deux personnages se trouvent également à l’aplomb de la lettre. Si les bateaux transportent le courrier au-delà des mers, le piéton dans la campagne pourrait très bien représenter un messager.
Cupidon avec un messager
Emblème de Otto Vaenius, Amorum Emblemata, Anvers, 1608
Ainsi les deux tableaux se relient aux deux thèmes de la composition, la Lettre et l’Amour.
Vermeer ouvre des pistes en se gardant bien de trancher. Le fait que la lettre soit cachetée va ouvrir encore plus le champ des possibles.
L’hypothèse de la lettre reçue
Essayons maintenant de reconstituer les activités des deux personnages, au moment de l’arrivée de la lettre.
Jeune femme lisant une lettre, Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin | La lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam |
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Avant de broder
Le jeune femme n’est pas aussi sage que la future mariée de Metsu : le panier à ouvrage en osier est posé sur le sol, un linge blanc dépasse du bord. Le coussin à broder est carrément posé par terre, un fil blanc est piqué dessus. La broderie attendra : la dame préfère jouer de la cithare en solo, soit pour retrouver les plaisirs de la fête, soit pour s’exercer en vue de la suivante.
La musique interrompue
L’arrivée du courrier ne semble pas combler de joie la musicienne. Elle ne pose pas l’instrument pour se dépêcher de décacheter la lettre, mais garde la main gauche en position sur le manche, comme si la musique était tout aussi importante.
Alors que Metsu nous montrait une situation simple (l’arrivée des nouvelles interrompt la couture), Vermeer monte d’un cran, et nous montre la suspension d’une suspension de l’activité normale (la couture), donnant ainsi du jeu à la mécanique interprétative.
Servante et maîtresse
Chez Metsu, la maîtresse lit, la servante patiente, et le chien attend : attitudes conformes à l’ordre hiérarchique. Certes la servante est debout, mais de dos ; la maîtresse est assise sur l’estrade, gardant ses distances.
Vermeer là encore complexifie la situation : la servante est debout, de face, juste dans le dos de la maîtresse, le poing sur la hanche comme un homme. N’était son sourire, cette proximité massive pourrait friser la vulgarité, l’impolitesse.
Réciproquement, la maîtresse apparaît en situation de faiblesse : assise, elle tourne la tête et lève les yeux vers sa subordonnée, semblant quêter un conseil, une approbation.
Activités domestiques
Avant de poursuivre l’analyse, il est utile de dresser un tableau des activités des deux femmes, telles que nous les indiquent les objets et les gestes. La symétrie de la situation saute alors aux yeux : chacune a une activité normale, une activité de loisir, et une activité liée à l’objet d’intérêt : la lettre.
La lettre reçue
A l’arrivée de la lettre, la servante a interrompu le lavage pour la porter à sa maîtresse, qui du coup a interrompu sa musique. Si nous inscrivons ces événements dans la durée, voici ce que donne notre tableau d’activités :
L’hypothèse de la lettre reçue est la plus simple, mais elle ne n’explique pas tout, notamment l’attitude des deux femmes. Si la lettre était décachetée, on comprendrait que la maîtresse fasse part des nouvelles à la servante. Mais puisque le contenu est encore inconnu, quelle est la nature de l’échange qu’elles entretiennent, quelle information possède la servante qui lui permet, par un sourire, de répondre au regard interrogatif de la maîtresse ? Balayons rapidement plusieurs hypothèses :
- La lettre importune : c’est la lettre d’un fâcheux, d’un soupirant mal en cours. « Encore lui ? » soupire la maîtresse en rendant la lettre à la servante amusée, sans interrompre la musique pour si peu.
- La lettre attendue : la maîtresse est très courtisée. Comme le montrent les tableaux dans le tableau, elle a au moins deux amoureux, un marin et un campagnard. L’un des deux vient de se déclarer, elle a reconnu l’écriture. « J’étais sûre que ce serait celui-là ! » dit la servante.
- La lettre redoutée : la maîtresse attend des nouvelles d’un être cher, parti en voyage ou à la guerre : mari, frère, père… Mélancolique, elle n’a plus le goût de coudre et cherche un dérivatif dans la musique.
La Leçon de musique, détail
« Musica laetitiae comes medicina dolorum » (la Musique, compagne de la Joie, remède des Douleurs) , comme le dit la sentence écrite sur le virginal dans un autre tableau. Et voici que le courrier est là et qu’au dernier moment elle hésite à ouvrir la lettre, redoutant une mauvaise nouvelle. Le sourire de la servante l’encourage.
Cette hypothèse de la lettre reçue soulève suffisamment de questions pour qu’il soit légitime de tenter d’interpréter la situation à rebours : et si la lettre que la maîtresse montre à la servante était plutôt une lettre à envoyer, à remettre en mains propres ?
L’hypothèse de la lettre envoyée
L’hypothèse de la lettre envoyée pose immédiatement un problème : puisque la maîtresse est en train de jouer de la musique et qu’on ne voit aucun moyen d’écrire, c’est qu’elle a écrit la lettre auparavant. Or les pantoufles et le balai suggèrent qu’elle vient juste de héler la servante, qui était en train de laver : alors, pourquoi ce besoin soudain d’envoyer la missive ?
Pour jouer de la cithare
A la réflexion, la difficulté n’en est peut être pas une. L’instrument que tient la maîtresse est en fait une cithare, qui possède des cordes métalliques et donne un son moins nostalgique et plus puissant que le luth (un peu comme un banjo). Or, alors que le luth se joue à mains nues, la cithare nécessite un mediator pour la main droite : main qui, justement, tient la lettre. La maîtresse n’est peut être pas en train de jouer, comme nous l’avions posé pour acquis : elle s’apprête à le faire, et vient juste de saisir la cithare.
Avant la musique
Dès lors, on peut lire la scène autrement. La maîtresse a écrit la lettre dans le coin caché de la pièce, à la lumière de la fenêtre. Après avoir cacheté la lettre, elle vient juste de changer de chaise. Le tableau nous montre le dernier moment avant l’envoi : elle tend la lettre à la servante et l’interroge du regard pour s’assurer qu’elle a bien compris sa mission, celle-ci opine en souriant. Ou bien, si on suppose une plus grande familiarité, la dame prend la temps de converser avec la servante pour avoir son avis de femme, et celle-ci la rassure. Finalement, la dame prend sa cithare et la servante va remettre ses pantoufles, pour s’en aller porter la lettre.
La lettre envoyée
Ainsi la cithare et les pantoufles, qui semblent plaider pour la lettre reçue, peuvent être retournés en faveur de la lettre envoyée : il suffit de considérer qu’ils ne se réfèrent pas à des activités interrompues, mais à des activités qui commencent :
Vermeer et les lettres
Au total, Vermeer aura traité six fois des situations épistolaires.
La liseuse, vers 1657-59, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde |
Jeune femme en bleu, vers 1662-65 Rijksmuseum, Amsterdam |
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Dans quatre tableaux , il montre des situations simples : pour les lettres reçues, une femme isolée est en train de lire à la lumière d’une fenêtre.
Jeune Femme écrivant une lettre, vers 1665-66, National Gallery of Art, Washington | La lettre, vers 1670-71, National Gallery of Ireland, Dublin |
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Pour les lettres en cours d’écriture, la main de la dame (seule ou avec une servante) tient une plume et est posée sur une feuille.
Une dame et sa servante, vers 1666-67, Frick Collection, New York
Dans ce cinquième tableau, il peut y avoir ambiguïté : la servante tient une lettre fermée, et la maîtresse a la main posée sur une plume et un paquet de feuilles, à côté d’un écritoire, mais n’est pas pour autant en train d’écrire : l’interprétation la plus simple est qu’il s’agit d’une lettre à poster, mais le geste d’incertitude et de surprise de la maîtresse (elle se tient le menton) peut suggérer une coïncidence : la lettre vient d’arriver au moment où elle se préparait à écrire.
L’ambiguïté organisée
Dans « La lettre d’amour », Vermeer a poussé à son terme la suppression des repères interprétatifs : le lettre n’est pas en train d’être lue (elle n’est même pas décachetée), mais on ne voit pas pas pour autant un des éléments qui suggèrent habituellement l’écriture (table, plume, feuilles, écritoire).
La familiarité de Vermeer avec les sujets épistolaires élimine toute maladresse. C’est sciemment et savamment qu’il organise l’ambiguïté, afin de nous empêcher de conclure.
La popularité des sujets épistolaires dans l’art hollandais ne tient pas seulement à des causes historiques ou sociologiques, mais aussi à des causes esthétiques, intrinsèques au thème. Peindre et écrire sont deux activités concurrentes quand il s’agit de transmettre une représentation du monde : englober une lettre dans un tableau, c’est proclamer, en un certain sens, la supériorité de l’art du peintre. Mais c’est aussi, immédiatement, se heurter à une aporie : car s’il est possible de montrer l’objet « lettre », il est impossible de représenter picturalement son contenu, sauf à recopier le texte au microscope, avec un pinceau à un seul poil.
Conscients de cette limite, les artistes hollandais, plutôt que de tenter de forcer artificiellement le passage, ont exploité avec bonheur le mystère inhérent au thème :« Centre de l’attention des personnages et donc du message supposé du tableau, la lettre ne révèle pas son contenu … et le peintre ne donne pas les moyens d’identifier ce contenu par la gestuelle et la mimique des personnages. » (Arasse, p 149). Svetlana Alpers a résumé en une phrase cet effet « joker » de la lettre dans le tableau : « La lettre substitue ou représente des faits et des états d’âme invisibles. » (Alpers, 1990, p 328)
Vermeer s’est appuyé sur ce goût hollandais de l’indéterminé pour pousser plus loin la limite : non seulement il ne tente pas d’éclairer le contenu de la lettre par les gestes des personnages, mais il fait exactement l’inverse : il se sert de la lettre pour obscurcir les attitudes, au point qu’on ne sait même plus si on assiste au départ ou à l’arrivée du courrier.
Jeune femme lisant une lettre, Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin | La lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam |
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La comparaison de ces deux chefs d’oeuvre pratiquement contemporains que sont le diptyque de Metsu et la Lettre d’Amour de Vermeer, montre des exigences très hautes, mais totalement opposées quant à la manière de transcrire les idées en peinture. Car les deux sont des tableaux théoriques : il ne montrent pas une anecdote, ils dissertent sur ces thèmes d’époque que nous nommerions aujourd’hui, avec notre moderne cuistrerie, la « communication épistolaire » et la « dialectique maîtresse/servante ».
Véritable providence des futurs traités sur la communication, Metsu décompose à l’extrême le thème de la lettre, jusqu’à consacrer un tableau à chaque phase du processus : l’émission puis la réception, l’écriture puis la lecture. Vermeer au contraire juxtapose les deux phases, au point que le tableau semble être dédié, non pas à un événement précis, mais à l’intégration de toutes les situations épistolaires possibles. Esprit d’analyse contre esprit de synthèse.
Pour traiter le thème de la maîtresse et de la servante, Metsu prend soin de séparer les rôles et de respecter les hiérarchies, isolant les deux femmes dans des espaces parallèles. Vermeer au contraire utilise l’étroitesse de la fente lumineuse pour créer une connivence, une fusion des conditions sociales, autour du thème fédérateur de la lettre d’amour. Esprit de distinction contre esprit de cohésion.
Dans le contenu narratif, Metsu se montre explicite, linéaire : le coussin sert à broder ; le seau sert à aller au marché ; le dé tombé à terre signale l’événement inopiné ; la lettre est lue sitôt arrivée ; la marine stipule qu’elle parle d’amour. Vermeer au contraire dédouble les indications, tout en les inhibant aussitôt : la maîtresse pourrait broder et jouer de la musique, mais elle ne fait ni l’un ni l’autre ; la servante pourrait laver ou bavarder, mais elle est pour l’instant immobile et muette ; les pantoufles disent aussi bien la spontanéité que l’acte réfléchi ; la lettre est là, mais cachetée ; la marine est flanquée d’une scène bucolique qui « dissout la référence amoureuse » (Arasse, p 65, [2]) . On pourrait baptiser cette technique : le brouillage par démultiplication des possibles.
Dans chacun des tableaux, un personnage nous montre ce qui devrait être le véritable titre : « Le rideau tiré » pour Metsu, tant le geste de la servante mime l’état d’esprit qui est demandé au spectateur : regarder sous le voile et contempler le vrai sujet. Chez Vermeer, l’objet éponyme est bien sûr « La lettre cachetée ». Esthétique du dévoilement contre esthétique du scellement.
Le diptyque de Metsu fait l’apologie de cette miraculeuse abolition de l’espace qu’a constitué, au XVIIème siècle, l’invention du courrier. Mais sans le savoir, en montrant côté à côte, dans la simultanéité de l’accrochage, deux états successifs de la communication, il abolit aussi le temps et anticipe sur nos moyens modernes : on pourrait, dans la main du jeune homme, de son amoureuse et de la servante, glisser à la place du papier un téléphone portable sans dénaturer outrageusement le sens de la composition.
Deux siècles avant la « Lettre volée » de Poe, qui est cachée justement parce qu’elle est visible, la « Lettre cachetée » de Vermeer introduit une autre notion résolument moderne, celle de l’objet paradoxal. Si nous avons l’esprit aux analogies mathématiques, nous dirons que la lettre est là pour rendre la scène véritablement indécidable, au sens qu’on applique aux théories incomplètes : dans l’axiomatique du tableau – autrement dit les objets qu’il nous montre et les énoncés que nous pouvons en déduire, la lettre cachetée nous dit simultanément : « J’arrive » et « je pars ». Si nous avons plutôt l’esprit quantique, nous dirons que la lettre de Vermeer anticipe le chat de Schrödinger, dont la vie ou la mort ne se décide qu’à l’ouverture du couvercle : elle aussi, tant qu’on ne fait pas sauter le cachet, est dans un état mélangé de réalité, à la fois envoyée et reçue.
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